Roman (extrait)

La Déesse & le Marchand

Écrivain

La traduction de Gun Island est annoncée dans l’entretien qu’Amitav Ghosh a accordé à AOC (rediffusé hier) : voici aujourd’hui, en primeur, le premier chapitre. Le cyclone de 1970 qui s’abattit dans les Sundarbans détruisit tout, hormis un sanctuaire, celui de la déesse que l’on retrouve dans le titre français. Un temple construit par le Marchand d’armes, appelé en bengali Bonduki Sadagar, bundook signifiant arme à feu. À partir de ce mot et de cette légende à clés, qui mène le narrateur jusqu’à Venise (al-Bunduqeyya en arabe), se déploie un roman d’aventures qui s’empare de l’histoire, des enjeux climatiques, de la « crise » migratoire – et de la conscience que l’on peut en avoir. À découvrir chez Actes Sud, dans la traduction de Myriam Bellehigue.

CALCUTTA

 

Le plus étrange dans tout cet étrange périple est qu’il fut déclenché par un mot – non pas un de ces mots rarement usités mais un terme ordinaire, banal, largement employé du Caire à Calcutta. C’est le mot bundook, qui signifie « arme à feu » dans beaucoup de langues y compris ma langue maternelle, le begali ou bangla. Ce terme n’est pas non plus étranger à l’anglais : du fait de pratiques coloniales britanniques, il est parvenu à se faire une place dans l’Oxford English Dictionary où il est défini comme synonyme de « fusil ».

Pourtant, nulle trace de fusil ni de quelque autre arme à feu le jour où débuta ce périple car le mot n’était pas alors censé faire référence à une arme – ce qui, précisément, attira mon attention. Il apparaissait en fait dans la composition d’un nom : « Bonduki Sadagar », que l’on pourrait traduire par « Marchand d’Armes ». Le Marchand d’Armes entra dans ma vie non pas à Brooklyn, où je vis et travaille, mais dans la ville qui m’a vu naître et grandir, à savoir Calcutta (ou Kolkata ainsi qu’on la désigne désormais). Cette année-là, comme à mon habitude, je passais la majeure partie de l’hiver à Kolkata, officiellement pour des raisons professionnelles. Je suis marchand de livres rares et d’antiquités asiatiques, ce qui m’oblige à faire beaucoup de prospection sur le terrain, et puisqu’il se trouve que je possède un petit appartement à Kolkata (aménagé dans la maison que mes sœurs et moi-même avons héritée de nos parents), cette ville est devenue ma base arrière.

À vrai dire, je n’y retournais pas uniquement pour mon travail : Kolkata me servait parfois de refuge, me protégeant du froid mordant des hivers de Brooklyn certes, mais aussi de la solitude que j’avais à affronter dans ma vie privée devenue, avec le temps, un véritable désert tandis que ma fortune professionnelle, à l’inverse, prospérait. Jamais n’avais-je connu isolement plus extrême que cette année-là, alors qu’une relation très prometteuse venait de prendre fin brutalement : une femme que je fréquentais depuis longtemps avait rompu sans explication, coupant tout contact avec moi sur l’ensemble des réseaux que nous utilisions jusque-là pour communiquer. C’était ma première expérience de ghosting, tout aussi humiliante que douloureuse.

Je voyais la soixantaine se profiler, dans un futur somme toute assez proche, et je me retrouvais tout à coup plus seul que jamais. Cette année-là, je partis donc pour Kolkata un peu plus tôt que d’habitude, m’arrangeant pour faire coïncider mon arrivée avec la migration qui s’amorce chaque année lorsque les températures chutent sous les latitudes septentrionales et que de vastes colonies d’Indiens « expatriés », originaires de Kolkata comme moi, s’envolent pour aller y passer l’hiver. Je savais que je pouvais compter sur une multitude d’amis et de parents qui auraient beaucoup de choses à me raconter, que les semaines défileraient dans un tourbillon de déjeuners, de dîners et de fêtes de mariage. Je suppose que me trottait vaguement dans la tête l’idée de rencontrer, dans toute cette effervescence, une femme susceptible de partager ma vie (ce qui est arrivé, après tout, à beaucoup d’hommes de mon entourage).

Bien entendu, rien de tel ne se produisit même si je ne ratai aucune occasion de sortir et si je fus présenté à nombre de divorcées, de veuves et de célibataires, toutes d’un âge approprié. À deux reprises, j’entrevis même le rougeoiement ténu des braises de l’espoir, pour finir par constater, comme de nombreuses fois par le passé, que peu d’expressions de la langue anglaise ont décidément moins d’attrait pour une femme que celle de « marchand de livres rares ».

Les mois s’écoulèrent ainsi, ponctués de déconvenues, et alors que mon retour à Brooklyn approchait, j’honorai la dernière invitation de mon séjour, une réception organisée pour le mariage de la fille d’un cousin.

À peine avais-je pénétré dans le lieu des festivités – un club guindé datant de l’époque coloniale – qu’un lointain parent, un certain Kanai Dutt, me tomba dessus.

