Nouvelles

Récits avec figures

Écrivain

Des textes d’Antonio Tabucchi, tout n’était pas encore traduit. Paraît en cette rentrée chez Gallimard le dernier ouvrage qu’il a publié en Italie avant sa mort : un recueil de variations composées à partir de tableaux, photos, dessins, qui y sont reproduits. « Si l’image est venue provoquer l’écriture, l’écriture à son tour a conduit ces images ailleurs, dans cet ailleurs hypothétique que l’artiste n’a pas peint », écrit l’auteur en ouverture. Nous donnons ici, dans une traduction de Bernard Comment, deux récits, deux belles histoires sereinement mélancoliques qui ont « attrapé le Ce-qui-se-voit » pour vaguer ailleurs. À partir, pour la première, de Carte postale de Florence du peintre italien Tullio Pericoli, et, pour la seconde, de Tempo (série Meridiano) et La digue de fermeture de Zuiderzee de l’artiste portugais José Barrias.

Meilleures salutations

 

Qui sait à qui il allait écrire les cartes postales. Il y réfléchit et se demanda s’il n’était pas opportun de faire une liste, parce qu’ensuite on arrive sur place et on oublie. Il prit un bout de papier dans le tiroir du bureau, s’assit et commença d’écrire des noms et des adresses. Il alluma une cigarette. Il écrivait un nom, y réfléchissait, tirait une bouffée de fumée et écrivait un autre nom. Quand il eut fini il recopia les noms dans un agenda et déchira le bout de papier. Il plaça l’agenda sur les chemises, dans la valise encore ouverte. Il regarda autour de lui, parcourut toute la pièce des yeux comme s’il cherchait quelque chose qu’il pouvait avoir oublié, parce que le voyage allait être long. Puis il se souvint des cartes postales qu’il avait achetées dans une galerie d’art et qu’il avait laissées sur un rayonnage de la bibliothèque. Il se mit à les regarder l’une après l’autre, pour voir si elles étaient en accord avec le voyage qu’il s’apprêtait à faire. Pas tellement, se dit-il, elles ne correspondent pas vraiment, quel sens a une carte des Marches, si je l’expédie d’Amérique du Sud. Mais il pensa ensuite que la beauté tenait aux timbres qu’il y mettrait, au Pérou par exemple il achèterait des timbres avec des perroquets, il y avait certainement des timbres avec des perroquets, dans ce pays, et aussi avec le visage de divinités précolombiennes, des masques souriants et indéchiffrables, tout en or et en émail, il avait vu autrefois une exposition au palais royal, il est probable que ces objets figuraient aussi sur les timbres. Et même, l’idée le divertit, étant donné que les banales cartes postales illustrées, celles pour les touristes, sont tellement moches, avec des couleurs toujours criardes, un peu fausses, et puis toutes pareilles, qu’elles viennent du Mexique ou d’Allemagne. De la sorte c’était beaucoup plus original : une carte où était écrit « d’Ascoli » et qui au contraire vient d’Oaxaca ou du Yucatán ou de Chapultepec (on disait ainsi ?) – des lieux avec ces noms, où il allait se rendre.

Où il aurait dû se rendre avec Isabel, si elle avait encore été là. Mais à présent Isabel n’était plus là, elle était partie avant. Pendant quinze ans ils avaient pensé à ce voyage, mais ce n’est pas un voyage qu’on pouvait faire ainsi, comme de rien, surtout pour deux personnes avec des professions comme les leurs. Il faut du temps, de la disponibilité et de l’argent, toutes choses qui faisaient défaut auparavant. À présent tout cela était réuni, mais Isabel n’était plus là. Il alla à son bureau, prit une photographie d’Isabel et la posa sur la valise, à côté de l’agenda et des cartes postales. C’était une photo où ils figuraient tous les deux dans les bras l’un de l’autre sur la place Saint-Marc à Venise, entourés d’un vol de pigeons et avec des visages souriants et un peu hébétés, comme quand on regarde fixement l’objectif. Étions-nous heureux ?, pensa-t-il. Et il lui vint en tête une phrase qu’Isabel lui avait susurrée sur le vaporetto, en lui serrant la main : « Pour le moment nous ne pouvons pas aller en Amérique du Sud, mais au moins nous sommes à Venise. »

