Nouvelle

Un pré vert vif

Écrivaine

« Les écrits de Kavan ne plaisent pas à tout le monde », écrit sa préfacière Victoria Walker. « J’ai toujours admiré Anna Kavan », disait quant à elle Anaïs Nin de cette écrivaine et artiste britannique (1901-1968) dont on peut citer sans rougir les noms des lectrices et lecteurs – JG Ballard, Maggie Nelson, Dominique Gonzalez-Foerster… Mais c’est que, oui, un trouble s’opère avec l’œuvre qu’on a dit surréaliste, kafkaïenne, dystopique, d’une femme qui connut de près l’exil, la drogue et la dépression. Paraît en janvier une anthologie de nouvelles et textes critiques écrits entre 1940 et 1970, la plupart retraduits et plusieurs inédits – dont un recueil, A Bright Green Field (1958), dont nous publions la nouvelle éponyme. Les Éditions Cambourakis continuent leur travail de (re)découverte. La traduction est de Laetitia Devaux. Et nous nous dirigeons doucement vers 2022 en ouvrant ainsi une nouvelle série de bonnes feuilles étrangères.

Au cours de mes voyages, je rencontre toujours un champ bien particulier. C’est à croire que je ne peux y échapper. Quel que soit le point de départ de mes voyages, il y a toutes les chances qu’ils se terminent dans la soirée non loin d’un champ assez petit, pentu et bordé par de grands arbres sombres.

Ce champ est toujours d’un vert superbe ; au crépuscule, il semble presque phosphorescent, on dirait une source de lumière, comme si les brins d’herbe irradiaient eux aussi. La couleur vert vif de l’herbe, c’est toujours ce qui est le plus frappant. Il faut un peu plus de temps pour comprendre qu’en fait, ce vert est trop intense pour être agréable et alors, on se demande pourquoi on ne s’en est pas rendu compte plus tôt. Passé cette constatation, il devient évident que l’herbe transmet une lumière anormale. Elle n’a aucune raison de briller de façon aussi ostentatoire. Ce lustre ne convient pas à l’humilité de l’endroit, selon l’ordre naturel des choses, et prouve que dans ce pré, l’herbe a poussé au-dessus de sa condition, qu’elle a gagné en arrogance, en agressivité et en puissance.

Cet éclat presque surnaturel et inapproprié est toujours le même. Au lieu de changer au fil des saisons, comme pour souligner l’insolence de l’herbe, la luminosité du pré est constante, alors qu’en d’autres aspects, celui-ci change en fonction du moment et du lieu. Il est vrai qu’en plus d’être toujours vert, le pré est toujours petit, pentu, et toujours à proximité de grands arbres sombres. Mais la taille et la couleur sont des notions relatives ; des gens différents peuvent parler de choses différentes quand ils évoquent un petit pré vert vif ou un grand arbre sombre. L’idée de pente elle aussi est sujette à variation, et même si la caractéristique de ce champ, c’est une divergence d’avec l’horizontale, le degré de la pente fluctue grandement.

La pente peut être presque imperceptible, à tel point qu’on jurerait que le pré est plat comme un billard. Certaines fois, j’avais du mal à y croire, jusqu’à ce qu’on me montre les mesures réalisées avec un clinomètre prouvant que le sol n’était pas toujours au même niveau. En d’autres occasions, par opposition à ce qui peut être qualifié de pente imperceptible, le pré paraît quasiment se dresser à la verticale.

Je n’oublierai jamais avoir découvert ce pré un jour d’été orageux où, depuis tôt le matin, je traversais une plaine vaste et poussiéreuse. Dans le train, la sensation de chaleur était oppressante, le paysage monotone et dénué de couleurs, et, au cours de l’après-midi, j’avais sombré dans une sieste agitée pour me réveiller avec l’agréable surprise d’apercevoir des flancs de montagne couverts de pins et de rochers. Mais au bout de quelques instants, je m’étais rendu compte que la montagne bouchait le ciel, et que l’atmosphère dans cette vallée profonde était aussi oppressante que celle de la plaine sans dénivelé. Tout y paraissait morne, sans éclat, les roches pommelées d’une teinte incertaine, les pins d’un vert noirâtre, comme un vieux vêtement noir et miteux, leurs aiguilles denses, au mieux tirant vers le vert-de-gris – donnant une idée de pourriture et de décomposition – avaient la rigidité de ce métal qui absorbe la lumière. Le tout captait le moindre rayon de soleil qui parvenait à franchir les nuages épais. La voie ferrée ne cessait de se tortiller et de tourner, mais le paysage ne changeait pas, ce n’était qu’une sempiternelle forêt de pins et de rochers, comme la plaine, tout en monotonie terne et stérile, en indifférence végétale.