Je ne l’avais pas vu depuis des années, ce qui ne m’inspirait guère de regrets : il avait toujours été un « M. Je-sais-tout » précoce, désinvolte et vaniteux, usant de sa verve et de son physique avantageux pour plaire aux femmes et se faire une place dans le monde. Il vivait la plupart du temps à New Delhi. L’atmosphère de serre régnant dans cette ville lui avait réussi et il s’était imposé comme le chouchou des médias : quand on allumait un poste de télévision, il n’était pas rare de tomber sur lui en train de s’époumoner sur un plateau de talk-show. Il avait de l’entregent, comme on dit, et on parlait souvent de lui dans des magazines, des journaux, voire des livres.

Kanai avait l’art de me prendre en défaut, c’était ce qui m’agaçait le plus chez lui. Il ne dérogea pas à la règle à cette occasion. Sa première attaque consista à m’interpeller par le diminutif de mon enfance, Dinu (auquel je préférais depuis longtemps celui à consonance américaine de « Deen »).

— Dis-moi, Dinu, me lança-t-il après une poignée de main expéditive, il paraît que tu es devenu un grand expert du folklore bengali ?

Il ricanait presque, cela me troubla.

— Eh bien, bafouillai-je, j’ai mené quelques recherches sur la question il y a longtemps. Mais je les ai interrompues quand j’ai quitté le monde universitaire et, maintenant, je vends des livres.

— Mais tu as bien fait une thèse, non ? poursuivit-il, goguenard. Ce qui, techniquement, fait de toi un expert.

— Ce n’est pas exactement ainsi que je me…

Il m’interrompit sans s’excuser.

— Alors, dis-moi, monsieur l’expert, as-tu déjà entendu parler d’une créature appelée Bonduki Sadagar ?

Son intention manifeste de me surprendre fut couronnée de succès : je n’avais strictement jamais croisé ce nom de « Bonduki Sadagar » ou « Marchand d’Armes », et fus même tenté de croire que Kanai l’avait inventé.

— Qu’entends-tu par « créature » ? Tu veux dire une sorte de héros de la culture populaire ?

— C’est ça. Comme Dokkhin Rai ou Chand Sadagar…

Il continua d’égrener les noms de plusieurs personnages célèbres du folklore bengali : Satya Pir, Lakhindar et d’autres encore. Sans être tout à fait des divinités, ces créatures ne sont pas non plus de simples saints mortels : comme les marais mouvants du delta du Bengale, elles surgissent à la confluence de multiples courants. On construit parfois un sanctuaire pour honorer leur mémoire et leur nom est presque toujours associé à une légende. Puisque le Bengale est un territoire maritime, il est souvent question de marins dans ces récits.

La plus célèbre de ces histoires relate la légende d’un marchand, un certain Chand (Chand Sadagar exactement), dont on raconte qu’il a traversé les mers pour échapper à la persécution de Manasa Devi, déesse des serpents et autres créatures venimeuses.

Il fut un temps dans mon enfance où Chand le Marchand et Manasa Devi, sa Némésis, peuplaient mon imaginaire tout comme Batman ou Superman y trouveraient leur place quand j’aurais appris l’anglais et découvert les comics. La télévision n’existait pas en Inde en ce temps-là et la seule façon de divertir les enfants était de leur raconter des histoires. Si le conteur était bengali, il revenait immanquablement tôt ou tard à l’histoire du Marchand et de la déesse qui voulait en faire son disciple.

Le charme de cette histoire s’apparente, je suppose, à celui de l’Odyssée, un protagoniste humain plein de ressources se retrouvant aux prises avec des forces terrestres et divines bien plus puissantes que lui. Mais la légende de Chand le Marchand diffère de l’épopée grecque sur un point : à la fin de l’histoire, le héros ne retrouve ni sa famille ni sa maison. Lakhindar, le fils du Marchand, est tué par un cobra le soir de ses noces et c’est la vertueuse épouse du garçon, Behula, qui va récupérer son âme aux Enfers, mettant un terme fragile au conflit qui oppose le Marchand à Manasa Devi.

Je ne me rappelle pas quand j’ai entendu cette histoire pour la première fois, ni qui me l’a racontée, mais à force de répétitions, elle s’est logée dans les profondeurs de ma conscience, là où je n’en soupçonnais même pas la présence. Or certaines histoires, tout comme certaines formes de vie, ont cet élan vital qui leur permet de durer plus longtemps que leurs congénères, et puisque l’histoire du Marchand et de Manasa Devi est très ancienne, je me dis qu’elle doit être dotée de cet élan, elle qui a survécu à de longues périodes de dormance. En tout état de cause, j’étais cet étudiant d’une vingtaine d’années, fraîchement débarqué aux États-Unis et à la recherche d’un sujet de mémoire, quand l’histoire du Marchand, perdue dans le permafrost de ma mémoire, finit par dégeler pour devenir, une fois encore, l’unique objet de mon attention.

