Roman (extrait)

Sidérations

Écrivain

« Elles ont beaucoup en commun, l’astronomie et l’enfance. (…) Toutes deux en quête de faits hors de portée », confesse un astrobiologiste, père d’un enfant de 9 ans. Un enfant orphelin de sa mère, passionné de plantes et d’animaux, souffrant de « troubles du comportement ». Ils partent camper, le père lui raconte chaque soir une exoplanète. La thérapie par neurofeedback sera-t-elle une réussite ? Nature et intelligence artificielle se mêlent dans un monde qui va mal – l’enfant aussi. Fallait-il le guérir, et de quoi ? Extrait inédit du nouveau roman, finaliste du Booker Prize 2021, de l’auteur américain Richard Powers. À paraître chez Actes Sud dans la traduction de Serge Chauvin.

Je l’emmenai sur la planète Dvau, comparable à la nôtre en taille et en température. Elle avait des montagnes, des plaines, des eaux de surface, une atmosphère dense de nuages, de vent et de pluie. Les fleuves y érodaient les roches en grands canaux qui charriaient les sédiments jusqu’à des mers houleuses.

Mon fils frétillait avidement. Ça ressemble à ici, papa ? Ça ressemble à la Terre ?

« Un peu. »

C’est quoi la différence ?

La réponse n’allait pas de soi, sur cette côte rocheuse et rougeâtre où nous nous trouvions. Il fallut regarder derrière nous. À perte de vue, rien ne poussait.

Elle est morte ?

« Pas morte. Vérifie au microscope. »

Il s’accroupit pour recueillir sur une lamelle un peu de la pellicule qui recouvrait une flaque laissée par la marée. Partout des créatures : spirales et bâtonnets, ballons et filaments, nervurés, poreux ou dotés de flagelles. Il aurait pu passer sa vie à en dessiner toutes les variétés.

Tu veux dire qu’elle est juste jeune ? Qu’elle commence à peine ?

« Elle est trois fois plus vieille que la Terre. »

Il parcourut des yeux le paysage désolé. Alors où est le problème ? Pour mon fils, le foisonnement de créatures évoluées relevait d’un droit imprescriptible.

Je lui expliquai que Dvau était quasi parfaite : au bon endroit d’une bonne galaxie, avec la bonne métallicité et un faible risque d’annihilation par les radiations ou autres perturbations fatales. Elle tournait à la bonne distance autour du bon type d’étoile. Comme la Terre, elle avait des plaques tectoniques, des volcans et un puissant champ magnétique, ce qui stabilisait les cycles carboniques et les températures. Comme la Terre, elle était inondée d’eau par les comètes.

Nom d’un chien. Alors qu’est-ce qu’il a fallu à la Terre ?

« Plus qu’une planète n’en mérite. »

Il claqua des doigts, mais ils étaient trop petits et caoutchouteux pour produire un son. J’ai compris. C’est à cause des météores !

Mais Dvau, comme la Terre, disposait dans une lointaine orbite de grandes planètes qui la protégeaient d’un bombardement trop extrême.

Alors où est le problème ? Il paraissait au bord des larmes.

« Elle n’a pas de grande lune. Rien de proche pour stabiliser sa rotation. »

On s’éleva en orbite et le monde se gondola. On regarda les jours changer chaotiquement et avril, en un clin d’œil, se faire décembre, puis août, puis mai.

On regarda passer des millions d’années. Les microbes se heurtaient à leurs limites comme une bouée contre un quai. Chaque fois que la vie tentait de se dégager, la planète en tournoyant la réprimait, la réduisait à des extrêmophiles.

Pour toujours ?

« Jusqu’à ce qu’une éruption solaire consume l’atmosphère. »

En voyant son expression, je me maudis de lui avoir révélé ça trop tôt. C’est pas grave, mentit-il bravement. Pas trop.

Dvau s’étendait aride jusqu’à l’horizon. Il secoua la tête, tentant de déterminer si cette planète était une tragédie ou un triomphe. Il me regarda. Lorsqu’il parla, ce fut pour poser la première question de la vie, partout dans l’univers.

Et quoi d’autre, papa ? Et ailleurs ? Montre-moi, montre-moi une autre.

 

 

Le lendemain, nous avons filé dans les bois. Robin était une vraie pile électrique. Neuf ans, papa. J’ai le droit de m’asseoir à l’avant ! La loi le libérait enfin de son siège auto sur la banquette arrière. Toute sa vie il avait attendu la place du passager. Waouh ! C’est trop bien, ici.

La brume s’agglutinait dans les plis des montagnes. On traversa le village qui s’étendait sur deux pâtés de maisons de part et d’autre de la route : quincaillerie, épicerie, trois grills, loueur de bouées, boutiques de sport. Et puis on pénétra dans deux cent mille hectares de forêt convalescente.

Devant nous, le vestige d’une chaîne de montagnes jadis bien plus haute que l’Himalaya survivait sous forme de collines ondulées. Citron, ambre et cannelle – toute la gamme des couleurs caduques – coulaient le long des torrents. Oxydendrons et gommiers doux empourpraient la crête. Au sortir d’un virage se déploya le parc. Robin exhala une longue voyelle stupéfaite.

