Poésie

Reliefs – vaincre la douleur en 3D

Écrivain

Que vous ayez déjà, ou non, testé les vidéos ASMR ou autres tutos de relaxation, essayez ce poème de Pierre Alferi. Lu lors de l’exposition Time Capsule 2045, aux Beaux-Arts de Paris en mai dernier, il était alors accompagné d’une bande originale de Rodolphe Burger et d’une paire de gants de vaisselle à picots. La méthode anti-douleur proposée demande de la concentration, mais vous verrez comme ce texte soulage davantage. Sans doute la vertu de la parodie contre l’illusion.

Vous avez mal ?
Mal où ?
Mal comment ?

Vous ne venez pas à bout de la cause ?
Lutter n’y suffit plus ?
Ni panser, ni extraire ?

Vous n’atténuez pas assez les effets ?
Les drogues n’y suffisent plus ?
Ni le sommeil, ni l’hypnose ?

Pour faire céder votre douleur, observez son relief.
Fixez maintenant sa facette la plus exposée,
celle qui lui donne au moins pour vous
– une couleur, ou une valeur de gris
– une taille, relativement à celle de votre corps
– une allure, voire une forme – anguleuse ou arrondie, creuse ou bombée, piquante ou lisse.
Elle doit aussi avoir pour vous
– une chaleur ou une froideur. Elle doit avoir
– une histoire – aggravations, atténuations – ou
– un rythme – si elle est pulsative,
aiguisée par l’inflation des poumons
ou la pression sanguine.
Elle doit avoir enfin
– un déclencheur, réel ou imaginaire,
dont elle convoque le souvenir.
Il se peut même que la douleur vous dise quelque chose,
qu’il importe alors de comprendre et d’énoncer.
Par exemple : « Je n’en peux plus de ce travail »,
« de cet endroit », « de ces gens », ou « de vous écouter ».

Cette visualisation stéréoscopique (voire sonorisée[*]) de votre douleur
est une première étape décisive.
De l’acuité de la vision dépend le succès de la cure.
Elle consiste en effet en une gymnastique de l’attention.

MÉTHODE UNE
Si la douleur est vive – par exemple rouge vif –
laissez filtrer sur elle le blanc d’un ciel d’hiver,
ou faites pleuvoir sur elle de l’eau, des larmes, de la sueur.
Regardez-la pâlir, rosir lentement, degré par degré,
jusqu’à devenir indiscernable de votre toile de fond.

DEUX
Si la douleur est hérissée de barbes, d’aiguilles ou d’hameçons,
survolez-la de près en respirant profondément.
Les pointes ne peuvent être attaquées de front,
mais un souffle perpendiculaire,
un courant horizontal continu
les fera légèrement fléchir.
Soufflez.
Soufflez encore.
Soufflez maintenant dans la direction opposée.
Recommencez.
Encore une fois.
Les voici plus souples, n’est-ce pas ?
– prêtes à se coucher comme de la pelouse
quand vous poserez délicatement sur elle
la paume de la main.

TROIS
Si la douleur est creuse, comme une plaie ou une crevasse,
laissez la lymphe – votre lymphe, où tout baigne –
y remonter par capillarité,
la remplir insensiblement
jusqu’au niveau du lambeau arraché.
Laissez prendre quelques minutes.
Vous passerez bientôt à gué.

QUATRE
Si la douleur est comme la pierre dans la chaussure,
l’abcès ou l’excroissance qui fait pression sur l’entourage
ou même comme la tâche d’acide qui corrode le tissu,
faites-en minutieusement le tour.
Repassez ensuite sur cette limite
– plusieurs tours tout contre elle –
jusqu’à ne plus la voir.
Ah, mais une deuxième limite apparaît en deçà,
à peine plus plus étroite.
Renouvelez l’opération.
Renouvelez l’opération autant de fois que nécessaire.
Quand vous ne pouvez plus que tourner sur vous-même,
reculez.
Regardez.
Mais oui, vous avez fait place nette.

CINQ
Si, à force d’irradier,
la douleur s’est prolongée de toute part,
s’est dotée de bras en étoile,
appliquez la technique du gommage patient des contours
à chaque tentacule successivement.
Seulement quand le dernier s’est dissipé,
attaquez la tête selon la méthode QUATRE.

SIX
Si la douleur convoque le souvenir de son déclenchement,
qui à son tour l’aiguise,
agrandissez un détail paisible de la scène.
Par exemple : la mer étale ou le ciel presqu’intégralement bleu
à l’instant où une petite vive (du genre Echiichthys)
a fiché son arête venimeuse dans la plante de votre pied droit.
Recouvrez à présent la totalité du souvenir
de cette image céruléenne en tirant sur ses bords.
Contemplez-la. Prenez de longues inspirations.

SEPT
Si la douleur brûle comme glace ou flamme,
concentrez-vous sur la température ambiante de votre corps.
Songez qu’aucune cloison n’entoure le feu.
Rien n’empêche le mélange
entre le bouillon infernal et vos humeurs tièdes.
Laissez la chaleur diffuser.
À mesure que vous l’accueillez, le mal va se dissoudre.
Quand les températures se seront égalisées
vous l’aurez vaincu.

HUIT
Enfin, si la persistance de la douleur vous épuise
et vous rend incapable de l’attention concentrée
qu’exigent les méthodes UNE à SEPT,
il vous reste l’action temporelle.
Peur, honte, chagrin, découragement escortent la douleur.
Une pensée, notamment, la rend insupportable :
« Ça ne s’arrêtera jamais. »
Il convient donc de vous cantonner au maintenant.
Scrutez vos sensations. Nommez-les une à une.
Scotchez-vous au présent, sans laisser d’interstices
où pourraient se glisser des souvenirs, ou des idées de l’avenir.
Certes, cette méthode ne résorbe que la part psychologique de la douleur.
Mais ce qu’il en restera vous sera tolérable
car vous ne souffrirez plus qu’un instant à la fois.

 


[*] Ce texte a été lu, accompagné d’une bande originale de Rodolphe Burger et d’une paire de gants de vaisselle à picots, lors de l’exposition Time Capsule 2045 (Palais de Beaux-Arts de Paris, mai 2021).

Pierre Alferi

Écrivain, poète, artiste

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Notes

[*] Ce texte a été lu, accompagné d’une bande originale de Rodolphe Burger et d’une paire de gants de vaisselle à picots, lors de l’exposition Time Capsule 2045 (Palais de Beaux-Arts de Paris, mai 2021).