Roman (extrait)

Mon amie Natalia

Écrivaine

« Parler n’a jamais fait décroître le chagrin à la surface de la terre. Mais si vous parlez vraiment beaucoup, votre chagrin pourra connaître une métamorphose durable. » Qu’un psy appelle sa patiente « mon amie » laisse envisager une thérapie plutôt hétérodoxe. Le programme de réadaptation proposé à Natalia pour apaiser sa vie hypersexuelle est en tout cas l’occasion de parler philosophie, art, images, littérature, d’écrire et de dessiner. Extrait du roman illustré, allègre et féministe de l’autrice finlandaise Laura Lindstedt, à paraître chez Gallimard, traduit par Claire Saint-Germain.

Programme de réadaptation

Semaine 1

Exercice de transfert de douleur.
Consigne : Pensez à une situation qui vous a fait mal.
Dites-la avec des mots nouveaux.
Au besoin empruntez les mots des autres.

 

La première visite de Natalia en tant que patiente fut tout aussi inoubliable que notre première rencontre. Elle tira de son sac un énorme réveille-matin chromé, un engin doté d’un mécanisme à l’ancienne avec des chiffres écrits en gros et bien nets, carillonnant à l’heure dite avec un bruit infernal grâce au ressort de son mécanisme. Elle s’allongea ensuite sur le divan, replia les genoux et posa le réveil sur son ventre.

Je reconnais que l’objet me dérangeait. C’était une provocation. Surveiller le temps qui s’écoule, c’est mon boulot. Mes patients doivent pouvoir avoir confiance dans le fait que j’achemine insensiblement leurs phrases vers un point après lequel je dirai doucement : « Bien, notre heure commence à toucher à sa fin pour aujourd’hui. »

Cela ne semblait pas convenir à Natalia. Elle voulait conduire elle-même ses phrases jusqu’au bout et se taire au moment qu’elle choisirait. Dès la première fois, elle ferma la bouche quelques instants avant la fin de notre heure. Ces minutes, nous les passions en silence. Le réveil tictaquait, nous écoutions ensemble s’égrener les secondes qui, il y avait encore un instant, étaient couvertes par les paroles mais auxquelles il n’était désormais plus possible de ne pas songer. Je mettais fin à la session exactement à l’heure convenue, il n’y avait pas d’autre solution, mais Natalia voulait ce silence, et, bien évidemment, je le lui accordais.

Natalia s’était préparée pour notre première session en rédigeant une petite histoire que, d’un commun accord, nous dénommions exercice de transfert de douleur, un peu comme un certain type de chien est appelé chien guide ou un cheval d’une certaine robe nommé alezan. Natalia tira une feuille de papier de son soutien-gorge, ce qui, à la lumière des événements à suivre, si je puis légèrement anticiper en plaçant l’horizon d’attente à sa juste hauteur, n’était qu’un léger échauffement.

Natalia ouvrit le papier plié en quatre et se mit à lire : « Cette nuit… » Mais elle pressa subitement son écrit contre sa poitrine et marmonna quelque chose.

« Vous pourriez répéter ? Je n’ai hélas pas compris ce que vous venez de dire », la priai-je et Natalia soupira. Elle rassembla ses forces, que ces deux mots, cette nuit, avaient apparemment totalement balayées, ce que j’avais du mal à comprendre, tant de rengaines classiques débutant précisément ainsi.

« Ça me tend, vous saisissez ? dit-elle. Je n’ai pas tiré ce petit récit de ma tête. Je me suis appuyée sur un poème, trouvé dans un ouvrage que vous m’avez donné, et j’ai changé quelques mots. Ou plutôt un certain nombre, en fait. Il se peut fort que plus aucun mot du poème ne soit exactement le même, ou en tout cas placé au même endroit, mais l’impression d’ensemble est toujours là. Vous devinerez sûrement tout de suite de quel texte il s’agit ! J’ai aussi démantibulé la forme originale et rangé tous les mots d’un seul tenant. Les silences que le poème comportait ne fonctionnaient pas ici, ils n’aidaient pas à dire ce que moi je voulais… – Natalia avait presque craché ce pronom personnel – … et ça donnait le sentiment d’être complètement ampoulé. Le poème est bien là, pourtant. Il m’a donné l’envie et le courage, et je lui ai même trouvé un titre, le texte s’appelle… ta-dam… « Dans la cour de l’ambassade d’Ukraine » ! Ne me demandez pas pourquoi, s’il vous plaît. Eh bien, je vous le lis. »

 

Cette nuit je vais me déchaîner comme pas possible. Tellement que ça va mal finir. Que les hommes gris du maintien de l’ordre vont débarquer, avec leurs pantalons munis de bandes réfléchissantes. Je serai allongée sur le sol sombre, j’ouvrirai la bouche en grand et je crierai contre la terre. Un homme gris du maintien de l’ordre posera sa chaussure sur ma tête et appuiera. Je sentirai une odeur de terre moite. L’herbe est morte, jaunie. Je me redresse, je me débats, je me démène jusqu’à ce que je me replie, et quand je me replie, comme un canif, je cesse d’opposer de la résistance. Je tombe avec un bruit sourd. Du chewing-gum coriace collé dans les cheveux. Un matelas fin sur le sol en béton. Ai-je déjà dit que cela pue la pisse ? Ai-je déjà dit que je suis victime de violence ? Ai-je déjà dit que je suis victime de violence structurelle, et innocente ? Ai-je dit cela, le patriarcat me viole et je t’aime et enfonce, mon chéri, mon adoré, enfonce ton poing ganté de fer dans ma chatte ?

