Nouvelle

Sur un oreiller de pierre

Écrivain

Première personne du singulier est le titre du prochain Murakami. Un recueil de nouvelles de cet auteur japonais si prolixe dans ce genre littéraire, dont nous publions en avant-première celle qui ouvre le volume, et où les « je » qui se racontent finissent par être multiples. Des hommes plutôt fragiles et sensibles, parfois confrontés à des situations qui leur échappent, qu’elles soient ordinaires ou un brin fantastiques, des femmes inaccessibles, du jazz, des poèmes, des rêves… un univers murakamien. Et une délicate façon d’appréhender les traces des vies, pensées et mots. Comme ici. À paraître aux Éditions Belfond, dans la traduction d’Hélène Morita.

Ce dont je veux parler ici, c’est d’une jeune femme.

À vrai dire, je ne sais absolument rien d’elle. Je ne me souviens même pas de son nom ou de son visage. Et il y a tout à parier qu’elle non plus ne se rappelle ni mon nom ni mon visage.

Quand je l’ai rencontrée, j’étais étudiant en deuxième année à l’université, je n’avais pas encore vingt ans et elle, dans les vingt-cinq je pense. Nous faisions l’un et l’autre un petit job à temps partiel, au même endroit, aux mêmes horaires. Ce qui nous a conduits, un peu par hasard, à passer une nuit ensemble. Nous ne nous sommes plus jamais revus ensuite.

À l’époque de mes dix-neuf ans, j’ignorais à peu près tout de mes sentiments, de leurs fluctuations, et bien entendu j’étais encore plus fermé aux sentiments des autres. Malgré tout, je crois que j’étais capable de saisir ce qu’étaient la joie et la tristesse. Mais les innombrables nuances qui s’échelonnent entre la joie et la tristesse, je ne savais pas alors où les situer et je ne comprenais pas les rapports qu’elles entretenaient entre elles. Je me sentais donc souvent terriblement perturbé et impuissant.

Néanmoins, je voudrais raconter ma rencontre avec cette jeune femme.

Elle composait des tankas[1] et une anthologie de ses poèmes avait été publiée : c’est tout ce que je savais. Enfin, « anthologie », c’est peut-être beaucoup dire, il s’agissait d’un unique opuscule, sommairement relié, une auto-édition très rudimentaire. Malgré tout, quelques-uns de ces poèmes restèrent étrangement gravés en moi. La plupart de ces créations avaient trait à l’amour et à la mort. Comme si l’amour et la mort étaient indissociables et refusaient d’être séparés.

Toi et moi
Nous sommes donc
Si éloignés l’un de l’autre
Devrais-je m’élever
Jusqu’à Jupiter
?

Sur un oreiller de pierre
Je pose mon oreille
Et j’entends
Mon
sang
Qui coule qui roule
Sans un son

« Dis, il se peut que je prononce le nom d’un autre homme au moment où je prends mon pied, ça ne t’embête pas ? » m’avait-elle demandé.

Nous étions tous les deux nus sous la couette.

« Non, pas spécialement », avais-je répondu, mais je n’en étais pas tout à fait certain. Après tout, pourquoi aurais-je dû m’en soucier ? Au fond, ce n’était qu’un nom. Et entre un nom et un autre, y a-t-il une grande différence ?

« Il est possible que je hurle…

— Ah, ça, c’est peut-être gênant », lui avais-je répliqué précipitamment.

En effet, j’habitais un vieil appartement en bois aux cloisons aussi minces que les gaufrettes d’autrefois. Si elle criait au milieu de la nuit, tout le voisinage en profiterait.

« Bon, alors, le moment venu, je pourrais mordre dans une serviette », avait-elle suggéré.

J’étais donc allé à la salle de bains lui chercher une serviette propre et solide, que j’avais posée sur la table de chevet.

« Comme ça, ça ira ? »

Elle avait mordillé la serviette à plusieurs reprises, comme un cheval qui essaie son nouveau mors. Puis elle avait opiné, l’air de dire, Oui, ça ira.

