Happy hour
Si l’on prend au premier degré le personnage de Jeff Koons, si on le considère comme un être à la fois expansif et séducteur mais aussi innocent, un peu à la manière d’un J R Vansant, le gamin de onze ans devenu génie de la finance du roman de William Gaddis, on pourrait croire que la voix de cet homme, Jeff Koons, est douce, enjouée et jeune. Gaie et entraînante. Une voix aussi lisse que son chien en ballon de baudruche, sa seule et unique création connue de tous – même les enfants connaissent le chien en ballon, même les adultes qui méprisent l’art contemporain. Après tout, Jeff Koons est un homme du peuple, et ce malgré le fait qu’il soit plasticien, profession dont on se méfie généralement, voire dont on se moque. Mais Koons est différent. C’est un homme de scène et un vendeur-né, il incarne le rêve de réussite de l’entrepreneur à l’américaine.
Et pourtant, comme je l’ai découvert en entendant Jeff Koons évoquer lui-même un certain nombre de ses œuvres d’art (« ces deux acteurs porno jumeaux ressemblent à s’y méprendre à Elvis » ; « la moustache de ce homard fait référence à Duchamp »), sa voix était contre toute attente rauque et grave. Elle était tellement gutturale et empreinte de doute que j’avais du mal à la relier au visage rayonnant et candide de l’artiste le plus célèbre du monde.
En 1975, Jeff Koons a interviewé le musicien David Byrne. Une vidéo de cette conversation est disponible sur YouTube, même si pour une raison ou une autre on n’y voit que Koons. Byrne, le sujet, est hors champ. Koons arbore une moustache et des favoris. Son visage est lustré de sueur nerveuse, ou peut-être ne s’agit-il que de la transpiration due à la chaleur étouffante de l’été new-yorkais. Il n’empêche, cette courte séquence d’archives laisse entrevoir un Koons loin de la perfection lisse et élaborée à laquelle nous sommes accoutumés, avec son côté Ken parfaitement manucuré, radieux, en chemise ou en costume sombre et chic voire en smoking, les yeux un peu trop écarquillés.
Dans cette vidéo de 1975, il plisse fréquemment les yeux, amusé, alors qu’il mâche un chewing-gum ; il endure des silences gênants, sourit avec malice. Il dit à David Byrne qu’il est originaire du centre de la Pennsylvanie et on l’entend à son accent. « Il y a Bird-in-Hand, Cherryville, Pleasureville », énumère-t-il. Il s’agit de noms de villes, énoncés avec ironie. Byrne et lui ont peut-être fumé de l’herbe des années 1970 aux faibles effets psychotropes. On entend une chasse d’eau.
David Byrne : « Il se passe des choses dans d’autres villes, mais c’est plus secret. Ici, on peut payer pour voir ce genre de choses. »
Koons, avec dédain : « D’où je viens, il n’y a que des bars de bourges. » Plus tard il parle à Byrne d’un bar qu’il a aimé à Baltimore un soir de réveillon, une boîte de strip-tease avec des filles nues. C’était « confortable » précise-t-il, et « vrai ». Puis Byrne change de sujet.
Le personnage de représentant de commerce bien sous tous rapports que Jeff Koons s’est confectionné ces trente dernières années est aux antipodes de ce type à moustache aux cheveux sales se remémorant avec nostalgie le côté « confortable » et « vrai » d’un bar à nichons de Baltimore. Le jeune Koons semblait vouloir être à la page, et il l’était, il interviewait l’un des musiciens les plus en vue de New York. Il n’interprétait pas encore son personnage d’homme enfant consumériste pour lequel le bonheur « est une boîte de céréales et une brique de lait ». Et de la même façon, certaines œuvres d’art de Koons jurent avec son personnage boîte de céréales.
Je pense en particulier aux peintures à l’huile de Luxury and Degradation qui reproduisent dans les moindres détails des publicités pour alcools datant de l’époque où Koons les a peintes, à savoir 1986. Les tableaux sont des images mises en scène accompagnées de slogans célèbres – « Je boirais bien un Gordon’s », et « J’imagine que vous prendrez un Martell » –, assemblages dont les effets sont à la fois étrangement vides de sens et curieusement chargés. Copiées et transformées en œuvres d’art, ces toiles ne relèvent pas du Koons frivole – du clinquant qui se fait passer pour de l’innocence et de la puérilité, sous lequel se tapit une certaine obscurité, voire une méchanceté –, car elles sont à la fois plates et caustiques.
