Roman (extrait)

Troll

Poète et écrivain

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la question trans, bi, intersexe, queer, fluide, etc., est dans le prochain roman de l’écrivain islandais Eiríkur Örn Norðdahl, à paraître aux Éditions Métailié (traduction de Jean-Christophe Salaün). Hans Blær, né·e et resté·e hermaphrodite, ne se laisse enfermer dans aucun de ces genres ou identités, et prend plutôt ses aises comme freak en guerre contre la bien-pensance – diablement acide, et très médiatisé·e. Puis vint le jour où iel créa le Refuge, pour les victimes de viol. Suite de nos bonnes feuilles d’été avec cet extrait inédit.

ILMUR THÖLL

Le 11 octobre 1984 et – à cinq ans près – les jours précédents et suivants, le monde était à la fois saturé de sexe, asexué et paralysé par une constante crainte de la mort. Vigdís était présidente de l’Islande. Reagan était président des États-Unis. Et la petite famille du boulevard Snorrabraut n’avait que faire des autres présidents. Les magasins de location de vidéos poussaient comme des champignons partout dans le pays, avec leurs cassettes pour adultes reléguées au fond et le catalogue dissimulé sous le comptoir tandis que les magazines X étaient alignés aux yeux de tous dans les librairies. Car il n’y avait pas Internet, mais les gens avaient quand même besoin d’inspiration pour leur masturbation, misérable palliatif à leur impuissance. Les habitants du monde entier se pavanaient à la télévision en petite tenue, sur les plages la poitrine nue, mais pour l’essentiel leur libido avait disparu, par crainte de l’hiver nucléaire et du sida ; les femmes assistaient à des cours d’autodéfense pour se protéger des violeurs, elles s’achetaient des sifflets et des bombes lacrymogènes entre deux cocktails ou deux lignes de cocaïne – car aucune protection n’était suffisamment radicale pour mettre fin à une guerre nucléaire, aucun sifflet n’était assez puissant pour faire fuir tous les violeurs, et d’une manière ou d’une autre il fallait bien gérer cette angoisse.

Cela tient toujours du miracle quand une petite femme donne naissance à un enfant. Et son miracle, Lotta Manns l’avait accompli de la même manière que tout ce qu’elle faisait, quand elle avait encore soif de vivre. Lâchant juste un léger grognement, elle avait levé les bras devant elle comme si le ciel allait lui tomber sur la tête, avait hurlé comme un imam, haussé les épaules, retroussé ses manches et elle avait écarté le monde de sa route. Après tout, que faire d’autre ? Rien du tout.

Hans Blær est né·e (la première fois) quelques années après que Lotta avait passé le cap de la vingtaine, en ce mémorable 11 octobre 1984, jour où l’on célébrait la première femme à effectuer une sortie extravéhiculaire dans l’espace. Arrivé·e au monde, iel s’extirpa, ensanglanté·e et hurlant·e, hors du corps écarlate de sa mère Karlotta Hermannsdóttir, avant de se blottir contre sa poitrine, entre ses deux énormes seins qui tombaient sur ses aisselles en sueur comme deux baleines échouées. Iel avait saisi la vie et n’était pas près de lâcher prise.

Tout ça s’était passé si soudainement. Lotta Manns avait du mal à reprendre son souffle. Son large visage pourpre, ses cheveux blonds collés contre ses joues ruisselantes, de la morve jusqu’au menton et les yeux rouges après l’effort, elle ressemblait à la fois à un mendiant et à un guerrier arrogant. Elle ferma les paupières, réunit ses pensées dispersées dans le néant avant de les ranger, chacune dans son compartiment. Puis elle souleva Hans Blær et observa son entrejambe. Elle fronça les sourcils, se mordit la langue, approcha le bébé, puis l’éloigna, le rapprocha, avant de le reposer entre ses seins, de fermer les yeux et de dire : “C’est une fille.” Poussant un soupir, elle ajouta : “Dieu soit loué.”

Il n’y avait rien de spécial, rien d’inhabituel. C’est exactement de cette manière que les gens se voient attribuer un sexe déterminé, officiel, depuis la nuit des temps. Il était à cet instant précis impossible d’en mesurer l’impact avec certitude, néanmoins il s’agissait de la première erreur dans un tragique jeu de dominos.

Lorsque Lotta se fut un peu reposée, que le père, Viggó Rúnarsson, eut, légèrement éméché, coupé le cordon ombilical, que la sage-femme eut rincé le bébé de tout ce sang et que tout fut rentré dans l’ordre, on décida que Hans Blær s’appellerait Ilmur Thöll.

 

Nous revenons toujours au point de départ. Tout recommence. Nous ne sommes absolument pas pressés de mettre fin à l’automne, puisse-t-il durer pour l’éternité, puissent ces mots ne jamais s’épuiser, écrit-iel en se massant fermement la nuque.

Il fut un temps où iel n’avait pas de prénom, puis iel s’appela Ilmur, écrit-iel sur une nouvelle page, vierge et blanc cassé, à la lumière vacillante d’une bougie, une ténébreuse tempête dans son verre, trente-quatre ans et seize jours après être venu·e au monde – et, comme précisé ci-dessus, en tant que fille, ou quelque chose comme ça. Après une longue mise en route, la naissance eut assez rapidement lieu, Ilmur pesait six livres, écrit-iel. Presque sept. Un beau bébé, dirent les médecins. Un beau bébé, marmonnaient-ils sous le col de leur blouse blanche en allant et venant d’un air gêné sur le linoléum de la maternité. Mais quoi ? demanda la mère de la petite fille. Bonne question. Mais quoi ? Il y a juste que… répondirent les médecins. *Toussote* *Toussote* Oh, c’est trois fois rien. Ça peut attendre, ajoutèrent-ils. Reposez-vous, nous en reparlerons demain matin.

La mère ne ferma pas l’œil de la nuit, elle avait si attentivement scruté l’entrejambe d’Ilmur qu’elle ne voyait plus rien, ne voulait rien voir. Rien de ce qu’on pouvait voir à l’œil nu, en tout cas. Ce sont des choses qui arrivent.

Son père avait coupé le cordon, filé au bar, puis il avait directement pris la mer et n’avait pas revu sa fille sobre avant de retoucher terre un mois plus tard. Ilmur s’en fichait, mais parfois elle s’était dit que sa mère n’avait peut-être pas apprécié.

 

Six livres. Presque sept. Je ne sais même pas ce que ça représente exactement, écrit-iel. Je crois que c’est peu. Même s’iel savait précisément combien de grammes contient une livre, iel serait bien incapable de vous dire combien doit peser un bébé moyen. Un kilo ? Deux ? Ilmur était sans doute un petit bébé, aussi frêle qu’iel deviendrait colossal·e. Tout était d’ailleurs petit lorsqu’elle-même l’était. Son père était petit, il dépassait à peine le volant de sa voiture. Sa mère était petite. Un mètre cinquante, et peut-être quarante kilos les bons jours – dont dix de poitrine.

Karlotta Hermannsdóttir, qu’on appelait toujours Lotta Manns, était une ancienne employée de bureau de vingt-quatre ans, et considérée comme un parti à prendre et à reproduire malgré sa petite taille. Elle était diplômée de l’école ménagère, avait un joli minois et voulait pouvoir rester à la maison, contrairement à ses camarades de classe, voilà pourquoi elle s’était trouvé un homme respectable et “plus âgé”, la trentaine bien tassée, ni plus ni moins.