En me plongeant dans les poèmes épiques banglas qui retracent l’histoire du Marchand (il en existe de nombreuses variantes), je découvris que la place occupée par cette légende dans la culture de l’Inde orientale ressemblait étrangement au type de vie qu’elle avait menée dans mon esprit. Ses origines remontent aux premiers jours de la mémoire du Bengale : il est probable que cette histoire soit née parmi les peuples autochtones de la région, peut-être engendrée par de véritables figures ou événements historiques (à ce jour subsistent, disséminés sur le territoire de l’Assam, du Bengale-Occidental et du Bangladesh, des sites archéologiques liés, dans la mémoire populaire, au Marchand et à sa famille). Jusque dans cette mémoire collective la légende semble mener une existence cyclique : elle peut s’éteindre pendant des siècles avant d’être subitement rajeunie par une vague de nouveaux conteurs qui la reprennent, attribuant parfois de nouveaux noms aux personnages familiers et introduisant dans l’intrigue quelques menues variations.

Certains de ces poèmes épiques sont considérés comme des classiques de la littérature bengalie et c’est un de ceux-là que je choisis comme sujet de recherche : un poème de six cents pages, écrit en ancien bangla. Il était alors communément admis que ce texte avait été composé au XIVe siècle. Mais rien n’étant plus agaçant pour un universitaire en herbe que l’opinion commune, je défendis dans mon mémoire – en m’appuyant sur des preuves extraites de l’œuvre elle-même, et notamment une référence à des pommes de terre – l’hypothèse selon laquelle le poème n’avait été finalisé que bien plus tard. Tout portait à croire, m’efforçai-je de démontrer, qu’il avait été achevé au XVIIe siècle, après que les Portugais eurent introduit en Asie des plantes du Nouveau Monde.

De là, j’avançai l’idée que les cycles de vie de cette histoire, c’est-à-dire ses renaissances régulières après de longues phases de dormance, étaient liés à des périodes de soulèvement et de rupture, caractérisant, dans cette partie de l’Inde, le XVIIe siècle, qui avait vu l’établissement des premières colonies européennes.

C’est cette dernière partie, je crois, qui impressionna le plus favorablement mon jury (sans parler de la revue qui, par la suite, publia l’article dans lequel je faisais la synthèse de mes hypothèses). Ce qui m’étonne, rétrospectivement, n’est pas tant l’hybris de jeunesse dont j’ai fait preuve en échafaudant ces hypothèses que mon aveuglement : j’étais incapable de voir que les conclusions tirées dans mon étude de la légende s’appliquaient aussi à l’existence que cette même légende avait vécue dans ma propre mémoire. Jamais je n’avais fait le lien entre la résurgence de cette histoire dans mon esprit et les années particulièrement tumultueuses que je vivais moi-même à ce moment-là. C’était une période où j’essayais encore de me remettre d’un double traumatisme : à la suite du décès d’une femme que j’avais aimée, j’avais quitté Calcutta, ma ville natale, alors traversée de conflits, pour aller m’installer, grâce à une bourse providentielle, dans une ville universitaire bucolique du Midwest. Quand j’avais fini par reprendre le dessus, j’étais tout à fait résolu à ne plus jamais revivre ce genre de bouleversement. J’avais dès lors consacré tous mes efforts à me construire une vie paisible, discrète et sans histoires, et y étais plutôt bien parvenu puisque le jour où, à l’occasion de ce mariage à Calcutta, le Sadagar refit surface dans ma vie sous les traits du Marchand d’Armes, il ne me vint jamais à l’esprit que la placidité réglée de mon existence puisse être, une fois encore, menacée.

— Es-tu sûr que tu ne trompes pas de nom ? demandai-je à Kanai avec une pointe d’arrogance. Tu as peut-être mal compris ?

Mais il confirma ses propos, précisant qu’il avait utilisé cette appellation de « Marchand d’Armes » à dessein.

— J’imagine que tu n’es pas sans savoir, poursuivit-il de son ton supérieur qui m’exaspérait, que ce personnage de Marchand apparaît dans notre folklore sous beaucoup de noms différents. Certaines versions sont liées à des lieux précis, et je soupçonne la légende de Bonduki Sadagar d’en faire partie. Une sorte de variante locale.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que cette légende est attachée à un sanctuaire – un dhaam – des Sundarbans.

— Les Sundarbans ?

L’idée qu’une forêt de mangroves infestée de tigres puisse abriter un sanctuaire me paraissait tellement saugrenue que j’éclatai de rire.

— Dis-moi pourquoi quelqu’un irait bâtir un dhaam dans une zone de marais ?

— Peut-être, répliqua-t-il, impassible, parce que tout marchand souhaitant quitter le Bengale par voie maritime sera forcément passé par les Sundarbans. On ne peut atteindre la mer autrement. Les Sundarbans constituent une zone frontière où commerce et sauvagerie se regardent droit dans les yeux. C’est exactement le lieu où se joue la guerre entre profit et nature. Quel meilleur endroit qu’une forêt grouillante de serpents pour bâtir un sanctuaire dédié à Manasa Devi ?

— Mais est-ce que quelqu’un l’a déjà vu ?

— Je n’y suis jamais allé personnellement. Mais ma tante Nilima, si.

— Ta tante ? Nilima Bose ?

— Elle-même. C’est elle qui m’a parlé de Bonduki Sadagar et de ce dhaam. Comme elle a entendu dire que tu étais à Calcutta, elle m’a chargé de te faire savoir qu’elle serait heureuse que tu ailles lui rendre visite. Elle a presque quatre-vingt-dix ans et ne se lève plus. Mais elle n’a rien perdu de sa vivacité d’esprit. Elle veut te parler du sanctuaire : elle pense qu’il pourrait t’intéresser.

