Récit (extrait)

Carnet de mémoires coloniales

Écrivaine

Isabela Figueiredo, née en 1963 au Mozambique de parents portugais, en part seule après l’indépendance en 1975, pour le Portugal. Elle raconte ici, directe et crue, son enfance dans un monde raciste, son attachement à son père qui en est pourtant l’illustration, et sa colère muette. Révélant un versant intime du colonialisme. Et comment « la suprématie blanche travaille à déshumaniser » les Blancs, comme le souligne l’écrivaine Léonora Miano en préface au premier livre traduit en français de cette autrice à découvrir chez Chandeigne (traduction par Myriam Benarroch et Nathalie Meyroune). « Par sa description du racisme quotidien tel qu’elle put l’observer, Isabela Figueiredo montre combien une réflexion sur la blanchité est indispensable à tous pour dépasser enfin cette histoire de la violence » entre colons et colonisés. Premières pages inédites.

Il lança d’une voix forte et joviale, tout près de mon visage :

— Salut !

C’était un salut retentissant, impérieux, auquel il m’était impossible de ne pas répondre. Je reconnus sa voix et, encore plongée dans le sommeil, je pensai, ça ne peut pas être toi, tu es mort.

Et j’ouvris les yeux.

 

1.

Manuel avait laissé son cœur en Afrique. J’en connais d’autres qui y laissèrent deux petites voitures, un véhicule tout-terrain, un utilitaire, une fourgonnette, deux villas, trois machambas[1], et aussi un compte à la Banque Nationale Ultramarine, converti en meticais, la monnaie mozambicaine.

Qui n’a pas eu à laisser quelque part les multiples passions de son cœur ?

 

2.

Les Blancs allaient se faire des négresses. Les négresses étaient toutes pareilles et pour eux, il n’y avait pas de différence entre Madalena Xinguile et Emília Cachamba, sauf la couleur du pagne ou la forme des nichons mais les Blancs s’enfonçaient loin dans le caniço[2], par un chemin plus ou moins direct, pour fourrer la chatte des négresses. C’était des aventuriers. Sans foi ni loi.

Les négresses avaient une grande chatte, disaient les femmes des Blancs, le dimanche après-midi, absorbées dans leurs conversations intimes sous le grand anacardier, le bide plein à péter de crevettes grillées, tandis que leurs maris sortaient faire leur virée de mecs, les laissant se dérouiller la langue parce que les femmes ont besoin de se dérouiller la langue entre elles. Les négresses avaient le con large, mais elles parlaient de parties intimes ou honteuses, ou bien de foufoune. Les négresses avaient une grande chatte, ce qui expliquait la façon dont elles accouchaient à quatre pattes, la tête tout près du sol, n’importe où, comme les animaux. Leur chatte était grande. Pas celle des Blanches, elle était étroite, parce que les Blanches n’étaient pas de ces chiennes faciles, parce que dans la chatte sacrée des Blanches, seul le machin de leur mari avait pénétré, un petit peu, et encore, difficilement ; elles étaient très étroites et donc très sérieuses, et ça, il fallait que les autres femmes le sachent. Elles se contentaient d’accomplir leur devoir conjugal, dans le sacrifice, toujours, car la fornication était douloureuse et évitable, c’est d’ailleurs pour ça que les Blancs allaient se faire des négresses. Les négresses n’étaient pas sérieuses, les négresses avaient la chatte large, les négresses gémissaient fort, parce qu’elles aimaient ça, les chiennes. Elles ne valaient rien.

Les Blanches étaient des femmes sérieuses. Quelle menace représentait pour elles une Noire ? Quelle différence y avait-il entre une Noire et une lapine ? Quel Blanc aurait reconnu les enfants d’une Noire ? Comment une Noire, une va-nu-pieds, aux nichons pendants, sortie du caniço et qui ne sait dire que oui, patron, d’accord, patron, argent, patron, une Noire sans carte d’identité, sans permis de travail, aurait-elle pu prouver que le patron était le père de son enfant ? Quelle négresse aurait voulu se prendre une raclée ? Combien de mulâtres connaissaient leur père ?

