Nouvelle

La pauvreté, pas la misère

Juriste et sociologue

Une famille de gens dits « du voyage », une famille plus bourgeoise, de l’amitié entre les deux tissée d’altruisme de la part de la seconde pour la première. Cette relation pourrait-elle aller plus loin qu’un certain respect, en l’occurrence sincère et touchant ? Bien sûr, Pierre Lascoumes est sociologue, mais la nouvelle inédite qu’il nous a confiée peut être lue sans déformation professionnelle, juste pour elle-même et l’histoire qu’elle conte.

Souvent ma mère nous donnait madame Renard en modèle de dignité et d’intelligence. Elle et sa famille, c’est-à-dire ses cinq enfants, vivaient dans une roulotte installée sur un terrain vague près de notre école. À plusieurs reprises, la municipalité communiste avait essayé de reloger les gitans en leur proposant des logements dans les HLM qu’elle faisait construire, ou en installant sur le terrain des habitats d’urgence en préfabriqués de ciment, aux toits plats et aux meurtrières carcérales. « Des cages à lapin ! » éructait madame Renard, disant préférer Bochewitz à ces casemates. Ma mère en tant que directrice de l’école toute proche avait été missionnée par la municipalité. À ces gens du voyage, elle parlait sans succès d’hygiène et de confort des enfants. Un jour, madame Renard mit fin aux négociations en lançant : « Madame Bignes, vous qui savez y faire allez expliquer au maire la différence entre la pauvreté et la misère. Nous, on est pauvres mais on est libres. On a rien à voir avec ces Sanchez et ces Cazeau – d’un geste méprisant elle désignait les taudis de tôles, de bâches et de cartons autour d’elle – qui passent leur vie d’ivrogne à essayer de faire pleurer les assistantes sociales. »

Le campement était installé depuis la guerre sur le site d’une ancienne fonderie qui avait brûlé et n’avait jamais été réhabilitée. Il y avait là une dizaine de caravanes en bois dont certaines portaient encore sur leurs flancs le nom à peine lisible d’un cirque ou d’une attraction foraine. Des manèges démontés et parfois de pauvres chapiteaux ouverts aux courants d’air complétaient le décor. Ces gens du voyage portaient bien leur nom, disparaissant régulièrement pour travailler comme monteurs dans un cirque, aller faire la saison des cerises et des abricots dans le sud-est, et parfois, disait-on, pour échapper aux gendarmes ou goûter de la prison. Sur le terrain, il y avait aussi une série de cabanes faites de matériaux de récupération récoltés au hasard des prises sur les chantiers et dans ce qui restait des ruines des bâtiments bombardés. Et un peu partout, des matelas éventrés crachant leurs ressorts, quelques carcasses de voiture désolées d’avoir perdu leurs roues et leurs portières. Le tout égayé par une guirlande de sous-vêtements défraîchis cramponnés à un fil et une étonnante pyramide de pneus parfaitement symétrique. Ce lieu improbable ne déparait pas vraiment dans cette banlieue laborieuse d’une grande ville de province. Comme toujours les quartiers bourgeois étaient à l’ouest sous le vent, alors que les usines nauséabondes s’accumulaient à l’est tout au long du fleuve où cohabitaient les dépôts de pétrole, les sècheries de morue, les cités ouvrières, une papeterie, les pavillons misérables, pas mal de taudis et juste à côté de l’école une usine d’équarrissage qui transformait les déchets de l’abattoir tout proche en suif et graisses diverses. La prédominance de telle ou telle odeur était pour les habitants la meilleure des météos.

