Nouvelle

L’autre jumeau

Écrivain

Dans le texte qu’Antoine Mouton, auteur remarqué notamment pour Le Metteur en scène polonais (Christian Bourgois, 2015), nous a confié, l’asymétrie entre les deux jumeaux Otto et Hans – l’existence de l’un étant invisibilisée par celle de l’autre – ne fait pas que rappeler ce sentiment d’affreuse injustice dont l’enfance est friande. Sous des dehors légers, il y est question de l’autre comme impossible et de la difficile adresse de la parole vers l’autre. Une nouvelle inédite publiée en partenariat avec La Marelle, centre de création littéraire à Marseille.

Otto Rebisch ressemble à son frère Hans mais Hans Rebisch n’a aucun trait commun avec Otto. Cette gémellité à sens unique serait sans doute moins obsédante si les deux frères ne travaillaient pas côte à côte : Otto vend des livres à la librairie de la rue Saint-Maur, Hans est garçon de café au Chat Noir, le bar adjacent.

Hans apporte le café à la librairie tous les matins vers 10h30, sur un plateau que personne n’a jamais pensé à laver, représentant un gros chat roux qu’on devine à peine sous les auréoles brunâtres amoncelées au fil des maladresses. Le café est âpre, on ne l’avale pas sans grimacer, pourtant les employés de la librairie le boivent chaque jour fidèlement. Seul Otto n’en prend pas ; dès que son frère entre dans la boutique, il file au sous-sol.

« Café cafard ! », lance-t-il triomphalement en pénétrant dans la librairie, le plateau à la main. (L’expression est très populaire depuis que madame Marton, fidèle cliente du Chat Noir, a repêché une blatte qui se noyait au fond de sa tasse. « La pauvre, dit-elle aux clients pantois, heureusement que j’étais là pour elle. » Elle la fit courir sur sa main pendant quelques minutes, paya son café, relâcha l’insecte sur le bar puis sortit.) Dès que le « café cafard ! » retentit, toute l’activité de la librairie se trouve suspendue. Les clients qui connaissent Hans ne manquent pas de le saluer, avec dans la voix ces inflexions qui transforment la parole en chant et les humains en oiseaux. Les libraires récupèrent leur tasse (« Tu as pensé à mon déca ? », minaude Marité, bien qu’elle sache parfaitement que Hans lui apporte toujours un déca, pourtant à chaque fois elle s’en réjouit, « comme c’est gentil d’avoir pensé à moi »), tandis que les curieux s’approchent. Hans se laisse questionner, émettant des réponses que tout le monde s’accorde à trouver pleines d’esprit mais que personne ne retient, tant elles sont inconsistantes (c’est du moins ce qu’Otto pense de ce que dit son frère, depuis le sous-sol où il se tient en embuscade). Les libraires engloutissent le contenu de leur tasse, accusent le coup et reprennent leurs activités. Hans éconduit les individus trop collants, rassemble les tasses vides sur le plateau et retourne au café. Les lecteurs poursuivent leurs déambulations parmi les livres, reniflant les reliures, caressant les couvertures (le matin, il y a toujours un peu de monde à la boutique, comme si la nuit avait créé un gouffre duquel on ne peut s’extraire qu’en lisant quelque chose de nouveau), parmi les employés qui éventrent les cartons de livraisons, tentent de faire un peu de place sur les étagères, ou observent avec suspicion telle ou telle nouveauté. Alors seulement Otto peut émerger du sous-sol. Ceux qui n’ont pas vu partir Hans interpellent le pauvre libraire : « Et alors, Hans, vous venez vous cultiver ? » Otto fait mine de ne pas comprendre : « Me cultiver ? », jusqu’à ce que les clients se rendent compte qu’ils ne s’adressent pas à Hans mais à Otto, le frère de Hans, le jumeau dont on ne retient jamais le prénom. « L’autre fils du Belge », comme on dit rue Saint-Maur quand on parle d’Otto, mais on parle bien plus souvent de Hans que de son frère, et il n’y a pas besoin de désigner son père pour l’identifier, son prénom suffit. Otto, lui, est toujours l’autre. Il l’est depuis qu’il est petit.