 

Les Blancs s’enfonçaient dans le caniço et payaient bières, tabac ou pagnes à gogo à la négresse qui leur faisait envie. De gré ou de force. Après, ils reboutonnaient leur braguette et disparaissaient pour retrouver leur honnête foyer. Comment aurait-on pu savoir d’où ils venaient et qui ils étaient ? Les Blancs laissaient leur épouse quelque part en centre-ville ou en métropole. Et c’est là qu’ils s’en retournaient.

Leurs incursions sexuelles dans le caniço ne compromettaient pas leur avenir, une Noire n’allait pas réclamer de reconnaissance en paternité. Personne ne l’aurait crue.

Mais un Blanc, lui, pouvait épouser une Noire s’il le voulait. Elle s’élèverait socialement et finirait par être acceptée, avec des réserves, certes, mais elle serait acceptée, parce que c’était la femme de Simões, et par respect pour Simões… C’était fréquent chez les petits épiciers et chez les machambeiros qui vivaient loin de la ville, relativement en marge de la société coloniale décente, et qui, tôt ou tard, se cafrinisaient.

Pour une Blanche, assumer une union avec un Noir, signifiait la proscription sociale. Un homme noir, aussi civilisé soit-il, ne serait jamais assez civilisé.

Mon père s’emportait toujours quand il croisait une Blanche avec un Noir, même après le 25 Avril, au Portugal. Il dévisageait ces couples, comme s’il avait vu le diable.

Moi, je lui disais arrête de les regarder comme ça, qu’est-ce que ça peut te faire ? Il me répondait que je ne savais rien, qu’un nègre ne pourrait jamais bien traiter une Blanche comme elle le méritait. C’était des gens d’une autre espèce. D’une autre culture. Des chiens. Ah, je ne comprenais pas. Ah, je ne pouvais pas comprendre. Ah, j’étais communiste. Comment était-ce possible que je sois devenue communiste ?

 

3.

Baiser. Mon père aimait baiser. Jamais je ne le vis, mais ça se voyait. Si on observait bien mon père, ses yeux qui souriaient en même temps que sa bouche, la sensualité virile de ses mains, de ses bras, de ses pieds, de ses jambes… si on prêtait bien attention à la vivacité malicieuse de ses réparties, à son éternel humour à double sens, on comprenait que ce géant aimait baiser. Je savais sans savoir. Quand mon père me soulevait dans les airs comme si j’étais une petite chose ou qu’il me portait à califourchon sur ses épaules, je me sentais toute faible face à cette force absolue, dominée et possédée par elle.

Je ne compris jamais rien à cette affaire de baise et ceci jusqu’à mes sept ans, ou plutôt, je ne compris jamais consciemment. Je n’avais pas la moindre idée de la façon dont s’effectuait la procréation. Même bien après cet âge, je pensais que les enfants naissaient parce que les hommes et les femmes se mariaient et qu’à ce moment-là, par intervention divine, les femmes attendaient un bébé. Je ne disais pas qu’elles tombaient « enceintes ». Je ne connaissais pas ce mot, et la première fois que je le prononçai, ma mère me gifla pour m’apprendre à ne pas dire de gros mots.

La sexualité de mon père fut un sujet qui ne m’apparut, et encore c’était flou, qu’après mes sept ans. Je m’étais rendu compte qu’à un certain moment de la nuit, mes parents fermaient la porte de leur chambre et je croyais entendre ma mère pleurer. Une nuit, je me levai, je frappai à leur porte et suppliai, effrayée, « arrête de faire ça à Maman ». Je ne savais pas ce qu’ils faisaient pour que ma mère souffre autant, mais je ne voulais pas qu’il en soit ainsi, encore moins entre les mains de mon père, et je sentais bien que quoi qu’ils fassent, si c’était porte close, ça ne pouvait pas être bien.

 

Quelque temps après, un livre volumineux apparut sous le lit de mes parents. Il était du docteur Fritz Khan et dans le titre figurait le mot « sexuel ». Quand je l’ouvris, je remarquai aussitôt les planches d’hommes et de femmes nus, avec des poils et des organes sexuels bien visibles. Il y avait plein d’illustrations absolument honteuses que je m’abstiendrai de commenter. Je lus ce livre allongée à plat ventre sur toute la largeur du lit de mes parents, le menton appuyé sur le bord du matelas et les bras libres de tourner les pages de l’ouvrage posé par terre. Quand j’entendais les pas de ma mère, je m’empressais de glisser le livre défendu sous le lit et faisais semblant d’être plongée dans une lecture des plus inoffensives. Tout était bien calculé, mais mes parents s’aperçurent de mon manège car le Fritz changea tout à coup de place et j’eus bien du mal à le retrouver, caché dans la penderie.

