Nouvelle

L’autre jumeau

Écrivain

Dans le texte qu’Antoine Mouton, auteur remarqué notamment pour Le Metteur en scène polonais (Christian Bourgois, 2015), nous a confié, l’asymétrie entre les deux jumeaux Otto et Hans – l’existence de l’un étant invisibilisée par celle de l’autre – ne fait pas que rappeler ce sentiment d’affreuse injustice dont l’enfance est friande. Sous des dehors légers, il y est question de l’autre comme impossible et de la difficile adresse de la parole vers l’autre. Une nouvelle inédite publiée en partenariat avec La Marelle, centre de création littéraire à Marseille.

Otto Rebisch ressemble à son frère Hans mais Hans Rebisch n’a aucun trait commun avec Otto. Cette gémellité à sens unique serait sans doute moins obsédante si les deux frères ne travaillaient pas côte à côte : Otto vend des livres à la librairie de la rue Saint-Maur, Hans est garçon de café au Chat Noir, le bar adjacent.

Hans apporte le café à la librairie tous les matins vers 10h30, sur un plateau que personne n’a jamais pensé à laver, représentant un gros chat roux qu’on devine à peine sous les auréoles brunâtres amoncelées au fil des maladresses. Le café est âpre, on ne l’avale pas sans grimacer, pourtant les employés de la librairie le boivent chaque jour fidèlement. Seul Otto n’en prend pas ; dès que son frère entre dans la boutique, il file au sous-sol.

« Café cafard ! », lance-t-il triomphalement en pénétrant dans la librairie, le plateau à la main. (L’expression est très populaire depuis que madame Marton, fidèle cliente du Chat Noir, a repêché une blatte qui se noyait au fond de sa tasse. « La pauvre, dit-elle aux clients pantois, heureusement que j’étais là pour elle. » Elle la fit courir sur sa main pendant quelques minutes, paya son café, relâcha l’insecte sur le bar puis sortit.) Dès que le « café cafard ! » retentit, toute l’activité de la librairie se trouve suspendue. Les clients qui connaissent Hans ne manquent pas de le saluer, avec dans la voix ces inflexions qui transforment la parole en chant et les humains en oiseaux. Les libraires récupèrent leur tasse (« Tu as pensé à mon déca ? », minaude Marité, bien qu’elle sache parfaitement que Hans lui apporte toujours un déca, pourtant à chaque fois elle s’en réjouit, « comme c’est gentil d’avoir pensé à moi »), tandis que les curieux s’approchent. Hans se laisse questionner, émettant des réponses que tout le monde s’accorde à trouver pleines d’esprit mais que personne ne retient, tant elles sont inconsistantes (c’est du moins ce qu’Otto pense de ce que dit son frère, depuis le sous-sol où il se tient


Antoine Mouton

Écrivain, Photographe

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