Notre relation était le fait du hasard. Je n’étais pas particulièrement attaché à elle, et elle, de son côté, n’était sans doute pas fan de moi (je crois). Cet hiver-là, nous avions travaillé dans le même restaurant, un italien sans prétention, non loin de Yotsuya, durant environ deux semaines, mais comme nos postes de travail étaient assez éloignés l’un de l’autre, je n’avais pas eu l’occasion d’avoir une véritable conversation avec elle. Je m’activais en cuisine, je faisais la vaisselle ou j’aidais les cuistots. Elle était serveuse. Tous les salariés à temps partiel étaient des étudiants, sauf elle. C’était peut-être la raison pour laquelle ses manières d’être étaient un peu différentes. Elle avait démissionné à la mi-décembre, et après la fermeture tout le monde était allé boire un verre dans un bistrot du coin. On m’avait invité aussi à me joindre au groupe. Ce n’était pas vraiment un pot de départ. On s’était contentés de boire des bières pendant une petite heure et, tout en discutant, de grignoter des crackers et autres snacks. J’avais appris à cette occasion qu’avant de travailler au restaurant elle avait été employée dans une agence immobilière et dans une librairie. Elle m’avait raconté qu’aucun de ces emplois ne lui avait convenu. Dans le restaurant italien, elle n’avait de problème avec personne, mais elle ne s’en sortait pas avec un salaire aussi misérable et, même si elle n’en avait aucune envie, elle devait chercher un nouveau job.

Quelqu’un lui avait demandé quel type de travail elle aurait bien aimé faire.

« Ça m’est complètement égal », avait-elle répondu en se frottant du doigt le côté du nez où l’alignement de deux petites taches de naissance évoquait une constellation. « De toute façon, il n’y a aucun boulot génial. »

J’habitais alors à Asagaya et elle à Koganei. À la gare de Yotsuya, j’étais donc monté avec elle dans l’express de la ligne Chüo et je m’étais installé sur une banquette à son côté. Il était déjà plus de 23 heures et la nuit était froide, avec ce vent glacé spécial du début de l’hiver. Oui, on était brusquement passé à l’époque de l’année où il fallait des gants et une écharpe. À l’approche de la station d’Asagaya, je m’étais levé. Elle avait dirigé son regard vers moi.

« Tu penses que je pourrais rester avec toi cette nuit ? m’avait-elle demandé à voix basse.

— Bien sûr, mais pourquoi ?

— Parce que Koganei, c’est encore bien loin.

— Mais chez moi, c’est minuscule et plutôt encombré.

— Je m’en fiche. » Et elle avait attrapé la manche de mon manteau.

Je l’avais donc emmenée dans mon appartement miteux et invitée à partager une bière. Elle avait bu lentement, j’en avais fait autant. Après ces longs préliminaires, hop hop, elle s’était déshabillée devant moi en un tournemain, très naturellement, et toute nue, elle s’était glissée sous ma couette. Je l’avais imitée et m’étais coulé à mon tour dans le lit. J’avais éteint la lumière mais la flamme du poêle à gaz éclairait la pièce. Maladroitement, nos corps avaient tenté de se réchauffer mutuellement. Nous nous étions tus pendant un bon moment. Notre nudité soudaine nous avait sans doute empêchés de parler. Puis, peu à peu, nos deux corps s’étaient sentis ragaillardis par la chaleur partagée, et leur raideur, littéralement, s’était attendrie. Une sensation de très étrange intimité. C’est alors qu’elle avait eu ces mots :

« Dis, il se peut que je prononce le nom d’un autre homme au moment où je prends mon pied, ça ne t’embête pas ? »

 

« Cet homme, est-ce que tu l’aimes ? lui demandai-je en lui donnant la serviette.

— Oui, énormément, répondit-elle. Je l’aime à la folie. Il ne me sort pas de la tête. Mais de son côté, il ne m’aime pas. D’ailleurs, il a une copine.

— Pourtant, vous sortez ensemble ?

— Ouais, quand il a envie de moi, il me passe un coup de fil. Comme lorsqu’on commande une livraison par téléphone. »

Je ne savais pas quoi dire. Je demeurai silencieux. Du bout des doigts, elle traça longuement sur mon dos je ne sais quels motifs. Ou bien peut-être calligraphiait-elle des idéogrammes en écriture cursive.

« Il dit que mon visage est moche mais que je suis bien foutue. »

Je ne la trouvais pas spécialement moche, mais il aurait été difficile de la qualifier de jolie. À présent, je ne me souviens plus du tout de son visage, et j’ai du mal à la décrire.

« Et quand il t’appelle, tu y vas ?