L’alcool fort n’est ni l’esthétique ni le foyer spirituel d’un monde optimiste, miroir dans lequel les gens veulent se voir. Même si l’alcool est porteur de promesses de fêtes, d’échappatoires, les publicités qui en font la promotion maintiennent tout cela à distance. Ce sont des fictions corporatistes qui ne réveillent aucun souvenir personnel bon ou mauvais. Elles éveillent surtout le souvenir d’avoir vu les publicités, dans des magazines, sur des panneaux, ou ailleurs – ce qui donne le sentiment de revivre quelque chose. (Mais quoi ? Quelque chose que je ne saurais nommer.)
Koons lui-même, chaque fois qu’il évoque Luxury and Degradation – dans une conférence au MoMA, dans un documentaire à la télévision –, semble oblitérer la conjonction de coordination en disant Luxury Degradation, ce qui suggère que l’un qualifie l’autre, soit la dégradation du luxe ou la dégradation luxueuse. Dans bon nombre de ses œuvres – les chiots géants en fleurs, Michael Jackson caressant Bubbles son chimpanzé, les nœuds, les cœurs ou les chiens en ballons de baudruche de sa série Celebration –, il s’agit de contempler des images et des objets qui nous renvoient au splendide et à l’universel – c’est en tout cas ainsi que l’on explique sa vertigineuse popularité. Tout le monde aime les chiots, les cœurs, les rubans. Ils sont universels. L’alcool fort est universel aussi. Mais ce n’est pas le symbole de moments d’insouciance. Ainsi, les œuvres de Luxury and Degradation ne contribuent pas au statut incontesté de Koons en tant qu’artiste préféré des enfants, un Bernin pour le peuple avec le monopole du kitsch sublime. Les enfants capables d’affirmer sans ambages que le chiot géant en fleurs est une œuvre d’art ne sauraient dire de même des publicités pour l’alcool. Et parce que ces publicités sont des copies en tout point conformes – sur toile, à la peinture à l’huile – aux originaux, l’amateur d’art lambda qui fréquente un musée les considérera comme quelque chose de générationnel empreint de nostalgie, sans savoir ce qu’elles sont, ni ce qu’elles font. Et sans cette couche de nostalgie – faisons comme si nous étions en 1986 et que ces publicités étaient actuelles –, quel est l’effet produit ?
Cette série inclut également des reproductions en acier inoxydable d’objets de collection de fabricants d’alcool, tels un train à vapeur miniature Jim Beam et une Ford Model A, ainsi qu’un bar de voyage inspiré par celui que le père de Koons, représentant de meubles et décorateur d’intérieur, aurait possédé. Qui s’est déjà servi d’un bar de voyage ? Personne. Hormis les personnages des nouvelles de Flannery O’Connor et d’Eudora Welty. Et les représentants de commerce solitaires qui meurent au bord de la route.
Le train à vapeur de Koons en acier inoxydable – précisément le matériau des cuves à fermentation – est rempli de whisky et scellé avec un timbre fiscal. Descellez-le, savourez l’alcool et vous recevrez une parfaite leçon sur l’aura dans l’art : vous buvez la valeur, vous détruisez l’art. Koons a expliqué avoir choisi l’acier inoxydable pour son apparence chic même si au fond c’est un matériau prolétaire, qui « sert à faire les casseroles et les poêles ». Mais les objets kitsch qu’il copie, bien que prolétaires à l’origine, sont réduits (et transmués) en une série limitée d’objets d’art que, contrairement aux « objets de collection » d’origine, nous ne sommes pas près de trouver sur eBay ou sur des étagères de brocante.