Ma mère connaissait bien les familles du campement des « gens du voyage ». Elle nous interdisait de dire, comme tout le monde, « gitans » et pire encore « romanichels ». Mon père qui avait du vocabulaire disait parfois « tzigane » ou « manouche » sans se faire engueuler. Ma mère se rendait régulièrement chez eux pour tenter de régler le défaut de scolarisation de certains enfants – surtout des filles –, les suites de menus larcins commis à l’école ou dans le voisinage, mais aussi les tensions régulières avec la gendarmerie et les services sociaux qui menaçaient toujours de « voler les enfants », c’est-à-dire de les retirer aux familles pour les placer en institution. Ma mère ramenait souvent de l’école des anecdotes drôles ou touchantes concernant ces enfants du voyage. Comme dans tous les quartiers populaires, la plupart des maisons avaient de très petits arpents de terre pour cultiver des légumes et accessoirement quelques fleurs rustiques, cosmos ou marguerites. Au printemps, les enfants étaient fiers d’amener en début de semaine « un bouquet pour la maîtresse ». Un jour ma mère repéra parmi ceux qui étaient posés sur son bureau, un bouquet nettement défraîchi entouré de papier journal humide. Devinant sa provenance, elle répartit les fleurs dans des vases et mêla le tout en des ensembles colorés. Plus tard, pendant que les enfants écrivaient une rédaction, elle s’approcha d’un des enfants du campement, posa une main sur son épaule et lui dit à l’oreille : « Tu remercieras ta maman pour les jolies fleurs. » Le gamin tourna vers elle un regard émerveillé et dit : « Je les ai trouvées dans une poubelle. »

Ma mère m’obligeait de temps en temps à aller chez les Renard porter des vêtements usagés, de la vaisselle en surnombre, quelques boîtes de conserve et des livres pour les enfants. Mon père se moquait d’elle disant qu’elle faisait « sa sainte laïque », mais il mettait toujours un billet dans une enveloppe qu’il ajoutait au paquet. Les premières fois, j’avais été très gêné en montant les trois marches donnant accès à la plate-forme arrière de la roulotte avant de frapper à la porte vitrée occultée par un rideau à grosses fleurs. Mais madame Renard m’accueillait chaque fois si gentiment que je pris goût à ces visites dans un monde où tout m’était étranger, les couleurs bariolées, le désordre des lits et des étagères, les odeurs puissantes, le volume des voix qui s’interpellaient agressivement à tout propos dans un langage guttural. Madame Renard ne déballait jamais le paquet devant moi et envoyait une de ses filles chercher des sodas. Elle disait en éclatant de rire : « Le frigo est au fond du jardin ! » La commissionnaire revenait toujours avec deux bouteilles plus ou moins maculées de terre. L’une était pour moi, l’autre était partagée entre madame Renard et les enfants qui étaient présents. Je faisais toujours semblant d’être rassasié avec un premier verre. Madame Renard insistait mais partageait le reste avec ses gosses. Pour me remercier elle chantait une chanson traditionnelle roumaine que ses filles reprenaient avec elle. Ces voix profondes, l’expression tragique de leurs visages et l’ondoiement de leurs mains m’émouvaient bien plus que les chants d’église. Si des garçons étaient là, ils sortaient bruyamment en disant qu’ils détestaient « ces cris de bonne femme ».

C’est ainsi que je fis progressivement la connaissance de Marcel. Il venait à l’école mais, plus âgé, il se trouvait dans une classe supérieure à la mienne. Dans la cour de récréation, il faisait toujours celui qui ne me connaissait pas. C’était un grand, c’était normal. Cependant lors d’une rentrée, je le vis dans la file devant notre future classe. Il avait dû redoubler ou tripler. Il entra parmi les derniers et d’autorité vint s’asseoir à côté de moi dans les premiers rangs. Il sentait le feu de bois mouillé, la sueur et un peu le cambouis. Il avait des cheveux épais, très foncés qu’en ce jour solennel il avait coiffé en arrière en mettant de la brillantine Pento. Je reconnaissais l’odeur du produit utilisé par le coiffeur de mon père. En tant que directrice de l’école ma mère avait souvent des réunions en fin de journée. Je devais l’attendre avant de rentrer chez nous. Marcel Renard restait parfois avec moi pour que je l’aide à faire ses devoirs. Je jouais à mon tour au « petit saint laïque » et tout le monde trouvait que j’étais bien dévoué. Mais cela m’amusait de « faire l’instit », j’avais décidé que ce serait plus tard mon métier. Malgré son impatience Marcel s’appliquait. Il sortait toujours de ses poches une pomme gâtée, un biscuit humide ou un chewing-gum venu d’on ne sait où. « Le goûter », disait-il fièrement. Une fois réglés les problèmes de mathématiques et après l’avoir obligé à réécrire proprement les textes que je lui avais corrigés à l’encre violette, nous nous amusions. Marcel adorait les immenses cartes de géographie qui étaient accrochées aux murs de la classe. Nous imaginions des voyages. Je faisais mon savant en lui expliquant les continents, les pays, les fleuves, les capitales. J’étais particulièrement calé au sujet des îles dont j’inventais au besoin le nom et la nationalité. Marcel, lui, était fasciné par les océans, les mers et les détroits. Il voulait devenir marin et aller pêcher la sardine et la morue sur de gros bateaux au bout du monde. Pour lui l’Alaska et la Patagonie, c’était la même chose : des réserves à poissons.

