Roman (extrait)

Les ouvertures

Écrivain

Le prochain roman d’Antonio Moresco, à découvrir chez Verdier dans la traduction de Laurent Lombard, est composé de trois parties : Scène du silence (dont nous donnons ici les premières pages), Scène de l’histoire, Scène de l’épreuve. Ou trois vies du narrateur – un séminariste voué au silence, un militant des années 1970 en meetings, un écrivain en devenir et son éditeur jamais là – pour dire une recherche existentielle, une vocation, à travers une matière narrative dense, mouvementée, étrange, quasi lynchienne. Ainsi poursuit-on notre série d’avant-premières de la rentrée étrangère.

Première partie
Scène du silence

1

Du sommeil au silence, du silence au sommeil

Moi au contraire je me trouvais à l’aise dans ce silence-là.

Nous réveillait avant l’aube une prière qui errait au long des dortoirs encore dans l’obscurité. Nombre de séminaristes restaient les yeux grands ouverts, la tête un peu soulevée sur l’oreiller, dans le léger vertige de passer soudain de l’état de sommeil à celui de silence. Je refermais les yeux un instant, comme pour revenir en arrière, du silence au sommeil, avant de les rouvrir dans la chambrée encore tout hébétée. Sous les couvertures, certains commençaient déjà à enfiler leur pantalon, moulinaient bras et jambes sans bruit, arquaient le dos en s’ingéniant à former un pont avec leur épine dorsale.

Je m’habillais à mon tour sous les couvertures, lentement. Je posais les pieds par terre, enfilais mes chaussettes, ouvrais le tiroir de la table de nuit en tôle puis la boîte de cirage où j’enfonçais la pointe de la brosse. Je glissais ensuite la main dans chaque chaussure et commençais à étaler la pâte, prolongeant l’opération à l’infini pour saisir le moment où le cirage s’étalait jusqu’à disparaître, perdait consistance, n’était plus que lumière lumineuse sans plus de couleur ni de matière.

Je faisais ça et d’autres jeux de l’éternité.

Serviette sur l’épaule, je gagnais la grande salle des lavabos, aussi longs que des abreuvoirs. Il était si tôt que, derrière les immenses fenêtres sans châssis de cette aile du nouveau bâtiment, le ciel était encore couleur de suie. À quelques pas de moi, j’apercevais un séminariste sourd-muet. Je ne détachais pas mon regard de l’étrange croûte gélatineuse et transparente qui surmontait sa tête. Son peigne mouillé y glissait sans la saccager et je la voyais s’ouvrir mollement et se refermer aussitôt, en restant intacte. Elle vibrait un peu quand il courait, à la récréation. Je tournais vivement la tête pour la regarder lorsque je passais à côté à toute allure. J’essayais de comprendre ce qui pouvait bien se cacher derrière la transparence absolue de ses lignes.

Je regagnais la chambrée, faisais mon lit en le bordant de part et d’autre, j’étendais ma serviette sur le chevet couleur aluminium et fixais le col blanc en celluloïd sur ma chemise sans col, prenant bien garde à toujours laisser de la marge sur le devant pour qu’il ne me bloque pas la pomme d’Adam au moment de déglutir. Puis je passais tête et bras dans la soutane à travers un petit entrebâillement de boutons défaits à l’avance. Je finissais de la fermer, un bouton après l’autre, jusqu’à mes chaussures luisantes.

En descendant vers l’église, il fallait marcher un peu dos au mur car, sur le squelette en ciment de l’escalier, les dalles en marbre des marches n’étaient pas encore posées, et il n’y avait pas non plus de rambarde. Nous entrions en silence dans l’église, une grande salle simple avec deux rangées de prie-Dieu et une petite coulisse derrière l’autel qui isolait une zone faisant fonction de sacristie. Tandis que les autres séminaristes prenaient place sur les prie-Dieu, je franchissais tête basse la coulisse où le père prieur m’attendait depuis un certain temps pour revêtir son habit.

J’enfilais mon surplis avant de commencer à vêtir le prêtre qui, entre-temps, avait endossé l’amict et priait en silence du bout des lèvres. Je nouais son cordon et son manipule, prenant garde à ne pas trop les serrer ni à les laisser trop lâches pour qu’ils ne se défassent pas ni ne tombent par terre pendant la prière introductive au pied de l’autel. Le père prieur baisait l’un après l’autre les parements, juste avant que je ne les lui pose sur le corps en me déplaçant autour de lui, les yeux baissés. Il ajustait les deux extrémités de l’étole sous le cordon, s’assurait de la solidité des nœuds que mes doigts avaient faits sur sa personne. La chasuble était déjà largement déployée sur un meuble bas. Le père prieur accélérait quelque peu sa prière, toujours du bout des lèvres, tandis qu’il l’enfilait en la passant par la tête. Nous sortions de la coulisse en effectuant un virage près des degrés de l’autel. De nombreux yeux nous fixaient attentivement depuis les prie-Dieu. Mais, l’instant d’après, ils ne pouvaient voir de moi que ma nuque rasée au pied de l’autel, les oreilles bien décollées de la tête, comme celles d’un jeune animal.

J’observais à mon tour, de derrière, la tête du père prieur. Elle était comme sciée verticalement en deux et grossièrement rajustée, à cause d’un vieil accident qui avait repoussé en arrière et décalé vers le haut une de ses moitiés. Elle apparaissait à tel point différente selon qu’on la regardait de la droite ou de la gauche, que j’avais donné un nom à chacun des deux hémisphères dont elle semblait composée. J’avais appelé la première « paléolithique », l’autre « syncopée ».

J’allais ensuite prendre le missel sur un des côtés de l’autel, près de la tête paléolithique, je descendais les degrés, faisais une génuflexion avant de remonter et je restais toujours un peu étonné de me retrouver, quelques instants plus tard, près de l’autre tête à l’autre bout de la table sacrée.

