Memorial Drive

Poète et écrivaine

Natasha Trethewey naît en 1966 dans l’aile réservée aux gens de couleur d’un hôpital du Mississippi. Fille d’un mariage mixte interdit, elle a 19 ans en 1985 quand son beau-père assassine sa mère. Trente ans plus tard, la poète américaine, prix Pulitzer 2007, et jamais encore traduite en France, part à la recherche de la mémoire, qui « croit avant que la connaissance ne se rappelle », écrit-elle citant Faulkner. Extrait inédit du récit bouleversant de la vie et des derniers instants de Gwendoline Ann Turnbough. À paraître aux Éditions de l’Olivier, traduit par Céline Leroy.

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Révélation

Si on m’avait dit dès le départ tout ce que je perdrais de ma vie à cause de l’oubli – la plupart des années où ma mère était encore de ce monde –, peut-être aurais-je aussitôt essayé de sauvegarder un maximum de choses. L’écrivaine que je suis dit que j’aurais été impitoyable, que j’aurais consigné tout ce qui aurait pu constituer un récit précis des années qui ont mené à la tragédie, quelque chose qui pourrait me la rappeler, plus complète que mes souvenirs avec tous leurs effacements et révisions. J’avais déjà commencé à me délester de tant de choses à l’époque, par une sorte de nécessité, ignorant qu’il y aurait des moments que je voudrais désespérément pouvoir retrouver.

Cinq ans après la disparition de ma mère, alors que j’avais vingt-quatre ans, j’ai découvert un enregistrement de sa voix. Il s’était écoulé assez de temps pour que les premières choses que je finirais par perdre aient commencé à se dissiper – son odeur, sa démarche – et j’avais un peu l’impression de la trahir en la laissant se désintégrer de la sorte. L’enregistrement m’offrait une seconde chance de la ressusciter et, cette fois, de garder un morceau d’elle – je m’encourageais à le faire, à entretenir le souvenir de sa voix. Peut-être que je pourrais apprendre à l’imiter et, telle une ventriloque, projeter ses mots par ma bouche.

Même si j’ai trouvé la cassette dans la maison de ma grand-mère – au tréfonds du meuble à vinyles, avec ses piles de 78 tours de blues et un tourne‑disque qui ne marchait plus depuis longtemps –, je ne lui en ai pas parlé. Je voulais avoir ma mère pour moi toute seule, alors j’ai emporté le lecteur cassette dans la chambre de devant, celle que j’avais partagée avec mes parents quand j’étais petite, celle où j’avais passé tous mes étés avant et après la mort de ma mère, puis j’ai appuyé sur « play ».

Je l’ai vue à cet instant, à la lueur des lampes-tempête sur la commode, qui mettait du rouge à lèvres, me tournant le dos, son visage reflété dans le miroir. J’ai vu le camée qu’elle portait, niché pareil à une pierre précieuse au creux de sa gorge, le ruban en velours noir ras du cou qui le maintenait en place, la petite chaîne en or qui pendait sur sa nuque et la faisait ressembler à une poupée – de celles dont on pouvait entendre la voix quand on tirait sur une chaîne identique.

Sa voix. J’ai appuyé sur « play » et ma mère m’est revenue pendant moins de trente secondes avant que la bande ne se prenne dans la machine, que sa voix ne se brouille et s’arrête. J’ai retiré la cassette, rembobiné la bande doucement en l’aplatissant bien. Mais chaque fois que je la passais, le mécanisme se grippait avant que je puisse entendre un mot supplémentaire. Je n’arrêtais pas de la sortir, de la lisser, de l’étirer entre mes doigts jusqu’à ce que la vieille bande se casse. Si j’avais attendu, j’aurais peut-être pu la préserver. La longue bande qui renfermait sa voix était aussi fragile que la foi qui maintenait Orphée et Eurydice ensemble tandis qu’il essayait de la conduire hors du monde des morts.

Dans mon impatience, je l’avais rompue.

 

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Preuve

Conversations enregistrées les 3 et 4 juin 1985

Durant les jours qui ont précédé sa mort, ma mère a travaillé avec le procureur du comté de DeKalb lié à la circonscription juridique de Stone Mountain afin de rassembler les preuves susceptibles de convaincre un juge d’émettre un mandat d’arrêt contre Joel. Depuis sa sortie de prison, il l’appelait régulièrement en usant de « menaces de nature à terrifier la plaignante », pour reprendre les termes du dossier. Le procureur avait besoin de preuves – pas simplement de la parole de ma mère –, de sorte que son adjoint a fait installer chez elle un magnétophone branché sur le téléphone. Dès que Joel appelait, elle devait l’enclencher manuellement, et l’éteindre quand elle prenait d’autres appels.