Quand le temps était beau ma mère m’autorisait à aller jouer avec Marcel dans le campement, pour nous un vrai jardin de cocagne. Avant de nous y rendre nous faisions toujours un détour par l’usine d’équarrissage voisine. En fin de journée, la cour était lavée à grande eau. Elle était fermée par un grand portail métallique, mais sa partie inférieure laissait s’écouler vers le caniveau un flux grisâtres mêlant des restes d’os, de tripes et des morceaux de gras. Marcel, les yeux brillants, pointait un doigt et disait avec excitation : « Y a du sang ! » Dans le campement Marcel avait ses quartiers de loisir : une petite cabane couverte de toile goudronnée dont la porte était fermée par un gros bidon rouillé. C’était sans doute un ancien abri à outils ou des toilettes abandonnées qu’il avait aménagés pour y entasser ses trésors : des bouteilles vides, des morceaux de tissu, des boîtes à chaussures, des outils rouillés, une pile de magazines et un vieux calendrier avec des images de bateaux. L’hiver il faisait du feu dans un faitout en tôle et confectionnait pour cela de petits fagots de bois sec rigoureusement entassés. Il trouvait toujours des prétextes imaginaires pour que nous allions courir dehors entre les carcasses de voitures, les buissons épineux et les accessoires de cirque usagés : il avait entendu le grognement d’un sanglier, les pas d’un inconnu se dirigeant vers nous, un de ses pièges se refermant sur une proie, etc. Soudain, il se cachait et je devais le découvrir blotti dans un recoin fangeux, ou bien il se mettait à me poursuivre, me menaçant des pires avanies s’il m’attrapait.

Un jour, en courant pour lui échapper, mon pied s’est enfoncé dans un trou dissimulé dans de hautes herbes. J’ai trébuché et suis tombé. Une douleur cinglante a déchiré ma cheville. Je me suis affalé de tout mon long, gémissant d’une voix étouffée pour ne pas attirer l’attention. Marcel s’est approché un doigt sur ses lèvres pour m’obliger au silence. Il a dégagé mon pied, m’a allongé sur le dos, a délassé ma chaussure, retiré ma chaussette et examiné ma cheville avec une attention médicale. Il s’est redressé m’intimant l’ordre de ne pas bouger. Quelques minutes plus tard, il était de retour serrant dans une main une poignée d’herbes. Il se mit à frotter le pied, doucement puis de plus en plus fort jusqu’à me faire hurler. Au bout d’un moment, il a entouré ma cheville d’un morceau de tissu douteux sorti de sa poche. Il a essuyé ses mains sur son pantalon de misère et très doucement s’est allongé sur moi. Il m’a serré contre lui. Il émanait de lui une odeur de fumée, de fond de placard et de vieux savon. J’ai fermé les yeux. Son pull de laine rêche me piquait le nez. J’ai senti sous mes doigts les petits cheveux de sa nuque tondue, je les ai caressés. Son souffle dans mon cou me réchauffait. Il marmonnait une sorte de prière. Au bout d’un moment, il s’est redressé en disant : « Ça ira petit, ta mère ne verra rien. »