— Je ne sais pas si j’aurai le temps…, hésitai-je. Je dois repartir à New York très bientôt.

— Comme tu veux, fit-il en haussant les épaules.

Il sortit un stylo pour écrire un nom et un numéro de téléphone sur une carte qu’il me tendit.

J’y jetai un œil, pensant y lire le nom de sa tante, mais je me trompais.

— Piya Roy ? Qui est-ce ? demandai-je.

— Une amie bengalie-américaine, qui enseigne quelque part dans l’Oregon. Elle passe l’hiver ici, comme toi, et elle séjourne en général chez ma tante. Elle y est en ce moment. Elle organisera tout si tu décides d’y aller. Appelle-la. Je crois que tu ne le regretteras pas. Piya est une fille intéressante.

 

Ainsi associée à la tante de Kanai, cette histoire jusque-là plutôt improbable acquérait un nouveau statut. Impossible de ne pas prendre au sérieux une histoire transmise par Nilima Bose : courtisée par les hommes politiques, vénérée par les âmes charitables, soutenue par les mécènes et célébrée par la presse, c’était une figure jouissant d’une crédibilité totale.

Née à Calcutta dans une riche dynastie d’avocats, Nilima avait défié les siens en épousant un instituteur sans le sou. Cela s’était passé au début des années 1950. Après leur mariage, Nilima et son époux s’étaient installés à Lusibari, petite ville en lisière des Sundarbans. Quelques années après, elle avait fondé une communauté de femmes, devenue depuis le Badabon Trust, une des organisations caritatives indiennes les plus connues. Ce trust administrait à présent un vaste réseau d’hôpitaux, d’écoles, de cliniques et d’ateliers gratuits.

Les dernières années, je m’étais tenu informé des activités de Nilima à travers un tchat réservé aux membres de la famille élargie. J’étais encore adolescent quand j’avais eu l’occasion de la croiser lors de réunions familiales. Ces rencontres remontaient à un passé tellement lointain que je fus surpris – mais aussi tout à fait flatté – d’apprendre que Nilima se souvenait de moi. Dans ces circonstances, il me semblait impoli de ne pas composer le numéro que Kanai m’avait donné.

Quand j’appelai le lendemain matin, une personne avec un fort accent américain me répondit. Piya attendait visiblement mon coup de fil.

— Bonjour ! Vous devez être monsieur Datta ? lança-t-elle en préambule.

— Oui, c’est ça. Mais appelez-moi Deen. C’est le diminutif de Dinanath.

— Moi, c’est Piya – diminutif de Piyali, répondit-elle d’une voix tout à la fois sèche et cordiale. Kanai nous a dit que vous appelleriez sans doute. Nilima-di aimerait que vous passiez la voir. Pensez-vous pouvoir venir lui rendre visite ?

Quelque chose dans sa voix – un mélange de franchise et de sérieux – m’intriguait. Me souvenant des mots de Kanai – « Piya est une fille intéressante » –, j’eus soudainement envie d’en savoir plus sur elle. Les excuses que j’avais préparées se volatilisèrent.

— J’aimerais beaucoup. Mais dans ce cas, je dois passer sans tarder car je repars aux États-Unis dans deux jours.

— Attendez, je vais voir avec Nilima-di.

Elle revint au bout de quelques minutes.

— Pourriez-vous passer ce matin ?

Les projets que j’avais pour la matinée me parurent tout à coup insignifiants.

— Bien sûr. Je peux être là dans une heure si cela vous convient.

 

L’adresse que Piya m’avait donnée était celle de la maison familiale de Nilima à Ballygunge Place, un des quartiers les plus huppés de Kolkata. Je n’y étais pas retourné depuis des années mais j’avais gardé un souvenir assez précis du lieu à la suite de mes anciennes visites en compagnie de mes parents.

En descendant du taxi Ola que j’avais pris jusqu’à Ballygunge Place, je constatai que la vieille maison avait disparu ; comme beaucoup de majestueuses demeures de Calcutta, elle avait été démolie puis remplacée par un immeuble moderne suffisamment vaste pour accueillir tous ceux qui pouvaient prétendre à une part de l’ancienne propriété.

Étonnamment, le nouvel édifice avait du caractère. L’ascenseur qui me mena jusqu’à l’étage de Nilima était manifestement passé entre les mains d’un designer, de même que toutes les portes du couloir. Seule celle de Nilima faisait exception : aucune déco particulière, juste une plaque indiquant « NILIMA BOSE, BADABON TRUST».

Je sonnai et la porte s’ouvrit sur une femme petite et mince, aux cheveux courts et aux tempes grisonnantes. Ses vêtements – jean et tee-shirt – accentuaient son allure de jeune garçon. Tout en elle semblait fin et gracile hormis ses yeux, qui étaient grands et le paraissaient d’autant plus que sa peau foncée et soyeuse en faisait ressortir le blanc. Elle ne portait ni maquillage ni accessoire. Seul un petit trou sur une de ses narines suggérait qu’elle avait un jour arboré un bijou de nez.