Puis, dans le silence, s’opérait la transsubstantiation. La grande hostie, tout juste brisée, finissait dans la bouche du père prieur, ouverte de façon peu naturelle pour compenser l’asymétrie de ses parties. Je le suivais avec la patène, tandis que les autres se levaient de leur place et venaient s’aligner bouche bée sur le premier prie-Dieu. Je manipulais les tintinnabulantes burettes, faisais couler l’eau dans le calice à l’intérieur doré, un peu aveuglant, séparant le pouce et l’index du père prieur qui étaient restés collés l’un à l’autre depuis qu’ils avaient serré la grande hostie instantanément consacrée, comme sous l’effet d’une brûlure soudaine. Je le suivais du regard pendant qu’il essuyait énergiquement l’intérieur du calice avec le purificatoire, lorgnant une dernière fois dans le tabernacle encore béant, tout proche de mes yeux, avec ses parois rembourrées, capitonnées, pareilles à l’intérieur de certains poudriers délirants.

Nous quittions en silence l’église, le réfectoire, puis nous nous dispersions dans les lieux les plus cachés du parc ou du nouveau bâtiment afin de pouvoir méditer de manière plus recueillie. Nous choisissions l’endroit avec soin car il était toujours possible d’être débusqués dans un coin au charme incomparable, sous le regard de tous et pourtant encore jamais découvert par personne. Quelqu’un pouvait alors vouloir s’en emparer dès la sortie du réfectoire, accélérant le pas sans montrer qu’il l’accélérait, et s’y rendre le premier avec son petit bréviaire déjà entièrement ouvert, les signets en tissu bariolé déjà hors des pages et agités par le vent.

J’allais m’asseoir un moment sur le petit escarpement, là où les travaux des maçons autour des fondations de la nouvelle aile encore en construction avaient laissé des cailloux ronds qui pulsaient dans la main, quand l’intensité de la méditation me rendait absent au point de les oublier pendant un laps de temps incalculable.

Les repas du midi et du soir se déroulaient en silence, le reste du temps, nous le passions également en silence, dans l’église. L’obscurité revenait. Avant de remonter dans les dortoirs, nous flânions encore un moment le long de la balustrade en marbre, face au décor de la ville sans fin, en contrebas, dans la plaine, ou bien sous les tilleuls pour la méditation du soir. Chercher un endroit dans le noir devenait alors encore plus risqué parce qu’il pouvait toujours arriver qu’on se mette à un emplacement déjà occupé par un autre sans qu’il nous voie, ou bien qu’on en atteigne un qu’on pensait inconnu de tous, et l’arpenter les yeux fermés sans s’apercevoir qu’on s’était trouvé tout ce temps en compagnie de quelqu’un d’autre absolument invisible dans la nuit. Ou alors qu’on fasse de longs détours de diversion avec l’intention d’arriver par un accès inattendu à l’ancienne piscine asséchée à l’orée des tilleuls, pour ensuite voir affleurer au tout dernier moment, dans la pénombre épaisse, la tête du premier préfet des études qui priait dans le fond. Et des endroits secrètement désirés pouvaient rester déserts pendant une heure inégalable juste parce qu’une pile de briques creuses, laissées là par les maçons, avait été confondue, par quelqu’un ou par plusieurs, avec une silhouette immobile et dressée dans le noir, si concentrée qu’elle laissait le vent traverser toute sa personne en sifflant.

Derrière la balustrade en marbre, la ville scintillait au bout de la plaine. Ses lumières semblaient venir de profondeurs sous-marines. Nous remontions dans le dortoir après une halte à l’église pour le Noctem quietam. Je défaisais d’un seul geste bien ajusté un grand nombre des boutons de ma soutane et je regagnais les abreuvoirs. Tout en me lavant les mains avec la savonnette, je regardais un moment par la grande fenêtre sans châssis le ciel lumineux et désert, comme si les étoiles s’étaient dissoutes dans un immense espace acide. Je retournais dans la chambrée où beaucoup étaient déjà au lit, occupés à enlever leur pantalon et à enfiler leur pyjama sous les couvertures. La lumière centrale avait été éteinte, mais j’étais encore en mesure de deviner, dans la rangée des lits en face, la tête du séminariste sourd-muet, grâce aux petites lumières qui me paraissaient être toujours allumées à l’intérieur de sa croûte molle, comme dans la maquette d’une ville future hérissée de gratte-ciel en verre, d’aéroports. J’étendais ma soutane au pied du lit, je me changeais à mon tour sous les couvertures. Les lumières de l’autre dortoir s’éteignaient aussi, de même que celles du couloir. Je m’arrêtais à mi-chemin entre le silence et le sommeil. Je fermais les yeux, les rouvrais et j’avais l’impression de me rendormir quand je les rouvrais ou de me réveiller alors que, au contraire, je les refermais. Je scrutais encore un long moment la petite lumière magmatique allumée sous une image sacrée à l’opposé de la chambrée. Elle pulsait imperceptiblement, dans un effet de flou.

Je fermais à nouveau les yeux, les rouvrais dans le léger vertige de passer une dernière fois du sommeil au silence, du silence au sommeil.

 

2

L’ homme aux lunettes

Le matin du dernier jour des exercices spirituels, alors que je marchais dans une partie reculée de la cour, derrière un angle du vieux bâtiment, je crus apercevoir par deux fois un homme grand, avec des lunettes, qui déambulait de l’autre côté de la grille d’entrée.

Il s’éloignait un peu, comme s’il feignait de se promener sans but par là. Mais, au bout de quelques minutes, sa tête réapparaissait derrière la grille, regardait à l’intérieur pendant un instant, apeurée semblait-il. L’air était si limpide et chargé d’oxygène que j’avais à tout moment l’impression de défaillir, et l’homme lui-même s’agrippait de ses mains à deux barreaux de la grille, comme pour ne pas s’effondrer d’un coup quand il respirait.

Je tournai encore une fois à l’angle du nouveau bâtiment, et j’allai vers la grande salle au rez-de-chaussée. Assis au fond, derrière une table, le père prieur avait à côté de lui un autre prêtre de la congrégation, un missionnaire. Ce dernier dirigeait une méditation sur « l’état d’attente », en conclusion des exercices spirituels. Au gré du temps qui passait, j’avais l’impression que le père prieur observait parfois le premier préfet des études, surnommé le Félin. Le missionnaire avait à présent terminé, et sur ses paroles se concluaient aussi les exercices spirituels. Dans la salle, un fort brouhaha s’était soudain levé. Sortant de ma rangée avec les autres, et passant tout près de la table, j’entendis que le père prieur parlait fébrilement avec le Félin.

— Il est encore dehors ? c’est ce que je compris qu’il lui demandait.