 

À ma honte, je ne reconnus pas le texte original. Les raisons ne manquaient pas, la principale étant sans nul doute que la plupart des recueils que je possédais, maintenant donc propriété de Natalia, m’avaient été offerts par un patient qui était lui-même poète. Il n’avait, à dire vrai, publié qu’un seul titre, Lait d’ânesse, et cela aussi remontait déjà à des décennies. Il était venu en thérapie pour retrouver la capacité d’écrire. Il m’apportait tout le temps les publications les plus récentes et voulait que j’en prenne connaissance afin que nous puissions parler de poésie, et moi je les lisais, parce qu’il me payait pour cela, et nous en discutions parce qu’il payait pour cela. Il habitait un quartier extrêmement cher, il disposait d’un bon matelas de fortune ancienne. Il passait ses journées à spéculer en Bourse pour ne plus avoir à penser à la poésie, encore moins à en écrire, car il avait développé une phobie de la poésie et de son écriture, raison de sa thérapie. Il venait donc une fois par semaine à mon cabinet penser à la poésie pendant quarante-cinq minutes et me forçait à y songer moi aussi, ce qui hélas ne fit pas disparaître son blocage. L’homme spéculait tant et plus et, finalement, mais sans trop se presser, cessa de venir me voir. Les livres me restèrent sur les bras, mais les souvenirs de mes lectures s’éclipsèrent avec mon patient, ce qui est tant mieux.

Natalia attendait mes commentaires en retenant son souffle, et je commençai. Je caractérisai la fin du texte comme « surprenante » et demandai à disposer de la feuille un instant afin de formuler des questions plus précises.

Nous parlâmes de tout, sauf du titre, ainsi que Natalia l’avait souhaité. Je lui demandai par exemple ce que signifiaient pour elle « les hommes du maintien de l’ordre » et s’ils représentaient le « patriarcat » qui la « violait », et ce que signifiait le « viol » dans ce contexte. Je lui demandai aussi si elle avait été vraiment victime d’un viol. Elle répondit que non. Je lui demandai si elle avait été arrêtée ou empêchée, et elle n’en avait pas non plus fait l’expérience. « Mais vous étiez amoureuse ? » demandai-je, et Natalia poussa un gémissement. Je l’interprétai comme un oui.

Natalia se mit tout à trac à décrire une situation où elle s’était retrouvée en partie par hasard et en partie par sa faute, qui l’avait profondément traumatisée et que son texte, ainsi qu’elle le dit, exprimait par images. Elle parlait sans s’arrêter, jusqu’au moment où elle s’interrompit sans prévenir et me demanda, comme si elle venait de s’éveiller : « Est-ce que ma douleur a été transférée quelque part maintenant ? Et qu’est-ce que je vais faire de ce papier ? »

J’étais en émoi : ma méthode semblait fonctionner avec Natalia. Je lui demandai, dissimulant ma joie à grand-peine, ce qu’elle souhaitait faire de la feuille. Elle voulait me la donner à garder jusqu’à nouvel ordre, et je lui promis de mettre le texte en lieu sûr. Je lui demandai comment elle se sentait maintenant. Elle répondit : « Vide. » Et sa réponse était aussi vide que le plus vide des seaux vides, qu’un verre de vin que personne n’avait jamais rempli, sa voix ne communiquait rien, elle était sourde, sans nuance, et je vis que la tristesse commençait à se glisser dans son esprit.

Or, tandis que Natalia parlait, j’avais noté dans mon carnet les mots clefs de la situation traumatique qu’elle décrivait. J’arrachai la page, la lui tendis et annonçai : « Poursuivons l’exercice ! Voici de nouveaux mots à votre usage. Ce sont les vôtres, ceux que vous venez de prononcer, mais je propose que vous en fassiez quelque chose d’autre. Vous allez les mettre sous le harnais au service d’un souvenir différent. Je propose aussi la chose suivante : parce que votre poème, ou le poème à partir duquel vous avez formé votre propre histoire métaphorique, mettait en exergue les “hommes”, le “viol” et aussi ce que vous avez appelé “chatte” et “enfoncer dans la chatte”, vous pourriez, dans le prochain exercice, vous risquer à ouvrir ce champ problématique grâce aux mots auxiliaires que j’ai sélectionnés pour vous. Nous pourrons ainsi poursuivre dans la zone de la sexualité per se, puisque c’est pour cela que vous êtes ici. Que dites-vous de ma proposition ? »

Natalia se taisait, et je m’effrayais déjà. Avais-je été trop vite ? Comprenait-elle ce que je proposais ? Je n’avais pas encore réalisé que Natalia regardait fixement son réveil, elle avait noté que l’aiguille des minutes était en train de pousser dehors l’instant final et elle avait clos notre session en fermant la bouche en avance. Pour elle, il était secondaire que ma question reste ainsi suspendue sans réponse.

