Poèmes
Je m’arrête de (sur Romain Gary)
je m’arrête de marcher
je décide de ne rien faire
je m’assieds au bord de la route
et je regarde passer
la plus lente caravane d’Arabie :
le temps
et je regarde passer
la plus vaste écume des vagues de la mer
flottant dans les rues de la ville :
le temps
et je regarde passer
la plus douce caresse de ma main
sur les courbes si tièdes et perdues
de ton corps :
le temps
J’ai mis
J’ai mis
ce pantalon
couleur prune dégueulasse
que je ne mets jamais.
J’ai mis
la chemise
qui me serre au cou
et aux épaules
que je ne mets jamais.
Je me suis assis
sur le petit tabouret fragile
qui menace toujours
de s’écrouler
sur lequel je ne m’assois jamais.
Je me suis servi une tasse de ce fade
café bouillu café foutu que j’aurais dû
jeter.
Et j’ai ouvert
ce livre
que je ne lirai jamais.
Nous avons besoin
nous avons besoin
de choix plus nombreux
nous avons besoin
de choix infinis
dans les rayons infinis
d’infinis magasins
pour rester idiots
et mal informés
pour rester mécontents
mais contents
et surtout
pour rester vides
vides
et
avides
mais on a tellement dit
et répété tout cela
que je me force un peu à les écrire
de la même manière je suppose
que vous vous forcez un peu à les lire
Cette nuit, je dormais
Cette nuit, je dormais à moitié, Gérard Fromanger est venu dans ma chambre. Il était grand, il mesurait plus de deux mètres. Il avait un beau calme sourire. Je me suis dit : « C’est Gérard, je le reconnais, je ne suis pas surpris, mais il n’est plus le même. » Il était recouvert de lignes de couleurs qui traçaient leurs dessins sur lui et qui partaient de lui et se projetaient dans l’obscurité de ma chambre, comme sur un fond noir. J’ai aussitôt compris : « Il est peinture. » Et c’est vrai, il était Monsieur Peinture. Il l’avait aimée toute sa vie, il l’avait désirée, il en avait rêvé, et il était devenu lui-même lignes et couleurs. Il était tous ses tableaux qui se dessinaient en lui et émanaient de lui comme des rides fluorescentes sur la peau. Je me suis dit : « C’est dingue comme la mort l’a si vite changé. Il n’est plus le Gérard que tu connaissais, que je connaissais, et qui physiquement a disparu et nous manque. Il est une autre présence, celle immatérielle de la peinture qu’il vient d’incarner en à peine quelques jours. » Je n’ai pu que constater qu’il irradiait. Je n’avais jamais vu des lignes et des couleurs si pétantes, si vives, si étincelantes, ça n’existe pas sur une toile peinte, mais là ça existait. J’étais content qu’il ne devienne pas un monument, un morceau d’histoire pétrifiée. J’étais content qu’il soit resté si tonique, si dynamique, si rayonnant. Comme ça avait toujours était le cas avec lui, les forces de la mort n’avaient pas pu gagner contre les forces de la vie.
Mon rôle est (sur Kathy Acker)
Mon rôle est de vérifier
s’il existe quelque chose qui puisse
être qualifié de « réalité ».
Mon rôle est de vérifier
s’il existe quelque chose qui puisse
être qualifié de « vérité ».
Mon rôle est de vérifier
s’il existe quelque chose qui puisse
être qualifié de « dignité ».
Dans la toile
Dans la toile des mensonges
que tisse notre gros
cerveau flasque,
j’ai planqué quelques fils de vérité.
Ils brillent moins, ils sont moins
reluisants, moins séduisants
et moins clinquants,
mais ils sont là,
encore,
ils sont encore là.
Ne te (sur James Lee Burke)
Ne te réfugie pas
dans cette part de ton être
dont on ne ressort plus.
J’ai un tout petit nombre
J’ai un tout petit nombre d’ennemis,
il faut que je les déteste,
cela est nécessaire à mon équilibre.
Tout se passe entre moi et moi.
Je n’ai jamais eu l’intention d’embêter
ni de punir quiconque
ni de faire des histoires.
Mes ennemis n’en savent rien.
Les enfants
Les enfants
tout les étonne
tout les émerveille
mais ils s’ennuient
Et lorsque je
et lorsque je voulus m’arrêter
parce qu’il était encore trop tôt
elle colla mon visage contre le sien
en me disant :
« Ne t’en fais pas, Pierre. Continue.
Ne t’en fais pas. »
Je sentis alors toute la peur
et la colère sombres
qui m’assombrissaient en dedans
éclater en élan rouge de clarté
au creux de ses cuisses
et de tant de tendresse
Le problème c’est
le problème
c’est qu’elle est toujours
d’une normalité anormale
ou si vous préférez d’une anormalité normale
mais est-ce un problème ?
soit elle rigole en montrant ses grandes dents
et le pétillement de son regard
soit elle tire une gueule pas possible
en montrant les profondes rides
de son mal être
elle hésite entre taille cambrée et mégot tassé
dans le cendrier
elle n’a que deux positions
elle est terrée chez elle ou elle éblouit au bistrot
elle ne picole pas trop
elle n’est pas addict à l’alcool
mais elle fume de l’herbe en continu
elle dit que ça la calme
et là je crois qu’elle est addict
On attrape plus de (sur Harry Crews)
On attrape plus de mouches
avec du miel qu’avec du vinaigre.
On attrape plus de mouches
avec de la merde qu’avec du miel.
Nous qui
nous qui nous croyons authentiques
à mettre notre signature partout
nous qui nous croyons sincères
à penser nos pensées d’un air convaincu
nous qui nous croyons originaux
à répéter nos vocables dans nos bouches
nous ferions rigoler l’univers
si l’univers avait envie de rire
si la terre n’était pas blessée
Écrire c’est (sur Marguerite Duras)
écrire
c’est aussi ne pas parler
c’est se taire
c’est hurler sans bruit
chanter dans sa bouche
danser sans bouger assis sur sa chaise
c’est faire des grimaces
dans le miroir
du vide
Faites que
Faites que
ce soit toujours pareil
tout en n’étant jamais pareil.
Faites que
ce soit toujours nouveau
tout en étant toujours pareil.
C’est l’histoire d’une femme qui est
C’est l’histoire d’une femme qui est trop heureuse.
Elle rencontre un homme qui est trop peureux.
Ils ont un deux enfants,
un garçon et une fille,
qui sont
trop peureux, trop heureuse.
Il a peur d’être heureux
et elle est heureuse d’avoir peur.
Elle est heureuse d’être heureuse
et il a peur d’avoir peur.
Voilà, tout le monde est content.
Le poème finit bien.
C’est l’histoire d’une petite fille qui (sur Carlos Salem)
c’est l’histoire d’une petite fille
qui marche sur la pointe des pieds
parce qu’elle est convaincue qu’elle
pourra s’envoler
à force
à force elle y arrive
je l’ai vue passer
au-dessus du clocher
du village
et
ne l’ai
jamais revue
•
ATTENTION OÙ VOUS METTEZ LES PIEDS
mine anti personnelle
cadavres du passé
puits sans fond du manque de considération
flaque de l’amour débordant
forêt calcinée de la domination
chute dans les failles étouffantes
barreaux de la prison du repli sur soi
les camions apportent d’autres munitions
les cris sont plus terribles que les images
pauvre petit enfant, perdu dans l’orage, où peut-il
aller vivre sans qu’on lui fasse du mal ?
île des décisions figées