Lotta Manns voulait être mère au foyer, écrit-iel, et rien d’autre, c’était sa raison d’être[1], comme l’écrivent les poètes romantiques français, son est et son ouest, comme l’écrivent les poètes romantiques britanniques, elle voulait marcher dans les pas de sa mère et de la mère de sa mère – avant cela il n’y avait pas de bourgeoisie en Islande, pas de mères au foyer, tout le monde travaillait à plein temps pour ne pas mourir de faim. Du moins tous les membres de la famille d’Ilmur.

Lotta Manns avait décidé de rester au foyer au temps de la surfemme, là où selon les mœurs de l’époque elle aurait dû avoir deux emplois en plus de l’éducation des enfants, de la cuisine et du ménage, à en croire les magazines ; sans oublier les cours d’autodéfense, la mise en plis hebdomadaire, les UV, le fitness et les sorties en boîte (elle n’avait bien sûr que vingt-quatre ans !).

À trente et un ans, le père d’Ilmur, Viggó Rúnarsson, était capitaine du chalutier Herdís Guðbjartsdóttir, qui partait d’Akranes. C’était une bonne place, si tant est qu’on puisse qualifier le poste de capitaine de “place”, et prendre la mer dans les années 80 avait ses bons côtés, même si cela ne valait pas les années 70, avant l’instauration des quotas de pêche. À vrai dire, prendre la mer en général a ses bons côtés si on fait de bonnes pêches, surtout quand les temps sont durs, et le père d’Ilmur faisait toujours de bonnes pêches, c’est pourquoi la petite famille avait de quoi vivre confortablement, quelle que soit la situation économique – si on veut, en fait les temps ne sont jamais vraiment durs pour le capitaine. Bref, il passait son temps en mer – on ne pouvait sans doute pas le lui reprocher –, ou chez ses maîtresses à Akranes, pour le plus grand bonheur de tous.

À l’instar d’autres femmes à peine sorties de l’enfance qui n’avaient pas encore enfanté, Lotta Manns avait trempé l’un de ses orteils aux ongles joliment vernis dans les eaux putrides du marché du travail. Après le collège, elle avait suivi une formation de dactylographie durant l’été, puis avait travaillé comme secrétaire à l’agence Les Voyages de Thorbjörn jusqu’à la rencontre avec Viggó, un an avant la naissance d’Ilmur – soit un peu plus de six ans au total. Elle prétendait parfois que le travail lui manquait, quand elle voulait que Viggó se rende compte qu’il avait besoin d’elle, mais en vérité elle n’aimait rien plus que de rester à la maison à écouter la radio et s’occuper de son foyer, des bigoudis sur la tête et des tranches de concombre sur les yeux, à faire rôtir du poisson et lire La Maison aux esprits, les pieds enfoncés dans son appareil de massage pendant que les enfants faisaient la sieste. À boire trop de café, faire des exercices d’étirement devant des vidéos de Jane Fonda (en Betamax) et s’accorder, entre deux séances, une part de gâteau, un After Eight ou un petit Coca. Puis vinrent la deuxième chaîne à la télé et les feuilletons de l’après-midi – mein Gott ! comme disent les poètes romantiques allemands. Lieber Gott im Himmel ! Le reste va sans dire.

 

Lotta Manns était une femme séduisante. Un homme avec des revenus aussi substantiels que ceux de Viggó ne se serait pas contenté d’une sirène de seconde zone. Blonde, les yeux verts, fluette, elle avait passé les années 80 et une bonne partie des années 90 les cheveux noués en une tresse qui lui descendait jusqu’au milieu du dos et pendait derrière elle comme une queue aussi lumineuse que le soleil – rien que ça. Les premières années, elle ne courbait jamais l’échine, ne semblait jamais lasse, jamais fatiguée, jamais abattue. Lotta s’habillait élégamment, le plus souvent en robe. Elle ne suivait pas la mode, avait adopté un style plutôt classique, à l’étonnante frontière entre une ménagère américaine rétro et une fille de la campagne scandinave des années 70. Le clinquant néo-romantique – froufrous, épaulettes, tons fluos ou pastel, cheveux crêpés, maquillage aux lignes tranchantes – lui passait au-dessus de la tête, ou tout au moins des yeux. Elle préférait les tons plus naturels, couleur de terre, un peu de blush pour avoir meilleure mine, un léger trait de crayon de temps en temps, et un maintien digne et fier. C’était tout ce dont elle avait besoin.

Lotta se montrait parfois un peu sévère, un peu dure avec ses proches, notamment ses amies. Sans méchanceté, toutefois. D’un simple regard – même furtif, même de côté –, elle était capable de faire vaciller les genoux des hommes les plus assurés et de les amener à présenter mille excuses, sans qu’ils sachent ce qu’ils avaient à se reprocher. Mais avec l’âge et la fatigue, ce pouvoir avait fini par lui échapper, il s’était laissé aspirer par le néant, s’était uni à l’infini, d’où il provenait – comme tant d’autres choses.

Avant que se produisent les événements que nous allons bientôt vous raconter – avec notre lenteur notoire, car rien ne presse –, avant que la tempête se déchaîne et que les verres se remplissent, Ilmur était donc née, et le lendemain de sa naissance les médecins étaient venus voir sa mère pour lui dire que sa fille avait un “phallus” (car ils avaient fait trop d’études pour s’abaisser à dire “zizi” au grand jour), ou du moins quelque chose qui y ressemblait. Ce fut un choc pour Lotta. Le phallus en question était bien sûr de toute petite taille, affirmèrent les médecins, rien de plus qu’un gros clitoris – l’enfant souffrait d’“hypertrophie clitoridienne”, vraisemblablement due à une déficience des glandes surrénales –, mais il n’en demeurait pas moins un phallus. Et en même temps ça n’avait rien à voir avec, ne parlons même pas d’un clitoris, mais disons plutôt un petit doigt pointé vers le ciel, ou un bonhomme chauve, tout flétri et rougeaud, qui essayait de glisser la tête hors de son capuchon dont il restait désespérément prisonnier – comme si Ilmur elle-même était en train de donner naissance à un minuscule enfant. Son propre enfant de la taille d’un Lego, alors qu’elle était âgée d’un jour à peine.

De son côté, Lotta ne l’avait même pas remarqué au début, si bien élevée qu’elle niait tout ce qui perturbait son monde tant que personne ne le lui mettait directement sous le nez.

Enfin bref, écrit-iel en attrapant son verre avant de boire une gorgée qu’iel sent pétiller dans sa gorge. Lotta Manns, sa mère, à ellui et à elle, vous, maman, se vit offrir gaz hilarant, oxygène et calmants ; c’est tout juste si les infirmières ne l’encerclèrent pas avec des palmes pour lui faire de l’air, tandis qu’il ne vint à l’esprit de personne d’aider Ilmur – du moins pas avant longtemps. Évidemment, elle était trop immature pour s’en offusquer. Viggó était encore en mer, il y passait son temps, quand il n’était pas avec ses putains du port. Maman pleurait dès qu’elle se retrouvait seule, et lorsqu’elle recevait de la visite elle s’assurait que personne ne voie Ilmur sans sa couche. Mais tout ça, c’était plus tard, une fois revenue à la maison du boulevard Snorrabraut. Pour le moment, Ilmur était cul nu et ce mystérieux sphinx entre ses jambes apparaissait comme un phare de chair luisante dans l’obscurité ; le nom latin du clitoris est landica, ce qui est caché ou dissimulé, mais le clitoris d’Ilmur Thöll Viggósdóttir s’exposait aux yeux de tous.