On laissa la voiture à l’entrée de la piste. Je portais sur une armature notre tente, les sacs de couchage et le réchaud. Robin le frêle trimbalait un petit sac à dos rempli de pain, de soupe aux haricots, d’ustensiles et de guimauve, courbé en deux sous le poids. Une fois franchie une crête, on redescendit vers une aire de campement isolée qui ce soir serait rien qu’à nous, un emplacement en bord de rivière qui jadis m’avait suffi comme planète.

L’extravagance de l’automne envahissait tout le Sud des Appalaches. Les rhododendrons plongeaient dans les ravins et couvraient les pentes de buissons qui rendaient Robin claustrophobe. Au-dessus de cette orgie broussailleuse s’élevait une canopée de caryers, de sapins-ciguë et de tulipiers non moins luxuriants.

Robin s’arrêtait tous les cent mètres pour dessiner une plaque de mousse ou une fourmilière grouillante. Ça m’allait très bien. Il dénicha une tortue tabatière qui dévorait une masse ocre de bois pourri. À notre approche, elle se redressa d’un air de défi, le cou tendu. Toute fuite était exclue. C’est seulement quand Robin se laissa tomber à genoux à côté d’elle que la créature se rétracta. Il suivit du doigt, sur le dôme de la carapace, les lettres cunéiformes qui énonçaient d’illisibles messages en alphabet martien.

On gravit la gorge plantée de feuillus en suivant un sentier défriché dans les années 1930 par des chômeurs guère plus âgés que Robin, du temps où le service public n’était pas encore l’ennemi. J’écrasai une feuille de gommier en forme d’étoile, mi-jade d’août, mi-brique d’octobre, et je proposai à Robin de la sentir. Il poussa un cri de surprise. La bogue grattée d’une noix de caryer lui procura un nouveau choc. Je lui fis mordiller la pointe bordeaux d’une feuille d’oxydendron pour qu’il comprenne pourquoi on le surnommait « bois amer ».

L’humus altérait l’air. Sur deux kilomètres, la piste monta aussi raide qu’un escalier. Des ombres spectrales nous suivaient dans notre traversée des feuillus en pleine mue. On contourna un affleurement de rochers moussus et le monde changea d’un coup : aux feuillus caducs succéda la sécheresse des pins et des chênes. C’était une année de faînée. Les glands s’amoncelaient sur le sentier. À chaque pas on en dispersait en tous sens.

Dans une clairière en forme de cuvette aux abords du chemin, surgissant du tapis de feuilles mortes, se dressait le champignon le plus ouvragé que j’aie jamais vu. Il se déployait en un hémisphère couleur crème plus gros que mes deux mains réunies. Un ruban cannelé et fongique ondoyait sur lui-même pour former une surface aussi alambiquée qu’une collerette élisabéthaine.

Waouh ! Qu’est-ce que… ?

Je n’avais pas la réponse.

Un peu plus loin, il faillit marcher sur un mille-pattes jaune et noir. La bête se recroquevilla en boule dans ma main. De mon autre main, je brassai l’air vers le nez de Robin.

La vache !

« Ça sent quoi ? »

Ça sent maman !

J’éclatai de rire. « Ben oui, c’est vrai. Ça sent l’extrait d’amande. Comme maman parfois quand elle préparait un gâteau. »

Il plaqua ma paume contre ses narines, transporté. C’est trop dément, c’est sauvage !

« Oui, c’est bien le mot. »

Il en voulait encore, mais je déposai la créature dans un massif de laîches et on reprit la route. Je ne dis pas à mon fils que cette délicieuse odeur était celle d’un cyanure. J’aurais dû. La franchise, c’était important pour lui.

 

 

Deux kilomètres de piste en descente nous déposèrent dans une clairière au bord d’un torrent rocailleux. À des poches de rapides écumants succédaient des bassins d’eau profonde. Des kalmies et des bouquets de sycomores pommelés flanquaient les deux rives. Le site était encore plus beau que dans mon souvenir.

Notre tente était une merveille d’ingénierie, plus légère qu’un litre d’eau et guère plus large une fois repliée qu’un rouleau de papier toilette. Robin la monta lui-même. Il planta les sardines, les tordit pour les ajuster aux œillets de la toile, plaqua les pinces sur l’exosquelette tendu, et abracadabra ! nous avions un foyer pour la nuit.

On a besoin de la bâche ?

« Tu crois en ta bonne étoile ? »

Oh oui, il y croyait. Et moi aussi. Six types de forêt différents nous entouraient. Mille sept cents plantes à fleurs. Davantage d’essences d’arbres que dans toute l’Europe. Trente variétés de salamandre, rendez-vous compte. Sol 3, ce minuscule point bleu dans le cosmos, avait des arguments, quand on prenait le temps de se détacher de l’espèce dominante pour y voir plus clair.