Le bidule retentit d’un coup. Natalia ne disait toujours rien. Elle laissa le réveil tonitruer, elle le laissa pour ainsi dire parler à sa place, crier, jurer et tempêter d’une voix métallique qui vous déchirait les oreilles, c’est ainsi que je compris le fait qu’elle le laisse faire et ainsi que je supportai le boucan, même si j’avais envie de jeter ce machin par la fenêtre.

Elle finit par couper la sonnerie, se releva et ouvrit tant bien que mal la bouche : « Notre heure est achevée. Votre proposition me plaît. Elle m’inspire. Je sais déjà sur quoi je vais travailler avec les mots auxiliaires. Je vais écrire sur la pornographie. Celle-ci est en effet organiquement liée à mon enfance. Il est possible que plus d’une aberration de ma vie en provienne… »

Je quittai mon fauteuil vert amande pour serrer la main à Natalia, comme je le fais toujours avec mes patients à la fin de l’heure, à l’exception d’une femme atteinte de chirophobie et donc affligée d’une peur mortelle des mains. Je tentai de me remettre de mon trouble, de ce que Natalia avait dit notre heure est achevée, de ce qu’elle avait prononcé mes mots, que je n’avais pas eu l’occasion d’utiliser une seule fois en sa compagnie. Et c’était ma faute. Le zinzin bruyant avait brouillé mes plans.

Je pressai la main de Natalia plus fort que je ne le voulais. Je serrai si fort que Natalia retira sa main et me décocha un regard étonné. Je souris et décidai que je ne laisserais plus jamais se reproduire ce qui venait de se passer. Quand l’engin se mettrait à carillonner à la fin de notre heure la semaine suivante, je prendrais immédiatement le contrôle de la situation. Je dirais, au besoin je hurlerais pour couvrir le boucan, eh bien, notre heure est donc achevée, et Natalia pourrait couper le réveil, et nous nous saluerions en bonne et due forme.

Je fis un pas en direction de l’entrée, que Natalia avait déjà gagnée. Je tentais de me suggérer des idées positives à propos de son réveil. J’essayais d’y voir un ami, un collègue, quelqu’un avec qui faire cause commune, et cette cause serait naturellement que Natalia recouvre la santé, cette flamme lumineuse qui se raviverait avec mon aide et réduirait la maladie en cendres. À cet instant précis je compris que j’allais devoir me faire à la présence du réveil, que nous n’allions jamais négocier quoi que ce soit à son endroit.

 

 

Programme de réadaptation

Semaine 2

Pensées sur la pornographie.
Consigne : Tirez parti des mots auxiliaires que j’ai recommandés.

 

« Je suis désolée d’avoir annulé trop tardivement notre rendezvous de la semaine dernière. Mais je n’avais pas encore fini ma préparation. Je vais vous dire pourquoi bientôt. Là, je vais commencer d’un peu plus loin, et même pas directement par le sujet qui nous occupera aujourd’hui. Je vais débuter par un penseur appelé Jean-Paul Sartre. Vous le connaissez, n’est-ce pas ? Attendez, je sors la feuille où j’ai rassemblé mes idées. Enfin, celles de Sartre, et pas uniquement les siennes d’ailleurs… Je crois que la moitié de l’humanité pense de cette façon. Vous aussi peut-être ? »

 

C’est ainsi que débuta notre deuxième heure de thérapie. Natalia débarqua comme une bourrasque, essoufflée et en sueur car elle était venue à vélo. Elle avait décidé de se mettre à la bicyclette, à ce qu’elle m’avait confié la semaine passée au téléphone quand elle avait déplacé son rendez-vous, parce qu’elle avait « des quantités folles d’énergie en trop » à force de réfléchir à l’exercice portant sur la pornographie. Elle s’était soudain rendu compte que ses jauges étaient « prêtes à déborder » et que ce « trop-plein d’énergie » l’empêchait de dormir. Elle avait tenté de retrouver le calme par l’effort, en effectuant ses déplacements à bicyclette. Quant à se livrer à un autre type d’activité sportive qui, autrement dit, viserait de plus hautes performances que ces gestes utilitaires du quotidien, elle n’en avait pas le temps, car, à l’entendre, elle prenait « incroyablement au sérieux » le travail avec moi. Et quand elle énonça cela – je vous rappelle que nous étions au téléphone –, je me contins. J’étais justement sur le point de lui dire que j’allais hélas devoir lui facturer l’heure inutilisée dans son intégralité. Ce règlement apparaît en toutes lettres sur mon site internet, et je le redonne à haute voix à chacun de mes patients lors de notre première rencontre. En cas d’annulation, hors cas de force majeure, dans un délai de cinq jours ou moins avant le rendez-vous, le montant de l’heure de thérapie inutilisée sera prélevé à cent pour cent. Le report que sollicitait Natalia allait creuser un trou de quatre-vingt-cinq euros dans ma comptabilité, et elle avait eu la perfidie de m’appeler trente minutes avant l’heure où nous aurions dû nous voir.