Le troisième jour, Lotta Manns cessa d’en appeler à Jésus et retira son masque à oxygène, au grand soulagement de la sage-femme. On lui demanda alors si elle voulait qu’on coupe la chose. Le visage pâle d’inquiétude, de carence, de médication et de stress en général, elle ne se sentait pas prête à faire face à cette situation impossible. Il s’était mis à pleuvoir et la température atteignait les huit degrés ; Ilmur avait probablement pris du poids, elle avait bien atteint les six livres trois quarts, ou un truc comme ça, car si sa mère n’avait pas encore donné le sein au vermisseau, les infirmières s’étaient assurées de le nourrir.

Lotta remit le masque sur son visage pendant qu’elle réfléchissait à la question. C’était quinze ou vingt ans avant que les termes “mutilation génitale” n’entrent dans le langage courant. Utilisés d’ailleurs pour tout autre chose. Devait-elle pour autant s’autoriser à lâcher des armées de spadassins, scalpel en main, sur les parties génitales de son enfant ? Ou bien devait-elle la laisser vivre ainsi, difforme par la volonté de Dieu ? Le médecin, qui avait visiblement fait ses études à l’étranger, affirmait que, quel que soit son choix – réduire le pénis en un microclitoris parfaitement normal, ou ne rien toucher –, il n’y avait aucun problème. “On ne cessera jamais de s’étonner de l’immense variété des phénomènes naturels, commentait-il, la poitrine gonflée de suffisance et de sa tolérance d’importation. On peut envisager ce micropénis ou macroclitoris, selon le point de vue, comme une déformation. Mais je ne vois pas de raison de se faire du souci. L’appareil génital de l’être humain peut prendre des formes très diverses.”

Retirant son masque, Lotta s’apprêtait à lui rétorquer que l’appareil génital de sa fille n’était pas celui de n’importe quel être humain, même si le médecin le savait très bien et n’en pensait pas moins. Prise d’un vertige, elle dut néanmoins se contenter de remettre le masque en silence.

L’aide-soignant changea sa bouteille d’oxygène, et Lotta demanda un délai supplémentaire pour réfléchir. Elle voulait consulter Halla, son amie de l’agence de voyages.

Viggó Rúnarsson était allé directement de la salle d’accouchement au bar, et du bar à Akranes, d’où il avait pris la mer vers les côtes groenlandaises, où il aidait à présent des marins portugais à pêcher la morue pour des Groenlandais, sans grand succès – comme je l’appris plus tard. Les marins portugais l’avaient félicité, ils avaient ouvert de nombreuses bouteilles pour fêter la nouvelle-née, avaient fumé des cigares et joué à des jeux pendant plusieurs jours, faute de trouver du poisson. Entre deux, Viggó envoyait des messages à la maison pour partager son bonheur, des variations autour d’un même thème : En espérant que tu te portes bien, mon amour. Hâte de vous retrouver. Je t’aime, Viggó.

Impossible de lui en parler, donc. Halla avait eu de son côté cinq enfants avec deux hommes, et elle vivait seule au moment des faits – sans compter les enfants, bien sûr. Elle versa une larme ou deux au chevet du lit de Lotta. Qui, elle, ne put réprimer un rire. La faute aux médicaments, car le rire céda bientôt la place aux larmes aussi – dues à la même cause ? Elles demandèrent ensuite qu’on leur apporte Ilmur, descendirent sa couche et observèrent le petit bonhomme sous son capuchon.

— On dirait qu’il cherche à fuir, qu’il veut s’en aller, dit maman, avant d’ajouter après un bref silence et quelques soupirs : Mais il ne le fera pas, évidemment.

— Écoute-moi bien, répondit Halla en arquant les sourcils. J’ai vu une femme, un jour. À la piscine.

On aurait cru qu’elle voulait que Lotta finisse la phrase pour elle.

— Avec la même chose.

Les yeux désormais écarquillés, elle pointa du doigt ladite chose entre les jambes d’Ilmur.

— En plus gros, bien sûr, adulte. Vraiment comme un petit zizi, exactement pareil. Au début, j’ai cru qu’elle s’était trompée de vestiaire. Celui-là me fait plus penser à un oisillon.

— Il y aura des poils plus tard, répliqua maman.

— Il va se ratatiner, aussi. C’est ouvert, là-dessous ?

— Oui, oui. Tout fonctionne.

— Comme chez une femme ? Est-ce que l’urine… ?

— Je ne suis pas certaine. Ça doit sortir par là-haut. Elles observèrent l’appareil génital, tirèrent doucement la peau autour du vagin, si l’on pouvait parler de vagin, chacune avec un index.

— Et l’utérus ?

— Elle ne pisse pas avec son utérus, à ce que je sache !

— Je sais bien. Pour qui tu me prends ?

Et comme si on avait passé commande, Ilmur se mit à uriner. Par l’urètre. Lotta et Halla eurent un sursaut lorsque le petit bonhomme sortit sa tête rouge sombre et fit jaillir un beau jet, clair et fin et si puissant qu’il atteignit la tête de lit tandis que dehors la pluie redoublait. Il s’atténua ensuite pour aller arroser l’épaule de Lotta qui ne broncha pas, perdue dans les brumes médicamenteuses, et sur les genoux du beau nourrisson avant que les dernières gouttes ne finissent leur course entre ses fesses et sur le matelas.

— Tu ne vas pas le lui couper, asséna Halla, admirative de la manière dont Ilmur venait de bénir le monde.

Elle se leva, essuya les larmes de ses joues et regarda Lotta d’un air grave.

— C’est l’œuvre de Dieu.

Et ainsi, la décision fut prise.

 

Ne nous précipitons pas, écrit-iel. De toute évidence, vous avez beaucoup de questions, et vous finirez par en obtenir les réponses. On pourrait sans doute résumer la situation proprement en deux cents mots – un statut Facebook larmoyant d’une longueur moyenne – et laisser les commentaires se charger du reste. Mais là n’est pas la vérité. Nous devons apprendre à prendre notre temps. Qu’importe que personne ne lise ces mots, qu’importe qu’ils soient même illisibles. Ce n’est pas une raison pour bâcler notre travail.

Vous et vous, écrit-iel, Lotta et Viggó, vous avez donné à votre unique fille Ilmur Thöll – ainsi qu’elle s’appelait mais ne s’appelle plus – un beau foyer dans une maison individuelle non loin de la station centrale des bus de Hlemmur à Reykjavík. La seule blanche dans un quartier de bâtisses recouvertes d’enduit de sable grisâtre. Deux étages, et d’indénombrables mètres carrés, à ne plus savoir qu’en faire, mais peut-on vraiment se rendre compte de ce que ça représente. C’était en tout cas bien plus grand que la plupart des autres maisons, Viggó étant capitaine d’un énorme chalutier congélateur qui partait d’Akranes, où il passait donc beaucoup de temps et vivait dans un appartement mis à sa disposition par la compagnie de pêche. Il eut longtemps des maîtresses là-bas, sans qu’elles constituent une véritable menace pour Lotta, et puis Viggó gagnait bien son pain. Il passait peu de temps à la maison, ce qui n’était pas une si mauvaise chose étant donné la morosité et la mauvaise humeur dont il faisait preuve lorsqu’il était là, tandis qu’on le voyait au contraire comme le boute-en-train de service à Akranes. Il valait donc sans doute mieux pour tout le monde qu’il reste là-bas autant que possible.