Un jour Marcel est arrivé à l’école en portant un pull-over avec un motif en Jacquard bleu qui avait appartenu à mon frère aîné. Il ne fit aucun commentaire, mais je ne pus m’empêcher de lui dire ; « Il te va bien ce pull. » Il tira violemment sur l’encolure et les bouts de manche en disant d’un air détaché : « Tu sais bien que ce sont vos restes. » Quelques semaines plus tard, un jour où après une livraison à sa mère, j’avais rejoint Marcel dans sa cabane, il me tendit un paquet mal ficelé enveloppé de papier journal usagé. J’y trouvais une sorte de chemise faites de morceaux de tissu bariolés cousus à la sauvage, avec de petits objets brillants attachés à des bouts de ficelles qui cliquetaient. Le col était fait d’un morceau de peau de lapin. J’enlevais mon blouson et enfilais l’étrange veste. Marcel m’examina de pied en cap, me fit tourner sur moi-même puis éclata de rire. Je me regardais, interloqué, et dis : « J’ai l’air d’un sorcier indien » et je sautais plusieurs fois sur place pour faire résonner les breloques magiques faites avec des morceaux de boîtes de conserve découpées. Marcel eut un sourire satisfait, s’approcha et me serra très fort contre lui en me murmurant à l’oreille : « Je l’ai commandé aux Trois Suisses. » Riant aux éclats, il m’embrassa sur une oreille.

Quand j’entrai au collège je changeai complètement de quartier et n’allais que rarement rendre visite à ma mère dans son école. J’oubliais le campement, la famille Renard et le gentil Marcel. Je me souviens seulement d’un rêve que je fis bien plus tard et qui les réunissait tous. Monsieur Renard qui avait disparu depuis plusieurs années sortait d’une grosse voiture rouge. Avec ses lunettes de soleil sur le front, le col de sa chemise violette en pelle à tarte et ses cheveux brillantinés, il avait l’air d’un personnage de film policier américain. Aux hurlements de la mère, je compris qu’il venait chercher de l’argent. Marcel arriva pour passer à table, il devait avoir une quinzaine d’années. Après un dîner de pâtes aux croutons frits et d’une tartine de Nutella, pendant que ses sœurs faisaient la vaisselle, sa mère l’entraîna dehors et lui interdit de dire à son père qu’il travaillait maintenant au centre d’équarrissage : « Et surtout ne parle pas de l’argent qu’ils te donnent en espèces chaque semaine. Tu le sais c’est un voleur, il vendrait ses gosses pour faire ses coups merdiques. Souviens-toi de ce qui est arrivé à ta sœur. J’ai appris qu’elle était maintenant hôtesse dans un dancing à Nîmes. Tu vois le genre de turbinage ! » Marcel promit et alla se coucher sans se laver les dents, déjà qu’on l’obligeait à se doucher chaque soir avant de quitter l’entrepôt ! Il rentrait en portant sur lui une odeur de barbaque et de vanille qui écœurait ses sœurs, sa mère l’embrassait toujours. Il était courbatu tellement il avait pelleté à longueur de journée les montagnes de déchets d’abattoir que les camions déversaient sans cesse dans la cour bétonnée. Depuis plusieurs semaines il souffrait d’une douleur lancinante au bas du dos. Il changea trois fois de côté dans le lit maintenant trop court pour lui, mit la tête sous la couverture et en tournicota un bout pour se faire un petit coussin sur lequel il appuya sa joue. Il s’endormit vite malgré les éclats de voix de ses parents et ce qu’il pensa être un claquement de porte puis le démarrage d’une voiture.