J’avais donc l’intention de faire redescendre Natalia sur terre, de la mettre face à face avec les réalités de la vie, quand elle déclara tout à coup : « Je vais vous faire une confession affreuse, cher docteur. Je ne suis pas allée travailler aujourd’hui, j’ai prétexté avoir été frappée par une migraine sans aura. Mon exercice était dans un tel état d’inachèvement ! En plus, j’avais vraiment la tête sur le point d’exploser. Le tournis et la nausée. Je m’étais imaginé que j’aurais le temps de finir en une journée, mais ça ne s’est pas passé comme ça. J’ai déchiré ma feuille, une fois de plus. Je prends incroyablement au sérieux le travail avec vous, c’est plus important que quoi que ce soit d’autre. Pardonnez-moi. »

J’admets que les efforts de Natalia me réjouissaient, en sus de quoi je m’émus franchement, quand elle m’appela « cher docteur ». Cette expression désuète était, il est vrai, un peu spéciale dans ce contexte, je ne suis pas médecin, j’ai seulement obtenu un doctorat pour mes recherches dans le domaine psychologique.

Ses mots choisis n’altéraient toutefois en rien mon discernement. J’écartai sans trembler le regret que cette petite perte financière me causait et tirai les conclusions qui s’imposaient. L’incomplétude teintée de désespoir qu’éprouvait Natalia devait en l’espèce être considérée comme un cas de force majeure par excellence*[1]. Je voulais aussi voir ce qu’elle avait bien pu préparer avec tant d’acharnement.

Natalia m’en fut profondément reconnaissante. Elle jura croix de bois croix de fer qu’elle n’annulerait plus jamais une demi-heure à l’avance, promesse qu’elle tint.

Elle était donc allongée devant moi, sa feuille à petits carreaux dans la main et son réveil sur le ventre, et elle me défiait : « Vous aussi peut-être ? »

 

« J’ai découvert la pensée de ce Sartre dans une bande dessinée féministe suédoise, offerte il y a quelques années par une connaissance. C’est bien une question de genre, d’ailleurs. Je veux dire que cette connaissance est une femme, mais c’est aussi son genre en tant que chercheuse : elle pratique les études féminines. Et puis zut, non ! Elle ne pratique pas la recherche, c’est la musculation qu’on pratique, ou l’équitation. Elle fait de la recherche, c’est son travail dans le cadre d’un contrat à durée déterminée. D’ailleurs ce qu’elle fait doit s’appeler aujourd’hui des études de genre. Mais quand j’étais étudiante, on disait études féminines.

Cette bande dessinée suédoise déroulait certaines idées choquantes de Sartre. Et bien d’autres zinzouleries patriarcales, mais c’est cette pensée de Sartre qui m’est venue aussitôt à l’esprit, dès que j’ai regardé la liste des mots auxiliaires.

Ai-je vraiment parlé de trou la dernière fois ? Je me rappelle avoir parlé de “trou dans la mémoire”. Du fait que la discussion qui avait précédé l’instant où je fus profondément blessée avait entièrement disparu de mon esprit. Ai-je parlé des mérites comparés des brioches de mardi gras fourrées, de cœur de marmelade versus pâte d’amandes, ai-je fait serment de la victoire définitive de l’amande ? Ai-je parlé des colonies illégales ou peut-être de la planète naine découverte derrière la ceinture de Kuiper ? Je l’ignore. À cet endroit, il y a un trou dans ma mémoire. Et vous m’avez noté le mot “trou”.

Bon, Sartre en tout cas en a parlé, de trou.

Sartre a écrit : C’est avant tout que le sexe [féminin] est trou.

Sartre a écrit : C’est un appel d’être, comme d’ailleurs tous les trous.

Sartre a écrit : En soi, la femme appelle une chair étrangère qui doive la transformer en plénitude d’être par pénétration et dilution. Et il a écrit aussi : La femme sent sa condition comme un appel, précisément parce qu’elle est “trouée”.

Cette bande dessinée féministe suédoise tourne en dérision ce verbiage sartrien de manière extrêmement louable et avisée. Cela m’a fait rire, quand je l’ai relue la semaine dernière. J’ai tellement rigolé que j’en ai presque fait pipi dans ma culotte ! Je pensais à l’air sévère de Simone de Beauvoir, ou à sa photo en quatrième de L’Invitée : elle est grave, comme sur le point d’éclater en paroles, de dire au fait, je suis Françoise, Jean-Paul c’est Pierre et Olga K. c’est Xavière, leur triangle compliqué, vous savez, sur lequel Simone ne pouvait tout simplement pas ne pas écrire son premier roman. Mais moi je sais que Simone savait aussi rire. J’ai trouvé sur Google plein de photos sur lesquelles elle sourit ou rit. Sur l’une, elle braque un fusil vers quelque chose hors du cadre. Elle a les yeux fermés, un faible sourire aux lèvres. Jean-Paul a la main droite posée sur son épaule et fume sa pipe avec gravité. Les yeux de Jean-Paul sont ouverts. Je me demande si Jean-Paul pensait que Simone était un trou et un appel, ou bien si c’était seulement Olga K., et plus tard Wanda et Bianca et tel ou tel trou et appel que Jean-Paul venait volontiers aider à combler. Simone était-elle même une femme à son avis ? Ou n’était-elle qu’un taille-crayon ?

Ensuite mes pensées à propos de Sartre ont pris un tour vraiment méchant. Je songeais à ses yeux de grenouille protubérants qui partaient dans tous les sens, ce qui est moche, il ne pouvait rien à ses yeux, contrairement à ses pensées. Je songeais à sa petite mâchoire et à ses dents sales toutes noires et je m’étonnais que Simone, ou qui que ce soit, ait pu l’embrasser. Peut-être qu’ils ne s’embrassaient pas ?