Le Félin acquiesça d’un signe nerveux de la tête.

Dans la cour et sous les tilleuls s’étaient formés des groupes de séminaristes. Leurs voix étaient encore mal posées, après la longue période de silence. Derrière la grille, il y avait désormais une petite cohue de parents qui attendaient d’entrer, car la fin des exercices spirituels coïncidait cette année-là avec le jour des visites. Le Félin courait de temps à autre vers les barreaux de la grille, disait quelque chose et revenait aussitôt sous les tilleuls, où le père prieur l’attendait avec impatience, le visage cramoisi.

— Qu’est-ce qu’il veut ? demanda-t-il au Félin, tandis que je me tenais à l’écart, juste à côté, faisant bien attention à ne pas trop m’approcher mais à ne pas non plus être trop détaché du groupe le plus proche, afin qu’on ne comprenne pas que je n’avais pas recommencé à parler comme tous les autres.

— Il veut entrer ! lui répondit le Félin. Le père prieur baissa ses deux têtes.

Certains des séminaristes, entre-temps, reconnaissant leurs parents derrière la grille, agitaient la main en signe de salut. En réponse, arrivaient de petits cris prolongés, aquatiques.

— Qu’est-ce que je dois faire ? demanda le Félin, s’approchant à nouveau du père prieur, de retour de la grille qui fourmillait maintenant de parents.

Le père prieur secoua ses deux têtes, il ne semblait pas en mesure de donner une réponse.

— Ouvre la grille ! finit-il par dire. On ne peut plus les laisser à l’extérieur !

— Mais s’il essayait d’entrer en se mêlant aux familles ? demanda le Félin.

Le père prieur écarta les bras, sans rien ajouter.

Le Félin se dirigea vers la grille. Sa soutane voletait autour de ses chaussures. Il devait avoir une expression inimaginable de dos car, au fur et à mesure qu’il s’approchait, les parents se taisaient et baissaient presque la tête.

La grille s’ouvrit complètement. Lorsque tous les parents furent entrés, le père prieur releva un instant toute la masse de ses têtes, et ses deux visages parurent se détendre. Toujours planté près de la grille, le Félin jeta lui aussi un rapide regard circulaire, se penchant pour mieux voir à l’extérieur, étonné qu’il n’y ait plus personne.

Le père prieur alla saluer les familles. Maints petits groupes s’étaient déjà isolés sous les tilleuls, tous serrés comme en un seul bloc. Certains séminaristes essayaient sur le fond de la piscine les patins à roulettes tout neufs qu’ils venaient de recevoir en cadeau. On ne voyait que leurs têtes qui filaient au-dessus du rebord.

Le père prieur avait pris le Félin par le bras. Il marchait en conversant avec lui, les yeux mi-clos, soulagé.

 

Il n’était pas difficile, en faisant une moue infiniment calculée, et en offrant un bonbon à la menthe longtemps gardé en réserve dans la poche, d’inciter ceux qui voulaient parler avec moi à lever le siège juste quand le moment semblait être venu que je capitule. Encore plus décisives étaient ces plaquettes de chewing-gum enveloppées dans leur papier argenté, que je pouvais toujours donner comme ça, sans qu’il ait rien demandé, à quelqu’un qui me parlait depuis au moins dix minutes, avant de le voir s’éloigner en mâchouillant sur la toile de fond du ball-trap de l’autre côté de la vallée. D’autres séminaristes venaient vers moi, se mettaient à discuter tout de go. Puis, au bout d’un moment, ils s’en allaient tranquillement, sans se rendre compte ni même soupçonner le moins du monde que pendant tout le temps de leur discussion avec moi, je n’avais prononcé un traître mot. Je pouvais tout aussi bien éviter de les entendre et de les écouter, en me plaçant sous un certain angle et pas nécessairement à des distances si grandes qu’elles puissent éveiller le doute chez l’interlocuteur. Il suffisait pour cela que je me place à l’endroit exact où la parole finit, et où l’air s’arrête.

Pendant le service de la messe, lorsqu’il fallait répondre de manière liturgique au prêtre, il m’était toujours possible de trouver le moyen de faire croire aux autres qu’ils avaient entendu ma réponse sans pour autant avoir dû la prononcer, et sans créer chez les auditeurs le soupçon que le servant était resté en silence pendant toute la durée de la messe.

De l’autre côté des grandes fenêtres, le ciel reculait un peu, comme il arrive toujours le matin de bonne heure quand on le regarde à travers une vitre et que l’obscurité de la nuit tout juste écoulée n’a pu laisser filtrer complètement la première manifestation de la lumière.

Au début des repas du midi et du soir, lorsque c’était à moi de lire les Psaumes au réfectoire, avant que le père prieur ne mette fin à la règle du silence d’un simple signe de la main, je pouvais lire des passages entiers à haute voix sans proférer un seul mot, et me lancer dans ce type de lecture au point de créer une dépendance si grande qu’elle retardait au maximum et rendait presque impossible l’interruption de ma lecture.

J’écoutais ensuite le lecteur, le visage au-dessus de mon écuelle fumante, tandis que tout le réfectoire se taisait. Dans un des coins, il y avait un tour en bois, à travers lequel les sœurs passaient les assiettes de nourriture. Il fallait murmurer quelques mots d’avertissement dans son ouverture, avant de le faire pivoter sur lui-même et de le renvoyer vide de l’autre côté. Et même dans ce cas-là, lorsque c’était à moi de servir à table, je parvenais à parler sans émettre le moindre son. J’actionnais le tour tout à fait silencieusement. À l’intérieur, quand l’ouverture se mettait à pivoter vers le réfectoire, je réussissais à distinguer, dans un infime rai de lumière qui courait au long d’un des bords, la main féminine qui, à l’autre bout, s’appliquait à disposer symétriquement les assiettes, en équilibre les unes sur les autres. Sur la peau noire et luisante de cette main ressortaient des ongles plus clairs, car la sœur à qui ils appartenaient venait d’un pays lointain et s’était convertie en fréquentant une mission de là-bas.

La sœur non plus ne parlait pas, mais, en faisant tourner le passe-plat de cent quatre-vingts degrés, elle émettait un étrange bruit guttural, indéchiffrable, qui ne semblait pas humain.

Personne donc ne s’était encore rendu compte que je ne parlais plus.