Lotta Manns et Viggó Rúnarsson eurent leur premier enfant – qui se révéla d’une certaine manière être deux enfants, voire plus – à l’automne, comme mentionné plus haut. On admet volontiers chez certains parents, du moins ceux qui se renseignent sur la question – qui lisent des livres sur l’éducation, le développement, la différence entre l’enfance et la jeunesse et ainsi de suite, peut-être pas les parents qui pensent qu’élever un enfant c’est lui donner sa pitance et attendre qu’il soit capable de se prendre en charge (peu après la puberté) pour l’envoyer travailler, mais d’autres parents, plus sages –, que la meilleure saison pour avoir un enfant, c’est l’automne. Car les six premiers mois de la vie se passent de toute façon pour l’essentiel en intérieur. L’enfant reste le plus souvent à la maison, ou tout au moins sous un toit, et évidemment absorbé en lui-même – lorsqu’il prend enfin conscience du monde autour de lui, disons en avril, la nature renaît. L’enfant apprend à marcher dans l’herbe avant que l’automne revienne. Il patauge à l’air libre dans la piscine extérieure. Il découvre le monde nu et en fleurs.

C’est l’idéal, et nul ne s’en étonnera. Personne ne songerait à remettre ce fait en question.

Viggó jeta l’ancre, prit sa fille dans ses bras, la fit sauter sur ses genoux, nettoya le vomi sur sa cuisse, puis retourna à la mer, ou à ses maîtresses qui l’attendaient sur le port, qu’importe. Les Portugais n’avaient pas trouvé de poisson, mais comme il n’était là que pour partager sa connaissance approfondie des zones de pêche, son salaire n’en fut pas affecté, ce n’était qu’un bonus. Viggó avait perdu sa capacité à refuser une rentrée d’argent lorsque Lotta lui avait annoncé qu’elle était enceinte – pas seulement à cause de l’enfant à venir, mais du fait que, ayant perdu tout désir pour “la mère”, il avait été obligé d’investir dans une maîtresse à Akranes, et elle n’était pas donnée : à présent il devait faire au moins deux tournées consécutives et serait absent pendant deux mois supplémentaires.

Aucun des livres présents dans la maison du boulevard Snorrabraut ne recommandait le coït aux femmes venant d’accoucher, et Viggó n’était pas à proprement parler en manque, avec son cheptel. Quant à Lotta, Dieu seul sait si elle l’était. Mais manque il devait bien y avoir, car lorsque Viggó repartit le lendemain, Lotta était enceinte de David Uggi, et son mari l’apprit par un télégramme juste avant la fin de sa tournée. Il redoubla alors d’effort au travail, et on ne le revit presque plus pendant les quatre mois qui suivirent, à part une journée de-ci de-là. À cette époque, il n’y avait pas encore de tunnel sous le Hvalfjördur, seule la navette reliait les deux rives du fjord, et s’il revenait tard le soir d’une sortie en mer, il logeait généralement à Akranes ; même chose la veille d’un départ, parce que “quelqu’un devait bien assurer la maintenance”, disait-il avec un rire gras, pensant probablement à sa collection de maîtresses. “Le capitaine doit être le premier sur le pont. Toujours”, assénait-il lorsque Lotta protestait. Il y a tellement de choses que les bonnes femmes ne peuvent pas comprendre.

Le premier événement dans la vie d’Ilmur, lorsque la lumière se fit dans son jeune cerveau – le printemps arrivé, le monde avait commencé à s’épanouir –, avait donc été d’observer sa mère avec un enfant dans le ventre alors qu’elle-même venait à peine d’en sortir. Lotta Manns se dilatait, ainsi que l’exigeait la loi de la nature, elle marchait en canard et ses amies étaient aux petits soins avec elle. D’humeur vacillante, elle oscillait entre des crises de larmes et d’autorité, elle était prise d’envies étranges à de curieux moments de la journée, faisait de la rétention d’eau et de l’acné, sentait le vieux fromage, sentait le hareng saur, le requin faisandé, vous voyez, lorsqu’elle ne sentait pas la rosée printanière, voire le rôti de Noël. À tour de rôle, elle se détestait puis flottait sur un petit nuage, puis sur un gros nuage gris d’orage, et cetera, et cetera. Une grossesse dans les bonnes vieilles règles de l’art.

 

Ilmur avait tout au plus cinq ans lorsque Lotta la supplia pour la première fois mais pas la dernière de ne surtout pas évoquer le sphinx entre ses jambes en public. Elle n’en avait jamais parlé, ne voyait pas de raison de le faire, ne jouait pas au docteur avec ses amis ; Lotta voulait probablement tuer toute éventualité dans l’œuf, à la conception même, empêcher de la manière la plus absolue que l’enfant puisse un jour se mettre à mentionner, au détour d’une conversation, ses parties génitales et révéler ainsi l’anormalité de la petite famille, car tout ça était de sa faute bien sûr, c’étaient ses hormones à elle qui avaient mis Ilmur dans une telle situation. Elle n’avait pas honte pour sa fille, elle avait honte pour elle-même, d’avoir ainsi échoué, c’était embarrassant et elle ne voulait surtout pas le crier sur les toits, alors elle faisait pression sur Ilmur. “On ne parle pas de son sexe même quand il est normal, avait-elle un jour dit à son amie Halla, devant l’étonnement que celle-ci lui avait manifesté. Je ne te vois pas aller raconter à qui veut l’entendre à quoi ressemblent tes parties honteuses !”

Ilmur s’en fichait, et ce qu’elle avait entre les jambes était loin de lui causer du souci. Beaucoup de trans s’effondrent lorsqu’ils prennent conscience d’eux-mêmes, mais Ilmur n’était pas comme ça, elle ne l’est pas, ne l’a jamais été, elle était trop forte, trop obstinée, elle jouait avec ce qu’elle voulait, s’habillait comme elle le voulait, et de manière générale se comportait comme bon lui semblait. Elle ne comprenait pas, ne comprend toujours pas ceux qui en sont incapables, cela n’a rien de compliqué, ça ne le devient que si on le souhaite.

Pour autant, elle n’aurait jamais tu l’existence du sphinx pour Lotta. Elle décidait pour elle-même, pas en fonction de la honte des autres. Mais elle garda malgré tout le silence à partir de ce moment, prenait garde qu’on ne la voie pas trop lorsqu’elle prenait sa douche après la piscine en primaire, évitait les pantalons trop serrés qui auraient pu en dévoiler les contours, évitait en général d’attirer l’attention. Elle ne savait pas ce qu’elle était ni pourquoi elle était comme ça, et elle préférait le garder pour elle. C’était son affaire.

 

Enfin, bref. Nous prenons toujours notre temps, rien ne presse, l’histoire se dessine peu à peu, écrit-iel en bâillant, même s’il nous reste encore une bonne éternité avant la fin de la soirée.

 

Hans Blær Viggósbur

Le Refuge. Est-ce que les murs suffisent, ou doit-on également avoir la sensation de pouvoir les protéger à leur tour ? Suffit-il, ce lieu où l’on puise l’énergie, où l’on acquiert la sécurité, où l’on se prépare à retrouver le monde extérieur et à y appliquer les mêmes règles qu’à l’intérieur ? Suffit-il, ce lieu où l’on apprend à affronter tous les dangers, à s’accrocher pour mieux pouvoir se blesser – pour pouvoir vivre sa vie sans ceinture de sécurité, sans safe space, sans béquille, sans signaux de détresse ou autres rappels de la mort ?