Tout à coup, le train a pris un virage serré pour déboucher sur un lieu moins étroit où la vallée s’élargissait et là, j’ai vu, droit devant, entre deux pentes d’arbres noirs, ce mur émeraude qu’était le pré aussi éblouissant qu’un bijou et d’autant plus resplendissant dans ce décor lugubre.

Après les perspectives monochromes et sombres de la journée, ce brusque éclat était si fort que je n’ai pas tout de suite compris quelles étaient les curieuses silhouettes qui formaient des points noirs sur le pré. Elles étaient illuminées par le rougeoiement du soleil couchant qui surgit des nuages à l’instant où mon voyage prenait fin, éclairant chaque brin d’herbe comme autant de flammes vertes.

Le pré était toujours bien visible quand j’ai quitté la gare – un décor spectaculaire et saisissant pour une petite ville, dont il semblait être un attrait important car tous les bâtiments étaient bas et regroupés comme pour éviter de le masquer. Désormais en mesure de l’observer plus aisément sans plus subir le mouvement du train qui dénaturait et troublait ma vue, j’ai compris que les silhouettes éparpillées que j’avais remarquées étaient des humains à moitié nus couchés face contre terre, les membres écartelés sur la paroi d’herbe vert vif. Ils y étaient tous liés avec des cordes et des poulies grâce auxquelles ils progressaient lentement et pourvus d’outils semi-circulaires attachés aux mains qu’ils maniaient avec des à-coups rappelant une mouche qui tente de se dégager d’une toile d’araignée. Ces mouvements de suppliciés, et le fait que ces silhouettes grotesques soient reliées à un tel appareillage, m’ont fait croire qu’il s’agissait de bandits condamnés à quelque châtiment archaïque administré à la vue de tous dans ce pré au vert étincelant. Mais sur ce point, je me trompais.

Un passant a remarqué mon intérêt pour les mouvements étranges qui se détachaient du vert luisant, et, voyant que je n’étais pas d’ici, m’a très poliment expliqué que, contrairement à ce que je croyais, ce n’étaient pas des criminels mais des paysans en train de faucher une herbe qui poussait bien trop vite et trop dru dans le pré.

Je n’en revenais pas qu’un procédé aussi barbare doive être employé pour maintenir l’herbe à une hauteur convenable dans un si petit pré, même s’il faisait partie de la ville, et j’ai demandé si cet exercice de toute évidence pénible ne mettait pas en danger la santé et le bien-être des travailleurs.

En effet, me suis-je entendu répondre, les membres, et même la vie des hommes là-haut, étaient malheureusement en danger, à la fois en raison du surmenage et de la mise en défaut de la sécurité sous leurs violentes contractions musculaires. C’était regrettable, mais aucune autre méthode de fauche n’avait été trouvée, car l’inclinaison du pré empêchait qu’on s’y tienne debout et même qu’on y progresse à quatre pattes, comme cela avait pourtant été tenté. Bien entendu, toutes les précautions possibles étaient prises. Et puis, ces travailleurs étaient remplaçables, tous venant des couches inférieures non éduquées de la société. Je ne devais pas non plus m’inquiéter des spasmes et autres convulsions que j’observais, car elles relevaient uniquement de la mimique ; ils imitaient la souffrance endurée depuis des générations avant que le système actuel ne soit mis en place. La tâche était à présent bien moins rude qu’elle en avait l’air, et effectuée dans les conditions les plus humaines possible. Je devais aussi savoir que ce travail n’avait rien d’impopulaire. Au contraire, on se battait pour l’effectuer car il procurait des privilèges et du prestige. En cas d’issue fatale, une généreuse allocation était allouée aux personnes à la charge de la victime qui, selon la tradition, était enterrée in situ, une coutume qui remontait à l’Antiquité et conférait un prestige qui s’étendait à tous les membres de la famille du défunt.