Il ne viendrait à l’esprit de personne d’entrer au Chat Noir et de dire « bonjour Otto » à Hans, ni même de s’accouder au bar et de lui demander, abusé par la ressemblance, le titre de ce livre écrit-par-un-auteur-dont-j’ai-oublié-le-nom-et-qui-se-passe-pendant-la-guerre-mais-impossible-de-me-souvenir-laquelle-on-en-a-parlé-à-la-radio-hier-ou-bien-l’année-dernière-à-moins-que-ce-ne-soit-à-la-télé-d’ailleurs-c’était-peut-être-un-film-vous-vendez-des-dévédés ? Par contre, il n’est pas rare qu’un client entre dans la librairie et demande à Otto de lui servir une bière. Et si Otto a l’audace d’aller lui-même au Chat Noir, pour déjeuner par exemple (parce qu’à la boutique toutes les tables sont occupées par des livres et le bureau par des montagnes de factures derrière lesquelles on retrouve parfois la patronne en train de consulter la météo sur internet), aussitôt on le somme de servir la 27 et d’encaisser la 12.

L’équivoque univoque dure depuis l’enfance : Otto a su prononcer le prénom de son frère bien avant le sien. Même ses parents l’appelaient Hans. Il a longtemps pensé qu’ils le faisaient exprès pour l’humilier, mais il a fini par comprendre que tout le monde était pris du même trouble qu’eux. Ainsi, il existe des ressemblances à sens unique. Un singe peut être confondu avec un cacatoès alors que ce cacatoès ne sera jamais pris pour un singe, prisonnier de son espèce, hermétique à l’altérité, assigné à jouer son propre rôle du matin au soir. Certaines identités sont fixes (Hans a toujours été très déterminé), d’autres plus vacillantes.

Otto observe souvent ce phénomène à la librairie. Deux exemplaires d’un même livre se trouvent entreposés sur la table des nouveautés, quelques clients feuillettent celui du dessus, émettant des borborygmes de satisfaction littéraire, quand finalement l’un d’entre eux se décide à l’acheter. Reste l’exemplaire du dessous ; d’autres clients l’ouvrent, le referment sans un mot, passent à autre chose. Pire encore : les clients qui se sont extasiés le matin sans passer à l’acte reviennent le soir pris de remords. Ils demandent s’il reste un exemplaire, Otto le leur désigne. Ils s’en approchent avec candeur, mais en l’ouvrant froncent les sourcils, un voile assombrit leur visage : « Je vais encore réfléchir », disent-ils en le remettant à sa place, puis ils posent une question au sujet d’un autre auteur, ne regardent plus du tout l’ouvrage sur la table, s’excusent pour le dérangement, déguerpissent… Otto se sent parfois comme cette réplique qu’il ne vendra jamais et retournera à l’éditeur dans un carton, parmi d’autres livres tout aussi malchanceux. Souvent c’est une simple histoire d’encre : le « fond du bidon » est une disgrâce qui n’épargne pas les chefs d’œuvre. Une « pâle copie », dit-on. Ou bien un léger décalage au niveau de la reliure, provoquant un imperceptible désaxement, qui agit à l’insu du lecteur et ne cesse de détourner celui-ci de la page qu’il est en train de lire, comme une chaise un peu penchée peut vous donner envie de vous asseoir par terre malgré vous. Aussi Otto croit-il être un succédané imparfait de son frère − ce classique, cet incunable dont il serait l’abrégé.

Il arrive que Hans lui-même se laisse prendre au piège de la ressemblance. Quand il apporte les cafés à la boutique à 10h25 et surprend Otto qui ne s’est pas encore réfugié au sous-sol, il rajuste ses cheveux d’une main en le regardant tandis qu’il continue de tenir le plateau en équilibre de l’autre. Mais sa coquetterie est sans effet, sa coiffure ne change pas, son reflet désobéissant l’agace, le plateau finit par tanguer et les cafés par déborder et se répandre, ajoutant quelques taches à celles que le temps a figées. « Hans », dit Otto pour que son frère se ressaisisse, alors Hans s’aperçoit seulement qu’Otto n’est pas son image reflétée dans un miroir sans bord mais son jumeau.