Il se peut que j’aie déjà mentionné qu’ils avaient une “relation libre”. Comment Sartre, à précisément parler, usait-il de cette liberté ? Son travail favori, après l’écriture et la pensée, était-il d’aller boucher les trous et les appels béant partout pendant que Simone avait autre chose à faire, et est-ce qu’il mettait des préservatifs, on en trouvait sans aucune difficulté à l’époque de ses coucheries, ou déchargeait-il directement dans ces trous ? Pendant la guerre et sous l’Occupation, je n’en suis pas tout à fait sûre. Qu’il ait été si facile de se procurer des préservatifs. Mais ce dont je suis certaine, c’est qu’il y avait des trous et des appels ailleurs qu’entre les jambes des femmes.

Après avoir suffisamment songé aux idées de Sartre sur les trous et les appels, j’ai commencé à me rapprocher moi-même, avec mes propres idées et souvenirs, de ce trou. Et nous arrivons tout près du cœur de la chose, TA-DAM, à la zone dans laquelle j’ai lancé tous les mots auxiliaires que vous aviez collectés. Pêle-mêle. Sans trop réfléchir. C’est le bazar dans mes notes… Dieu sait ce qu’il en sortira ! »

 

Aïe aïe aïe, la coquetterie de Natalia était sans bornes !

« Nous » n’arrivions nulle part, contrairement à ce qu’elle disait. Pour arriver quelque part ensemble, il eût fallu des silences, des pauses, mes questions préliminaires, ses réponses préliminaires, mais Natalia s’était préparée à notre session comme une lycéenne modèle à faire son exposé. Et elle n’avait pu s’empêcher de s’écrier TA-DAM. Elle ne pouvait tout simplement pas se retenir de faire sonner la caisse claire dans la parade de ses énoncés. Elle était tellement sûre d’elle, d’arriver, de faire mouche.

Je commençais à comprendre ce pour quoi elle avait eu besoin d’une semaine supplémentaire. Elle voulait me mener par le bout du nez.

Je tentai d’apercevoir ce que Natalia avait écrit, avec quelle minutie elle avait médité par avance ses idées, ou celles d’un autre, bien que les exercices que je lui faisais faire n’aient évidemment pas requis un tel travail. Natalia perçut-elle un changement dans ma position ? Je ne laissai pas échapper le moindre son, même mes vêtements ne froufroutaient pas, toujours est-il qu’elle se mit d’un coup à jouer avec la feuille qu’elle avait en main, l’agitant comme un éventail devant son visage.

 

« J’avais sept ans lorsque j’ai trouvé, dans le conteneur pour le papier à recycler d’un immeuble situé non loin de chez nous, une petite bande dessinée, pas féministe pour un sou. À la maison, on ne parlait pas du féminisme, ni des autres -ismes, notre foyer n’était pas le moins du monde politique, j’aurais donc été incapable de me rendre compte qu’une bande dessinée était féministe, même si on m’en avait fourré une dans la main. Mais celle-là, elle n’avait rien de féministe.

L’album que j’avais repêché contenait une suite d’aventures dans la jungle. Cela se voyait dès la couverture. Ce fut une vraie joie, j’aimais beaucoup Tarzan. Une femme en petite tenue, à forte poitrine et la chevelure au vent annonçait la couleur. Elle riait, adossée à une liane, me regardant droit dans les yeux.

Je me rappelle que sa dentition, éclatante, paraissait encore plus blanche que le plumage du cacatoès posé sur une branche au-dessus d’elle. Ce n’est que maintenant, adulte, en y repensant, que je comprends pourquoi. Ses dents étaient en pierres précieuses, agates, perles, elles encadraient une promesse immense, en aucun cas un appel, mais une promesse. Merci pour ce mot-là aussi, docteur, c’est justement de “promesse” que je souhaite parler désormais.

Cette promesse était sa bouche.

Ce fut pour moi une bouche révolutionnaire. Elle fonctionnait dans la bande dessinée d’une manière dont, à sept ans, je n’avais pas la moindre idée.

J’ignore quel genre d’enfance vous avez eue, docteur, mais, dans la mienne, nous allions tous fouiller dans le bac à papier parce que nous croyions avoir une chance d’y dénicher quelque chose d’interdit, qui n’était absolument pas censé nous tomber entre les mains. Et qui, par là même, nous revenait. Les adultes gardaient jalousement leurs secrets, il nous fallait donc avoir les nôtres. Et nos secrets n’en étaient pas s’ils se réduisaient à un contrat de confidentialité, si les révéler n’était pas gage de destruction. Les secrets devaient posséder un pouvoir destructeur. Vous comprenez ? Et comme le milieu de vie des enfants est fort limité d’un point de vue géographique, il nous fallait chercher ces secrets destructeurs là où ils pouvaient se trouver. Au milieu des choses jetées, usées, peut-être même cachées.

Je feuilletai rapidement ma trouvaille au format A5 afin de voir s’il y avait là matière à secret. Je fus envahie de picotements lorsque je compris quel trésor j’avais entre les mains.