— Bonjour, Deen, me dit-elle en me serrant la main. Je suis Piya. Entre, Nilima-di t’attend.

Une fois à l’intérieur, je découvris que l’appartement était divisé en deux parties : on entrait dans une première pièce où l’association avait établi ses bureaux et où brillaient des écrans d’ordinateurs. Une dizaine de jeunes gens concentrés, hommes et femmes, y travaillaient ; ils daignèrent à peine nous jeter un coup d’œil quand nous traversâmes la pièce pour atteindre la partie de l’appartement où vivait Nilima.

Piya ouvrit une porte et me fit entrer dans une pièce ordonnée et lumineuse. Couchée sur un lit qui avait l’air confortable, Nilima était calée contre quelques coussins, un drap remonté jusqu’à la taille. Elle qui avait toujours été minuscule semblait avoir encore rapetissé avec les années. Son visage en revanche était tel que je me le rappelais – même rondeur, mêmes fossettes, mêmes lunettes cerclées de fer, et je reconnus jusqu’à l’étincelle dans son regard.

Piya me trouva une chaise qu’elle rapprocha du lit.

— Bon, maintenant, je vous laisse tranquilles, dit-elle en serrant affectueusement la main de la vieille dame. Nilima-di, ne vous fatiguez pas !

— Ne t’inquiète pas, ma chérie, lui répondit Nilima en anglais.

C’est promis !

Elle fit un sourire affectueux en regardant Piya sortir de la pièce.

— Cette fille est tellement gentille, dit-elle en bangla cette fois. Et elle a un sacré caractère. Je ne sais pas ce que je ferais sans elle.

Je remarquai que le bangla de Nilima avait acquis les intonations rugueuses d’un dialecte rural, probablement celui des Sundarbans. Son anglais, par contraste, avait conservé les syllabes arrondies de l’éducation aristocratique qu’elle avait reçue.

— C’est Piya qui dirige le trust à présent, poursuivit-elle. Quelle chance on a eue de la voir débarquer aux Sundarbans !

— Elle y passe beaucoup de temps ?

— Oh, oui ! C’est là qu’elle passe l’essentiel de son temps quand elle vient en Inde.

Nilima m’expliqua que Piya s’était d’abord rendue aux Sundarbans pour ses travaux de recherche en biologie marine. Nilima l’avait hébergée et aidée dans son travail et, au fil des ans, l’implication de Piya auprès du trust n’avait cessé de croître.

— Elle passe toutes ses vacances avec nous. Été comme hiver, elle vient dès qu’elle le peut.

— Ah bon ? m’étonnai-je en m’efforçant de ne pas trop trahir mon intérêt. Elle n’a donc pas de famille ?

Nilima me jeta un regard amusé.

— Elle n’est pas mariée si c’est ce que tu cherches à savoir.

Je baissai les yeux et tentai de prendre un air dégagé.

— Ceci dit, Piya a d’une certaine façon une famille, ajouta-t-elle. Elle a adopté la femme et le fils d’un villageois des Sundarbans qui est mort alors qu’il travaillait pour elle comme assistant. Piya a fait tout ce qu’elle a pu pour aider sa femme, Moyna, à élever le gamin.

Elle se reprit.

— Enfin, elle a essayé du moins…

Elle soupira et secoua la tête comme pour se rappeler pourquoi elle m’avait fait venir.

— Trêve de digressions ! Je sais que tu n’as pas beaucoup de temps.

À vrai dire, je brûlais tellement d’envie d’en apprendre davantage sur Piya que les digressions à son sujet ne m’auraient pas gêné le moins du monde. Mais puisqu’il m’était impossible de l’avouer, je plongeai la main dans la poche de ma veste pour en extraire un petit magnétophone, que j’emporte généralement quand je pars à la recherche d’antiquités.

— Tu veux enregistrer notre conversation ? demanda Nilima, surprise.

— C’est juste une habitude. Je ne peux m’empêcher de prendre des notes et d’enregistrer. Ne faites pas attention à ce gadget. Ça n’a aucune importance.

 

Nilima se souvenait exactement du jour où elle avait entendu parler pour la première fois du Marchand d’Armes. Elle avait consigné cette date dans un registre de comptabilité portant l’étiquette « Fonds d’aide, cyclone 1970 », qu’elle avait récemment fait ressortir des archives du Badabon Trust. Elle l’ouvrit, le feuilleta et me montra la page en haut de laquelle étaient inscrits, en alphabet bangla, les mots suivants : Bonduki Sadagarer dhaam (« Sanctuaire du Marchand d’Armes »). En dessous figurait une date : 20 novembre 1970.

Huit jours auparavant, le 12 novembre 1970 plus précisément, un cyclone de catégorie 4 s’était abattu sur le delta du Bengale, ravageant la province indienne du Bengale-Occidental ainsi que l’État qu’on appelait alors le Pakistan oriental (et qui allait devenir, un an plus tard, un nouveau pays, le Bangladesh). À cette époque-là, on ne nommait pas encore les tempêtes qui éclataient dans cette région, mais le cyclone de 1970 serait par la suite désigné comme le cyclone de Bhola.