Le début de la nuit est calme, il est enfermé dans la cabane au fond du terrain vague et joue aux fourchettes avec le fils de l’institutrice, celle qui leur fait toujours des cadeaux pour pauvre, de vieux vêtements, des boîtes de haricots, des trucs moches comme ça. Puis il y a des tunnels, des rivières de boue, des marches dans la nuit les pieds mouillés. Soudain, il revoit l’océan qui était en colère quand ils avaient fait une sortie avec le Secours populaire en plein hiver, ils étaient revenus trempés et chacun avait reçu deux Choco BN. Au retour, il avait voulu s’asseoir dans le bus à côté de Claudine, mais elle l’avait violemment pincé à la joue comme s’il n’était qu’un gosse. Tout le monde s’était moqué de lui. Soudain il a perdu son porte-monnaie, son père lui hurle dessus et le menace de ses poings, il veut son fric. Marcel court jusqu’à l’usine, se précipite dans le tas de graisse, d’os, de boyaux et de morceaux de carcasses. Sa petite fortune doit être au fond de l’amas visqueux, mais les jus gluants et sanguinolents le font sans cesse glisser vers l’arrière. Des mouches entrent dans ses yeux et ses oreilles, l’odeur âcre est répugnante. Quelqu’un donne un coup de pelle dans le tas. Une douleur aiguë lui déchire le dos. Il ouvre les yeux à demi-asphyxié, respire fortement à plusieurs reprises. Reprend son souffle, s’apaise, se retourne dans le lit et se laisse reprendre par le sommeil.

Le voici dans une écurie où de grands chevaux noirs au pelage lustré piétinent nerveusement pendant qu’on leur enfile des harnais de cuir cloutés et des plumets rouges sur le haut de leur tête. Des palefreniers en uniforme bleu gansé de jaune aident de minuscules écuyères à se mettre en selle. Elles sont tellement fines que leurs mains disparaissent sous les rênes qu’elles tiennent fermement. Un rideau se lève, il entend le braillement d’une fanfare et il se retrouve seul avec une pelle et un sceau à ramasser les paquets de crottin qui maculent la sciure. Il se glisse entre deux toiles mal ajustées et voit la piste éclairée par des lumières tournoyantes. Les chevaux surgissent dans le cône des projecteurs et disparaissent aussitôt dans l’ombre. Leurs cavalières en tutu se tortillent sur la pointe de leurs chaussons puis se lancent dans de grands écarts entre la tête et la queue de leur monture. Les faisceaux les abandonnent pour éclairer maintenant le haut des mâts entre lesquels des funambules et des trapézistes prennent leurs marques. Puis un noir épaissit l’espace aussitôt strié par des silhouettes en combinaisons fluorescentes. Le claquement des tambours et le grondement des cuivres sont de plus en plus oppressants. Les acrobates s’élancent dans le vide, pirouettent, se croisent, tournoient en apesanteur tels des éphémères se heurtant à des murs et rebondissant de tous côtés. Les traits lumineux dessinent une danse d’ivresse.

Soudain il y a des cris, la foule se lève en hurlant. Une lumière crue déchire la piste. On court et s’interpelle de tous côtés. Deux civières emportent des corps tordus ensanglantés. Tassées dans un coin les écuyères sanglotent. Des mains fermes tirent Marcel en arrière et le déshabillent en un instant. Habiles, elles lui enfilent une large combinaison à paillettes rouges et jaunes pendant que de la peinture grasse est étalée sur son visage. On plaque sur son nez quelque chose qui le pince et il sent sur son crâne l’atterrissage d’un petit chapeau. Les grands rideaux s’écartent à nouveau. Dans un vacarme de trombones et de mains frappées, il est projeté vers un cercle de lumière. Il trébuche, fait un moulinet de bras, le public l’acclame. Il se fige lorsqu’il entend une voix claironnante clamer : « Et voici le grand Zampanino ! » Je me suis réveillé trempé de sueur, aussi ému qu’effrayé. Ce fut mon dernier contact avec Marcel et j’espérais que ce rêve soit pour lui prémonitoire et que le paillasse triomphe un jour à travers le monde avec le Cirque du soleil.

Trente ans plus tard, vivant à Paris, un jour où j’attendais un rendez-vous dans un café, je feuilletais machinalement Le Parisien. Je tombais sur une demi-page au titre en grosses lettres : « Hold up sanglant à Miremont. » Sur la droite en médaillon quatre visages avec cette mine de repris de justice qu’ont presque toujours les photos d’identité en noir et blanc. D’un côté deux hommes relativement âgés, de l’autre côté deux plus jeunes. Le visage en bas à gauche me frappa par son regard ardent, sa bouche dédaigneuse et ses pommettes très marquées. À l’évidence, c’était Marcel. Il défiait les lecteurs, comme il avait dû le faire avec le photographe de la police. Ses traits avaient épaissi, il portait les cheveux très courts et une petite barbiche autour de la bouche. Mais plus je regardais cette image inquiétante plus je retrouvais en surimpression le portrait de mon copain d’enfance, avec cette audace et cette malignité qui me plaisaient tant. Le corps de l’article ne donnait pas son nom. Il disait seulement que les deux hommes plus âgés avaient été tués sur place, mais que les deux plus jeunes avaient pris la fuite en s’emparant violemment d’un véhicule arrêté à un feu rouge. Après une course-poursuite ils avaient percuté un camion de livraison et avaient été arrêtés. Je notais le nom d’un avocat.