Ces informations m’ont été données sur un ton détaché, pressé et rassurant. Malgré tout, je ne pouvais m’empêcher de me sentir un peu mal à l’aise en regardant avec une fascination macabre ces marionnettes articulées et déshumanisées par la distance, ainsi que leurs contorsions hors du commun. À mesure que le soleil baissait, je les trouvais de plus en plus torturées, comme si le balancement fou des faux était pris d’une frénésie mal coordonnée, tandis que le vert de l’herbe brillait jusqu’à en devenir phosphorescent dans le crépuscule.

J’avais envie de demander pourquoi il fallait faucher ce pré – après tout, quelle importance que l’herbe y soit haute ? Pourquoi, tant d’années auparavant, avait-on décidé de la couper ? Mais j’hésitais à questionner une tradition aussi ancienne, établie et de toute évidence admise par tous. Il devait y avoir une raison rationnelle qui m’échappait, et je craignais de passer pour quelqu’un d’insensible ou dépourvu de toute compréhension, en tout cas, c’était ce que je me disais. J’ai hésité jusqu’à ce qu’il soit trop tard et que mon informateur, remarquant la lumière déclinante, s’excuse avant de partir à la hâte, sans presque me laisser le temps de le remercier pour sa convivialité.

Je me tenais solitaire dans cette rue vide, les yeux levés en direction du pré, l’esprit toujours inquiet. Les pas de l’inconnu n’étaient plus audibles quand je me suis rendu compte que si je n’avais pas posé de questions, ce n’était pas par crainte d’avoir l’air stupide, mais parce que, quelque part au fond de moi, je connaissais déjà les réponses. Cette découverte a entraîné en moi un certain ahurissement. Quand, quelques secondes plus tard, mon attention s’est de nouveau tournée vers le pré, la rangée de poupées aux gestes saccadés s’était volatilisée.

Je n’ai pas bougé de là où je me trouvais. Une apathie empreinte de mélancolie s’est abattue sur moi, comme souvent au passage du jour à la nuit. La ville semblait tout à coup particulièrement calme et déserte, à croire que tout le monde avait rejoint un rassemblement dont j’ignorais tout. Au-dessus des toits, la montagne se dressait, sinistre, ses pins dévalant de toute part dans la gorge invisible d’où la brume du soir était en train de se lever, dissimulant les flancs de la montagne mais pas le pré, toujours vert vif et bien distinct.

Tout à coup j’écoutais cette immobilité intense, percevant le suspense dans le silence inquiétant de l’orage qui menaçait. Il n’y avait aucun son nulle part. Et aucun signe de vie dans la rue, où les réverbères n’étaient pas encore allumés malgré les ombres qui se rassemblaient. Les maisons alentour avaient perdu de leur netteté et paraissaient blotties les unes contre les autres, comme si elles attendaient en retenant leur souffle. La brume et la pénombre avaient chassé les couleurs, toutes les formes étaient floues, indistinctes, tandis que le pré vert vif était toujours bien visible, retenant mystérieusement la lumière du jour en train de s’effacer dans son petit rectangle au-dessus des toits tel un drapeau vert vif.

Partout ailleurs se préparaient les armées invisibles de la nuit ; elles se massaient le long des maisons, se regroupaient dans la noirceur si noire projetée par les arbres noirs. Tout attendait la tombée de la nuit en retenant son souffle. Mais la progression de la noirceur s’est interrompue, stoppée net au bord du pré, contrée par la force brute d’un vert si ardent. Je m’attendais à ce que la nuit s’élance vers le pré, l’attaque, le recouvre. Il ne s’est rien produit de tel. Je sentais presque la tension dans les brins d’herbe droits disposés pour faire opposition à l’ombre envahissante. Et là, dans une première lueur de compréhension, j’ai commencé à supposer l’immense pouvoir dont disposait l’herbe là-haut, capable d’empêcher l’avancée immémoriale de la nuit. En repensant aux explications qu’on m’avait données, j’ai pu concevoir l’idée que l’herbe ait la capacité de devenir si arrogante et si puissante, nourrie comme elle l’était ; sa vie ignoble puisait dans la putréfaction pour rejaillir en centaines de milliers de nouveaux brins pour un seul coupé.