En termes de vies humaines, le cyclone de Bhola fut la plus grande catastrophe naturelle du XXe siècle. On estime à trois cent mille au moins le nombre de victimes alors que la réalité avoisine plus certainement le demi-million. Le Pakistan oriental, où couvaient depuis longtemps des tensions politiques, fut le plus durement touché. La réaction tardive du Pakistan occidental à ce désastre fut un des éléments déclencheurs de la guerre d’indépendance qui devait mener à la création du Bangladesh.

Du côté du Bengale-Occidental, le cyclone s’abattit de plein fouet sur les Sundarbans. Lusibari, l’île où vivaient Nilima et son mari, fut ravagée : l’onde de tempête emporta littéralement une grosse partie de l’île, ses habitations et tout le reste.

Et pourtant, les dégâts à déplorer sur Lusibari n’étaient rien comparés à ce qu’avaient vécu les îles habitées situées plus au sud, ce que Nilima n’apprit que plusieurs jours après. Elle en fut informée par un jeune pêcheur de son entourage, un certain Horen Naskar, qui avait pu constater par lui-même l’étendue des dégâts lors d’une sortie en mer.

Le témoignage d’Horen avait poussé Nilima à constituer une équipe de volontaires afin de collecter et distribuer des biens et des denrées de première nécessité. À bord d’un bateau de location piloté par Horen, Nilima et son équipe avaient acheminé cette aide d’urgence vers quelques villages côtiers.

Chaque expédition leur avait réservé son lot d’atrocités : hameaux entiers engloutis par l’onde de tempête, arbres dépouillés de tout leur feuillage, corps flottants à demi dévorés par des animaux, villages dont la population avait été quasiment décimée. L’arrivée de réfugiés du Pakistan oriental aggravait encore la situation. Cela faisait des mois que des gens traversaient la frontière en direction de l’Inde pour fuir l’instabilité politique de leur région ; ce flux régulier virait à présent à l’exode, augmentant drastiquement le nombre d’affamés dans une zone souffrant déjà d’une pénurie alimentaire extrême.

Un matin, Horen avait dirigé le bateau vers la zone des Sundarbans où le fleuve Raimangal sert de frontière entre les deux pays. Nilima évitait habituellement cette portion du fleuve, connue pour ses contrebandiers et ses puissants courants qui faisaient souvent dériver les bateaux de l’autre côté de la frontière.

Après qu’Horen fut parvenu, non sans mal, à maintenir le bateau du côté indien, ils avaient fini par atteindre un banc de sable où se dressait, quelques jours auparavant encore, un village : il ne restait plus rien de ce hameau, hormis quelques piquets tordus. Toutes les maisons, sans exception, avaient été balayées par la vague qui avait suivi le cyclone.

Apercevant quelques personnes sur la berge, Nilima avait demandé à Horen de s’arrêter. L’état des lieux laissait présager que la plupart des habitants avaient été tués ou blessés, mais quand Nilima avait posé la question, elle avait eu la surprise d’apprendre que tel n’était pas le cas. Personne dans ce petit hameau ne portait la moindre trace de blessure. Tous avaient même réussi à sauver leurs biens et à mettre de côté de la nourriture.

À quoi convenait-il d’attribuer la bonne fortune de ce village ?

Nilima avait été stupéfaite d’apprendre des habitants que ce miracle était l’œuvre de la déesse des serpents, Manasa Devi, qui, disaient-ils, protégeait un sanctuaire voisin.

Peu avant l’arrivée du cyclone, alors que le ciel s’obscurcissait, la cloche du sanctuaire s’était mise à sonner. Les villageois s’étaient précipités vers le temple, emportant le plus de denrées et d’affaires possible. Non seulement les murs et le toit du sanctuaire les avaient protégés pendant la catastrophe, mais cette protection avait duré puisque le sanctuaire leur avait ensuite fourni, grâce à son puits, de l’eau douce et potable, ressource rare aux Sundarbans.

Lorsque Nilima avait exprimé le désir de visiter le sanctuaire, les villageois l’y avaient conduite. L’édifice se situait à bonne distance du banc de sable, sur une petite butte au centre d’une clairière sablonneuse, entourée d’une mangrove touffue.

Nilima ne se souvenait que vaguement de la structure du bâtiment – des centaines de personnes grouillaient aux abords du lieu parmi des monceaux d’affaires. Elle se souvenait d’un ensemble de murs hauts et d’un toit bombé évoquant un bateau retourné : cette architecture lui avait rappelé les célèbres temples de Bishnupur.

Nilima avait demandé à parler au gardien du lieu ou, tout du moins, à la personne qui l’entretenait. Au bout d’un moment, un musulman d’une cinquantaine d’années à la barbe poivre et sel, coiffé d’un kufi blanc, était sorti du temple. Nilima avait appris que c’était un majhi, c’est-à-dire un batelier, originaire de l’autre rive du fleuve Raimangal. Il avait travaillé dans sa jeunesse pour les gens qui s’occupaient alors du sanctuaire – une famille de gayans hindous, sorte de rhapsodes qui avaient perpétué le panchali, ce poème épique racontant la légende du sanctuaire, en le transmettant oralement de génération en génération. Les années passant, la famille s’était progressivement éteinte et l’ultime survivant avait émis le souhait qu’après sa mort, ce soit le batelier qui veille sur le temple. Cela remontait à de nombreuses années, une décennie avant la partition du sous-continent indien en 1947. Le batelier s’occupait du sanctuaire depuis tout ce temps. C’était devenu sa maison, il y vivait avec sa femme et son fils.