 

— Rien à faire, il est encore là !

— Qu’est-ce qu’il veut ?

— Entrer… comme toujours !

Le père prieur avait rougi brutalement. Ses deux têtes étaient devenues quasiment violettes.

Je les voyais du rebord de la piscine asséchée où j’étais assis. J’avais lacé aux pieds mes patins à roulettes, sans pour autant me lever, et m’étais mis à regarder les autres séminaristes patiner sur le fond de la piscine. Ils exécutaient un petit salto pour se déplacer du bassin le moins profond au plus profond. Le Félin s’était à nouveau éloigné. Je défis mes patins, me dirigeai vers une partie différente de la cour, derrière le coin du vieux bâtiment.

L’homme aux lunettes était encore là. Il tournicotait derrière la grille d’un air indifférent, mais il observait de temps en temps l’encoignure du nouveau bâtiment, qui était presque entièrement caché par l’ancien, comme pour essayer d’imaginer à partir de là sa forme générale.

En passant sur un bastaing placé par les maçons, j’entrai dans le nouveau bâtiment et gagnai le dortoir vide. Les lits avaient été refaits. On sentait le parfum des draps propres et chacun avait, au pied, son ballot de linge de corps, signe que les sœurs étaient venues pendant que nous étions dans la salle d’étude.

Je sortis de la chambrée, allai dans la pièce des abreuvoirs. Là, devant l’une des grandes fenêtres sans châssis, je réussis à regarder pendant un moment des carrés et des rectangles aveuglants disséminés tout au long des collines. C’étaient des bâches en plastique jetées sur des petits bouts de jardins, qui réverbéraient le soleil en tous sens. En regardant vers la partie de la clôture que je parvenais à discerner, je vis avec stupeur que le Félin et l’homme aux lunettes se parlaient de part et d’autre de la grille toujours fermée. L’homme aux lunettes secouait légèrement la tête, tandis que le Félin s’était approché encore davantage de lui, son front presque encastré entre deux barreaux, et il lui parlait sans discontinuer.

Et encore, avant de descendre au réfectoire pour le dîner, en passant près de l’encoignure du vieux bâtiment, je vis que l’homme aux lunettes était toujours derrière la grille. En face de lui, il y avait maintenant le père prieur avec le Félin. Cette fois, c’est l’homme aux lunettes qui parlait, et c’est le père prieur qui secouait ses têtes, comme pour le faire taire.

Puis l’homme aux lunettes disparut pendant un moment. L’air était devenu encore plus limpide, plus chaud. Un parfum s’exhalait qui semblait naître de nulle part. Du temps s’était écoulé et j’avais vu deux autres fois la main noire aux ongles plus clairs dans le tour du réfectoire. La règle estivale de la sieste postprandiale avait débuté. Je restais éveillé un long moment dans le dortoir immobile plongé dans la pénombre, entre les reflets d’aluminium des tables de chevet et des têtes de lits alignées en une double rangée, sous mon drap cartonneux et odorant. Quelques lits plus loin, le Félin, silencieux et inerte, dormait ou donnait l’impression de dormir, les genoux asymétriquement relevés sous le drap qui se tendait aux endroits les plus éloignés et les plus impensables, comme si en dessous il n’y avait pas un homme mais un rouet, ou quelque autre machine complexe. Dans la rangée d’en face, un peu décalée, reposait la tête du séminariste sourd-muet, légèrement emperlée de sueur. Je me soulevais de mon oreiller pour vérifier si sous l’effet de la forte chaleur sa croûte ne fondait pas, à l’intérieur de laquelle depuis un certain temps les petites lumières s’allumaient beaucoup plus tardivement, maintenant que le ciel restait lumineux jusqu’au moment où nous remontions au dortoir pour la nuit.

Un de ces jours-là, descendant avec les autres à l’église après la sieste, j’eus un instant d’hébétude en voyant que l’homme aux lunettes était paisiblement agenouillé à l’une des dernières places et promenait son regard autour de lui tout émerveillé, tandis que quelques rangées plus loin, le père prieur était lui aussi agenouillé, ses deux têtes entre les mains.

Pendant les oraisons, je me retournais parfois pour observer l’homme aux lunettes. Je le surprenais le nez en l’air et les yeux grands ouverts, alors qu’il fixait du regard un ornement sacré sur l’autel, le fil du lustre ou la nuque rasée d’un séminariste en prière. Il tournait un feuillet du petit missel qu’il avait trouvé sur le prie-Dieu, décollait les pages aux endroits les moins utilisés et encore crépitants, où la dorure était restée intacte, passait ses doigts dessus, l’inclinait un peu d’un côté pour que la lumière la fasse briller. Il scrutait attentivement les mains dans les rangées voisines, puis de nouveau les illustrations des fêtes dans le missel, les images pieuses qu’il trouvait parfois entre les pages. Il se perdait dans la contemplation de la flamme d’un cierge sur l’autel, dont le reflet se dilatait peu à peu sur ses pupilles. Il effleurait des doigts un coin du prie-Dieu, penchait la tête par-dessus l’accoudoir et la retirait aussitôt, brusquement, comme s’il craignait de culbuter en avant.

Même à la sortie de l’église le père prieur n’avait pas abandonné son expression contrariée, cependant que le vicaire, qui s’était montré un moment à la porte pendant les oraisons, tournait en rond sous les tilleuls, mâchoires serrées.

L’homme aux lunettes les suivit l’un et l’autre dans le vieux bâtiment, où ils restèrent deux ou trois heures. Entre-temps, au milieu de la cour, un groupe s’était formé autour du Félin. Tous étaient impatients de savoir qui était l’homme aux lunettes. Je me plaçais à une distance étudiée, un millimètre avant que l’air de ses mots ne se dissipe et je me mis moi aussi à écouter. Mais le Félin avait certainement dû le comprendre parce qu’il se déplaçait de quelques centimètres, m’obligeant à avancer d’un petit pas pour entendre, ou alors il se limitait à porter sa tête légèrement en arrière pour avoir la confirmation que j’essayais bien d’écouter. Lorsqu’il me surprenait en train de faire avec la tête le même et imperceptible mouvement vers l’avant, j’avais l’impression que son visage osseux souriait.