Nous n’avons pas à craindre la mort. Nous n’avons pas à craindre la douleur. Il n’y a rien à craindre si ce n’est la lâcheté et ses hommes de main qui réclament sans cesse la sécurité. La confrontation est riche d’enseignement. La violence est le propre de la vie, personne ne veut d’un monde où elle n’existerait pas, sauf peut-être ceux qui sont nés sous une aile protectrice – ces intellos-bobos surprotégés qui analysent au gender-microscope les moindres imperfections du monde, parce qu’ils ont l’impression que leur vie manque de substance. Et bien sûr qu’elle en manque. Puisqu’ils n’ont jamais connu de vrai conflit, il faut qu’ils en fabriquent eux-mêmes. Snif-snif, les bonnes femmes en congé mater’ ne gagnent pas assez. Snif-snif, les gamins en maternité reçoivent GRATUITEMENT des layettes roses et bleues. Snif-snif, les petites filles qui se baladent toutes seules la nuit ont peur que le grand méchant homme blanc vienne leur montrer sa bite. Snif-fucking-snif. C’est tellement dur d’exister, il y a de quoi être surpris que ces gens-là ne se soient pas encore étouffés en essayant simplement de respirer.

Personne ne veut l’admettre, mais la plupart d’entre nous n’ont plus l’habitude d’être contredits. Nous nous sommes empâtés. Nous sommes paresseux. Nous nous brisons sous la moindre petite pression. Nous nous réfugions dans notre coquille à la minute où quelqu’un montre les crocs. Peu d’entre nous sont capables d’avoir un véritable débat sur le monde – de nous affronter. Cela a sans doute à voir avec l’état de notre corps qui ne cesse de décliner. À la base, nous étions comme toutes les autres créatures, mais à cause de nos conditions de vie, nos muscles se sont flétris et nos os se sont fragilisés – nous sommes devenus raides et lents. Notre cerveau nous conjure alors de faire la seule chose sensée : nous cacher et hurler, réclamer l’aide de quelqu’un qui serait moins raide, moins misérable et moins fragile. Oh là là, il y a tellement de moisissure dans ma maison que je n’arrive pas à respirer ! Comme si ça se passait mieux dans les huttes en terre d’antan. Oh là là, j’ai tellement de mal à m’engager parce que mon père ne m’a pas suffisamment montré d’amour ! Snif-snif ! Je pleure chaque soir avant de m’endormir parce qu’on m’a mis un doigt une fois au collège lors d’une soirée vidéo et que je n’ai pas pensé à dire non ! Je n’y arrivais pas ! J’étais paralysée !

Il y a 22 heures et 33 min. 442 J’aime. 303 commentaires.

 

HANS BLÆR

Je m’endors seul·e et me réveille seul·e, écrit-iel avant de se lever, puis de se rasseoir, à vrai dire en pleine forme bien que l’heure soit déjà avancée. Ce n’est pas une règle. Iel n’obéit à aucune règle. C’est une préférence. Iel l’a choisi. À vrai dire, iel se contrefiche de savoir si quelqu’un dort dans ses bras ou pas. C’est très certainement une “expérience” pour l’individu en question, et iel n’en souffre pas pour autant, mais iel tient à se réveiller seul·e. Non négociable. Iel ne nourrit pas le fantasme romantique de voir son ou sa partenaire se lever, préparer du café, aller à la boulangerie acheter des croissants pour les lui apporter au lit et/ou lea réveiller avec une petite gâterie. Iel s’en fiche – manger ou boire au lit, c’est sale et, question sexe, iel a connu mieux. Lorsqu’on peut flâner comme dans les rayons d’un magasin de babioles au gré des différentes formes que peut prendre le sexe des autres – et qu’on ne s’en est pas privé –, celui-ci vous fait rapidement l’effet d’un amas de camelote produite en masse. Des godemichets recouverts de peau sur des morceaux de chair plus ou moins troués. Iel veut quelque chose de plus vrai. Iel ne pratique le sexe que pour pénétrer au cœur de la moelle. Et personne ne commence sa journée comme ça.

Si on veut se réveiller seul·e, il est plus pratique de s’endormir seul·e. Iel pourrait tout à fait imaginer mettre quelqu’un dehors dans son sommeil. La nature ne lea trahit pas, et sa nature est d’être libre. Mais iel est un homme pratique – quand iel n’est pas une femme pratique – et préfère prendre les devants.

Iel se réveille avec les idées claires, avec détermination malgré une certaine fatigue, et commence par se peindre un visage, un de tous ses visages. C’est la règle. Ce n’est pas ellui qui l’a mise en place, et iel n’est pas obligé·e de la suivre, mais c’est ainsi. Iel se maquille donc, puis iel enfile sa robe de chambre et ses chaussons avant de descendre l’escalier. Depuis le rez-de-chaussée, iel a accès à la cuisine de Joe & the Juice où iel passe commande : un rooibos, un smoothie épinards-gingembre et un sandwich thon et jalapeño. Iel donne ensuite son pourboire à l’employé du jour – Andréa, Torfi ou Sigurjón, parfois un ou une remplaçante. Iel sait bien qu’on ne donne généralement pas de pourboire en Islande, mais iel n’obéit pas aux règles. Iel décide ce qu’iel veut et ce qu’iel ne veut pas. Iel ne va pas pleurer pour cent couronnes, et d’ailleurs ce n’est pas cette petite pièce qui va provoquer un quelconque miracle dans le budget d’Andréa, de Torfi ou de Sigurjón, mais elle fait toujours plaisir. Avec cette pièce, iel dit : Vous êtes spéciaux. Mais encore : Vous m’offrez un traitement spécial. Vous vous assurez que la porte de derrière est ouverte et vous ne m’agressez pas de bavardages inutiles lorsque je viens de me réveiller et que je ne suis pas d’humeur, néanmoins vous n’hésitez pas à me parler de la pluie et du beau temps lorsque je suis en forme et plein·e d’énergie. Ils prennent même parfois le soin d’éteindre la musique pour ellui, cette musique qui d’ordinaire envahit le lieu comme une tumeur cancéreuse assourdissante.

Sur la pointe des pieds, iel remonte l’escalier en bois. Son appartement est entièrement ouvert, à l’exception de la salle de bains. Le mur du fond est constitué de huit baies vitrées de quatre mètres de haut chacune et donne sur la zone portuaire, le mont Esja et Harpa, la salle de concert. Un escalier en chêne mène à la mezzanine sur la gauche, et en dessous on trouve la salle de bains. À droite, un coin cuisine et la salle à manger, mais iel prend généralement ses repas dans le coin gauche, près de la fenêtre, où iel a disposé son ordinateur de bureau sur un bar. Tous les murs sont peints en noir.

Ensuite, iel lit les nouvelles et savoure l’information. Iel s’extirpe de la tyrannie algorithmique et va cueillir des opinions de l’autre côté du ruisseau, si c’est envisageable – parmi la foule si belle, où mille fleurs s’épanouissent. Iel abhorre l’idée qu’un programme automatisé le gave d’un bon morceau de la vérité qu’iel veut entendre – quelque chose qui puisse lea faire hurler au scandale avec la chorale des moutons rangés dans la même catégorie du code source qu’ellui. Dégoût, haine, mépris, outrage et honte. Tout le spectre des sentiments.