Otto se gargarise : « Personne ne peut simplement me dire bonjour et mon prénom derrière, comme à n’importe quelle andouille, comme à ce pauvre Hans, qui ne lit pas et boit trop. Si j’ai été imprimé avec le fond du bidon, j’ai l’avantage de n’avoir pas passé mon enfance à lever les yeux et sourire quand on prononçait mon prénom, d’ailleurs on ne le prononçait pas. J’ai levé les yeux quand il m’a plu de le faire, j’ai souri quand j’avais tout intérêt à cela, et ainsi je me suis construit, indépendamment du regard des autres, mais aussi de moi-même, comme si l’identité était une notion dérisoire, superflue, inopérante, sans influence sur ma survie et mon développement. Je ne suis pas attaché à mon prénom comme un chien à sa niche. Je n’ai pas eu peur de l’inconnu, pas autant que mon frère en tout cas, parce que l’inconnu, entre lui et moi, c’était moi, et grâce à cela je pouvais tout être car je n’étais rien de précis et personne n’attendait que j’adopte un comportement plutôt qu’un autre. J’ai changé en libre-arbitre le flou qui a nimbé ma venue au monde, bien que j’aie fini par travailler dans la boutique mitoyenne au bar où mon frère sert des cafés-cafards, et où notre père s’esquintait déjà avant lui. Peut-être ai-je besoin de rester à proximité de cette confusion, qui est le gage de mon indépendance. On ne devient pas quelqu’un n’importe comment. Et il est très facile de devenir n’importe quoi sans personne dedans. »

Otto a lu un livre récemment, imprimé avec le fond du bidon − il se charge de feuilleter toutes les publications que la librairie s’apprête à retourner aux éditeurs, les parutions les moins ouvertes, les moins touchées de la boutique −, où le personnage principal, ayant grandi dans un café-théâtre tenu par ses parents, s’était moins identifié aux comédiens qu’il voyait apparaître sur scène qu’à l’icône lumineuse au-dessus de l’issue de secours :

, si bien qu’il avait fini par lui ressembler, une jambe toujours levée derrière lui et les bras de part et d’autre du buste, ne pouvant s’empêcher d’incliner son corps en direction des portes ouvertes, donnant à toutes les personnes qu’il fréquentait l’impression de vouloir s’enfuir. « Il ne peut pas tenir en place », disait-on de lui. Et l’auteur d’ajouter avec empathie : « Mais comment quelqu’un qui n’a jamais eu de place le pourrait-il ? » Otto a beaucoup aimé ce livre, pourtant il se méfie de ce qui lui ressemble. Il serait par exemple incapable de lire un roman qui aurait pour personnage principal un libraire, il s’y ennuierait trop. Son plaisir de lire tient au fait qu’il n’a aucun mal à se reconnaître dans ce qui ne cesse d’accuser sa différence vis-à-vis de lui. Il aime qu’un livre lui trouve des compagnons de route, et le laisse un peu seul aussi. Il ne cherche ni son égal ni son contraire, mais un étranger radical.

 

L’autre jour la patronne était en train de confier à Hans toutes les difficultés qu’elle rencontrait avec Otto, sauf que son interlocuteur n’était pas Hans mais Otto lui-même. Ce dernier l’écoutait sans chercher à la détromper, au contraire, mais enfin s’il devait rectifier toutes les méprises des gens à son sujet il y emploierait son existence entière. D’ailleurs il en apprit de belles : sa tendance à essayer de sauver les livres au dernier moment agaçait la patronne, il fallait toujours modifier les bons de retour, cela coûtait cher à force prétendait-elle, elle avait dû changer l’imprimante à deux reprises cette année, et selon elle c’était de la faute d’Otto, de cette manie qu’il a de ne pas marcher dans le sens du vent, c’est-à-dire dans celui du marché. Otto s’apprêtait malicieusement à lui demander si le marché avait un sens selon elle et si oui lequel, quand le prototypique Hans fit irruption dans la boutique. La supercherie d’Otto fut révélée. La patronne eut alors ce réflexe étonnant de poursuivre son propos tout en l’amoindrissant, apportant quelque contradiction à sa virulence initiale, « mais il faut reconnaître qu’il lit beaucoup », non sans progressivement tourner le dos pour rejoindre à petits pas son bureau et ses factures antidatées, les menaces de redressement, les lettres de l’huissier, et la page des relevés pluviométriques de l’année en cours à Honolulu. Tout le temps où Otto et Hans se tenaient encore côte à côte dans son champ de vision, elle eut à peu près le même regard que leur père lorsqu’il s’efforçait de partager un repas avec eux plutôt que de traîner au bar après le service, celui d’un cobaye à qui l’on ferait subir un test ophtalmologique extrême, ayant pour but secret de le rendre aveugle et idiot, et dont il commencerait tout juste à percevoir les intentions.