Puis je le vis s’éloigner. Il rejoignit à son tour le vieux bâtiment. Le rassemblement commença peu à peu à se déliter, de petits groupes divaguaient en se recomposant de façon toujours différente sous les tilleuls. En flânant ici et là, j’appris que l’homme aux lunettes était un ancien séminariste qui s’était défroqué la veille de son ordination. Ce n’était pas la première fois qu’il essayait de revenir. Il se présentait à plusieurs années d’intervalle, demandait à vivre quelque temps au séminaire, puis il repartait.

Même durant le repas du soir, au réfectoire, quand finalement il nous rejoignit, l’homme aux lunettes observait la moindre chose d’un air hagard. On l’avait mis là où se terminait l’un des segments de la tablée, à côté de celui, moins long, où le père prieur et le vicaire avaient pris place. Il se distinguait des séminaristes assis à sa gauche par ses vêtements civils, sa différence d’âge et son aspect incroyablement négligé. Il scrutait le tour qui continuait à pivoter chargé d’assiettes et tendait l’oreille pour essayer de comprendre ce qui se murmurait dans son ouverture. Ou bien il ne détachait pas le regard de la toile cirée à carreaux qui recouvrait les tables, et touchait les punaises qui la maintenaient repliée sous chaque coin. Parfois, j’avais l’impression qu’il disparaissait derrière le nuage de fumée qui s’élevait de son écuelle de soupe, qu’il stimulait et amplifiait en soufflant dedans à des endroits bien précis. Puis son visage réapparaissait avec netteté, concentré dans l’examen d’une fourchette. Je le surprenais aussi en train de considérer le vin déjà versé dans son verre, ou les grosses bouteilles d’eau alignées toujours aux mêmes endroits de la tablée. D’analyser et de sentir le dé de confiture posé sur la deuxième assiette. De soulever une des deux rondelles de saucisson disposées près d’une poignée de chicorée hachée menu, qu’il oubliait tout à coup tant il était attentif à écouter les Psaumes lus dans le plus grand silence. La tranche de saucisson tombait alors par mégarde dans son écuelle encore fumante, les petits ronds blancs du gras se détachaient dans la soupe chaude. Il s’empressait de repêcher avec deux doigts dans le potage la tranche humide, la soulevait pour la porter à ses lèvres et, ce faisant, il me semblait qu’il nous regardait tous pendant un instant à travers les petits cercles d’air qui s’y étaient formés.

Puis le père prieur interrompit le silence d’un geste brusque de la main et tout le monde se mit à bavarder. Dans le brouhaha, l’homme aux lunettes avait rougi d’un coup. Le vicaire fixait des yeux un point du plafond. Personne ne parlait avec l’homme aux lunettes. Même le séminariste assis à côté de lui avait éloigné sa chaise. Toute sa rangée apparaissait désormais un peu plus écrasée et comprimée que les autres, et toutes les têtes légèrement penchées d’un côté, jusqu’au bout.

À la sortie du réfectoire, je vis que l’homme aux lunettes marchait seul également. Il effleurait de la paume de sa main le haut de la balustrade en marbre, sans détacher son regard de la ville qui brillait déjà, infinie, au fond de la plaine.

Mais, une fois arrivé au coin du vieux bâtiment, le père prieur, le visage sérieux, l’appela d’un geste. Je les voyais discuter avec agitation, et l’homme aux lunettes s’était remis à secouer la tête. En passant près de lui, je crus comprendre qu’il refusait de dormir dans la chambre des invités qui lui avait été préparée dans le vieux bâtiment, et qu’il exigeait une place dans le dortoir, avec les autres.

À présent, certains séminaristes se couraient après sous les tilleuls, j’apercevais leurs soutanes voleter. D’autres devisaient près de la pile de briques creuses que les lucioles parcouraient de part en part. Après les oraisons du soir, alors que je regagnais en silence les dortoirs, je vis que l’homme aux lunettes montait sans mot dire avec nous. Il paraissait incroyablement ému. Il serrait dans sa main une petite valise souple à double poignée. Lorsqu’il fut tout en haut de l’escalier, l’Autre préfet l’invita à le suivre pour le conduire vers sa chambrée. Mais, au bout d’une dizaine de minutes, tandis que j’enlevais ma soutane à côté de mon lit, je le vis entrer inopinément dans la nôtre.

— Il dit qu’il veut être ici ! murmura l’Autre préfet au Félin.

Il y eut une discussion quelque peu animée, à voix basse.

Puis le Félin se dirigea vers le fond de la chambrée, où se trouvaient deux lits encore inoccupés. Il en indiqua un à l’homme aux lunettes qui s’assit dessus avec un sourire. Il installa la valise sur ses genoux, fit coulisser avec émotion la fermeture à glissière. Quelques instants après, il posa au bout du lit son pyjama et deux très grandes serviettes de toilette. En même temps il observait les autres lits, pour s’assurer de l’endroit exact où il devait les placer. Puis je vis qu’il ouvrait avec une émotion encore plus forte le tiroir de la table de chevet en tôle. Il s’immobilisa et le regarda un moment avant d’y ranger son rasoir et ses lames, une savonnette et un tube de dentifrice neuf. Il le referma avec soin, en écoutant son grincement dans la chambrée silencieuse. Il se dirigea ensuite avec les autres vers la salle des abreuvoirs. Je voyais de loin qu’il se lavait les dents sans brosse, après avoir pressé un peu de pâte dentifrice sur l’extrémité d’un de ses doigts.

Il revint dans la chambrée, entra lentement sous les couvertures. Tandis que, là-dessous, il ôtait son pantalon et enfilait son pyjama, il gardait la tête bien décollée de l’oreiller pour voir comment les autres faisaient. Puis la grande lumière s’éteignit. Seule resta la petite lumière magmatique contre le mur. Mais c’était suffisant pour que je réussisse à voir que l’homme, la tête maintenant posée sur son oreiller, se souriait à lui-même dans la pénombre.

 

3

Temps d’Avent

Le lendemain matin, alors que j’étais de dos au pied de l’autel, je sentais son regard sur ma nuque, sur les tendons de mon cou. Il ne cessait de me scruter par-derrière. Je pouvais le voir lorsque, portant le missel, je montais et descendais les degrés de l’autel devant tous les autres séminaristes penchés sur leurs prie-Dieu.