Sortir ce pavé de l’armoire et le dissimuler à nouveau me faisaient courir un risque majeur. Mais je le lus en entier, bravant le danger – ma mère avait trop à faire dans son potager ! – et je compris alors que le sexe, c’était du boulot, que ça pouvait être dégoûtant, même s’il y avait un potentiel intéressant à exploiter.

Le plus grand choc que j’éprouvai quand je pris conscience de la sexualité paternelle survint un jour où je le vis, avec mes yeux de gamine de dix ans, reluquer une fille qui passait et lui lancer une vanne. C’était à la station d’essence qui se trouvait à la sortie de Lourenço Marques, tout de suite après la fourche où l’on prenait la route de Matola. Je le revois, à l’extérieur de sa fourgonnette, le bras appuyé sur le rebord de la vitre – attendant que le nègre fasse le plein – en train de draguer. Quelle honte ! Mon père ! Quelle honte ! Ma mère dit qu’elle comprenait parfaitement qu’il aille voir ailleurs. Mais elle faisait mine de ne rien savoir. Elle se taisait. Qu’aurait-elle pu faire d’autre ?

Elle me raconta qu’une fois, la police était même venue chez nous l’interroger sur une affaire où, alors qu’il faisait une installation électrique chez un particulier, il aurait fricoté avec la maîtresse de maison, une femme mariée. J’imagine la tête de ma mère et celle du policier, « Voilà, Madame, nous avons quelques questions à poser à votre mari en raison d’une plainte déposée à son encontre. » Et j’imagine aussi mon père, souriant, séducteur, fanfaron, tenir des propos équivoques à cette dame, toute seule chez elle. Peut-être qu’elle était entrée dans son jeu et qu’il avait continué de plus belle avec son autorisation, ça, on ne le saura jamais. Ou pire, sans son accord. Connaissant mon père, cela me paraît peu probable. Il aimait les femmes, il prenait plaisir à les embobiner avec ses discours malicieux, pleins de sous-entendus ; il s’amusait de ses stratégies de séduction et c’est ainsi que tout avait dû commencer. C’est ce que je veux croire.

Mais cette fois-là, ça avait mal tourné pour lui.

 

Je me souviens des conversations entre femmes que j’entendais. Je n’étais pas en âge de comprendre, pensaient-elles, aussi parlaient-elles librement de ses frasques dans les quartiers indigènes avant l’arrivée de ma mère, et des héritiers mulâtres qu’il y aurait semés avant son mariage. Ses escapades dans les paillotes auraient été assez fréquentes. Parce que mon père, on le sait déjà, aimait baiser, parce que les épouses des colons, quand elles se retrouvaient, parlaient de ces traînées de négresses et de la facilité avec laquelle elles faisaient des gosses sans arrêt, parce qu’elles étaient très ouvertes et qu’elles aimaient ça… elles faisaient alors allusion à mots couverts aux soi-disant caractéristiques des organes sexuels masculins des Noirs et revenaient sans cesse au fait que les négresses aimaient faire ça… et ces propos avaient toujours pour moi une odeur de soufre.

Jamais une Blanche n’aurait avoué qu’elle aimait baiser, même si elle aimait ça. Et ne pas le reconnaître constituait un gage de respectabilité envers son mari, envers toute cette société immaculée. Les Noires, elles oui, baisaient et avec tous les hommes qui se présentaient, les Noirs et les maris des Blanches, pour un peu d’argent, sûrement, pour de la nourriture ou par peur. Certaines aimaient ça, sans doute, et elles feulaient, parce que les Noires étaient des bêtes et qu’elles pouvaient feuler. Mais surtout, parce que les Noires s’autorisaient à feuler, à écarter les cuisses, largement.

 

Une Blanche accomplissait son devoir.

 

4.

Il éprouvait du plaisir à vivre, il aimait manger, boire et baiser, ça, je l’ai déjà expliqué.

Mon père respirait cette fête des sens.

Lourenço Marques, dans les années 60-70 du siècle passé, était un vaste camp de concentration aux odeurs de curry.