Les photos disposées à l’horizontale sont drôles : lui et Isabel se trouvaient parmi les pigeons, avec Saint-Marc en dessous, et ils regardaient le plafond. Cela le gêna que les yeux de cette photo regardent le plafond, par conséquent il la redressa et dit : « Isabel, je t’emmène avec moi, ce voyage tu vas le faire aussi, nous irons dans plein d’endroits, le Mexique, la Colombie, le Pérou, et nous nous amuserons aussi à écrire des cartes postales, et je les signerai pour nous deux ; je mettrai aussi ton nom, ce sera exactement comme si tu étais avec moi, ou plutôt, tu seras avec moi, car tu le sais que je t’emporte toujours avec moi. »

Il récapitula brièvement les choses qu’il lui restait à faire ; les dernières choses, pensa-t-il avec la sensation de celui qui ne reviendra plus. Et alors, tout à coup, il eut la certitude qu’il ne reviendrait plus, qu’il ne remettrait plus les pieds dans cette maison où il avait passé presque toute sa vie en désirant se trouver dans des lieux exotiques aux noms mystérieux, comme Yucatán et Oaxaca. Il ferma le robinet de gaz, l’amenée principale de l’eau, éteignit les interrupteurs électriques, ferma les volets. En se penchant aux fenêtres il se rendit compte qu’il faisait une chaleur terrible. Bien sûr, c’était le quinze août. Et il pensa qu’il avait choisi le jour idéal pour s’en aller, un jour où tout le monde est en vacances à s’entasser sur les plages, tous loin, tous hors des villes, à se presser comme des fourmis pour conquérir un tout petit coin de sable.

Il était presque une heure, mais il n’avait pas faim. Pourtant il s’était levé à sept heures et n’avait pris qu’un café. Son train était seulement à quatorze heures trente, il avait tout le temps. Il choisit une carte postale dans le petit tas, une carte qui disait « Île de Robinson », et derrière il écrivit : Nous sommes à Timultopec, petite île où Robinson aurait pu faire naufrage, heureux comme jamais, bien à vous, Taddeo et Isabel. Il écrivit « Taddeo », un nom par lequel personne ne l’avait jamais appelé, mais c’était son nom de baptême, ça lui vint ainsi. Puis il réfléchit à qui ils allaient envoyer la carte. Mais il y avait du temps pour cela. Puis il en prit une autre, où l’on voyait des tours, et derrière il écrivit : Voici la chaîne du Machu Picchu, ici l’air est très pur, meilleures salutations, Taddeo et Isabel. Puis il en prit une toute bleue et écrivit derrière : Ce bleu est ce que nous sommes en train de vivre, un océan bleu, un ciel bleu, une vie bleue. Puis il en trouva une avec une église qui ressemblait à Santa Maria Novella et derrière il écrivit : Voici le baroque sud-américain, une copie de ce qu’il existe en Europe, mais plus nuancé, plus rêveur, baisers, Taddeo et Isabel.

Il se demanda s’il fallait appeler un taxi, ou s’il était préférable de prendre le bus. La gare était à trois arrêts seulement, et étant donné le jour il allait peut-être rester vingt bonnes minutes au téléphone pour avoir un taxi ; ce n’était pas vraiment un jour à taxi, on n’en voyait aucun en circulation. Et même, on ne voyait aucune automobile, la ville était complètement déserte. Il ferma la valise avec soin, en étendant un mouchoir sur la photographie et sur les cartes postales. Il regarda encore autour de lui. Il ferma les volets intérieurs, palpa sa poche arrière pour vérifier qu’il avait son portefeuille et parcourut le corridor jusqu’à l’entrée. Quand il fut sur le pas de porte il posa un instant la valise par terre et dit à haute voix : « Au revoir, maison, ou plutôt, adieu. »