Au moment de la communion, il n’essaya même pas de se lever de sa place. Je l’apercevais tandis que, tourné vers les bancs, je suivais le prêtre en tenant la patène dans une main.

Tout au long de la journée, dans la cour ou dans la salle d’étude, je surprenais par moments les trajectoires ébahies de ses regards. Le père prieur et le vicaire paraissaient encore infiniment contrariés, ils évitaient carrément de le regarder. Mais déjà le lendemain soir, alors que j’étais assis, patins aux pieds, je vis que le père prieur l’avait pris par le poignet et se promenait avec lui sous les tilleuls. De temps en temps, j’attrapais quelques phrases quand ils passaient près de moi.

— J’aimerais réussir à m’engager encore une fois sur ce même chemin…, entendis-je l’homme aux lunettes murmurer dans un effort, et parvenir de nouveau à ce point, précisément…

Il s’éloigna derechef, leurs voix se perdirent encore.

— … et voir si à partir de ce point le parcours est toujours le même…, arrivai-je à saisir ensuite lors d’un de leurs passages.

Le père prieur lui serrait le poignet plus fort, le regardant dans le demi-jour avec son visage paléolithique.

Et je les vis encore, peu avant de monter aux dortoirs, devant la balustrade en marbre. La soirée était extrêmement limpide et un vent léger portait leurs paroles jusqu’à moi.

— C’était un soir comme celui-ci…, racontait l’homme aux lunettes. Je regardais exactement comme maintenant je le fais la ville éclairée tout au bout de la plaine. J’avais touché la balustrade de la main. Au même moment, j’avais senti en moi quelque chose d’énorme se propager. « Voilà ! je me suis dit immédiatement, à présent tout est accompli, dorénavant il n’y aura que l’horrible répétition ! »

Le vicaire avait précipitamment quitté le séminaire. On avait appris qu’il serait absent plusieurs jours. Il devait recueillir offrandes et donations auprès de particuliers, et prêcher dans quelques églises, en bas, dans la ville.

 

« Est-ce que Dieu peut être traversé par les sons ? » me demandais-je.

Je serrais si fortement un caillou, et depuis si longtemps, que je le sentais distinctement pulser dans ma main.

« Lorsqu’il n’y avait pas encore de son, ni d’oreille pour l’entendre, avant que le tout premier et imperceptible mouvement ne produise du son, avant que la toute première gouttelette d’eau à peine formée, inaudible, depuis toujours pensée, ne tombe d’une voûte souterraine sur un miroir d’eau primordiale, et ne déclenche le chaos… »

Du ball-trap provenait l’écho de quelques coups de fusil. Je les visualisais sans peine dans le ciel, lorsque j’étais assis, patins aux pieds, sur le bord de l’escarpement. J’imaginais les plateaux qui volaient en éclats dans l’espace. Je n’avais aucun mal à distinguer la diversité de chacun des tirs, tout comme les différentes dévastations qui se produisaient dans le ciel au gré des saisons. L’été, ils se décomposaient lentement. L’hiver, ils gelaient presque sur le coup. Au printemps, on aurait dit des petits clous de plâtre qui lacéraient la fine membrane, pareille à celle du foie, qui recouvre le ciel.

Par l’une des grandes fenêtres, j’apercevais l’intérieur désert de l’église. Les sœurs y étaient certainement venues parce que les prie-Dieu luisaient de cire. Assis sur l’un des bancs les plus éloignés, le Bienfaiteur était seul, mains sur les genoux, plongé dans la contemplation des nouvelles nappes et des nouveaux ornements qui recouvraient l’autel.

La récréation devait déjà être terminée car je ne percevais plus l’air déplacé par les soutanes qui se poursuivaient d’un point à l’autre de la cour. Je me levai et défis mes patins. Puis je jetai loin le caillou que je serrais encore dans mon poing, pour qu’il ne me le réduise pas en miettes.

 

C’était déjà le temps de l’Avent. J’avais revu à deux reprises la main noire et luisante dans le tour du réfectoire. Les offices étaient de plus en plus solennels dans le vaste espace de l’église. Il était tombé, canoniquement, un peu de neige, et beaucoup organisaient des batailles acharnées dans la cour, se pourchassant en pull de laine noire ou en parka enfilée vite fait par-dessus les soutanes pour se protéger du froid.

L’homme aux lunettes tournicotait dans la cour, le visage rougi, ses verres un peu givrés sur les côtés. Ils restaient embués un bon moment, dans la tiédeur du réfectoire. Sur la tête du séminariste sourd-muet, la croûte gélatineuse se durcissait et gelait toujours plus. Ses cheveux rejetés en arrière étaient figés, de façon irréelle, comme dans un bloc de cristal. Le climat devait être à la fête en bas, dans la ville, car ses lumières scintillaient vivement tout au bout de la plaine. On eût dit qu’elles se propageaient en s’élargissant toutes ensemble et, sans doute à cause de mes pupilles que l’air glacé de la nuit rendait vitreuses, j’avais parfois l’impression que leur intensité croissait et décroissait continuellement dans des zones pourtant très distantes les unes des autres, qu’elle palpitait de manière concentrique depuis les segments les plus brillants des rues du centre jusqu’aux lointaines banlieues qui se fragmentaient et puis reformaient, un peu plus loin, des sortes de galaxies inattendues. Elles semblaient s’éteindre et, l’instant d’après, leur intensité augmentait à nouveau, comme si la membrane de verre qui les recouvrait avait sauté.

En ces jours-là, les lumières paraissaient également filtrer, avec une plus forte intensité, depuis les fermes isolées, éparpillées sur les collines. S’allumaient des zones à moitié cachées dans une dépression où l’on n’avait jamais soupçonné l’existence de la moindre maison. D’un hameau juste au-dessous de notre colline s’élevaient subitement, en ces après-midi de fête, des chants animés et gaillards, en conclusion de quelque ripaille collective. Ils irradiaient de plus belle, traversant les murs et les fenêtres scellées par le froid, jusqu’à ce que des voix ivres montent soudain d’un ton. On distinguait alors, parmi les autres, des voix plus stridentes et plus aiguës, clairement féminines.

Je frissonnai un peu en m’éloignant de l’escarpement. J’évitai d’un rien une boule de neige violemment lancée depuis un endroit inattendu. Je la voyais déflagrer et aussitôt s’aplatir sur le mur poreux du vieux bâtiment. Ses fragments y restaient collés très longtemps. Ils brillaient, tout gelés, lorsque le soleil les éclairait, telles des bouteilles explosées.