Iel s’applique la même tactique, car iel se refuse l’illusion autant qu’iel l’interdit aux autres. Si une opinion lui semble un peu trop confortable, si elle lea caresse un peu trop dans le sens du poil, iel en essaie immédiatement une nouvelle.

Exemple :

Le système des quotas de pêche transférables n’a-t-il pas été créé pour ligoter la nature humaine – l’homme n’était-il pas de toute façon censé vivre puis s’éteindre ? Devait-il vraiment ramper au fil du monde comme un serpent mendiant – mû par le remords luthérien plutôt que son attrait instinctif pour ce que la nature avait à lui offrir ? Ou bien devait-on encenser le système des quotas, chef-d’œuvre paroxystique de notre capacité à faire du profit – cet art délicat des économistes capables de vous transformer l’équation la plus simple, des traits sur une feuille, ou des poissons imaginaires dans l’océan, en champagne et fromages coûteux dans des orgies de banlieue chic ? Le mieux était peut-être même de ne plus pêcher du tout. De toute façon, ce n’étaient que des ploucs sans dents qui mangeaient quatre-vingt-dix pour cent du produit de la mer. Est-ce qu’il ne valait pas mieux concentrer nos efforts pour pêcher un homard occasionnel qui aille avec ce délicieux vin blanc, et laisser ces villages primitifs qui dépendaient de la pêche s’asphyxier tout seuls ?

Ou bien :

Quelqu’un a-t-il vraiment songé, le plus sérieusement du monde, que les femmes qui sont allées rendre visite à Harvey Weinstein, le malotru le plus notoire de l’histoire de l’humanité, l’ont fait pour “parler de leur carrière” ou “relire un scénario” ? Ne sont-elles pas allées là-bas pour se faire baiser en échange d’un peu de gloire – n’est-ce pas un deal acceptable ? Qu’elles aient ensuite changé d’avis au milieu de l’affaire – quand le corps hirsute et suintant de baleine de Harvey est apparu sous le peignoir, avec son membre de crevette hypertrophiée surmonté d’un goulot de lance à eau, indigne de la glorieuse et soyeuse et musculeuse vulve hollywoodienne – est une tout autre histoire, bien plus tragique, au sujet de laquelle iel ne prenait pas position.

Et pourtant. N’était-ce pas également un peu amusant de voir ces connards se tortiller lorsque leurs perversions les plus intimes étaient révélées au grand jour ? Ces désirs outrageux qu’ils portaient en leur sein depuis toujours – les commentaires grossiers qu’ils lançaient en l’air lorsqu’ils croyaient que personne n’écoutait (et bien sûr, il ne leur est jamais venu à l’esprit que les pauvres petits culs de bonnes femmes à qui ils les adressaient savaient parler à voix haute). Rien sous ce bon vieux soleil n’est plus beau ni plus divertissant que la vengeance. Et voyez comme elles rayonnaient, les bonnes femmes en question, en regardant les forêts asséchées du patriarcat s’envoler – l’une après l’autre – jusqu’à ce que le monde brûle tout entier, telle une supernova dans une galaxie plongée dans les ténèbres. Voyez leurs yeux, voyez leurs poitrines rouges gonfler et s’affaisser, ces amazones de l’avenir, et osez me dire que ça ne vous excite pas ? Il n’y a rien en ce bas monde de plus baisable qu’une femme en colère.

Ou encore :

Les femmes sont-elles moins payées parce que les hommes les détestent, ou parce qu’elles ont d’autres qualités biologiques qui leur font choisir d’autres emplois, moins valorisés sur le marché, parce que le marché n’en tire pas de profit ? Les lesbiennes sont-elles plus souvent la cible des cyber-harceleurs, ou sont-elles, pour une quelconque raison, plus enclines que les autres à feindre des attaques pour recevoir la sympathie d’une société de tocards ? À vous de voir. Ce n’est pas compliqué. Il faut garder un esprit ouvert, se rendre compte que la vérité n’est que rarement la première idée qui nous apparaît.

Ce n’est pas à ellui de répondre – iel n’est qu’un mec et/ou une nana en train de manger un sandwich au thon devant son ordinateur à la maison – mais iel a tout de même la sensation de devoir réfléchir à ces diverses questions des deux points de vue, de tous les points de vue s’ils sont plus que deux. Sinon, ce sont ceux qui crient le plus fort qui gagneront. C’est ce qu’il en coûte, d’être citoyen d’une société démocratique à l’ère de l’information.

Quoi qu’il en soit.

Ainsi se déroulerait une journée normale. Une journée normative, non pas que la moindre journée le soit complètement, mais vous voyez. Ce matin, iel ne s’est pas réveillé·e seul·e, ni dans le calme, mais traqué·e par les institutions les plus puissantes de la nation : les criminels, la police, les médias, tous ceux dont – dans sa grande célébrité – iel avait croisé le regard depuis qu’iel s’était hissé·e hors de l’utérus maternel trente-quatre ans auparavant, ses connaissances, ses proches, ses amis et ennemis. Et iel n’est même pas allé·e chez Joe and the Juice. C’est toute une histoire, cela va sans dire, ces choses-là n’arrivent pas d’un claquement de doigts. Commençons par le commencement, écrit-iel. Vous nous pardonnerez notre franchise, ou vous nous ferez un petit signe de croix si vous êtes trop sensibles – Jesus saves et tout ça. Il est temps de jouer cartes sur table.

C’était ce matin, et iel était donc réveillé·e, écrit-iel de nouveau sur ses pages blanc cassé, à la lumière vacillante de la bougie, tel un malfaiteur tout droit sorti du XIXe siècle. Iel ne consultait jamais son agenda avant d’avoir pris son petit-déjeuner. Quelle que soit l’heure. La journée commençait quand iel était prêt·e, et non l’inverse. Les règles, c’était pour les esclaves. Iel dormait jusqu’à ce qu’iel se réveille, puis iel prenait le temps qu’il lui fallait pour se mettre en marche. Iel n’était fonctionnel·le qu’une fois affûté·e, quand le sang affluait dans ses veines et que son cerveau s’enflammait. Enfin, fonctionnel·le ? Iel n’était pas là pour remplir une fonction. Seuls les esclaves remplissent une fonction. Hans Blær est en faction.

Iel ne se réveillait pas lorsque l’écran de son téléphone s’illuminait. Il est à vrai dire inimaginable qu’iel ait pu se réveiller à cause de la lumière, quelle que soit sa provenance. Iel dormait avec un masque sur les yeux, et n’avait pas vue sur l’extérieur : des rideaux opaques recouvraient les fenêtres, de même que l’ouverture de la mezzanine, où les murs étaient peints en noir comme partout ailleurs dans l’appartement. En outre, iel posait toujours son téléphone à l’envers, c’est tout juste si l’on distinguait un fin rayon lumineux à la bordure de l’appareil qui, chaque nuit, travaillait sans relâche à recevoir notifications et passions ; s’iel se réveillait à chaque fois qu’il s’illuminait, iel ne dormirait jamais. Mais, cette nuit, iel s’était agité·e dans son sommeil avant de se redresser d’un bond, soudain en sueur, arrachant le masque de ses yeux et fixant le vide du monde.

À vrai dire, se réveiller était la dernière chose dont iel avait envie. Se lever. La soirée puis la nuit avaient été difficiles et iel n’avait pas assez dormi. Qu’est-ce qui l’avait réveillé·e ?

Rien. Il régnait un silence de mort.