Sous l’abri de l’arrêt d’autobus, à l’ombre, on n’était pas si mal, même si tout autour l’asphalte se liquéfiait en créant des flaques brillantes. Il y avait une très légère brise qui soulageait un tant soit peu. En revanche, quand il descendit devant la gare, il craignit de se sentir mal. Cela ne dura qu’un instant, la tête lui tournait ; c’était certainement en raison de la flambée de chaleur qui émanait des pierres et de la lumière éblouissante, une lumière sans ombres, car le soleil était au zénith. L’horloge de la gare indiquait quatorze heures. Le hall était désert. Un seul guichet était ouvert, il prit son billet et regarda autour de lui à la recherche d’un vendeur de journaux, mais le kiosque était fermé. Sa valise était légère, en fin de compte. Pour un voyage aussi long il n’avait emporté que le strict nécessaire, il achèterait le reste petit à petit, dans les pays qu’il allait visiter, en fonction des opportunités et de ses besoins. Il jeta un bref coup d’œil sur la salle d’attente de première classe, elle aussi déserte, s’y arrêta un instant, dans l’indécision, mais la chaleur était insupportable. Peut-être que le passage souterrain sera plus frais, se dit-il, ou l’abri du quai, au moins il y a un peu de vent. Il traversa le passage souterrain à pas lents, en se félicitant lui-même de la légèreté de sa valise, et monta les marches du quai numéro trois. Il était complètement désert. Ou plutôt, toute la gare était déserte, il n’y avait pas un seul voyageur. Sur un banc il vit un jeune garçon avec une caissette de glaces en bandoulière. Le jeune garçon le vit lui aussi, et avec fatigue, en replaçant mieux la caissette, il vint à sa rencontre. Quand il arriva assez près il lui demanda : « Vous voulez une glace, monsieur ? » Il répondit que non, c’était gentil ; et le jeune garçon enleva son chapeau blanc en essuyant la sueur sur son front.

« Aujourd’hui j’aurais mieux fait de ne pas venir », dit-il.

« Tu n’as rien vendu ? »

« Trois cornets et une cassata, aux voyageurs du train de treize heures. Mais à présent, à l’exception de votre train, plus aucun autre ne circulera, il y a une grève de trois heures, qui ne concerne cependant pas les grandes lignes. » Il posa sa caissette par terre et tira de sa poche un paquet de figurines. Il les disposa sur le bord de la banquette puis, en leur donnant des petits coups avec le dos d’un doigt, il se mit à les faire voler par en dessous. Celles qui tombaient les unes sur les autres il les recueillait et les plaçait sur un petit tas à part. « Celles-ci gagnent », dit-il en pliant le genou.

« Quel âge as-tu ? », demanda l’homme.

« Bientôt douze ans », répondit le jeune garçon, «c’est le deuxième été que je vends des glaces à la gare, mon père tient un kiosque sur la piazza Santa Caterina. »

« Et le kiosque de ton père ne suffit pas ? »

« Eh non, monsieur, nous sommes trois frères, de nos jours la vie est chère, vous savez. » Puis il changea de conversation et demanda : « Vous allez à Rome ? »

L’homme approuva et laissa passer un peu de temps avant de répondre. « Je vais à Fiumicino », dit-il, « à l’aéroport de Fiumicino. »

Le jeune garçon prit une figurine et la tint entre l’index et le pouce, comme s’il s’agissait d’un avion en papier, en imitant de ses lèvres le ronflement d’un moteur.

« Comment tu t’appelles ? », demanda l’homme.

« Taddeo. Et vous ? »

« Taddeo. »

« C’est drôle », dit le jeune garçon, « nous nous appelons de la même façon, il est difficile de trouver d’autres Taddeo, c’est un prénom peu courant. »

« Et qu’est-ce que tu penses faire, après ? »

« Après quand ? »

« Quand tu seras grand. »

Le jeune garçon réfléchit un instant. Ses yeux étaient très vifs, on voyait que son imagination était au travail. « Je ferai beaucoup de voyages », dit-il. « J’irai dans toutes les parties du monde et j’y exercerai beaucoup de métiers, une chose ici, une chose là, toujours en mouvement. »