J’envoyai un message à ma mère pour lui demander si elle avait des nouvelles de la famille Renard, avec laquelle elle avait longtemps échangé les vœux annuels. Je lui racontai ce que j’avais lu dans le journal et la priai d’aller voir si le bidonville existait toujours. Elle me répondit rapidement qu’elle n’avait pas eu de nouvelles depuis son départ à la retraite. À cette occasion madame Renard avait organisé une collecte dans le campement auprès des anciens parents d’élèves. Ils lui avaient offert une chaise relax. Le qualificatif « neuve » était souligné sur le petit carton qui accompagnait le cadeau. Ma mère se proposait de faire un tour dans ce quartier en pleine rénovation à l’occasion d’un de ses rendez-vous chez l’ostéopathe. Dans l’attente de ces informations, j’envoyai par l’intermédiaire de l’avocat un message à Marcel. Je proposai de demander un droit de visite et lui demandai de quoi il avait matériellement besoin en détention.

Une semaine plus tard, ma mère me téléphona longuement pour me donner des nouvelles. Le campement avait disparu et toute la zone de l’ancienne usine était en chantier. Un ensemble de petits immeubles avec terrasses et balconnets était en cours de construction autour d’« espaces arborés » disait la publicité. Dans cet ensemble il devrait y avoir un mélange de logements à loyers modérés, mais aussi des logements sociaux. Enfin, sur le modèle néerlandais les rez-de-chaussée seraient réservés aux retraités qui disposeraient tous d’un jardinet. Après un silence, ma mère ajouta ironiquement : « Et c’est la nouvelle municipalité de droite qui fait ça !… Si ce n’était pas si loin du tram, je finirais bien mes jours là-bas. » Son enquête ne s’était pas arrêtée là. Un des commerçants qui existait déjà à son époque lui indiqua que madame Renard, comme une partie des habitants du campement, avait été relogée dans le quartier. Dans une impasse, elle trouva la boîte aux lettres des Renard. L’immeuble semblait au bord de l’insalubrité. Elle n‘osa pas aller frapper, mais laissa un mot proposant une prochaine visite. Quelques jours plus tard, elle reçut une vieille carte postale illustrée d’un bouquet de rose avec au dos un mot très aimable de madame Renard qui l’invitait à passer la voir quand elle voudrait. Elle était maintenant un peu handicapée et restait souvent chez elle. Le tout était écrit avec sa belle graphie de pleins et de déliés. Ma mère fit un effort pour ne pas trop jouer la « mère Noël ». Elle apporta des chocolats, du café et un peu de linge de corps. En se retrouvant, elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre. Madame Renard coupa court à l’émotion par un tonitruant : « Nous nous sommes toujours aimées ! » Elle raconta longuement l’ultime bagarre avant la destruction du campement et leurs exigences de relogement dans le quartier : « Moi j’ai accepté cette merde parce qu’il y avait l’eau courante, un chauffage au gaz et que c’était le plus près de chez nous. » Quand ma mère s’enquit de ses ressources, madame Renard retrouva toute sa superbe : « Si vous croyez qu’avec leur minimum on peut survivre… Alors, comme toujours je me débrouille. Je fais du repassage pour toutes ces femmes qui travaillent aux usines, je garde les enfants malades qu’on ne veut pas à l’école, je tire un peu les cartes – il y a tant de misères – et… Je vous dis ça à vous, parce que je sais que vous ne jugerez pas. Je me suis fait un ami, un Kosovar qui travaille à l’abattoir. Il est triste loin de sa famille et a besoin de câlins. Parfois, il amène des copains d’usine. Des Yougos et des Maghrébins qui travaillent avec lui ou font les chantiers. Ils ne peuvent pas grand-chose et sont satisfaits de peu. C’est moi qui fixe le prix. Et qui le touche, ajouta–t-elle fièrement. Je file un petit pourcentage à mon Yougo pour ses bières et pour le pays. » Ma mère interrogea madame Renard sur ses filles : « Y a seulement une sur quatre qui tapine, c’est un record, j’en suis assez fière ! L’aînée fait les foires avec un stand de tir et son vieux mari qui n’a plus de gâchette ; la seconde lave les vieux dans un hospice ; la dernière fait des hold-up sur les clients aux caisses d’Auchan, mais elle récupère des périmés. » Puis il y eut un long silence, madame Renard se leva, alla chercher une bouteille de « liqueur de feuilles de péché maison » qu’elle brandit avec un clin d’œil coquin et deux petits verres. Elle servit et avala le sien cul sec avant de regarder sèchement ma mère dans les yeux et de dire : « Et Marcel ? Vous êtes venu pour ça non ?… Je suis au courant. Il a aussi mal viré que son père. Je ne veux plus rien en savoir. À sa dernière visite il a tout cassé ici et a même embarqué ma collection de médailles de sainte Rita. J’ai foutu à la poubelle toutes ses affaires. Même, excusez-moi, les jolis pulls que vous lui aviez offerts qui auraient pu servir à ses enfants. » Elles se quittèrent tristement. Ma mère promit de revenir.