— Eh oui, je l’aime, j’y peux rien », répondit-elle, comme si c’était une évidence. « Pourtant, parfois j’ai envie d’être dans les bras d’un homme, et peu importe ce que racontent les gens. »

Je réfléchis un instant à ses paroles. À cette époque, il m’était impossible d’imaginer concrètement ce qu’une femme voulait dire en avouant qu’elle voulait être parfois dans les bras d’un homme. (En y repensant, je crois bien que maintenant encore, je l’ignore.)

« Aimer quelqu’un, c’est comme être atteint d’une maladie mentale que l’assurance maladie ne prend pas en charge, énonça-­t-elle d’une voix plate, comme si elle lisait une affiche sur un mur.

— Oh, fis-je, ébranlé.

— C’est pourquoi ça ne me gêne pas que tu penses à quelqu’un d’autre. T’es amoureux, là maintenant ?

— Oui.

— Alors tu pourras crier son nom quand tu te sentiras décoller. Ça ne me fait rien. »

J’étais en effet amoureux d’une femme à l’époque, mais certaines circonstances m’avaient empêché d’approfondir notre relation. Je me suis interrogé. Devais-je crier son nom ? Finalement, cela me parut ridicule et j’éjaculai en silence dans cette autre femme. Avant qu’elle ait pu hurler le nom de l’homme qu’elle aimait, je m’étais dépêché de coincer avec force la serviette entre ses dents. Des dents saines et solides qui auraient impressionné un dentiste. Je ne sais plus quel était le nom de l’homme, sinon qu’il était tout à fait courant et banal. Mais que ce nom tellement commun ait eu une si grande signification pour elle m’avait stupéfié, et cela, je m’en souviens très bien. Un simple nom peut parfois être source d’un intense bouleversement.

 

Le lendemain matin, je devais me rendre très tôt à l’université pour remettre un exposé important comptant pour l’examen de mi-parcours. Bien entendu, je manquai cette convocation (ce qui généra plus tard toutes sortes de problèmes, mais cela est une autre histoire). Car je ne me réveillai, tout comme elle, que peu avant midi. Je fis chauffer de l’eau pour nous préparer du café instantané. Et griller des toasts. Il restait aussi des œufs dans le frigo. Je les fis cuire au plat afin d’accompagner nos tartines. Il n’y avait pas un seul nuage dans le ciel limpide, une éblouissante lumière matinale envahissait toute la pièce.

Alors qu’elle beurrait un toast, elle voulut savoir quelle faculté je fréquentais. La fac de littérature, lui répondis-je.

Parce que j’espérais devenir écrivain ?

Pour être honnête, je ne crois pas, lui dis-je. À l’époque, ce n’était absolument pas mon intention. Je n’y avais même jamais songé (pourtant, dans ma classe, il y avait une flopée d’étudiants qui prétendaient être romanciers). Ma réponse parut lui faire perdre tout intérêt à mon égard. Même si, dès le début, elle ne m’avait guère témoigné de curiosité.

Dans la lumière vive du matin, il y avait quelque chose d’étrange à contempler la serviette sur laquelle s’était distinctement imprimée la marque de ses dents. Elle avait dû la mordre très fort. En plein jour, cette femme m’apparut tout à fait autre. J’avais bien du mal à croire que la petite créature maigre qui se trouvait sous les yeux était celle-là même qui avait gémi d’extase dans mes bras, alors que s’insinuait par la fenêtre la clarté lunaire de l’hiver.

« J’écris des tankas, dit-elle soudain.

— Des tankas ?

— Tu sais ce que c’est, tout de même ?

— Bien sûr. » Naturellement, malgré mon ignorance, j’avais une idée de ce qu’étaient ces poèmes courts. « Mais à bien y réfléchir, c’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui compose des tankas. »

Elle rit gaiement.

« Tu vois, ces oiseaux rares existent réellement.

— Tu fais partie d’un club ?

— Oh non, pas du tout, dit-elle en haussant les épaules. Tu comprends, le tanka, on le compose seul. Ce n’est pas comme jouer au basket.

— Et tu écris quelle sorte de poèmes ?

— Tu veux que je t’en dise un ? »

J’acquiesçai.

« Vraiment ? Ou tu dis ça par politesse ?

— Non, c’est vrai. »

J’étais sincère. J’étais véritablement curieux de savoir quel poème réciterait cette femme qui, quelques heures plus tôt, haletait dans mes bras en prononçant le nom d’un autre homme.