La cloche de la gare se mit à sonner et le garçon recueillit ses figurines. « Le train rapide est sur le point d’arriver », dit-il, « je dois me préparer à la vente. »

Il n’avait pas fini de parler que le haut-parleur annonçait l’arrivée du train. « Faites un bon voyage », dit le jeune garçon en s’éloignant et en disposant sa caissette en bandoulière. Il se déplaça vers la tête de la voie, de toute évidence pour parcourir le quai dans le sens contraire de la marche du train et avoir la possibilité de quelques ventes en plus. À ce moment-là le train déboucha de l’épais rideau de chaleur qui voilait les bâtiments de la périphérie. L’homme prit la valise et se leva.

C’était un train très long, avec des voitures de construction récente dans lesquelles on ne pouvait abaisser les vitres du couloir, quelques voyageurs se signalèrent donc aux portières pour acheter des glaces. L’homme observa avec plaisir que le jeune garçon faisait de bonnes affaires. Les deux contrôleurs qui étaient descendus sur le quai jetèrent un coup d’œil sur tout le long de la voie, puis l’un d’eux siffla et les portières se refermèrent. En un instant le train s’éloigna. L’homme le regarda s’évanouir dans l’air ondoyant de chaleur, il revint s’asseoir et ouvrit la valise. Le jeune garçon alla à sa rencontre en rangeant les pièces de monnaie dans une sacoche qu’il portait à la taille.

« Vous n’êtes pas parti ? »

« Comme tu le vois. »

« Et Fiumicino ? », demanda le garçon, « vous allez rater l’avion. »

« Oh, il y aura bien d’autres avions », répondit l’homme en souriant. Il prit dans la valise le paquet de cartes postales et le montra au garçon. « Ce sont mes figurines », dit-il, « tu veux y jeter un coup d’œil ? »

Le garçon les prit et commença à les regarder une à une. « Celle-ci de l’île d’Elbe me plaît beaucoup », dit-il, « j’y ai été moi aussi. Et aussi celle-ci de Venise, avec tous ces petits oiseaux. »

« Ce sont des pigeons », dit l’homme, « Venise est pleine de pigeons, il y en a de toutes les espèces et de toutes les couleurs, on dirait des perroquets du Pérou. »

« Vraiment ? », dit le jeune garçon peu convaincu, « vous n’êtes pas en train de me raconter des blagues. »

« Non, non, c’est vrai. Et regarde celle-ci, toute jaune, elle est d’Ascoli, qui est une ville toute jaune et un peu dorée, pleine d’effets de lumière. »

« Elle est belle », dit le jeune garçon convaincu. Puis il demanda : « Il y en a combien ? »

« Trente. »

« Écoutez », dit le jeune garçon en prenant l’air de celui qui veut conclure une affaire, « vous voulez faire un échange ? »

L’homme resta pensif.

« Faire un échange avec mes figurines », dit le garçon, « par exemple celle des perroquets avec un Maciste et deux Ferrari formule un. Et puis j’ai aussi dix chanteurs. » L’homme sembla réfléchir un instant, puis il dit : « Écoute, je te les offre, de toute façon elles ne me servent plus. » Il les posa sur la caissette des glaces, prit la valise et se dirigea vers le passage souterrain.

Quand il commença de descendre les marches le jeune garçon l’appela. « Ce n’est pas juste », cria-t-il, « mais merci, vraiment merci ! »

L’homme lui fit un signe de la main. «Meilleures salutations », dit-il pour lui-même.

 

 

Soir de pluie sur une digue en Hollande

 

On se croirait dans un roman de Simenon, dit l’homme, la soirée pluvieuse, les petites villes de province que nous avons traversées, la digue en Hollande, ma pipe. À propos, excuse-moi, ça te dérange si je fume ? Il éteignit le moteur de la voiture et mit les feux de position.

La femme le regarda et sourit. Ça fait longtemps que tu fumes la pipe ?, lui demanda-t-elle.

Après l’infarctus, répondit l’homme, cela fait vingt ans, avec la pipe la fumée ne s’avale pas, mais elle donne l’illusion du parfum.