Monsieur Rebisch s’asseyait toujours de biais à la table de la cuisine et enfouissait la tête dans son journal, quelle que soit la date de celui-ci (il se contentait de ramener du Chat Noir ceux que plus personne ne voulait lire, l’important pour lui était qu’il y en ait toujours un à portée de main, au cas où il ait à passer un moment dans une pièce en présence de ses enfants), afin de ne pas regarder les jumeaux trop longtemps. Si le sel était de leur côté, il se passait de sel. Le fait qu’Otto ressemble à Hans et Hans pas du tout à Otto le tracassait énormément, d’ailleurs Otto croit que c’est la raison pour laquelle il est mort si jeune, un soir, au Chat Noir, d’une crise cardiaque pendant son service, bien qu’on ait maintes fois tenté de le faire taire lorsqu’il émettait cette hypothèse. On voyait bien qu’il s’efforçait, en présence de ses deux fils, de retrouver lequel des deux pouvait être Otto.

Leur mère avait moins de scrupules : « Hans », disait-elle à tout bout de champ, qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre, comme s’il n’y en avait jamais eu qu’un (de valable, de vivant, de nécessaire, d’aimé). Hans, Hans, Hans. Otto n’existait pas. Quantité négligeable, qualité inconnue. Hans était sorti le premier, difficile de s’intéresser au second alors qu’il avait exactement la même tête, la même expression, la même façon de hurler et de chercher le sein. Si quelqu’un s’étonnait de cette ressemblance à sens unique entre les deux frères, madame Rebisch avait une théorie : « C’est simple, affirmait-elle, Hans est monozygote et Otto dizygote. » Elle semblait si sûre d’elle que personne n’osait en débattre.

Après le décès brusque de leur père, Hans prit sa place de serveur au Chat Noir tandis qu’Otto continua ses études incognito. Leur mère ne cessait de lui répéter : « Maintenant que ton père est mort, il va falloir que tu travailles, mon petit Hans », or Hans travaillait déjà et donc Otto pouvait passer entre les gouttes acides des drames post-mortem dans les familles bourgeoisement sous-éduquées. Grâce à la confusion que son apparence suscitait, Otto parvint à devenir libraire, certes dans la boutique adjacente au Chat Noir mais tout de même, l’homo sapiens n’est pas devenu sapiens sapiens en une génération.

Malheureusement le comportement d’Otto ne satisfait pas sa patronne. Elle se plaint de ses absences parce qu’elle le prend toujours pour Hans. Quand il arrive au travail le matin, elle lui demande : « Tu n’as pas vu ton frère ? » Si Otto emballe un livre dans un papier cadeau pour un client, elle lui lance depuis la caisse : « Merci pour le coup de main ! » Parfois Otto n’est même pas certain qu’elle se souvienne de l’avoir embauché. Mais soudain elle le prend à part derrière le tourniquet des cartes postales humoristiques et lui dresse la liste de ses méfaits : « Ton frère m’en fait voir de toutes les couleurs… »

La patronne connaît Hans depuis qu’il est tout petit. Il venait pleurer dans la boutique dès qu’un chagrin lui traversait le cœur, Otto le suivait et lisait des bandes dessinées en attendant que son frère se calme et qu’ils puissent rentrer chez eux. Si Otto tentait de pleurer lui aussi, la patronne disait : « Pauvre Hans, tu te plains tout le temps », comme si ses jérémiades étaient moins convaincantes, ses larmes de seconde main, ses peines d’occasion. Caricature imparfaite de son frère, Otto devait trouver d’autres biais pour être consolé ; les livres, au moins, ne lui faisaient pas cet affront de le mal nommer. Mais la lecture ne suffisait pas toujours, aussi lui arrivait-il de suivre des inconnus dans la rue, qui avaient l’avantage, eux, de ne pas connaître Hans, et donc de ne pas pouvoir le confondre avec celui-ci. Mais c’était toujours Hans qui venait chercher son frère quand finalement Otto acceptait de donner le numéro de téléphone de l’appartement où il vivait (leur père passait tout son temps d’un côté ou de l’autre du comptoir, leur mère n’était pas programmée pour franchir le seuil de l’immeuble), or il y avait toujours, sur le visage des gens qui avaient pris soin de lui, en découvrant le jumeau, l’ombre d’une déception ou bien un ravissement, quand il ne s’agissait pas purement et simplement d’une épiphanie, comme si en voyant Hans ils découvraient la vérité sur Otto, réalisant soudain qu’ils avaient été jusqu’alors en présence d’une piètre contrefaçon. D’ailleurs ces inconnus renvoyaient froidement Otto à l’existence secondaire qui était la sienne et ne prenaient jamais de ses nouvelles, ou bien s’ils appelaient quand même, pour se donner bonne conscience, ils demandaient à parler à Hans. Alors le chagrin d’Otto se creusait un peu plus, et l’on peut dire sans trop mentir que son enfance fut un long tourment sans répit, que seul ce métier de libraire a fini par apaiser, à cause de tous ces livres qu’il peut lire désormais.