« Non, déclara-t-elle finalement après avoir hésité un instant, cela me gêne trop de le dire devant toi, là, maintenant, si tôt le matin, non, je ne peux pas. Si tu désires vraiment lire mes poèmes, je t’enverrai plus tard le recueil qui a été publié. Indique-moi tes coordonnées. »

Je griffonnai mon nom et mon adresse sur une feuille de bloc-notes. Elle jeta un coup d’œil dessus puis plia le papier en quatre et le glissa dans la poche de son manteau. Un vêtement vert clair, assez fatigué, sur le col rond duquel était fixée une broche en argent en forme de muguet. Je me souviens que le bijou brillait dans les rayons de soleil qui traversaient la fenêtre orientée au sud. Je n’y connais rien en matière de fleurs, mais pour une raison mystérieuse, j’ai toujours aimé le muguet.

« Merci de m’avoir hébergée cette nuit. Je n’avais vraiment pas du tout envie d’aller seule jusqu’à Koganei, me dit-elle en sortant de chez moi. Les femmes, tu comprends, ont parfois ce genre d’humeur. »

À ce moment-là, nous le savions très bien, elle comme moi. Nous ne nous reverrions plus. Simplement, elle n’avait pas voulu rester seule dans le train jusqu’à Koganei – voilà, c’était tout, et rien d’autre.

 

Une semaine plus tard, je reçus par la poste son anthologie. Pour être franc, je ne m’attendais pas à ce qu’elle me l’envoie. Je pensais qu’elle m’aurait oublié (ou qu’elle aurait souhaité m’oublier aussi vite que possible) dès qu’elle serait arrivée chez elle à Koganei. Et pourtant, elle avait bien glissé son livret dans une enveloppe, sur laquelle elle avait collé un timbre, elle avait écrit mon nom et mon adresse dessus, et elle avait jeté le pli dans une boîte aux lettres. Ou même elle avait peut-être pris la peine d’aller jusqu’à un bureau de poste pour le déposer en personne. Je fus donc très surpris de découvrir un matin son envoi dans ma boîte aux lettres.

Le titre de son recueil était : Sur un oreiller de pierre. Comme nom d’auteur, un seul mot : « Chiho ». Était-ce un nom de plume ou son vrai nom? Au restaurant, je l’avais forcément entendu, mais je ne m’en souvenais pas. Cependant, j’étais sûr que ce n’était pas Chiho. L’enveloppe en papier kraft, de type administratif, ne faisait pas mention de l’expéditeur, ni de son adresse. Elle contenait seulement le livret, sans une carte, sans une lettre. Juste le mince recueil dont les feuillets étaient cousus ensemble par un cordonnet de soie blanc. Le papier était épais, de qualité supérieure, et l’impression avait dû être réalisée par un professionnel. Sans doute Chiho avait-elle empilé les unes sur les autres les pages imprimées, puis elle avait disposé autour la couverture de carton fin et, enfin, elle avait soigneusement cousu le tout elle-même, afin d’économiser le coût de la reliure. Je tentai de l’imaginer, silencieuse, solitaire, occupée à ce travail d’aiguille (sans y parvenir vraiment, je l’avoue). La première page portait un tampon avec le numéro 28. J’avais donc sous les yeux l’exemplaire numéro 28 d’une édition limitée. Combien y en avait-il au total ? Nulle part ne figurait de prix. Il était probable qu’il n’y en avait jamais eu.

Je n’ouvris pas le livret tout de suite. Je me contentai de le laisser sur ma table un certain temps et de jeter parfois un coup d’œil sur la couverture. Non par manque d’intérêt, mais j’avais le sentiment qu’il me fallait procéder à une sorte de préparation mentale avant de découvrir les écrits de quelqu’un, et surtout les poèmes d’une femme avec laquelle, une semaine plus tôt, j’avais eu une relation charnelle. Peut-être était-ce une sorte de courtoisie. Ce ne fut qu’à la fin de la semaine, le soir, que je me décidai à ouvrir le recueil. Appuyé contre la fenêtre, je le lus aux lueurs du crépuscule hivernal. Il contenait quarante-deux poèmes, un par page. Il n’y avait ni préface ni postface, pas non plus de date de publication, seulement les tankas dont les caractères noirs se détachaient hardiment sur les pages d’un blanc immaculé.