Dans la transcription condensée qui suit, l’une des conversations avec Joel est interrompue : c’est moi qui l’appelais depuis l’école pour lui indiquer l’heure de fin des examens et quand elle pourrait venir me chercher pour les vacances d’été. C’était le 4 juin 1985, la dernière fois que je lui ai parlé.

 

État de Géorgie contre Joel T. Grimmette

Conversation téléphonique enregistrée le 3 juin 1985.

Gwen : Allô.

Joel : Salut.

G : Salut.

J : Je me sens super bien aujourd’hui, j’ai l’impression que j’ai trouvé un sens à ma vie, que j’ai un nouveau but.

G : Comment ça se fait ?

J : C’est à cause de ce que tu m’as dit ce matin, je crois.

G : Et tu as compris quoi, de ce que j’ai raconté ?

J : Eh ben, t’as dit que t’allais me donner une chance.

G : Je n’ai pas dit ça.

J : Je croyais…

G : Le dernier, le dernier truc que tu m’as demandé…

J : Je sais, j’ai dit pour nous… « Est‑ce que tu veux bien faire quelque chose pour moi ? Est‑ce que tu veux bien y réfléchir ? » Tu as dit : « J’ai déjà réfléchi. »

G : J’ai dit que j’y réfléchirais, c’est mot pour mot ce que j’ai dit, Joel.

J : Moi, j’ai compris que tu as dit : « J’ai déjà réfléchi » et euh… « Oui c’est bon ».

G : Joel, je crois que tu entends ce que tu veux entendre.

J : Mmm.

G : Joel, je t’ai expliqué je ne sais combien de fois que, pour moi, les problèmes qui ont toujours existé entre nous sont encore là, d’accord ? J’ai toujours hyper peur de toi, en fait.

J : Je, je, j’y peux rien [inaudible] parce que je sais que t’as eu peur ces derniers temps, mais moi, moi, moi, je peux pas [inaudible], moi aussi j’ai peur.

G : Qu’est‑ce qui te fait peur ?

J : Toi.

G : Je ne comprends pas bien. Je, je n’ai jamais essayé de te faire du mal. Je ne t’ai jamais menacé.

J : Si, tu m’as fait du mal… pas physiquement, mais mentalement, mentalement.

G : Tu veux dire quand je suis partie ?

J : C’est ça.

G : Joel, est-ce que j’avais le choix ?

J : Gwen, ça allait mieux.

G : Non, non, non, ça n’allait pas mieux, tu ne te rappelles pas ? Tu t’es mis à me menacer encore plus, souviens‑toi.

J : Non, j’ai tout fait pour essayer d’arranger la situation.

G : Tu ne te rappelles pas qu’une des dernières choses qui sont arrivées la dernière semaine où j’étais là, c’est que tu m’as dit, euh, tu sais, tu m’as dit que si jamais je faisais un truc qui te déplaisait, tu ne dirais rien, tu attendrais simplement que je me couche et que tu me tuerais pendant la nuit. C’est ça, ce qui s’est passé la dernière semaine.

J : C’est parce que tu avais dit, tu t’étais levée et tu avais dit à la dame que tu voulais divorcer et, et je travaille très dur, j’ai fait tout ce que tu m’as demandé. J’ai fait tout ce que tu m’as demandé et toi, tu m’as juste démoli.

G : Joel, tu as bien vu dans quel état j’étais physiquement, à quel point j’avais maigri – tu savais que je souffrais de diarrhées chroniques, que j’avais perdu l’appétit. Je ne pouvais pas rester dans un état pareil. Je devais partir. Je t’ai juste demandé qu’on se sépare à l’époque et tu as refusé. Tu m’as dit que tu préférerais que je meure.

J : Et moi, tu te rends compte de ce qui m’arrive ?

G : C’est‑à‑dire ?

J : Je suis plus qu’une coquille vide, là, j’ai plus rien à l’intérieur.

G : Je… Tu sais, après tout ce qui s’est passé, je ne te hais même pas. Tu le sais, je te l’ai dit hier soir. Je crois que ce n’est juste pas dans ma nature, et je… ça ne me fait pas plaisir de savoir que tu souffres. Mais il faut – et ça peut paraître égoïste –, il faut que je prenne aussi soin de moi. Je… tu le comprends, ça ?