À peu près un mois plus tard, je reçus une lettre de Marcel.

« Salut le fils de l’instite.

Toujours aussi gentil. Prêt à faire le cureton comme ta mère.

Tu demandes de quoi j’ai besoin ? D’une machine à bouffer le temps. Je ne sais pas combien je vais prendre. Des années c’est sûr. J’ai jamais été sage. J’ai du dossier derrière la cravate, le buziness m’a pas réussi du tout. Jeune j’ai été pris en main par des mecs des Balkans, des amis de mon père. Petits cambriolages, vols d’entrepôts et puis braquages de camions blindés. J’en dis pas plus. Jamais de violence sur les personnes. Les Yougos s’en sortent toujours et c’est la piétaille qui trinque. Tu le sais pas sans doute, ma mère est maquée maintenant avec un Kosovar. Ça m’écœure, je veux pas y penser. Quand je l’ai appris, j’ai tout massacré chez elle et je me suis tiré. Définitivement.

De quoi j’ai besoin ? De Semtex pour faire péter les portes (mettre dans tes chaussures), d’une puce pour le téléphone (cacher dans ton anus), d’un couteau à cran d’arrêt (planquer dans ton slip).

T’as eu peur ? Tu y as cru ? Autrefois je te faisais avaler n’importe quoi. T’es pas le genre de gars à qui je demanderais ce genre de service ! Tu te ferais toper avant le premier contrôle, juste à voir ta gueule verte de trouille.

Sans rire, tu peux continuer à m’envoyer des trucs de pauvre. Va chez Emmaüs et trouve moi un jogging bleu clair (ça fera un bout de ciel), un tee shirt jaune canari (pour le soleil), un sweat à capuche noir (pour me faire la belle de nuit) et des romans de San Antonio (pour mon français – un maton m’a relu pour l’ortograf !).

Toi, je préfère pas te voir. Ça te ferait trop de mal de me voir comme ça. N’écris pas non plus, ça m’angoisse trop de te répondre. J’ai jamais appris à dire vraiment. J’ai les mots en misère. C’est pas la faute à l’école de ta mère. Nous on est de nulle part. Ils ont même détruit ma cabane.

Salutations de Marcel dit La Belette à son Petit Lapin.

PS – Je suis sûr que t’as même pas gardé ta veste de sorcier ! »


Pierre Lascoumes

Juriste et sociologue, Directeur de recherche émérite au CNRS et au CEE (Centre d’études européennes et de politique comparée de de Sciences Po)

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