Le père de Hans Blær – qui avait passé sa vie en mer depuis la naissance de sa fille, et probablement depuis qu’il était né lui-même – affirmait parfois qu’il n’y avait rien de plus désagréable que le silence lorsque le moteur se coupait au beau milieu de l’océan. Si cela arrivait pendant que l’équipage dormait, tout le monde se réveillait en sursaut. L’histoire ne disait jamais si c’était quelque chose de grave ou de commun. Peut-être que l’incident se produisait plusieurs fois par semaine et n’avait plus rien d’un incident. Mais cette idée continuait de lea hanter. Le fait que le silence puisse vous réveiller.

Mais ce silence. Même de l’autre côté de la fenêtre, pas un bruit. Les oiseaux restaient muets – probablement déjà en route vers les pays chauds, l’hiver approchait, et une tempête de neige était annoncée pour la soirée –, les chiens et les chats se taisaient, les badauds qui parcouraient habituellement les rues du centre-ville étaient rentrés dormir, on n’entendait même pas le bruissement des feuilles d’arbres. Nous pourrions sans doute affirmer que le seul son qu’iel percevait était “le sang qui battait dans ses veines”, “le bourdonnement des câbles électriques qui alimentent l’âme de la ville” ou bien “le grincement du mécanisme de l’univers”, mais il s’agirait d’un mensonge. En fait, iel avait plutôt l’impression que le monde s’était arrêté. Il n’y avait que le silence.

Au moins, iel était encore en vie.

Repoussant son drap de soie, iel sauta du lit. Le premier son qu’iel entendit vraiment fut celui de la plante de ses pieds heurtant le parquet noir. Iel attrapa son téléphone, laissé à recharger sur sa coiffeuse, puis descendit de la mezzanine avec un bâillement. Il était 6 h 13, iel avait 19 appels manqués, 13 SMS, quelque 800 commentaires l’attendaient sur Facebook, 82 messages privés, 201 mails non lus dans sa boîte de réception, 72 mentions sur Twitter, 15 snaps et même 7 tags sur Instagram. Qui taggue encore sur Instagram de nos jours ?

Permettez-nous d’insister, pour que vous ne vous mépreniez pas. Iel avait l’habitude de trouver une montagne de commentaires et de messages lorsqu’iel se réveillait. En soi, cela n’avait rien de nouveau. Sa vie, ces neuf ou dix dernières années, depuis qu’iel s’était jeté·e avec une bonne volonté toute chrétienne dans la fosse aux lions médiatique – et, notons-le, en toute conscience, iel ne fait jamais rien sans savoir dans quoi iel se lance, quelqu’un doit bien réunir le courage de se battre –, se caractérisait par un harcèlement constant sur lequel iel avait un contrôle somme toute limité. Sa parole constituait le scandale du jour pour certains, quand elle faisait loi pour d’autres ; iel était tour à tour le meilleur exemple d’un “individu de son genre” – à la fois héros de la liberté d’expression, kamikaze, royauté trans – ou “la lie de ces gens-là”, souvent pour les mêmes personnes d’ailleurs. Les bien-pensants lea qualifiaient de fasciste light (lol), les mal-pensants de monstre de foire hermaphrodite, mais la plupart ne savaient pas vraiment dans quelle boîte lea ranger. Et iel n’avait certainement pas l’intention de les aider.

Le moindre commentaire, lancé à la va-vite sur le profil d’un obscur cousin au Burkina Faso, prenait des proportions astronomiques et faisait la une des journaux dans un pays où les commérages étaient considérés comme un service public s’ils obtenaient suffisamment de clics. Depuis longtemps habitué·e, iel ne s’en étonnait jamais, pas plus qu’iel n’exigeait que le vent change de sens, que la neige ait une couleur différente de la cocaïne ou que les femmes cessent de se vider mensuellement de leur sang. C’était ainsi, et dans l’ordre des choses.

Et pourtant. Iel avait beau avoir l’habitude, 800 commentaires, ce devait être un record. Même après une journée chargée, lorsqu’iel allait se coucher tôt, faisait la grasse matinée et ne s’occupait de rien avant midi, le nombre avait du mal à dépasser 100. Iel savait bien qu’iel ne devrait pas être surpris·e, dès cette nuit il était clair que cette journée serait un putain de cauchemar, cela tenait d’ailleurs du miracle qu’iel ait réussi à s’endormir. Hans Blær nota rapidement que ces messages se divisaient en six catégories, même si certaines d’entre elles se recoupaient :

En premier lieu, les accusations et commentaires diffamatoires, principalement dus à un malentendu, mais également dans une certaine mesure à des postures puériles quant aux questions de morale. Tout cela était lié aux journaux l’accusant d’avoir abusé d’une jeune fille, voire de plusieurs, au Refuge. Ces accusations – vraies, fausses, exagérées ou déformées, who cares ? – constituaient la base de tout le reste. De cet émoi généralisé.

En deuxième lieu, les brèves salutations. Hey. Salut. Tu es là ? Que se passe-t-il ? Et ainsi de suite. Ses proches qui essayaient de prendre contact, la plupart probablement sans grand espoir, pas seulement à cause des circonstances, mais également parce qu’iel était souvent très occupé·e et pas forcément lea plus enclin·e à répondre – même les bons jours.

En troisième lieu, les pas proches du tout – ou qui ne l’étaient plus depuis longtemps – qui lui envoyaient de longues lettres empesées ou bien lea tagguaient dans des posts explicatifs à leur sujet, à son sujet à ellui, ou à un tout autre sujet. Ces gens qui s’émouvaient du simple fait de lea connaître, et ressentaient le besoin de situer ce fait dans un contexte qu’ils contrôlaient. S’excuser, apporter son soutien, lea clouer au pilori, et cetera.

En quatrième lieu, des journalistes qui lui envoyaient des questions et/ou des propositions d’interview.

En cinquième lieu, des chevaliers de la justice sociale plus ou moins connus qui l’avaient taggué·e dans divers posts, la plupart du temps pour lui poser des questions à charge en vingt points, ou bien pour se défouler et soulager leurs gentilles petites émotions.

En sixième lieu, beaucoup de trolls sans humour qui faisaient une utilisation excessive de guillemets dans leurs commentaires ironiques au sujet de ce qu’iel avait potentiellement dans le pantalon. “Quelle est la responsabilité de l’État dans le financement de cet ‘homme’ ?” Et cetera. Vous voyez le genre.

S’iel avait une verge, et il n’était pas exclu qu’iel en ait une, ou en ait eu une par le passé, c’était nota bene quelque chose que ces gens-là ignoraient complètement, et qui ne les concernait aucunement.

Il fallut quarante minutes à Hans Blær pour parcourir l’ensemble – d’un œil rapide – et se détagguer des pires insanités. Après quoi iel enfila sa robe de chambre et des chaussettes bien chaudes avant de se carapater dans la cuisine. Rien de tout cela ne lea surprenait. Iel avait tout vu venir dès la veille au soir.

Hans Blær se prépara une tasse de café, but un verre de jus d’orange, sniffa deux (maigres) lignes de coke et se beurra des toasts. Puis iel s’installa sur un tabouret de l’îlot central, savourant l’espace d’un instant à quel point tout était calme. Ce n’était plus du silence, le silence était terminé, passé, dépassé, à présent tout était calme. Les murs noirs absorbaient tout et, lorsqu’iel était assis·e sous le plafonnier qui éclairait l’îlot central, iel était ceint·e d’une aura de lumière : iel n’était pas assis·e seul·e dans le noir, iel était assis·e seul·e sous les projecteurs, et partout ailleurs le monde était plongé dans les ténèbres. Dans la poche de sa robe de chambre, l’écran de téléphone continuait de flasher à intervalles réguliers.