J : Moi aussi je prends soin de toi.

G : Comment ça ?

J : Comme je t’ai dit ce matin, je suis au fond du trou, là, j’en suis au point où j’ai peur pour moi et pour tous ceux qui m’entourent [inaudible]. J’ai compris de travers ce matin, mais j’ai cru que tu me donnais une autre chance. Et toute ma vie s’est éclairée d’un coup.

G : J’ai vraiment essayé d’être la plus coopérative possible, tu sais, je t’ai parlé, j’ai fait en sorte que Joey et toi puissiez passer le plus de temps possible ensemble…

J : Et ça m’a fait plaisir, c’était gentil, mais c’était pas suffisant. J’avais quand même l’impression d’être séparé de ma famille. Je sais que tu ne te considères pas comme une partie de ma famille, mais moi, je te considère comme une partie de ma famille.

G : Pourquoi ?

J : Parce que, depuis le tout début, je me suis toujours dit que ça serait toi ou personne. Et j’avais besoin de ça, j’avais besoin de toi. J’ai encore besoin de toi.

G : Mais tu ne crois pas que cette obsession est un peu malsaine ?

J : Peut‑être, mais je peux pas faire autrement, je meurs d’envie de te voir. Je meurs, je meurs chaque jour un peu plus… Enfin… des fois, je suis allongé dans mon lit et voilà, je me dis que c’est plus possible. Que je vais en finir une bonne fois pour toutes ; je vais même pas essayer de lui parler parce que tout ce qu’elle veut, c’est gagner du temps, et putain à tous les coups, après, je vais encore me retrouver sur mon lit à croire que ça va [inaudible]. Et puis tu changes d’avis, et puis quand j’essaye de te parler au téléphone tu dis : « Non, pas question, je ne te parlerai pas tant que tu te seras pas fait aider. » Et là, je continue de me dire : Bon, peut‑être qu’elle pense vraiment que j’ai besoin d’aide.

G : Tu ne crois pas que c’est le cas, Joel ? La colère, la violence, les menaces et l’intimidation, ce n’est pas une vie. Tu n’es pas au Vietnam.

J : Non.

G : Et vu toute la rage qui bout sous la surface, j’ai peur qu’elle éclate à n’importe quel moment, pour n’importe quelle raison. Regarde, regarde hier et samedi, tout ce que tu racontais à ce moment-là. Tu ne comprends pas ?

J : Si, si, je comprends. Je n’ai rien fait… et vu comment je me sentais, j’ai eu plein d’occasions de te faire du mal. Et je n’arrêtais pas de me dire : Y a pas moyen, faut que je lui fasse savoir. Il le faut, il faut qu’elle me donne une chance de le lui prouver. J’ai l’impression d’être ce gamin qu’a pas arrêté de s’entraîner mais que l’entraîneur colle quand même sur le banc de touche. Tu sais que t’es prêt, tu sais que tu peux le faire, sauf qu’on t’en donne jamais l’occasion tout ça parce que t’as foiré un truc une fois. Et ça, je trouve que c’est pas juste.

G : Joel, il n’y a pas eu qu’une fois, ça fait plus de dix ans que ça dure. Allons…

J : Ouais, mais moi, ce que t’as jamais réalisé, c’est que pendant ces dix ans, d’accord, j’ai fait des tas d’erreurs, mais ce que je dis aujourd’hui, c’est que je recommencerai pas ; on va mieux communiquer. On va arriver à se parler, quoi, à discuter de tout ça, de tous ces trucs. Tu… je dis pas que c’est de ta faute, mais faut bien reconnaître que tu communiques pas non plus avec moi et, ok, je me suis énervé aujourd’hui, mais ça va changer parce qu’on va travailler ensemble.

G : Très bien, mais laisse-moi quand même te dire quelque chose. Pour travailler ensemble, il faut qu’il y ait une base. D’abord, il faut que les deux personnes soient d’accord pour construire une relation. Là, c’est toi qui as décidé et ce que tu me dis, ou ce que tu m’as dit hier, c’est qu’il faut que j’accepte, sinon rien.

J : Oui, ben t’as fait la même chose avec moi, tu m’as dit que si on allait voir une thérapeute les choses iraient mieux. J’ai fait ça, j’ai travaillé avec toi. Et tu m’as laissé tomber. Tu…

G : La thérapeute m’a aidée à voir que je ne voulais plus de cette relation. Je ne le savais pas quand on est allés la consulter, mais ça…

J : T’avais pris ta décision avant même qu’on y aille.

G : Non, c’est faux.