Si nous établissions une carte astrale de l’appropriation, de la publicité, de l’alcool et de l’Amérique, nous n’aurions aucun mal à placer les étoiles suivantes : Jasper Johns (qui a fait des copies en bronze de canettes de Ballantine Ale) ; Andy Warhol (qui se plaisait à dire qu’il aurait pu être encore plus célèbre si le gourou apocalyptique Jim Jones avait choisi la soupe Campbell’s pour empoisonner ses fidèles plutôt que du Flavor Aid) ; Richard Prince (dont le Marlboro Man, qui évoque l’addiction et la mort précoce, incarne aussi l’individualisme à tout crin, l’iconographie, la masculinité et l’Ouest) ; et Cady Noland (qui à l’instar de Richard Prince évoque l’iconographie, la masculinité et l’Ouest – mais à travers les grillages, les canettes de Budweiser, les barricades et les drapeaux en lambeaux). Cependant, il n’y a ni commentaire ni ironie dans l’appropriation par Koons des publicités pour l’alcool. Il se les approprie au sens strict. Si Prince souligne le pouvoir du mythe et si Noland entraîne le mythe au fond de la cuve, Koons copie le mythe lui-même, dans tout son formalisme apparemment futile.
Les publicités pour l’alcool sont mystérieuses et ambivalentes. Ce sont de pures et simples publicités et, en tant que telles, elles sont plates et froides. Elles s’emparent d’un instant qui se veut éternel dans la représentation d’une idée, d’un pan de la société ou d’un pan de la société fantasmé, et elles le multiplient : elles le rendent plus éblouissant, plus tape-à-l’œil, mais comme toujours éternellement muet. Depuis La Persuasion clandestine de Vance Packard, paru aux États-Unis en 1957, nous savons que la publicité exploite toutes sortes de nuances pour susciter le désir. Packard a ouvert le débat sur le pouvoir de la suggestion. En 1974, dans Subliminal Seduction, Wilson Bryan Key a perçu des images sataniques dans les glaçons des verres d’alcool des publicités, et le mot « sexe » imprimé sur les crackers Ritz, devenant ainsi, et bien malgré lui, un parfait homme de paille pour l’industrie publicitaire, qui ne s’est pas privé de le traiter de fou furieux. Selon une légende urbaine des années 1970, les supermarchés diffusaient des messages subliminaux dans leur musique d’ambiance, des messages priant à mi-voix les clients de ne pas voler.
Si le contrôle de l’esprit était certes le fantasme paranoïaque par excellence pendant la guerre froide, la fourberie du marché ainsi que l’exigence structurelle de l’offre et de la demande suffisent largement pour donner à quiconque l’impression d’être manipulé. La sophistication des publicitaires se manifeste dans le choix de leurs collaborateurs : ceux dont l’esprit agile s’allie à une parfaite compréhension de la relation entre langage et image. Ce n’est pas un hasard si William Gaddis a écrit des plaquettes pour des multinationales, si Don DeLillo a pissé de la copie pour l’agence de publicité Ogilvy & Mather.
Les publicités pour l’alcool que Koons a choisi de reproduire, processus qui a impliqué de contacter les agences d’origine et d’emprunter les plaques d’impression de chaque image, sont toutes des mises en scène flanquées de légendes, les mots flottant librement dans le cadre. Chaque publicité est une scène, un portrait à la fois réaliste et fantasmé d’une vie fabriquée de toutes pièces qui fonctionne comme une charnière temporelle désignant ce qui vient peut-être de se produire et, surtout, ce qui se produira ensuite. Entre-temps, la légende nous guide vers une interprétation de ce que nous voyons et ce que nous savons intuitivement être imminent. C’est une chorégraphie. Et nous sommes aussi une chorégraphie, car entraînés à lire ces choses d’une manière donnée. Les publicités placent des hommes et des femmes dans des tableaux « hyper-ritualisés », comme le formule le sociologue Erving Goffman. Nous savons de manière innée en reconnaître les signaux. Et nous savons aussi de manière innée et instinctive décoder la scène. Mais décoder nécessite quelques petits efforts. Les scènes manquent d’information. Elles proposent une vision oblique, tronquée et parfois abstraite.
« J’imagine que vous prendrez un Martell », déclare la femme fatale, l’œil étincelant. Je me souviens de cette publicité. Au milieu des années 1980 elle était placardée sur des panneaux aux quatre coins de l’Amérique. Bien vu, ma chère. Elle peut imaginer ce qu’elle veut. Peu importe ce qu’elle imagine. La réponse est oui.