J’ai eu la vision de ces brins qui grouillaient, innombrables, des millions et des millions de brins d’herbe, qui sans cesse se multipliaient avec une force extraordinaire pour enclencher leur progression silencieuse et obstinée à travers le sol, grandissant plusieurs milliers de fois à chaque minute qui s’écoulait. Comme ils étaient fiers, tous rassemblés dans ce petit pré, avec leur croissance surnaturelle, si puissants, si destructeurs, alimentés par la destruction même. Gonflés de vie, ces millions de brins comme des lances, des bosquets, des arbres, résistaient à l’invasion.

Au cœur du crépuscule intense qui touchait presque aux ténèbres, la luminosité de ce petit pré vert semblait fantastique et troublante. Je l’observais depuis si longtemps qu’il a paru se remettre à vibrer et à pulser, comme si, même à une telle distance, l’immense surgissement de la vie qui l’animait était presque visible. Non seulement l’obscurité était menacée par cette vitalité féroce mais, dans mon esprit, j’imaginais le pré toujours vigilant, toujours sur ses gardes, en quête de toute baisse d’attention en ce qui concernait sa croissance, prêt à profiter de la première occasion pour faire voler ses bordures en éclats. J’ai vu l’herbe se dresser à la manière d’une gigantesque tombe verte gorgée de putréfaction, balayer les frontières pour s’étendre partout et anéantir toute autre forme de vie, recouvrir le monde de son linceul vert vif et tout faire périr. Ce poison vert devait être combattu encore et encore. Coupé court, coupé ras. Chaque jour, chaque heure, quel qu’en soit le prix. Il n’y avait aucune autre défense possible contre la prolifération des brins d’herbe, aucune alternative à cette verdure gorgée de sang, dotée d’une telle force, si vénéneuse et vindicative, un fléau virulent prêt à anéantir tout et partout, jusqu’à ce que de l’herbe et uniquement de l’herbe recouvre la surface du globe.

Cela paraît monstrueux, une chose qui ne devrait pas être possible, que l’herbe soit dotée d’un tel pouvoir. C’est contre toutes les lois de la nature que l’herbe menace la vie sur terre. Comment une végétation au ras du sol, destinée à être piétinée, pourrait-elle devenir si arrogante et si destructrice ? Par moments, cette idée semble totalement folle, ridicule, un conte pour enfants à ne surtout pas prendre au sérieux… Je refuse d’y croire. Et pourtant, et pourtant… on ne peut pas être certain que… Qui sait ce qui a pu se produire dans un passé lointain ? Peut-être que, dans de vieilles archives tenues secrètes, on relate un incident… ou quelque chose de plus ancien encore, avant même l’invention des registres, quelque chose qui aurait dévié de la norme… Une variation oubliée, dont on ne sait plus rien, aurait pu projeter sur l’avenir cette menace verte.

On ne sait tout simplement que croire. S’il s’agit d’un fantasme, comment aurais-je eu la vision de cette herbe nourrie de ses victimes attachées se transformant en menace pour toute autre forme de vie, gorgée de mort, si terriblement puissante ? Au commencement, la menace avait-elle précédé ses victimes ou était-ce l’inverse ? S’étaient-elles alimentées l’une l’autre ? Et moi, quel était mon rôle ? Quelle implication était donc la mienne ? Je n’y étais pour rien. Je n’y pouvais rien. Et pourtant, c’était comme si je ne pouvais échapper à cette chose qui n’aurait jamais dû avoir lieu. Sinon aujourd’hui, alors demain, le surlendemain, le jour suivant, à la fin d’un voyage, un soir, devais-je revoir ce pré vert vif qui m’attendait. Comme toujours.

 

Anna Kavan, Des machines dans la tête, préface de Victoria Walker, traduit de l’anglais par Laetitia Devaux, © Éditions Cambourakis, 2022. Édition illustrée de peintures d’Anna Kavan.

En librairie le 5 janvier.


Anna Kavan

Écrivaine

Rayonnages

FictionsNouvelle