J : C’est le moyen que t’as trouvé et tu espérais qu’elle arriverait à me convaincre.

G : Tu répètes tout le temps ça et j’imagine que tu vas continuer de le croire.

J : J’ai eu l’impression qu’on me tendait un piège.

G : Oui, je me souviens que tu as dit ça.

J : C’est le truc le plus blessant qu’on m’ait jamais fait quand tu m’as dit ça et moi j’ai, j’ai, j’ai pas… j’ai pas supporté.

G : Joel, je me retrouve prise entre le marteau et l’enclume.

J : Tu sais, ça peut te paraître mal ou pas bien, mais maintenant, je… je vais me rattraper.

G : Comment tu vas te rattraper, Joel ? Tu ne m’as laissé aucun choix dans cette histoire. On ne peut pas recommencer une relation dans ces conditions.

J : Ça fait dix-huit mois que j’attends, tu sais, et tu dis que je suis impatient.

G : Tu n’avais rien à attendre pendant ces dix-huit mois. Ce n’est pas comme si je t’avais dit : « On repartira de zéro quand tu seras sorti de prison, Joel. » Ça, c’est le délire que tu t’es inventé.

J : Ça va marcher. Je sais que ça va marcher. Il faut que ça marche.

G : Pourquoi ?

J : Parce que je vais me bouger le cul pour faire en sorte que ça marche.

G : Ça sera sans moi, Joel. Je ne peux pas.

J : Gwen, [inaudible] arrête de penser qu’à toi.

G : Pardon ?

J : Oui, tu penses toujours qu’à toi et c’est encore ce que tu fais maintenant. Tu sais que tu m’as dit que tu y réfléchirais quand je t’ai demandé de ne pas me quitter. T’as dit : « Ok, j’ai réfléchi et j’ai décidé qu’on devrait essayer de faire en sorte que ça marche. » Sauf que tu l’as pas fait. Je reconnais, j’ai fait beaucoup de choses dont j’ai honte, dont je suis responsable, mais quand on est affaibli et désespéré, tu sais qu’on n’est pas raisonnable. Et je sais que c’est pas bien d’essayer de te forcer à faire en sorte que ça marche, mais vu où on en est, puisque t’arrives pas à comprendre que ça va marcher, j’ai plus d’autre choix que de te forcer et, à mon avis, dans pas longtemps tu diras : « Maintenant, je comprends, et je suis contente que tu [inaudible]. »

G : Joel, tu nages en plein délire.

J : Peut-être, mais là tout de suite, je ne vois pas d’autre solution.

G : Pourquoi tu ne veux pas essayer d’en sortir ?

J : Le seul moyen que je connaisse, c’est de me suicider et pas question que je quitte ce monde sans t’emmener avec moi. Ce que je veux, c’est qu’on parte ensemble. Je veux pas que tu souffres, que tu penses des trucs comme moi avant. Si je dois disparaître, je veux t’emmener avec moi. Et peut-être que dans l’au-delà on sera encore ensemble.

G : Il y a quelque chose que je n’ai jamais compris chez toi : que tu veuilles faire du mal à des gens que tu prétends aimer.

J : Je ne vais pas te faire de mal. Je vais juste t’emmener avec moi… c’est pas te faire du mal, ça.

G : Joel, ça veut dire quoi, ne pas me faire du mal ? Me tirer dessus, me poignarder ou je ne sais quoi, ça va me faire du mal.

J : Gwen, on a prononcé nos vœux, on a dit : « Jusqu’à ce que la mort nous sépare. » Moi je l’ai dit de tout mon cœur et je croyais que toi aussi. Il n’y a pas de mal à vouloir passer le reste de sa vie avec quelqu’un… Laisse‑moi une chance de tout recommencer.

G : Mais, Joel, tu es en train de dire que si je ne te laisse pas cette chance, tu vas me tuer, c’est bien ce que tu es en train de dire.

J : Je, je, c’est que… il y a plus de chances pour que j’arrive pas à me contrôler maintenant qu’en février dernier. Enfin, je peux peut-être me contrôler, mais là, j’en ai pas envie parce que je ne veux pas vivre sans toi.

G : Pourquoi tu penses qu’il y a plus de chances maintenant qu’en février ? Je croyais que tu arrivais à mieux te contrôler.

[…]

 

Natasha Trethewey, Memorial Drive. Mémoires d’une fille, traduction de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, © Éditions de l’Olivier, 2021.

En librairie le 19 août 2021.


Natasha Trethewey

Poète et écrivaine