À Lourenço Marques, nous nous installions sur une belle terrasse, dans un restaurant chic ou plus simple, peu importait, à toute heure de la journée, pour déguster le meilleur whisky avec soda et glaçons et nous régaler de crevettes, tout comme ici, nous nous installons, en sortant du bureau, dans un snack du Cais do Sodré, tapissé d’azulejos bas de gamme, à boire un demi et à nous gaver de graines de lupin.

Les serveurs étaient des nègres et nous leur laissions un pourboire s’ils avaient souri de toutes leurs dents, fourni un service rapide et qu’ils nous appelaient patron. Je dis « nous », parce que j’y étais. Aucun Blanc n’aimait être servi par un autre Blanc, car tous deux savaient que le pourboire devrait être plus conséquent.

Mon père, qui eut pour mission d’électrifier la Lourenço Marques de l’époque, n’avait jamais voulu d’ouvriers blancs, parce qu’il aurait dû les payer les yeux de la tête.

Je me souviens nettement de l’avoir entendu discuter à table de ce sujet avec ma mère, quand des Blancs venaient lui demander du travail, ils auraient sûrement fait l’affaire, ça oui, mais ça doublait ou triplait le salaire, et bien, non, il préférait continuer seul à diriger ses innombrables chantiers, où il faisait trimer ses innombrables nègres. Il en avait douze dans l’immeuble de l’avenue 24 de Julho, vingt autres à Sommershield, et sept de plus dans une villa à Matola… Il courait toute la journée d’un bout à l’autre de la ville, pour contrôler le travail de toute cette négraille, les rappeler à l’ordre en distribuant quelques gnons et torgnoles de ses mains de géant, des coups de pied, et enfin, une bonne rouste pédagogique, tout ce qu’il fallait pour assurer la bonne marche des travaux, le respect des délais et une efficace formation professionnelle des indigènes.

Un Blanc, ça revenait cher, parce qu’un Blanc, on ne pouvait pas le cogner et qu’il n’était pas fait pour passer des gaines et des câbles électriques dans les murs ; il n’aurait pas eu non plus la force d’une bête de somme ni sa résistance, ni sa docilité ; un Blanc, c’était fait pour être chef, c’était fait pour donner des ordres, surveiller, faire bosser les paresseux qui n’en fichaient pas une et qu’il fallait sans cesse houspiller. Ce que j’entendais à table, c’est que ces salauds de nègres n’aimaient pas travailler, il leur suffisait de gagner de quoi boire et manger pour la semaine suivante, boire surtout ; après, ils se traînaient dans leur paillote, étalés sur leur natte pouilleuse à cuver leur eau-de-vie de canne, tandis que les négresses travaillaient pour eux, leurs enfants dans le dos. Les Blancs avaient plus de respect pour les femmes des Noirs, beaucoup plus que pour leurs hommes. Il arrivait souvent à mon père de donner un peu d’argent en plus aux femmes, quand il allait chercher ses gars dans leur paillote et qu’il les trouvait noyés dans l’alcool. Un peu d’argent pour qu’elles mangent, pour qu’elles nourrissent leurs enfants.

Le Noir était tout en bas de l’échelle. Il n’avait pas de droits. Sauf celui à la charité, à condition de la mériter. D’être humble. De sourire, de parler tout bas, la colonne vertébrale légèrement courbée vers l’avant et les mains jointes, comme s’il priait.

C’était ça l’ordre naturel immuable qui régissait les relations sociales : le nègre servait le Blanc et le Blanc commandait le nègre. Pour commander, il y avait déjà mon père ; pas besoin d’autres Blancs !

En plus, les ouvriers blancs avaient des vices ; un Noir, même s’il en avait plein, on pouvait toujours l’en débarrasser par la force.

 

Au Mozambique, il n’y avait pas de télévision et nous n’avions donc pas à supporter le bruit du journal télévisé ni celui des émissions du matin, de l’après-midi et du soir. Il y avait les radios, qu’on appelait T.S.F. au Portugal, que tous prenaient avec eux pour écouter la station locale ou celle de la métropole, en ondes courtes, beaucoup plus chic, ce qui conférait un statut certain à ses auditeurs, ne serait-ce que parce qu’il fallait un poste de meilleure qualité, pas un simple transistor minuscule, ni une petite Xirico.