Nilima lui avait demandé s’il n’était pas étrange pour un musulman d’avoir la charge d’un sanctuaire associé à une déesse hindoue. Le batelier lui avait répondu que tous ici vénéraient le dhaam, quelle que soit leur religion : les hindous croyaient que Manasa Devi en était la gardienne tandis que les musulmans le considéraient comme un lieu peuplé de djinns et protégé par un pir, un saint musulman, du nom d’Ilyas.

Mais qui avait construit le sanctuaire, et à quelle époque ?

Le batelier avait répondu avec réticence. Il ne connaissait pas bien la légende, assurait-il, et ne se souvenait que de bribes du poème. N’y avait-il donc aucune trace écrite de ce texte ? s’était enquise Nilima. Non, avait répondu le batelier, car le Marchand d’Armes lui-même avait expressément souhaité que le poème ne soit jamais transcrit mais seulement transmis de bouche à oreille. Malheureusement, le batelier n’avait jamais mémorisé le poème dans son entier, il n’en connaissait que quelques vers.

Devant l’insistance de son interlocutrice, il avait fini par en réciter deux dont les mots étaient restés gravés dans la mémoire de Nilima, peut-être parce qu’ils lui rappelaient le nonsense, genre qu’elle affectionnait tout particulièrement.

Kolkataey tokhon na chhilo lok na makan
Banglar patani tokhon nagar-e-jahan

Calcutta en ce temps-là n’avait ni habitants ni habitations
Le grand port du Bengale était une ville-du-monde

Nilima me regarda furtivement et eut un petit rire gêné, comme si elle avait honte d’attirer mon attention sur un bout de texte absurde.

— Ça ne veut pas dire grand-chose, hein ? me dit-elle.

— Pas pour l’instant. Mais poursuivez.

Nilima avait continué d’interroger le batelier dont la réticence n’avait fait que croître : il prétendait ne rien savoir tout en répétant, dans le même temps, que la plupart des gens ne comprenaient rien à cette légende. À force d’insister, Nilima avait fini par lui soutirer les grandes lignes de l’histoire. Celle-ci ressemblait beaucoup à celle de Chand le Marchand.

On racontait que, tout comme Chand, le Marchand d’Armes était un riche commerçant qui avait provoqué la colère de Manasa Devi en refusant de devenir son disciple. Attaqué par des serpents, poursuivi par des sécheresses, des famines, des tempêtes et toutes sortes d’autres calamités, il avait pris la mer pour fuir l’ire de la déesse et s’était finalement réfugié en un lieu n’abritant pas de serpents : « l’île aux Armes » ou Bonduk-dwip.

Nilima s’interrompit pour me demander si j’en avais déjà entendu parler.

— Non, jamais, répondis-je en secouant la tête. Ce doit être un de ces territoires imaginaires qui abondent dans les contes populaires.

Elle acquiesça, ajoutant que d’autres lieux similaires étaient mentionnés dans la légende mais qu’elle en avait oublié le nom.

Cependant, même sur cette « île aux Armes », le Marchand n’avait pu échapper à Manasa Devi. Elle avait surgi un jour des pages d’un livre, l’avertissant qu’elle avait des yeux partout. Le soir même, il avait tenté de se cacher dans une pièce aux murs d’acier mais elle l’avait poursuivi jusque-là : une minuscule créature venimeuse s’était faufilée par une fente pour venir le mordre. Ayant survécu de justesse à cette morsure, le Marchand avait fui l’île aux Armes à bord d’un bateau mais, en pleine mer, il avait été de nouveau capturé, par des pirates cette fois. Après l’avoir enfermé dans un cachot, ceux-ci avaient décidé d’aller le vendre sur Shikol-dwip ou l’« île aux Chaînes », et Manasa Devi lui était de nouveau apparue lors de ce trajet. Elle lui avait alors promis que s’il devenait son disciple et lui construisait un sanctuaire au Bengale, elle lui rendrait sa liberté et ferait de lui un homme riche.

Le Marchand avait fini par céder, promettant qu’il lui construirait un temple à la condition qu’elle l’aide à retourner sur sa terre natale. Elle l’avait donc libéré avant d’orchestrer un miracle : le vaisseau avait été attaqué par toutes sortes de créatures, surgies de la mer et du ciel, et tandis que les pirates étaient occupés à les repousser, les prisonniers avaient réussi à prendre le contrôle du navire et à s’emparer des richesses de leurs ravisseurs. Grâce à sa part de butin, le Marchand avait pu rentrer chez lui, concluant en chemin quelques affaires fort profitables. Il rentrait au Bengale, doté d’une telle fortune et auréolé d’une telle réputation qu’on lui avait attribué le titre de Bonduki Sadagar, Marchand d’Armes. Voilà d’où le sanctuaire tirait son nom.