Au-dessus de nous, un corbeau grand comme un singe volant du Magicien d’Oz s’éleva vers la cime d’un sapin blanc. « Il est venu pour l’ouverture du camp Byrne. »

Nos hourras le firent fuir. Et puis, d’un commun accord, après une montée bien raide, sac au dos, en une journée qui avait encore battu de trois degrés le record historique de chaleur, on opta pour une baignade.

Une passerelle taillée dans le tronc d’un tulipier ventru enjambait une cascade, entre des rochers éclaboussés d’une composition à la Pollock de lichen, de mousse et d’algues. L’eau était si limpide qu’on en voyait le fond rocheux. On se fraya un chemin vers l’amont jusqu’à une grande pierre bien plate. Je rassemblai mon courage et me laissai glisser dans le flot. Sous les yeux de mon fils, sceptique mais avide d’y croire.

L’eau assaillit ma poitrine et me poussa vers un éboulis. Ce qui du rivage paraissait plat était en fait une cordillère de micro-montagnes submergées. Je plongeai dans les remous. Mon pied dérapa sur une pierre lissée par des siècles d’eau vive. Et puis je retrouvai les gestes. Je m’assis dans le torrent en laissant la rivière froide se fracasser sur moi.

Au premier contact du courant glacial, Robin se mit à hurler. Mais la douleur ne dura qu’une demi-minute et ses cris se muèrent en rire. « Reste au ras de l’eau, lui lançai-je. Rampe. Mobilise l’amphibien en toi. » Robbie s’abandonna à l’extase du bouillonnement.

Je ne l’avais jamais rien laissé faire d’aussi dangereux. À quatre pattes, il luttait contre le courant. Lorsqu’il eut trouvé ses appuis de bipède, on rejoignit une cuvette rocheuse au milieu du flot où, bien calés parmi les pierres, nous pouvions affronter le martèlement du jacuzzi. C’était comme surfer à l’envers : se pencher vers l’arrière, s’équilibrer par un ajustement constant de dizaines de muscles. La pellicule d’eau sur les cailloux, la lumière qui en découpait la surface ondoyante, et l’étrange flot fixe de vagues permanentes qui rugissaient par-dessus notre abri dans les rapides écumants hypnotisaient Robin.

La rivière semblait presque tiède à présent, réchauffée par la force du courant et par notre adrénaline. Mais l’eau spiralait sauvagement. En aval, les rapides disparaissaient sous une arche d’orangers. De l’amont derrière nous, le futur se déversait sur notre dos pour rejoindre le passé constellé de soleil.

Robin contemplait ses bras et ses jambes submergés. Il résistait aux torsions et distorsions de l’eau. On dirait une planète où la gravité change tout le temps.

Des poissons à rayures noires longs comme mon petit doigt surgirent pour baiser nos membres. Il me fallut un moment pour comprendre qu’ils se repaissaient de nos peaux mortes. Robin était aux anges. Il était devenu la vedette de son aquarium.

On remonta le courant en marchant en crabe, les jambes bien écartées, les bras tâtonnant pour trouver des prises au fond. Robin glissait de profil d’une cascatelle à l’autre, en jouant les crustacés. Une fois calé dans un nouveau semis de rochers, j’inhalai l’écume fumante – tous ces ions négatifs dégagés par ce bouillonnement d’air et d’eau. Le jeu de sensations entremêlées m’exaltait : l’air écumeux, la morsure du courant, la chute libre de l’eau, la dernière baignade à deux de l’année. Et, telle une vague du torrent rocailleux, je m’élevai quelques instants avant de m’écraser.

À cent mètres en amont, Alyssa dévalait le courant, les pieds en avant, dans une combinaison de plongée qui l’enveloppait comme une seconde peau. Je m’ancrai en aval pour l’intercepter au passage, mais elle continuait de glapir tandis que le flot l’entraînait vers les rapides. Son corps ballotté flottait vers moi, menu mais puissant, enflant dans sa descente, et puis, au moment même où mes muscles se tendaient pour l’attraper, elle me passa au travers.

Robbie lâcha prise et fila avec le courant. Je tendis un bras pour faire barrage et il s’y cramponna. À tâtons, il parvint à ma hauteur et me regarda bien en face. Hé, quoi de neuf ?

Je soutins son regard. « Toi, tu es neuf. Moi, je suis vieux. Enfin, juste un peu. »

Papa ! Il darda l’air de sa main libre, pour exhiber d’un grand geste toutes les preuves qui nous entouraient. C’est quoi, ce coup de mou ? Regarde où on est ! Combien de gens ont cette chance ?

Personne. Personne au monde.

Il s’assit dans les remous, toujours accroché à moi, pour tenter de comprendre. Il ne lui fallut guère plus de trente secondes. Attends voir. Tu es venu ici avec maman, c’est ça ? En voyage de noces ?

Tel était son super-pouvoir. Je secouai la tête, émerveillé. « Comment tu fais, Sherlock ? »

Il fronça les sourcils, se hissa hors de l’eau. Titubant sur place, il étudia tout le cours d’eau d’un œil neuf. Voilà qui explique tout.

 

Richard Powers, Sidérations, traduit de l’anglais (États-Unis) par Serge Chauvin, © Actes Sud, 2021.

En librairie le 22 septembre.


Richard Powers

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