L’homme aux lunettes persistait à ne pas s’approcher des sacrements. Pendant la communion, il restait à genoux à sa place, tête baissée. Cependant, je le surprenais quelquefois à lever les yeux vers le défilé des bouches grandes ouvertes qui se relayaient sur le prie-Dieu de Communion. Il suivait du regard ceux qui retournaient se mettre à genoux dans leur rangée et remuaient un peu les joues pour augmenter la salivation. Il oubliait presque toujours qu’il devait nettoyer ses verres qui, parfois, devenaient opaques, impénétrables. On y devinait des fragments de cils, des taches claires, des mouchetures de tomate qui avaient giclé de son assiette quand, au réfectoire, encore un peu troublé, il plongeait sa fourchette dans la sauce. Il pouvait aussi m’arriver, quand je passais près de lui à certaines heures de l’après-midi ou du soir, de sentir, venant de sa bouche, une répugnante odeur de tabac. Dans la cour, pendant la récréation, certains avançaient même à bas bruit l’hypothèse qu’avec le temps, il serait devenu athée.

L’avant-veille de Noël, nous nous rassemblâmes tous, pour la tonte, dans la grande salle au rez-de-chaussée du nouveau bâtiment. Le sol était tout recouvert d’un lassis de cheveux fraîchement coupés, tandis que l’Autre préfet, aidé par deux assistants, maniait la tondeuse, allant et venant de haut en bas sur les nuques de ceux qui se succédaient sur les trois chaises placées au centre de la salle. Il s’arrêtait, parfois, pour se reposer la main ou pour enlever de petites mèches coincées entre les dents de la machine. Les unes après les autres, les têtes apparaissaient dans leur nudité, pleines de petites zones dévastées. La tondeuse arrachait les cheveux sans trêve, se coinçait, restait accrochée aux têtes même quand le coiffeur retirait un instant la main. Trois nouveaux séminaristes allaient prendre place sur les chaises, pendant que ceux qui venaient d’être tondus se levaient, rougissant subitement, leurs traits tout à coup différents, agrandis de façon excessive.

Quand vint mon tour, je m’installai sur la chaise près du Félin à qui l’Autre préfet avait déjà commencé à tondre la nuque et la partie basse des tempes. Je le regardais du coin de l’œil. Il me paraissait tendu et attentif à chaque mouvement de la tondeuse, à en oublier presque de respirer. L’Autre préfet lui tenait la tête bien droite, avec trois doigts rayonnant au sommet de son crâne. Visage baissé, menton contre la poitrine, j’observais mes cheveux tomber sur mes genoux et sur le sol recouvert des cheveux des autres, que le piétinement des nombreux pieds regroupait en pelotes. Parfois de vives discussions s’élevaient au moment de remettre les cols romains, ôtés avant la tonte et alignés sur le radiateur, à l’endroit le moins brûlant pour qu’ils ne fondent pas. Il arrivait toujours que certains ne prennent pas le bon lorsque la coupe était terminée. S’ensuivait alors un rapide mouvement de dépose et de repose des cols, sans même que soit enfilé sous la collerette de la soutane le plastron aux bords dentelés attenant aux cols qui pendait sur le devant, et de virulentes chamailleries naissaient, surtout quand le col disputé était encore neuf et parfaitement blanc, alors que celui qui n’était pas reconnu pour sien était déjà jauni aux extrémités et tout effrangé.

Soudain, sans que rien en apparence se soit produit, je vis que le Félin avait rougi. Il se tenait raide et absolument immobile tout en regardant fixement le sol avec une grande intensité, comme s’il y voyait reflété le visage de l’Autre préfet penché au-dessus de son dos. Il serrait les dents et les veines de son cou s’étaient mises à saillir. Elles pulsaient dans l’échancrure de sa soutane défaite et sans le col blanc. L’Autre préfet avait la tête inclinée, tandis qu’il raccourcissait davantage la minuscule mèche lui retombant sur le front. Il souriait pour lui-même, mais comme si une veine avait explosé dans son cerveau. Je les regardais l’un et l’autre, tout contracté sur ma chaise, mes bras prêts à s’élancer devant moi pour me défendre. Le Félin avait tourné la tête d’un côté. L’Autre préfet tenait fermement les ciseaux. Ses yeux continuaient à sourire, on eût dit qu’ils allaient devenir aveugles.

Le reste de la journée s’écoula, glaciale, en suspens. Il y avait beaucoup d’animation du côté de l’économat. Le Bienfaiteur y était entré à plusieurs reprises avec de grands cartons dont on savait qu’ils étaient pleins de barres de nougat. Le vicaire répétait à l’harmonium des morceaux de musique sacrée, en vue de la messe de Noël.

Mais ce même soir, alors que nous entrions dans l’église pour le Noctem quietam et que nous nous pressions en silence dans l’embrasure de la porte, je crus voir qu’un bras du Félin avait surgi à l’improviste dans la cohue, attrapant une joue de l’Autre préfet et la tordant presque à la faire saigner.

Mes yeux étaient bien ouverts, mais le geste avait été d’une telle rapidité que j’eus l’impression de l’avoir simplement imaginé. Pourtant le Félin avait encore la main contractée, crochue, tandis qu’il franchissait la porte de l’église, et l’Autre préfet avait le visage en feu.

Dans l’église, pendant les oraisons, je les regardais quequefois. Il me semblait qu’ils tremblaient tous les deux sur leur prie-Dieu, et qu’ils ne tenaient pas leurs mains jointes et bien dépliées, mais que leurs doigts étaient emmêlés et pendaient en avant, comme si d’un moment à l’autre ils allaient tomber.

Nous sortîmes sans parler de l’église, nous acheminant en file indienne le long de l’escalier dont les marches étaient toujours dépourvues de dalles et sans rambarde. Mais, une fois parvenus presque en haut, je vis distinctement et de près que l’Autre préfet avait harponné par-derrière le Félin par le bout de mèche qui lui restait, lequel continuait à monter, la tête renversée et les yeux rivés vers le plafond. Il gardait les dents serrées, sa mâchoire se déportait un peu à l’extérieur sous l’effet de la tension, alors que bon nombre de séminaristes échangeaient des regards sans souffler mot, car l’heure du silence avait déjà commencé.