Il est le plus assidu des libraires de Paris, passant tous ses jours et ses nuits à la boutique à tenter de trouver quelque chose d’intéressant parmi les invendus, allongé sous les tables pour ne pas gêner les clients. Certes la patronne aurait préféré embaucher Hans, mais Otto mérite sa place, ayant travaillé dur pour y accéder. Il ne pouvait pas se permettre de devenir garçon de café comme son père alors qu’il ressemble déjà tellement à son frère, il lui fallait se distinguer. On pourrait croire qu’Otto éprouve surtout du mépris pour son jumeau mais à vrai dire il ne pense rien de lui. D’ailleurs il s’efforce de penser à Hans le moins possible, par esprit d’équilibre, tout le monde étant déjà obnubilé par lui. Et s’il a parfois les joues qui rougissent et le regard vague quand son frère le rejoint quelque part, ce n’est pas tant par honte qu’à cause de cette comédie de la distance qu’ils doivent jouer pour que ceux qui les voient ne finissent pas décérébrés comme leur père, alors qu’ils ont partagé la même chambre pendant des années.

Otto n’envie pas l’existence de son frère, pour autant celle-ci ne lui semble pas non plus méprisable : le salaire de Hans est légèrement moindre que le sien mais les pourboires sont plus nombreux, il travaille plus tard qu’Otto mais Otto ne parvient pas à s’endormir sans avoir lu au moins deux livres pour les extirper de l’oubli qui les guette, les interlocuteurs de son frère sont alcooliques mais les siens sont pour la plupart gâteux et ne lisent jamais que sous l’influence d’un média auquel ils se sont identifiés à force de se croire incapables de penser par eux-mêmes. L’inégalité de leur condition tient surtout à leur popularité respective : les barmen et les libraires n’ont pas le même genre d’aura. Quand Otto sort dans la rue et qu’on ne peut plus le rattacher à la librairie pour le différencier, il en apprend beaucoup sur la vie sexuelle de Hans. Hommes et femmes l’abordent, jeunes ou vieux. On lui parle de nuits qui lui sont étrangères, d’exploits et d’inventions, de promesses et de trahisons… S’il a pu jalouser la profusion et la diversité de sa vie sentimentale au début, Otto la trouve désormais inquiétante : comment ferait-il pour lire avec tous ces gens qui ne demandent qu’à se glisser dans son lit ? Les quelques femmes qu’il a séduites se sont enfuies dès qu’elles ont rencontré son frère, mais après tout il n’a jamais réussi à attirer celles dont il était vraiment amoureux, seulement leurs amies, et encore, pas les meilleures.

Tout le ramène toujours à Hans, tout l’en sépare aussi, il sait en permanence ce qu’il fuit. Il a toujours présent à la conscience ce point de départ, cette condition de laquelle il a tout fait pour s’extraire et dont il s’est fermement dégagé bien qu’il en soit encore le voisin. Elle le jouxte et l’étrangle un peu mais Otto a fourni tous les efforts qu’il a pu, et il espère que ses enfants feront mieux, qu’au moins ils changeront de rue, même s’ils croiront parfois qu’il est leur oncle et non leur père.

 

Nous pensons sans cesse une chose et son contraire et cela forme un monde qui nous satisfait la plupart du temps malgré ses incohérences manifestes. Dans les livres qu’Otto lit, il s’efforce de repérer les mots qui n’ont pas de contraire : il y en a peu. Même l’eau a le feu contre elle. Le père a la mère, le fils a la fille, la nièce a le neveu et la tante a l’oncle ; mais alors qu’en est-il du jumeau ? Jumeau est un mot sans contraire. Ce n’est pas tout à fait rien d’être unique même quand on est deux. On ne dit jamais d’Otto : « le jumeau ». On précise : « l’autre jumeau ».