« Je boirais bien un Gordon’s. » L’homme tire sur la grande chemise de la femme tandis que celle-ci, assise devant un chevalet, plonge son pinceau dans sa palette. Ils sont sur la plage. Elle s’efforce de peindre. Il s’efforce d’attirer son attention. J’adore quand tu prends ton air passionné. Tu es belle quand tu es concentrée. Tu es mignonne quand tu es sérieuse. Quand tu insistes sur… les activités au grand air, et tout. J’adore aussi ton pantacourt et ta longue chemise, blanc sur blanc, ça ne demande qu’à être éclaboussé de… d’embruns, non ? De peinture ? Il interprète le compagnon bienveillant et encourageant qui attend patiemment de passer du rôle de faire-valoir – qui bulle en profitant du soleil sur la plage tandis qu’elle peint – à celui qui reflète la vraie réalité, à savoir le mâle dominant qui lui sert un verre. Laisse tomber la peinture, laisse tomber le chevalet, je boirais bien un Gordon’s (à quelle distance se trouve le bungalow sur la plage, invisible ici, nécessaire à l’exécution de son projet ?).
Dans la même campagne, Gordon’s proposait une autre publicité : un couple similaire, deux jeunes actifs séduisants en train de lire différentes pages d’un journal étalé sur le sol d’un somptueux appartement, vaste et sans meuble. En m’efforçant d’identifier de quel genre d’espace il s’agit, je me souviens d’un commentaire dans Amazons, un roman que Don DeLillo a publié sous pseudonyme, selon lequel « les appartements sont tentaculaires » et « les maisons labyrinthiques ». Nous sommes sur le territoire de la vente. Le couple se prélasse dans un appartement tentaculaire de la côte Est (il porte des mocassins sans chaussettes). Vu la taille du journal dispersé par terre, c’est dimanche. De la pointe de son crayon, il effleure les cheveux de sa compagne. Même si les acteurs et la situation ne sont pas les mêmes, ce geste s’apparente à celui du faire-valoir tirant sur le pan de chemise de sa belle à la plage. Cela signifie : Arrête de faire semblant de finir ces mots croisés du Times. Ce qui se passe ensuite est hors champ, mais nous le distinguons très clairement dans le champ de notre imaginaire. Ce n’est pas explicite. C’est une possibilité.
Que fabrique la société Gordon’s en dehors de l’alcool ? Rien. Ainsi, on comprend : buvons. Mais aussi : pour assurer la paix des ménages, il faut neutraliser l’ambition féminine. Toutefois, la femme pourrait très bien être celle qui s’exprime : « Je boirais bien un… » Autrement dit : en vérité je m’en fous des mots croisés. Faisons semblant pendant cinq ou dix minutes, et allons boire un Gordon’s.
Un message similaire est à l’œuvre dans la publicité pour Hennessy que Koons a choisi de reproduire. L’homme travaille tard sur un dossier particulièrement épineux. Il est avocat, conseiller, juge. Elle, c’est l’associée, l’épouse, l’assistante, la petite amie. Mais elle est fatiguée d’attendre tandis qu’il se consacre à ses besoins égocentriques, à son ambition et ses préoccupations. Allez, chéri, viens boire un dernier verre avec moi. Le message est clair : son travail n’est pas fini. Il peut encore intenter un procès, légiférer, juger. La justice peut être rendue, mais en compagnie de sa femme, en laissant de côté son dossier. « La manière civilisée de faire respecter la loi. »
Durant les deux mandats d’Obama, nous avons appris qu’en matière de contre-terrorisme, la loi se faisait respecter de manière « civilisée » non pas avec un verre de Hennessy, mais à coups de frappes de drones. Cependant, efforçons-nous d’examiner ce que signifie ce genre de message dans une publicité. Nous parlons non pas de droit ou de géopolitique, mais de vie domestique, du royaume du patriarcat que l’on n’impose pas aux enfants mais aux femmes.
Koons lui-même affirme que ces œuvres sont les preuves « sociologiques » des divers niveaux de vie que visent les marques et leurs publicités. Plus les classes sociales sont aisées, plus les revenus sont élevés, plus les campagnes publicitaires, a remarqué Koons, font appel à « l’abstraction ».
« J’ai pris le métro à New York. Je suis allé de Harlem à Grand Central Station, d’une zone économique à une autre. J’ai vu toute la palette publicitaire. Ça va du niveau de vie le plus modeste au plus cossu. J’ai compris que le niveau d’abstraction visuelle évolue : plus il y a d’argent en jeu, plus c’est abstrait. »
L’exemple que donne Koons de cette « abstraction » de luxe est une publicité pour la liqueur Frangelico : les mots « Ne sortez pas ce soir » insérés sur un gros plan de liquide ambré. Pas de personnages. Pas de mise en scène. C’est presque monochrome.