Quel est le tableau qui t’a le plus plu ?, demanda-t-elle, une question à un million de francs.

Eh bien, dit-il, avant tout j’aurais à redire sur toute l’exposition, je n’aime pas ces expositions gigantesques, elles me donnent une sensation de perte, comme une indigestion, peut-être une indigestion de caviar, mais malgré tout une indigestion.

Alors pourquoi es-tu venu ?, demanda-t-elle.

Oh, fit-il, c’est simple, pour ne pas manquer un rendez-vous.

Tu pensais que nous allions nous rencontrer ?, demanda-t-elle avec stupeur.

L’homme sourit à nouveau. Bien sûr que non, dit-il, qui aurait pu l’imaginer, dans toute cette foule, après tout ce temps. Mon rendez-vous était seulement platonique, un hommage au temps qui s’en est allé, une fidélité à un peintre que nous avions aimé ensemble. Tu te souviens d’Arles ?

C’était en cinquante-huit, dit-elle.

Non, répliqua-t-il avec conviction, c’était en cinquante-neuf.

Non, dit-elle avec douceur, c’était en cinquante-huit, en cinquante-neuf nous sommes allés à Saint-Rémy, pour visiter l’asile psychiatrique de Saint-Paul-de-Mausole, puis à Auvers-sur-Oise, où il mourut, à Arles nous y avons été en cinquante-huit, au mois de septembre.

L’homme se gratta la tête et arrangea le nœud de sa cravate.

Dans mon souvenir j’avais interverti les années, mais comme d’habitude c’est toi qui as raison.

C’est que moi, j’ai tenu un journal, dit-elle, voilà tout. Quoi qu’il en soit tu n’as pas répondu à ma question, quel est le tableau qui t’a le plus plu ?

J’aurais dû en tenir un moi aussi, dit-il sans répondre à la question, au lieu de quoi cette période est confiée uniquement à la mémoire, et la mémoire est pleine de trous, on le sait, elle est faite de détritus.

Les journaux intimes aussi sont pleins de trous, dit-elle, qu’est-ce que tu crois ?, j’ai parfois essayé de relire le mien pour rattraper ces jours et il est plein de trous, ce sont seulement des débris, cela me donne même l’impression qu’il a été écrit par quelqu’un d’autre, je veux dire la même personne qui est aussi une autre personne.

Moi j’ai les photos, dit-il. Puis il continua : excuse-moi, mais tant qu’à faire, je mets une vieille chanson de Charles Trenet, qui paraît tomber à pic. Il pressa le bouton de l’appareil et inséra une cassette. Puis il ralluma sa pipe et entrouvrit la fenêtre pour que la fumée puisse s’échapper. À présent il pleuvait des cordes. De l’eau partout, dit-il, de l’eau depuis le ciel, de l’eau à droite, de l’eau à gauche, nous sommes au milieu de l’eau. Une photo, vieille photo de ma jeunesse, chantonna-t-il en accompagnant les paroles de Trenet.

Tes photos ont fait le tour du monde, dit-elle, je sais que New York t’a rendu un important hommage, tu es le photographe le plus célébré du moment.

Disons que je l’ai été, dit-il, maintenant il est temps de céder la place aux jeunes.

Et comme ça tu as les photos de cette époque ?

Toutes, et toute notre Provence. Je pourrais en faire des copies et te les envoyer.

Je ne sais pas, dit-elle, il vaut peut-être mieux pas, je préfère sans doute regarder avec l’œil de la mémoire. Pourtant j’aimerais bien en avoir une de toi, de ton visage d’alors.

J’ai un autoportrait que j’ai réalisé au miroir dans un hôtel d’Arles, murmura-t-il, tu te souviens ?, tu te souviens de quel hôtel c’était ?

Le nom de l’hôtel je ne me le rappelle pas, mais c’était place Lamartine, à coup sûr il se trouvait place Lamartine.

Comment fais-tu pour te souvenir du nom de la place ?