Il est vrai que la patronne a de quoi se plaindre d’Otto, sa ressemblance avec Hans génère une confusion pénible dans la librairie, et depuis qu’il y est employé la fréquentation n’a cessé de chuter, mais il espère pouvoir conserver son poste malgré tout. Même les lecteurs les plus assidus finissent par lui commander un demi. Même ceux qui lisent aussi sérieusement que lui, cherchant dans la littérature de quoi aggraver leur cas, se passent de son avis sur tel ou tel ouvrage dont on aurait parlé à la radio ; ils le voient, ils ont soif, sortent de la librairie et migrent vers le Chat Noir. Otto aimerait pourtant se rendre utile et il en a les compétences, il sait les pages qui creusent le désespoir, les auteurs qui donnent du relief à la mélancolie, les poèmes qui dévastent − il voudrait qu’on entre dans la boutique et qu’on lui demande : y a-t-il un cœur qui bat sur ces tables ? une vie tellement ouverte qu’elle semble sans fond ? une pensée dépliée jusqu’à d’autres planètes ? un désespoir à ma mesure ? une raison de mourir aussi valable que la mienne ? un compagnon idéal pour un futur criminel ? une langue si dénouée qu’elle pend, bave et tressaute ? Il a des réponses. Mais on exige de lui la liste des cocktails ou une noisette bien serrée, alors il bat des bras, indique les livres qui l’entourent et bafouille jusqu’à ce que la gêne qui s’empare de lui saisisse son interlocuteur à son tour et que celui-ci ouvre les yeux sur son égarement.

C’est pour cette raison − et non par mollassonisme obtus − qu’il se couche sous les tables pendant ses heures de travail. Son apparence perturbe l’harmonie des lieux et la conscience des clients. Quand il a fini de mettre les livres au retour dans les cartons, édité les factures, indiqué les adresses, et aidé la patronne à rafraîchir la page météorologique de l’île d’Hawaï, il ne lui reste plus qu’à s’étendre. Sous les romans étrangers, il y a suffisamment de place, il ne dépasse pas. La table qui leur est consacrée se trouve au centre de la pièce principale, il entend tout ce que les clients disent, il peut intervenir sans se lever, répondre aux questions sans être vu, et ainsi engager de véritables conversations. Tant que les clients ne s’accroupissent pas pour le regarder dans les yeux, Otto est un bon libraire. Telle est la solution − peu orthodoxe, il en convient − qu’il a trouvée pour faire en sorte que la librairie de la rue Saint-Maur ne devienne pas, par sa faute et en raison de sa naissance trouble, un débit de boissons. La patronne se prépare, semble-t-il, à cette inévitable reconversion, puisque dans son bureau les bouteilles de vin nature soutiennent désormais les colonnes de factures empilées, si hautes qu’on ne discerne presque plus les cartes postales d’Honolulu ornant les murs vieillis. Quand la transition sera effective, quand l’alcoolisme aura éradiqué le goût de la lecture dans le quartier, quand la librairie sera une succursale du Chat Noir, Otto n’aura plus d’autre choix que de partir, ne pouvant se résoudre à devenir barman comme son frère ou son père avant lui. Mais en attendant, si on le cherche, on le trouve couché sous la table des nouveautés étrangères, et il peut répondre à toutes sortes de questions.

 

Un jour un événement ébranla l’idée qu’Otto s’était faite de l’existence pour pouvoir mieux la supporter. Un type qu’il ne connaissait pas vint lui parler et Otto crut comprendre que ce monsieur, coiffé d’un bob, tentait de poursuivre avec lui une discussion préalablement entamée avec son jumeau, comme cela se produit souvent. Hans abrège tout très vite, laissant ses auditeurs frustrés, pressé d’aller voir ailleurs s’il y a mieux. Il n’est pas rare qu’Otto récupère ainsi des suites de conversations que son frère a délaissées, des reliquats, des retours de bâton, « j’ai oublié de te dire », « au fait », « à propos de ce dont tu parlais hier soir ». Pour cette raison sans doute, Otto trouve toujours qu’il y a, avec les autres, quelque chose qui fait défaut, un arrière-plan, un contexte, une amorce, au contraire des romans qui prennent le temps d’exposer tout cela. Les gens ne s’assurent jamais d’une réciprocité dans l’échange, ni de la bonne circulation d’une attirance mutuelle et bien dosée. Peu leur importe d’être compris, ils veulent surtout qu’on les entende. Pour Otto, la raison de ce déséquilibre est toute trouvée : la plupart des conversations, en vérité, ne lui sont pas destinées, les gens le prenant pour son frère.