 

— C’est là l’essentiel de l’histoire, conclut Nilima dans un haussement d’épaules. Quand j’ai fait remarquer au batelier que tout cela n’avait ni queue ni tête, il n’a pas eu l’air surpris. « Je vous avais prévenue…, m’a-t-il dit. La légende est pleine de secrets. Si on n’en connaît pas la clé, on ne comprend rien. » Avant d’ajouter : « Mais peut-être qu’un jour, quand le temps sera venu, quelqu’un en saisira le sens… S’ouvrira alors un monde que nous sommes incapables de percevoir aujourd’hui. Qui sait ? »

Nilima eut un petit sourire contrit.

— Pour une raison que je ne m’explique pas, cette histoire m’a fait forte impression : elle me hantait, je voulais en savoir davantage. Mais j’avais toujours tellement d’autres choses à faire qu’elle a fini par me sortir de la tête – jusqu’à l’autre jour, où je lisais un article sur le grand cyclone de 1970 et où, brusquement, tout m’est revenu.

— Mais ce fut là votre seule visite au temple ?

— Oui. La seule fois où j’y suis vraiment allée. Je l’ai revu une fois par la suite, mais de loin car je n’avais pas le temps de m’y arrêter. C’était il y a une dizaine d’années. Je pense que ce dhaam existe encore, mais pour combien de temps ? La mer grignote en permanence les îles des Sundarbans ; elles sont en train de disparaître sous nos yeux. C’est pourquoi je me dis qu’on devrait, d’une façon ou d’une autre, garder une trace de son existence ; je peux me tromper mais ce temple est peut-être un monument historique important.

— Avez-vous tenté de contacter le Service archéologique ? suggérai-je, soucieux d’être de bon conseil.

— Je leur ai écrit une fois mais ils n’ont pas manifesté le moindre intérêt.

Elle me regarda et sourit, faisant réapparaître ses fossettes.

— Alors, j’ai pensé à toi.

— À moi ? Mais pourquoi moi ? m’exclamai-je avec stupeur.

— Tu te passionnes pour les antiquités, non ?

— Certes. Mais des antiquités d’un autre genre. Essentiellement des vieux livres et des vieux manuscrits. Je me rends souvent dans des bibliothèques, des musées, d’anciens palais, ce genre d’endroits. Mais je n’ai jamais fait un truc pareil.

— J’entends bien, mais ça ne te dirait pas d’aller là-bas, juste pour voir ?

Je m’abstins de décliner cette proposition sur-le-champ pour la seule raison que je ne souhaitais pas paraître impoli. À ce moment-là, une visite de ce temple me semblait parfaitement inenvisageable : je devais repartir à New York à la fin de la semaine, mon agenda pour les jours suivants était bien rempli et, surtout, je n’avais aucune attirance pour les marécages et la mangrove.

Je tentai de m’en tirer en marmonnant une excuse.

— Je ne sais pas si j’aurai le temps… J’ai un avion à prendre, je rentre chez moi…

Or Nilima n’était pas du genre à laisser tomber facilement.

— Ça ne serait pas long, insista-t-elle. Tu pourrais faire l’aller-retour dans la journée. Je serais ravie d’organiser cette sortie pour toi.

Je cherchais une manière polie de refuser quand Piya réapparut. Nilima s’empressa de l’enrôler.

— Piya, dis-lui, toi, qu’une visite au temple ne prendra pas beaucoup de temps. Il a peur de rater son avion pour les États-Unis.

Se tournant vers moi, Piya m’interrogea sur mon vol.

— Ne t’inquiète pas, tu seras rentré bien avant, me rassura-t-elle quand je lui eus donné toutes les informations.

— Tu en es sûre ?

— On ne peut plus sûre. J’aurais aimé pouvoir t’accompagner, s’excusa-t-elle. Malheureusement, je dois me rendre à une conférence à Bhubaneswar et je ne serai de retour que la semaine prochaine. Mais si tu décides d’y aller, je veillerai à ce qu’on s’occupe bien de toi.

Son sourire m’incita à revoir ma position.

— Je vais y réfléchir.

Après avoir rassemblé mes affaires, je pris congé de Nilima. Piya me précéda dans une pièce attenante où elle me présenta une femme aux sourcils épais et aux airs de matrone, qui portait une tenue d’infirmière, un sari bleu et blanc.

— Je te présente Moyna Mondal, l’infirmière préférée de Nilima, m’annonça Piya avant de prendre la femme par l’épaule et de la serrer dans ses bras. Moyna et moi faisons partie de la même famille ; on est comme deux sœurs à présent. Si tu décides d’y aller, elle s’occupera de tout. Inutile de t’en faire : ce sera rapide et facile.

Elle avait un ton si encourageant que je fus tenté d’accepter.

Quelque chose me retint cependant.

— Je dois encore vérifier deux ou trois choses. Puis-je te donner ma réponse demain matin ?

— Bien sûr. Prends ton temps.

 

Amitav Ghosh, La Déesse & le Marchand, traduit de l’anglais (Inde) par Myriam Bellehigue, © Actes Sud, 2021.

En librairie le 1er septembre.

NDLR : Amitav Ghosh est l’invité des festivals La Manufacture d’idées (Hurigny, 25-29 août) et Le Livre sur les quais (Morges, 3-5 septembre).


Amitav Ghosh

Écrivain