Parce qu’il avait habité et peint sur cette même place, dit-elle, il avait un atelier place Lamartine et nous nous étions arrêtés dans un petit hôtel donnant sur la place parce que cela nous avait paru de bon augure.

Est-ce que ce fut de bon augure ?

Elle fit semblant de ne pas avoir compris.

Ce fut de bon augure ?, répéta-t-il à voix plus haute.

Oui, bien sûr, dit-elle, ça a été une chose très belle, sauf que les aiguilles de l’horloge avalent tout en un instant, c’est terrible, tu ne trouves pas ?

Qu’est-ce qui est terrible ?, dit-il.

Ça, dit-elle. On traverse la vie presque sans s’en rendre compte, et puis on y repense ensuite, quand la vie est passée.

Il se tut un instant puis il dit : je suis indécis entre L’église d’Auvers-sur-Oise et La chambre de Vincent à Arles, celle de 1888, mais je dirais peut-être le second.

Ah, dit-elle après un moment de réflexion, tu as finalement répondu à ma question.

Et toi, demanda-t-il, quel est le tableau qui t’a le plus plu ?

La sieste, dit-elle, je ne sais pas si tu l’as en tête, deux paysans, un homme et une femme, qui se reposent sur des gerbes de blé. C’est midi, tout est tranquille, on voit au loin un ciel très bleu, eux sont entourés par le jaune doré des récoltes, on croit entendre le bruit des cigales.

Pourquoi justement La sieste ?, demanda-t-il.

Eh bien, dit-elle, pour des raisons sentimentales, parce que nous aussi nous avons une fois fait une sieste, je ne sais pas si tu t’en souviens, c’était près du pont de Langlois, ou plutôt, à côté de là où se trouvait autrefois le pont de Langlois, en tout cas dans cette zone, nous passions en voiture et nous avons décidé de pique-niquer, j’avais acheté du pain et du fromage, et puis nous nous sommes endormis sur un tas de paille.

Moi j’aurais dit Les tournesols, dit-il.

Comment ?, dit-elle.

Non, ajouta-t-il, je voulais dire que j’étais convaincu que tu allais choisir Les tournesols.

La pluie avait augmenté d’intensité. À présent, en raison du vent, elle formait des tourbillons qui moulinaient autour des faisceaux de lumière des phares.

Tu sais à quoi me fait penser cette pluie ?, dit-elle. Au temps.

Dans quel sens ?, demanda-t-il.

Je ne sais pas, dit-elle.

À propos de temps, dit-il, quelle heure est-il ?

Elle regarda l’horloge. Il est presque minuit, dit-elle.

Il vaut peut-être mieux que nous rentrions, dit-il, je dois me coucher tôt, c’est un ordre de mon médecin. Il enclencha le moteur et commença à manœuvrer pour faire demi-tour. La mer était calme, tranquille, comme si cette pluie l’avait pacifiée.

Je n’avais jamais été sur une digue en Hollande, dit-elle, c’est une sensation étrange.

Où vis-tu ?, demanda-t-il.

À Paris, dit-elle, et toi ?

À Genève, répondit-il, c’est à cause des impôts.

Tu te rappelles L’Anguille ?, demanda-t-elle.

Bien sûr, dit-il, c’était un restaurant, mais ce n’était pas à Arles, où était-ce et comment était-ce ?, aide-moi à mieux m’en souvenir.

C’était près de Sète, dit-elle, le patron avait travaillé comme cuisinier de bord sur des transatlantiques de luxe, la femme était alcoolique, personne n’allait jamais dans ce restaurant et pourtant on y mangeait très bien, nous l’avions découvert par hasard, tu adorais les grenouilles à la provençale.

Nous déjeunons ensemble demain ?, demanda-t-il.

Demain matin je pars, dit-elle, je suis venue pour voir l’exposition.

Que de choses, dit-il.

Que de choses quoi ?, dit-elle.

Que de choses tout, dit-il.

Elle éternua et demanda si elle pouvait allumer le chauffage.

 

Antonio Tabucchi, Récits avec figures, traduction de l’italien par Bernard Comment, © Éditions Gallimard, 2021.

En librairie le 16 septembre.


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