Du moins le pensait-il jusqu’à l’incident qui éclata entre lui et l’homme au bob. Les propos de ce dernier étaient tout à fait fumeux, impossible pour Otto de rester concentré. Il essayait parfois de suivre une phrase entière mais se perdait en chemin. « Monsieur, lui dit-il, retournez donc au Chat Noir, là-bas vous trouverez Hans et pourrez reprendre avec lui ce que vous tentez de continuer avec moi sans vous rendre compte que je ne suis pas lui. » Ne connaissant ni Hans ni le Chat Noir, l’homme au bob reprit aussitôt son laborieux discours, sans supplément d’explication, sans autre tentative d’inclure un peu mieux son interlocuteur dans sa pensée méandreuse, et plutôt que de continuer à écouter (c’était sans espoir), Otto éprouva vis-à-vis de son frère une culpabilité nouvelle. Il avait toujours attribué au seul fait de son existence l’inintelligibilité de la parole des gens s’adressant à lui, alors qu’elle n’était souvent relative qu’à eux-mêmes, le bavardage incohérent faisant partie de leur personnalité de la même façon que leur foie ou leur rate étaient indissociables de leur corps. « Le désordre est peut-être la forme même du langage, supposa soudain Otto qui rêvassait face à l’homme visiblement éméché. Les gens abordent le langage comme s’il s’agissait d’un taureau, par les cornes, et s’y agrippent tant qu’ils le peuvent en se laissant mener par lui jusqu’à se trouver écrasés contre les panneaux qui bordent l’arène. Je sers souvent de panneau. J’ai toujours trouvé que les gens ne tiennent pas compte de moi quand ils parlent, mais ce n’est pas nécessairement parce qu’ils ont amorcé quelque chose de plus tendre, de plus ouvert et partagé, au préalable, avec mon frère, non, c’est tout simplement parce que leur interlocuteur leur est indifférent. Il leur suffit d’avoir quelqu’un d’à peu près formé devant eux et aussitôt ils s’emballent, ouvrent le livre de leur marasme au milieu d’eux-mêmes et tentent de l’expurger de ses phrases les plus inutiles, les plus redondantes, en les versant directement dans l’oreille de ce qu’on désignera, non sous le terme d’individu, mais plutôt sous celui d’adversaire, de proie ou d’otage. Proie, otage ou adversaire qu’ils gratifient, après les avoir lessivés et drogués au non-sens de leur pensée, d’un “merci de m’avoir écouté” qui ne leur coûte pas grand chose, et qu’on peut tout aussi bien entendre, d’ailleurs, à force d’ennui et d’inattention, comme un “merci de ne m’avoir rien coûté”. »

Au moins l’homme au bob avait-il eu cette utilité de débarrasser la figure de Hans des torts extravagants qu’Otto lui imputait. Hans avait déjà dû sentir cette animosité que son frère nourrissait indirectement envers lui, peut-être en souffrait-il. L’inconnu venait d’apprendre à Otto la possibilité de dissocier les blessures de l’enfance de l’incohérence des comportements sociaux, autrement dit à séparer la famille et le monde, et donc à mieux répartir les tourments abominables que ces deux entités tyranniques ne cessent d’infliger aux individus vivant sous leur joug.

Il était 10h20 quand il était entré dans la librairie, or dix minutes plus tard exactement apparut le plateau du Chat Noir avec le chat roux maculé de taches brunes, et derrière lui ce très cher Hans dont Otto avait surestimé la malfaisance. Il le prit aussitôt dans ses bras pour s’excuser une fois pour toutes et passer à une autre étape de sa vie d’homme. Ce geste inconsidéré eut pour conséquence la chute du plateau et des cafés sur les pieds du monsieur logorrhéique, et pour effet secondaire de sidérer totalement ce dernier, les visages des jumeaux se trouvant soudain collés l’un à l’autre. Ils évitaient généralement ces effusions, pour des raisons des salubrité optique et mentale évidente. La ressemblance (ou disons plutôt l’adjonction de la ressemblance d’Otto à la dissemblance de Hans) frappa l’inconnu au point que celui-ci s’enfuit à toutes jambes. Dans la débâcle, il perdit son bob, sur lequel était inscrit BOUM!. Otto lâcha son frère, lequel était un peu sonné, déçu d’avoir renversé les cafés mais surpris par la soudaine affection reçue après plusieurs mois de distance glaciale. Le libraire ramassa au plus vite le bob avant que la patronne ne débarque, arrachée à ses calculs erronés et ses rêves de sable blancs par l’odeur du café. Quand quelqu’un oubliait son écharpe ou ses gants elle les prenait entre ses doigts comme s’il s’agissait de préservatifs usagés et les conduisait jusqu’à la poubelle en dansant de dégoût et en reprochant aux employés de ne pas l’avoir fait avant elle, parfois sous les yeux ronds de leurs propriétaires incapables de réagir (« Qu’est-ce que c’est encore cette immondice ? », s’était-elle écriée, pas plus tard que la semaine dernière, en poussant du pied jusque sur le trottoir l’écharpe en soie de Madame Chastan, qui se tenait, interdite, dans le rayon des Sciences Humaines, n’osant intervenir).