Je vais tenir, songea-t-iel. Que personne n’en doute. Je tiens toujours. Puis iel ferma les yeux. Ouvrit les yeux. Un moment plus tard, iel sortit le téléphone de sa poche et le posa devant ellui sur la table. L’appareil était encore en silencieux, mais sur l’écran apparaissait un prénom familier. Karolína.

Karo était son acolyte, son assistante, sa productrice et directrice générale. Si Hans Blær était suspendu·e à une falaise et cherchait de l’aide pour se faire hisser, c’est elle qu’iel appellerait. Si Hans Blær tombait d’un avion et cherchait quelqu’un pour lea rattraper, c’est elle qui tendrait les bras. Si Hans Blær participait à un jeu télévisé et pouvait “téléphoner à un ami”, c’est elle qu’iel appellerait. Si Hans Blær souffrait d’une diarrhée telle qu’iel ne se sentirait pas l’envie de se torcher ellui-même, c’est à elle qu’iel tendrait le rouleau. Et ainsi de suite. Vous voyez le genre.

Le moins qu’on puisse faire pour une personne de cette trempe, c’est de décrocher lorsqu’elle téléphone.

 

La tempête de neige se déroule sans encombre. Peu à peu, les congères s’accumulent le long des murs du chalet par-delà les innombrables ronds-points de Mosfellsbær, et l’obscurité dehors, là où l’automne fait rage, devient de plus en plus noire, infinie et permanente. De temps à autre, une goutte tombe du plafond sur le bureau ou par terre, mais iel ne trouve pas la source de la fuite, et celle-ci n’est pas encore suffisamment importante pour qu’iel ait eu le courage d’aller chercher un seau. Iel pose son crayon, le reprend, le fixe entre ses lèvres et souffle comme dans une flûte.

Hans Blær, écrit-iel ensuite, car c’est ce qu’iel avait dit d’une voix éraillée au téléphone lorsque Karo avait appelé – une habitude prise à l’époque où tout le monde possédait une ligne fixe.

— Tu es matinale, ajouta-t-iel, à notre grande surprise. Son esprit est un escalier tortueux en mouvement perpétuel, iel a mal à la mémoire. C’est de nouveau le matin. On rembobine encore. Nous sommes sans cesse de nouveaux personnages.

— Chéri·e.

Elle appelait toujours Hans Blær chéri·e, le e muet se lisant entre les lignes.

— Tu dois partir. Tout de suite.

— Partir ? Où ça ?

— De chez toi. J’ai entendu de source sûre que la police a l’intention de venir t’arrêter dès l’aube et…

— La police ? C’est censé m’inquiéter ?

— Tu sais ce qui s’est passé ?

— Oui, enfin… dans les grandes lignes.

— … et puis il y a ses frères.

— Les frères de Margrét ? Qu’est-ce qu’ils ont ?

— L’un d’entre eux, c’est Flosi le misérable.

— Flosi… Flosi Propofol ? Le motard ?

— Le biker.

— C’est pas la même chose ?

— Flosi le misérable ne s’intéresse pas spécialement aux motos.

— À quoi, alors ?

— Disons qu’il préfère casser les genoux des gens et les forcer à bouffer sa merde.

— Je sais. Mais il m’en veut à moi ?

— D’après mes sources. Et elles sont fiables.

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

— Que tu sortes. Immédiatement. Tu peux venir chez moi si tu veux.

— Je ne vais pas m’enfuir à Árbær.

— Pourquoi pas ?

— C’est plein de ploucs. Et parce que c’est le milieu de la nuit, et c’est loin, et ma voiture est au garage, et tout simplement parce que je n’en ai pas envie. Ça ne suffit pas ?

— En tout cas, tu dois partir. Tu es dans l’annuaire, c’est pas bien difficile de découvrir où tu habites.

— Et toi ?

— C’est encore mon ancienne adresse qui y figure, sur Skólavördustígur.

— Je pars à l’étranger. Je vais m’acheter un billet pour Copenhague et je vais attendre que la tempête passe.

— Tu ne peux pas quitter le pays. La police te fera arrêter là-bas, si tu arrives même à passer la frontière.

— Bon. Dans ce cas, j’irai ailleurs. À Saudárkrókur, dans le Nord. Ou à Borgarnes. J’en sais rien.

— Borgarnes est censé être moins plouc qu’Árbær ?

— Je vais… commença-t-iel avant d’être interrompu·e par un puissant coup contre la porte de l’immeuble, en bas.

Le silence était tel dehors que Hans Blær perçut le craquement du bois deux étages plus bas lorsque le chambranle céda. Iel lâcha son téléphone sur le parquet noir et l’appareil s’éteignit. Iel retint son souffle (même ellui pouvait être en état de choc) avant de se précipiter dans le vestibule pour jeter un coup d’œil au visiophone. La porte n’avait visiblement pas cédé complètement car, sur le perron, deux mastodontes, l’un plus grand que l’autre, se défoulaient dessus, comme si c’était elle qui avait baisé leur sœur.

Hans Blær se ressaisit d’un coup, iel glissa son téléphone dans la poche de son peignoir, alla dans sa chambre réunir les vêtements qui lui tombaient sous la main, attrapa son sac d’ordinateur accroché à la patère et retourna en courant pieds nus dans le vestibule où iel sauta dans ses Birkenstock avant de filer dans le couloir. Son appartement était au deuxième étage d’un petit immeuble et iel songea en premier lieu à réveiller l’un de ses voisins, avant de se dire que leur porte n’était sans doute pas plus solide que la sienne et qu’iel n’avait à vrai dire pas envie de mourir dans les bras de quiconque ici – ni la dame aux chats d’en face, ni les touristes hollandais en Airbnb, ni Gunnar le comptable à l’étage du dessous. En peignoir, sans maquillage et le cœur dans la gorge. Quand on compte se faire tabasser à mort, la moindre des choses est de le faire dans de bonnes conditions, pas recroquevillé sur soi-même avec une retraitée terrifiée au-dessus de vous qui essaie de vous prodiguer les premiers soins.

D’un pas leste, Hans Blær descendit l’escalier, passa devant la porte de l’immeuble sans se faire remarquer tandis que Flosi le misérable et son frère continuaient de se défouler dessus, puis iel se réfugia dans la buanderie au sous-sol où iel attendit. Et il s’en fallut de peu, car une minute plus tard les deux molosses pénétraient dans l’immeuble, grimpaient à la vitesse de l’éclair l’escalier menant à son appartement et faisaient subir à sa porte le même traitement qu’à l’autre pendant qu’iel parvenait à sortir à l’air libre. “Hans Blær Viggósbur, tu es un homme morte !” C’est alors qu’iel repensa à Viktor.

Il était toujours là.

Et merde.

 

Eiríkur Örn Norðdahl, Troll, traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün, © Éditions Métailié, 2021

En librairie le 26 août

 


1. En français dans le texte. (Toutes les notes sont du traducteur.)

 

Eiríkur Örn Norðdahl

Poète et écrivain, Traducteur

Rayonnages

Roman (extrait)

Notes

1. En français dans le texte. (Toutes les notes sont du traducteur.)