Il m’était naturellement impossible d’étudier plus avant le fascicule dans la cour de l’immeuble, mais j’avais vu quelque chose, et cette chose m’échauffa complètement. J’aurais voulu tout refaire défiler du début à la fin, pour que cette chose réapparaisse d’un coup avant de disparaître en un éclair entre les pages, mais je me retins. Je cachai l’album sous mon tee-shirt et glissai le pan dans mon pantalon. Je fis entrer la publication clandestinement dans ma chambre et la fourrai sous mon matelas.

Je sortis la brochure sans un bruit une fois qu’on m’eut bordée pour la nuit. J’avais une minuscule lampe, un porte-clefs en fait, mais je n’y avais pas accroché ma clef, qui était suspendue à mon ourson, ce petit ours bleu en jean m’étant plus cher que la torche. Quand je serrais l’ourson dans ma poche, j’étais presque chez moi, où que je me sois trouvée. La lampe était cylindrique, d’une forme nette qui tenait bien en main, mais elle était froide et dure, tandis que mon ourson était chaud et mou. Bon, il n’était pas vraiment chaud. Il est rare qu’un tissu soit chaud, à moins d’être étendu au soleil, passé au sèche-linge ou posé sur un radiateur. Mais sa mollesse le rendait comme chaud, la chaleur étant liée à la mollesse comme la dureté l’est au froid. En outre j’aimais ses marques distinctives. Je veux dire : j’aimais qu’il ait un museau, des oreilles, des pattes et une queue, qu’il ait tout un tas de bosses, contrairement à la lampe. Sous la pression de ma paume, l’ourson paraissait lancer des étincelles. Cela m’apportait aussi un plaisir immense que les protubérances, surtout le museau, s’écrasent quand je serrais, sans que ce soit définitif. La lampe en revanche restait cylindrique quoi que je fasse. Il n’y a qu’en l’écrabouillant à coups de marteau de mon père que j’aurais pu y faire tout un tas de bosses. Je n’avais toutefois pas envie de bousiller ma lampe, que j’avais reçue en cadeau d’anniversaire de la part d’une fille que je n’aimais pas spécialement mais qu’il fallait toujours inviter à ma fête, parce que si je ne l’avais pas fait sa mère se serait mise hors d’elle. La torche porte-clefs avait fini par trouver un usage sensé. Elle était mon éclaireur lors de mes expéditions nocturnes aux toilettes, que j’effectuais presque toutes les nuits, plusieurs fois lors des meilleures, même si, une fois assise, je constatais souvent que je n’avais pas envie, en définitive. On m’avait interdit d’appeler à l’aide si c’était l’unique raison de mon réveil nocturne. Ma mère trouvait que j’étais déjà assez grande, je devais pouvoir, par mes propres moyens, sortir de la sensation d’effroi dont la cause dernière était la saturation de ma vessie. C’était à son avis une chose parfaitement naturelle, qui n’appelait d’autre mesure que de me rendre aux toilettes. Je partageais en partie son avis et appris à ne plus crier.

J’allumai donc cette minuscule lampe porte-clefs et me mis à lire. Je lisais les images et les mots, assez peu nombreux pour autant que je me souvienne. Je lisais scrupuleusement du début à la fin, page à page, car je savais que cette chose m’attendait. Et point n’était besoin de me hâter vers elle, la précipitation aurait gâché l’arrivée des picotements.

Cette brochure, je ne l’ai plus par-devers moi. Rien de ce qui a eu un jour de l’importance pour moi ne me reste plus. J’aurais moi-même fini par la jeter tôt ou tard si ma mère ne l’avait pas découverte. Je l’aurais rapportée de mes propres mains au bac à papier, cachée sous mon tee-shirt, si ma mère ne s’était mis en tête que j’avais un secret sous mon matelas et ne l’avait détruite. J’ignore encore comment elle avait deviné. Je transpirais peut-être la culpabilité ? Peut-être que j’étais déjà, comme aujourd’hui, totalement transparente dans mes émotions ?

Je me souviens tout de même de bribes du récit encadrant cette chose. Par exemple que la femme aux dents blanches en couverture luttait dans la jungle. Il se pouvait que ce soit lié aux diamants. Ou à un trésor enterré. En tout cas cela n’avait aucun rapport avec une œuvre de bienfaisance ou la défense des peuples autochtones. J’en suis certaine. Elle se battait pour devenir riche, mais elle n’aurait pu combattre si elle n’avait pas eu d’ennemis. Je veux dire d’ennemis sérieux, pas une armée d’Hottentots, dont les guerriers les plus grands auraient à peine atteint l’aréole de ses seins.

Pardon, je sais que dans ce contexte je devrais parler du peuple khoï. Je ne suis pas une connasse inculte. Je ne m’exprime évidemment plus ainsi, jamais, nulle part. Sauf ici, quand je tente de retrouver la voix de mon enfance.

Je voudrais confesser dans le même élan que l’évocation de ces souvenirs a vraiment été difficile. Je sais, bien sûr, que j’ai toute latitude pour stratifier mes anecdotes comme je veux. C’est ce que nous avons décidé. Mais il y a un truc qui me dérange, là-dedans, pour être honnête. J’ai passé toute la semaine dernière à essayer de penser à cette chose, d’abord en tant que moi-même, telle que je suis aujourd’hui. Cela n’avait rien de compliqué, j’ai croisé suffisamment de ces choses à l’âge adulte. J’étais pourtant tout le temps insatisfaite, en même temps que j’étais soulevée d’enthousiasme, jusqu’à ce que mon humeur vire soudain à la nervosité. J’ai failli craquer. Je me suis en effet mise à dessiner cette chose afin de reprendre le contrôle de mes nerfs et de creuser toujours plus profond. J’ai vraiment tenté de me souvenir. Et j’en ai perdu le sommeil. C’est alors que je vous ai téléphoné pour annuler notre heure. Je dessinais et dessinais, je détruisais et détruisais. J’ai d’abord observé des photos, ensuite travaillé sur modèle vivant. Ça vous va si je reviens à ce dessin un peu plus tard ?