— Hans, dit Otto à son frère qui ne savait rien (mais peut-être était-ce mieux ainsi), excuse-moi pour tout, je t’aime, je t’ai toujours aimé, je ne t’en veux de rien.

Hans, désarçonné, regagna le Chat Noir pour préparer d’autres cafés, et dès qu’Otto fut seul il pleura, se rendant compte qu’il venait d’agir avec son frère comme l’homme au bob avec lui, sans rien lui expliquer, le tenant dans l’ignorance la plus totale de son raisonnement, c’est-à-dire seulement à la surface de celui-ci, et donc au cœur même de son déséquilibre. Il l’avait utilisé comme tous les humains s’utilisent entre eux, parallèles les uns aux autres sans jamais fournir le moins effort pour se rejoindre, se contentant de faire tourner leurs angoisses autour de visages inconnus jusqu’à ce qu’elles sifflent et leur percent les oreilles et l’esprit.

Quand la patronne sortit de sous le monceau de factures qui lui creusaient les yeux à tel point qu’on ne voyait plus que des trous, elle trouva Otto en larmes avec une onomatopée sur la tête, boum ! Sa décision était prise, il démissionnait. « Au revoir Hans », lui dit-elle tandis qu’il s’enfonçait dans la rue Saint-Maur en espérant que tout changerait dès lors qu’il aurait quitté la boutique. Mais il s’aperçut une fois de plus qu’il n’avait pas pris la peine de s’expliquer, ayant agi avec sa patronne exactement comme avec son frère, précipitamment, sans reprendre les choses au commencement d’elles-mêmes, sans dévoiler leur origine, ce qui les auréole de mystère et d’éclats farfelus, certes, mais aussi les grève et les débilite puisque nul ne peut les comprendre.

Pourtant, tournant à gauche, remontant la pente, traversant le carrefour et s’enfouissant entre les tours loin de la rue Saint-Maur, Otto en vint à admettre qu’on ne prend les gens qu’en cours de route, de la même façon qu’on aborde le monde à telle ou telle période de l’Histoire en ignorant toutes celles qui ont précédé. Là est sans doute la raison pour laquelle on ne parvient jamais à se parler vraiment, bien que nous passions nos existences à nous y contraindre (sauf quelques ermites dont Otto aurait aimé faire partie s’il avait eu un peu de courage), ce qui ne manque pas de charme quand on y pense, surtout quand on peut enfin y réfléchir seul et loin de chez soi, sans sosie ni patronne, sans territoire trop bien déterminé ni clients dont les désirs fluctuent en fonction de la tête du vendeur et des articles du journal. Otto s’assit sur un banc dans une rue dont il ignorait le nom, il était mouillé car il avait plu mais ça n’avait pas d’importance, il pouvait vivre autrement désormais.

 

« Il paraît que Hans démissionne du Chat Noir », lui dit sa patronne lorsqu’il fut de retour à la librairie. « Non, c’est moi, essaya-t-il de préciser, c’est moi qui ai démissionné tout à l’heure, pas mon frère, mais j’ai changé d’avis. » La patronne parut méfiante, cherchant à comprendre ce qui lui arrivait. « Mais Hans, dit-elle, le Chat Noir ne serait plus le même sans toi ! » Puis elle retourna vers son bureau et dit à Marité, qui se demandait pourquoi Hans n’apportait pas son déca : « Je crois qu’il fait vraiment très beau à Waikiki aujourd’hui. »

 

Ce texte est publié en partenariat avec La Marelle, lieu consacré aux littératures actuelles et situé à la Friche la Belle de Mai (Marseille), où Antoine Mouton est en résidence de création.


Antoine Mouton

Écrivain, Photographe

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