Il y avait au moins une station de radio pour les Noirs qui parlait leur langue, le landim, et passait leur musique, et qu’aucun Blanc n’écoutait, même si on la tolérait dans la rue, au travail, sur les chantiers parce que la négraille devenait plus productive, entraînée par la marrabenta, au rythme des tambours et de la litanie incompréhensible du landim, et les câbles et les fils progressaient alors à vue d’œil dans les entrailles des bâtiments, comme il le fallait.

 

À Lourenço Marques, on s’attablait au restaurant, de préférence à l’extérieur, parce que les ventilateurs à l’intérieur étaient inefficaces et la climatisation, un luxe, et on passait de longues heures à commenter les faits divers de la colonie ; on buvait du bon et du meilleur et, éventuellement, on finissait la soirée en baisant, chez soi ou pas, légitimement ou pas.

Au Mozambique, c’était facile pour un Blanc d’éprouver du plaisir à vivre. Nous étions presque tous patrons et ceux qui ne l’étaient pas, avaient l’ambition de le devenir.

Pour atteindre ce but, on avait toujours sous la main beaucoup de nègres, tous fainéants au départ, abrutis, incapables, qui voulaient du travail, qui exécutaient ce qu’on leur ordonnait de faire sans lever les yeux. D’un nègre dévoué, fidèle, qui enlevait sa casquette et courbait l’échine sur notre passage, à qui l’on pouvait confier maison, enfants, que l’on pouvait laisser seul sans crainte pour nos biens, on disait que c’était un bon boy. On lui trouvait un uniforme kaki, des sandales, on lui donnait de notre nourriture, il mangeait sur la table du jardin ou à la cuisine et quand les vêtements du patron étaient élimés, on lui en faisait l’aumône dans un élan de générosité. Personne ne voulait perdre un bon boy.

 

Les nègres commençaient à mendier du travail à nos portes dès leur enfance, garçons et filles. Ils frappaient à l’entrée, nous ouvrions et apparaissaient des enfants dépenaillés, pieds nus, la morve au nez, affamés, avides de manioc, qui bredouillaient les rares mots qu’ils connaissaient, « travail, patron ». Des enfants de mon âge ou plus jeunes encore. J’ouvrais la porte à ces petits mendiants et je les fixais sans mot dire. Je ne comprenais pas. J’appelais ma mère, qui les chassait aussitôt, « fiche le camp, on n’a rien pour toi », et je retournais dans ma chambre et continuais à lire Dickens ou n’importe quel autre auteur. Je ne comprenais pas.

 

Le plaisir de lire un livre atténuait les humiliations et il était bien plus vif que celui de jouer seule avec les animaux ou de livrer des combats imaginaires aux rosiers du jardin. Un livre offrait un monde différent dans lequel je pouvais entrer. Un livre était une terre de justice. Entre le monde des livres et la réalité, il existait une distance colossale. Les livres pouvaient contenir du sordide, de la méchanceté, de la misère extrême mais à un certain moment, surgissait une forme de rédemption. Un personnage se révoltait, luttait et mourait, ou alors il s’en sortait. Les livres me montraient que dans le pays où je vivais, il n’existait aucune rédemption. Que ce paradis aux interminables couchers de soleil couleur saumon, aux odeurs de curry, à la terre rouge était un énorme camp de concentration pour les Noirs sans identité, dépossédés de leur corps et donc sans existence. Rien dans mes livres, aussi loin que je me souvienne, n’était raconté en ces termes, mais c’est ce que j’y ai lu !

Celui qui un jour avait regardé les yeux des Noirs, sans filtre, sans intention de se défendre ou d’attaquer, lorsque ces hommes perçaient les murs nus des immeubles des Blancs, ne peut oublier ce silence, ce glaçant bouillonnement de haine et de misère crasse, de dépendance et de soumission, de survie et de souillure.

Il n’y avait pas de regards innocents.

 

Isabela Figueiredo, Carnet de mémoires coloniales, préface de Léonora Miano, traduction du portugais par Myriam Benarroch et Nathalie Meyroune, © Éditions Chandeigne, 2021

En librairie le 2 septembre.


[1] Exploitation agricole, plantation.

[2] Quartier noir situé à la périphérie de la ville, construit essentiellement en roseaux (caniços).

Isabela Figueiredo

Écrivaine, Professeure et journaliste

Notes

[1] Exploitation agricole, plantation.

[2] Quartier noir situé à la périphérie de la ville, construit essentiellement en roseaux (caniços).