Je suis peut-être vieux jeu, mais je voulais faire revenir à mon esprit l’émotion suscitée en moi, il y a bien longtemps, par la contemplation de cette chose sur la double page aplatie en grand. Et non celle que penser à cette chose éveille chez moi maintenant.

Essayons.

Non, pardon : j’essaie.

Vous ne pouvez pas m’aider, cher docteur, pas avant de tout savoir du trou autour duquel tourne cette chose !

Dans l’histoire dessinée, il y avait, outre la femme, un homme. Il était peut-être un peu moins protagoniste que la femme : son image ne figurait pas en première mais en quatrième de couverture. Lui aussi luttait dans la jungle. Il le faisait pour la même raison qu’elle, mais ils ne combattaient pas dans le même camp, leur cause n’était pas commune. Ils étaient ennemis. Chacun d’eux voulait devenir riche. Ils ne voulaient pas s’allier et partager le butin, auquel cas l’effort aurait été moindre, et il aurait été inutile de faire toute cette BD.

J’avais déjà compris, ou mon inconscient l’avait compris, que la femme et l’homme devaient se battre l’une contre l’autre afin que cette chose puisse arriver spontanément, autrement dit pour de vrai, et pas seulement pour du jeu, “comme si”.

Le chat et la souris, schéma classique. Lorsque l’agencement changeait, que l’un d’eux découvrait, par exemple, un raccourci qui ne figurait pas sur la carte, la souris devenait chat. Et le chat, souris. Tour à tour, coup sur coup, jusqu’à ce que j’aie feuilleté, sous le halo pâle de la torche porte-clefs, jusqu’à la double page centrale, l’unique endroit où les agrafes argentées se voyaient, étroitement collées au papier.

À cet endroit, sur la double page, la femme et l’homme se rencontraient.

Je ne pouvais plus me retenir. J’avais progressé consciencieusement de page en page, de case en case, mais là mon regard n’effleura même pas la série de six cases de même format figurant sur la page de gauche. J’y revins bien sûr par la suite, à ces six cases, pour comprendre ce qui s’était vraiment passé lors de cette soi-disant rencontre, mais je ne pouvais faire autrement que de me dépêcher. Comme en transe, je renonçai aux règles de retenue que j’avais moi-même établies. Vous ne sauriez croire combien de scandaleux plaisir, et de picotements, ce renoncement provoqua en moi !

Je serrai étroitement les jambes autour de mon édredon, qui s’était transformé en une épaisse liane torse, parce que je voulais m’imaginer moi aussi dans la jungle. Je fixais la page de droite, qui se composait d’une seule case géante, qui n’était même pas une case car elle n’avait pas de contours. Là figurait la tête de la femme aux dents blanches et à la chevelure au vent, son profil, pour être plus précise, reproduit une, deux, trois, cinq fois au moins. La première tête était tout contre l’agrafe du haut, la deuxième un peu en avant et en dessous d’elle. Les cheveux ondulants restaient toujours à moitié cachés par la tête précédente. Vous voyez ce que je veux dire ?

Voici encore quelques explications.

Les lèvres de la tête supérieure étaient entrouvertes, tandis que celles des suivantes étaient toujours plus écartées que celles de la précédente, jusqu’à ce que la bouche de la femme soit grande ouverte. Mais ce n’étaient plus ses dents qu’elle montrait maintenant, contrairement au dessin de couverture : elle béait comme une anguille.

Au niveau de la troisième tête, les yeux de la femme se fermaient et restaient ainsi jusqu’à la fin. Cette fin était située au coin inférieur droit de la page, en direction duquel la tête légèrement inclinée de la femme avançait. Vous comprenez ? Un peu comme le Nu descendant l’escalier de Marcel Duchamp, constitué par une série d’images superposées. Le Nu de Duchamp est bien sûr abstrait, tandis que cela, c’était complètement explicite, et le Nu de Duchamp est de l’art, tandis que cela, c’était de la pure saloperie. Mais c’est de cette manière-là que la femme, sa tête donc, se déplaçait dans le cadre. Elle descendait avec ses multiples nez, yeux, lèvres et mentons en direction de cette chose que j’avais entraperçue en feuilletant l’album, que je voyais maintenant en entier et dont je ne pouvais détacher les yeux.

Je reconnaissais évidemment en cette chose un membre viril. Mon père aussi en possédait un, mais certes pas comme ça. L’organe veiné, raide, se dressait en noir et blanc sur le bord inférieur de la page, seul, en attente. Je dirais même, à la lumière de ce que je sais en ce moment : il se dressait comme un appel ! Mais oui, ce qui se dresse vers l’extérieur peut tout autant constituer un appel que ce qui s’ouvre vers l’intérieur. Sartre se trompait connement, encore une fois. Me revoilà furax… et amusée. Bordel, qu’est-ce que ce type s’imaginait quand il ouvrait sa braguette et sortait par la fente de son caleçon son membre, qui, si ça se trouve, était bien plus beau que son visage ? Son érection ne faisait pas de philosophie ni de littérature, elle priait uniquement de se faire envelopper par des trous, elle appelait une surface douce humide glissante autour de sa surface dure.