« C’est comme s’ils se servaient de l’abstraction pour nous avilir, parce qu’ils veulent toujours nous avilir. »
Le lien que fait Koons entre raffinement et avilissement fait écho à la conclusion de Joan Didion dans son essai sur la Villa Getty, qui, à l’en croire, fait office de « contrat concret entre les très riches et ceux qui s’en méfient le moins. » Les signes extérieurs de richesse criards sont pour les pauvres. Les signes élégants et subtils, pour les riches. Cependant, les très riches n’achètent pas de liqueur Frangelico. Ils achètent les tableaux des publicités pour l’alcool de Jeff Koons, sûrs d’avoir saisi la plaisanterie ; c’est ainsi que tout contrat concret – entre vendeur et consommateur, artiste et critique, artiste et collectionneur – fonctionne le mieux.
Le catalogue de la rétrospective de Jeff Koons du Whitney Museum proposait une photographie en forme de mise en abîme de ces dyades : I Could Go for Something Gordon’s exposée dans le salon de la somptueuse maison d’un collectionneur de Greenwich dans le Connecticut. L’énorme tableau de Koons surplombe une cheminée en marbre de style colonial. Ses teintes acidulées – le rouge et le jaune de la marque Gordon’s, la rondelle de citron vert – jouxtent un mur dominé par une toile abstraite de Gerhard Richter dans les mêmes registres de rouge flamboyant, jaune étincelant et vert citron. Chacun sur son mur, Koons et Richter – le bas contre le haut – se neutralisent.
Mais, même dans le petit monde sélect des plus riches, il ne s’agit pas de n’importe quel mur. Car cette photographie a été prise dans la demeure d’un ancien membre du conseil d’administration du Whitney Museum tombé en disgrâce, Warren B. Kanders, qui a fait fortune dans les « équipements de défense », dont les gilets pare-balles ou armes « moins létales » comme les fumigènes et autres grenades lacrymogènes. À l’automne 2018, des grenades lacrymogènes produites par Safariland, sa société mère, ont été tirées sur des migrants, y compris des femmes et des enfants, à la frontière entre le Mexique et les États-Unis.
Alors que la controverse battait son plein, avant que Kanders ne soit contraint de démissionner du conseil d’administration du Whitney Museum – et bien avant que les grenades lacrymogènes de Safariland ne soient tirées sur les foules de manifestants aux quatre coins des États-Unis après la mort de George Floyd –, je me suis retrouvée dans un événement mondain en compagnie d’une femme, elle aussi membre du conseil d’administration du Whitney Museum ; il s’agissait d’un dîner où cette femme se sentait à l’aise, convaincue d’être entourée de gens de son espèce. (L’un des nombreux aspects ironiques du monde de l’art réside dans le contrat concret qui lie les riches qui soutiennent l’art aux artistes qui le produisent. En bas de l’échelle, l’humble écrivain, exclu de ce contrat, n’en est pas moins invité de temps à autre à un dîner où il est censé bien se tenir.) Cette femme membre du conseil d’administration du Whitney Museum, qui portait une doudoune argentée, m’a assurée que « les gaz lacrymogènes sont non seulement nécessaires, mais parfois bel et bien essentiels ! » La manière civilisée de faire respecter la loi. « Je veux dire, a-t-elle poursuivi, imaginez si on n’en avait pas ! » Elle a évoqué Ferguson et d’autres situations « effrayantes ». J’ai pris congé et suis allée me servir un verre.
Ce que cette femme souhaitait expliciter, sans avoir à le faire – car lorsqu’on porte une doudoune argentée et que l’on est une mécène estimée du monde des arts, pourquoi devrait-on parler une langue dénuée de toute nuance, l’abstraction étant après tout l’apanage des riches –, c’était que, sans gaz lacrymogène, il ne resterait plus qu’à tirer à balles réelles sur les gens et il allait sans dire qu’aucun membre du conseil d’administration ne serait impliqué dans ce genre de choses !
Rachel Kushner, Les routiers sont sympas. Essais 2000-2020, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson, Éditions Stock, © 2021.
En librairie le 15 septembre.