Lorsque nous fûmes tout en haut, et alors que nous passions l’angle de la cloison qui séparait les deux dortoirs, le Félin se tourna brusquement et plaqua l’Autre préfet contre le mur. Il le frappa deux ou trois fois au niveau des côtes, sans ouvrir les yeux, pendant que l’Autre préfet essayait de lui immobiliser le poignet de ses deux mains pour atténuer la violence des coups.

Ils se séparèrent.

Il semblait que chacun s’était dirigé vers sa propre chambrée. Or, l’instant d’après, l’Autre préfet se relança avec un petit cri sur le Félin. Je ne sais grâce à quel geste il parvint à attraper ce dernier, mais je le vis pivoter sur lui-même et porter aussitôt une main à son visage. Ils s’éjectèrent l’un de l’autre, comme deux roues lorsqu’elles se frôlent en tournant à une vitesse vertigineuse.

Puis chacun entra dans son dortoir.

Je m’approchai de mon lit, ôtai mon col romain, défis une bonne moitié des boutons de ma soutane d’un seul geste, sans difficulté, parce que les boutonnières bâillaient un peu désormais. Je gagnai ensuite les abreuvoirs. Beaucoup avaient déjà fini de se laver et s’en retournaient à leur chambrée, serviette sur l’épaule et porte-savon à la main. Je revenais à mon tour au dortoir. Je n’étais qu’à quelques pas de la porte mais je sentais que mes jambes tremblaient. À l’intérieur, c’était un vacarme d’objets renversés. Des lits, violemment heurtés, devaient se déplacer çà et là, raclant le carrelage de leurs pieds.

Je passai la tête.

Le Félin et l’Autre préfet luttaient corps à corps par terre. Ils se frappaient dans un silence absolu. Parfaitement visibles jusque dans l’air, de grosses larmes jaillissaient de leurs yeux, tel du verre brisé. Ils avaient toujours sur eux leurs soutanes, qui voltigeaient quand ils roulaient et se retournaient. Ils se prenaient dans les pieds des tables de chevet, les renversaient dans un grand raffut de tôle, tandis que les tiroirs glissaient et tombaient, provoquant l’éjection de mille petits objets tintinnabulants.

Un grand cercle s’était formé autour d’eux, parce que les séminaristes de l’autre chambrée étaient accourus eux aussi. Je ne saurais dire combien de temps s’écoula avant qu’un séminariste ne parvienne à s’arracher de sa position. Dans un sanglot, il sortit en courant de la pièce. Je l’entendais dévaler l’escalier aux marches sans dalles, émettant un son ininterrompu, léger, qu’il me semblait ne jamais avoir entendu auparavant.

Au bout de quelques minutes, le père prieur fit irruption au pas de course dans le dortoir.

Sa soutane n’était pas complètement boutonnée et il ne portait pas le col romain, signe que dans sa chambre du vieux bâtiment il se préparait déjà pour la nuit. Il s’arrêta un moment tout près des deux préfets qui n’avaient pas cessé de se battre, même s’ils le regardaient tous deux depuis le sol, visages en feu.

L’instant d’après, je le vis se pencher sur eux. Il les frappait l’un et l’autre en pleine figure d’un large revers de la main. Pour accomplir ce geste, il était obligé de pivoter si rapidement que ses deux têtes paraissaient échanger leur place : la paléolithique prenait celle de la syncopée et vice versa. Ce qui n’empêchait pas l’Autre préfet et le Félin non seulement de continuer à se cogner mais de le faire plus furieusement encore, depuis que le père prieur était entré dans le dortoir, comme si ses coups avaient eu pour effet d’accélérer les leurs.

Dans un ultime effort, le père prieur réussit à les soulever tous les deux et à les remettre debout. Ils étaient l’un en face de l’autre, ramassés sur eux-mêmes. Le père prieur les attrapa chacun par un bras et les traîna vers la porte.

Ils quittèrent ainsi la chambrée.

Quelqu’un avait dû s’occuper d’éteindre la grande lumière, car, à présent, le dortoir était dans la pénombre. Les lits et les tables de chevet avaient retrouvé leur emplacement. Nous nous glissâmes en silence sous les couvertures, commençant là-dessous à agiter violemment nos bras et nos jambes pour nous déshabiller. J’entrevoyais à peine la forme de l’homme aux lunettes qui était tourné vers le mur. Je n’arrivais pas à trouver le sommeil. J’avais l’impression d’entendre de temps en temps des éclats de voix provenir, atténués, du vieux bâtiment. Du coin d’où je regardais, je pouvais voir, à quelques lits de distance, le niveau de l’eau bénite dans une petite Vierge en plastique transparent posée sur une table de nuit. L’eau atteignait jusqu’à la rainure de la bouche, le reste du visage et de la petite tête étaient au sec. Peut-être m’étais-je déjà endormi et réveillé deux ou trois fois d’un sommeil léger quand, ouvrant les yeux, je vis la silhouette du Félin entrer en silence dans le dortoir.

C’était le cœur de la nuit, tout le monde dormait. Je n’avais même pas besoin de me tourner pour réussir à voir, et je me trouvais sans doute dans un endroit de la chambrée qui ne permettait pas de savoir si mes yeux étaient ouverts ou bien fermés. Le Félin enleva sa soutane avec des mouvements très lents, ôta ses chaussures, les posa sous sa table de chevet, entra sous les couvertures et commença à se déshabiller, avec une telle lenteur que j’eus le temps de m’endormir et de me réveiller plusieurs fois.

Le lendemain matin, un peu avant la messe, tandis que je me lavais aux abreuvoirs avec les autres, en regardant dehors par une des grandes fenêtres sans châssis, je vis que le père prieur était déjà debout et qu’il allait et venait dans la cour en compagnie des deux préfets. Il marchait entre eux et les enlaçait en serrant leur tête contre sa poitrine. Il me semblait qu’il parlait à voix basse, avec sérénité, et qu’il regardait chacun avec un visage différent.

 

Antonio Moresco, Les Ouvertures. Jeux de l’Éternité, traduction de l’italien par Laurent Lombard, © Éditions Verdier, 2021.

En librairie le 9 septembre.

 


Antonio Moresco

Écrivain