Je vous garantis que Sartre ne pensait pas : Mon membre est avant tout seul et en attente.

Sartre ne pensait pas non plus : Mon sexe est comme celui de tous les hommes : un appel à ce que l’attente prenne fin.

Sartre ne pensait pas : J’appelle une chair étrangère, afin qu’elle change mon être en quelque chose d’important en me recouvrant et en me suçant jusqu’à me vider afin que je puisse à nouveau me remplir.

Et il ne pensait vraiment pas : Je devine ma condition en tant qu’appel du fait même que je saille jusqu’à ce que je décharge.

Mais qu’avons-nous à faire de Sartre ! Ce n’était qu’un triste crapaud en habit de philosophe.

En revanche, cette BD, grâce à laquelle je fis la découverte de l’érection à l’âge de sept ans, continue de susciter ma réflexion. Après avoir pris mon temps pour étudier la page où cette troublante circonstance était sur le point de se produire, une fois que j’eus fixé et une fois encore contemplé la partie droite de cette double page domptée par les agrafes, où la tête de la femme descendait, la bouche d’instant en instant plus ouverte, en direction de cette chose, j’effectuai deux actions, dans cet ordre : je tournai la page, et là, dès la toute première case, arrivait ce que même l’esprit d’un enfant pouvait deviner d’avance : la bouche de la femme recouvrait en elle l’organe de l’homme. Le membre avait disparu. Seules restaient les lèvres de la femme.

Après cela, je revins à la double page centrale pour lire avec soin les six cases que, dans mon excitation, j’avais sautées un moment plus tôt. Elles me racontaient une histoire. Et je crains maintenant que, comme le porridge oublié sur le feu attache au fond de la casserole, cette histoire n’ait attaché au médiocre mycélium de mes capacités intellectuelles, qu’elle ne se soit collée à chacun de ses brins.

J’ai honte, mais je vais vous raconter.

Vous allez tirer de tristes conclusions à mon égard quand je vais le faire, mais, pour rappel, à mon intention comme à la vôtre : c’est votre travail.

L’introduction à la fellation en six cases était la suivante.

Première case : l’homme et la femme, dont ni l’un ni l’autre n’est plus le chat ou la souris, se rencontrent par surprise dans la jungle.

Deuxième case : la femme tire un poignard caché dans le vêtement qui lui ceint les hanches. L’homme lève sa main énorme en l’air.

Troisième case : la femme et l’homme se ruent l’un vers l’autre comme des léopards prêts à tuer.

Quatrième case : la femme et l’homme roulent par terre. Le poignard vole au coin supérieur de l’image, l’homme est parvenu à l’arracher à la main de la femme.

Cinquième case : l’homme déchire la chemise de la femme, ses énormes seins ronds en jaillissent. La main de la femme est dans le pantalon de l’homme.

Sixième case : la femme prend le dessus, elle s’escrime sur la braguette de l’homme.

Ce trou buccal, dans lequel disparut un instant le jack-in-the-box jailli hors de la braguette, transforma durablement ma conception de la bouche féminine. Je ne pouvais plus regarder celle de ma mère comme avant. Quand ma mère parlait, je visualisais une verge veinée en noir et blanc surgissant soudain pour obstruer son flot de paroles. Je ne pouvais même plus regarder ma propre bouche dans le miroir sans penser à un organe la remplissant. Ce dernier point, à mon avis, est étrange : la femme de la BD avait quand même pris elle-même l’initiative de poser le trou de sa bouche sur l’organe de l’homme pour le couvrir, l’organe de l’homme n’avait aucunement pénétré la bouche de la femme mais attendait, sagement, au bas de l’image. Quelques cases plus loin, la femme baissait aussi le trou situé à son entrejambe pour couvrir l’organe de l’homme, mais cela ne me touchait plus, j’ignore pourquoi.

Je me souviens aussi que le lendemain, pendant que ma mère était en train de battre des tapis dans la cour et mon père qui sait où, je coloriais sur la couverture les dents toutes blanches de la femme de la jungle en rouge et bleu. Je veux dire : une sur deux en rouge, une sur deux en bleu. »

 

Quand Natalia eut fini de raconter la première histoire de trou significative de son enfance, elle se tourna sur le côté et se pencha vers son sac, qu’elle avait transporté près du divan, alors qu’elle l’avait laissé dans l’entrée la dernière fois. Elle y fourra son feuillet et en tira un autre, qui paraissait tout aussi rempli de texte. Puis elle sortit une chemise cartonnée dont elle tira une feuille blanche, qu’elle me tendit sans dire mot.

Je fixai le dessin. Natalia avait représenté au crayon l’image d’un pénis, plus précisément d’une érection.

 

Laura Lindstedt, Mon amie Natalia, traduction du finnois par Claire Saint-Germain, © Éditions Gallimard, 2021.

En librairie le 2 septembre.


[1] Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.

 

Laura Lindstedt

Écrivaine

Notes

[1] Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.