Bien entendu, je ne m’attendais pas à un chef-d’œuvre littéraire. Comme je l’ai déjà dit, j’étais mû avant tout par une curiosité personnelle. Je me demandais quels pourraient être les poèmes composés par une femme capable de hurler à mon oreille le nom d’un autre homme tout en mordant une serviette. Mais, à mesure que j’avançais dans ma lecture, je constatais que j’étais charmé par plusieurs de ces poèmes.

Je n’avais aucune connaissance en matière de tankas (et aujourd’hui encore, cela n’a guère changé). Aussi m’était-il impossible de porter un jugement objectif et de déclarer lesquels étaient réussis, lesquels ne l’étaient pas. Pourtant, en mettant de côté tout critère littéraire, certains me parurent meilleurs que d’autres, huit d’entre eux en particulier. Ils possédaient un quelque chose de très spécial, qui me toucha au plus profond de moi.

Par exemple, celui-ci :

Si maintenant
est maintenant
et moi incapable
de m’échapper
de ce maintenant
ne reste que
maintenant

Dans le vent de la montagne
décapité sans un mot
au pied de l’hortensia
l’eau de juin

Étrangement, alors que je feuilletais le livret et que je me laissais guider par les grands caractères d’un noir intense, puis que je les lisais à haute voix, le corps de cette femme m’apparut en esprit, son corps tel que je l’avais vu cette nuit-là. Non pas sa silhouette peu flatteuse dans la lumière éblouissante du lendemain matin, mais son corps lustré sous la clarté lunaire, que j’avais tenu entre mes bras. Ses seins ronds aux jolies formes, ses petits mamelons durcis, sa légère toison pubienne noire et son intimité très humide. Je me souvenais comment, durant l’orgasme, elle mordait la serviette, les yeux clos, et criait encore et encore le nom de l’autre homme. Un nom banal à pleurer, que j’ai oublié à tout jamais.

À la pensée
de
ne plus te revoir
je pense
non non
comment faire autrement
que de te revoir

Nous revoir
juste comme ça
est-ce vraiment fini
?
Emportés par la lumière
Piétinés par les ombres
?

Continue-t-elle aujourd’hui à écrire des poèmes ? Bien sûr, je l’ignore. Comme je l’ai déjà noté, je ne me souviens plus du nom de cette femme, et à peine de son visage. Tout ce qui me reste en mémoire, c’est le nom Chiho sur la page de garde du recueil de poèmes et, dans les lueurs blanches de la lune d’hiver qui filtraient par la fenêtre, son corps doux, sans défense, et puis ses deux marques de naissance alignées sur son nez telle une constellation.

Je me demande parfois si elle est encore en vie. Et je ne peux m’empêcher de penser qu’à un moment donné elle s’est donné la mort. Car nombre de ses poèmes, du moins beaucoup de ceux qui figurent dans la petite anthologie, tournent autour du thème de la mort. Et pour une raison qui m’est inconnue, autour de la décapitation. Peut-être était-ce pour elle l’image par excellence de la mort.

Au long de l’après-midi
la pluie s’épanche
une hache anonyme
décapite
le
crépuscule

Pourtant j’espère de tout mon cœur qu’elle est toujours en vie quelque part dans ce monde. Qu’elle est vivante et qu’elle écrit encore des poèmes. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je spécule ainsi ? Alors que rien sur cette terre ne relie son existence à la mienne. Nous pourrions nous croiser dans la rue ou être assis à des tables voisines dans une cafétéria et (sans doute) ne même pas nous reconnaître. Nous avions vécu un bref moment d’intimité, comme deux lignes droites qui se rencontrent en un point donné pour se séparer aussitôt.

Bon nombre d’années se sont écoulées depuis. Il semble étrange (ou peut-être qu’après tout, non, cela n’a rien de curieux), mais il suffit d’un battement de paupières, et les hommes vieillissent. À chaque instant, nos corps, sans espoir de retour, s’en vont vers l’anéantissement. À peine a-t-on fermé les yeux, puis les a-t-on rouverts, que bien des choses ont disparu (certaines avaient un nom, d’autres pas). Soufflées par les vents violents de la pleine nuit, elles ont été emportées quelque part sans laisser de trace. Il n’en subsiste qu’un frêle souvenir. Mais non, on ne peut pas compter sur les souvenirs non plus. Qui pourrait affirmer avec certitude ce qui nous est vraiment arrivé par le passé ?

Cependant, si nous avons de la chance, demeureront parfois quelques mots à nos côtés. Dans les profondeurs de la nuit, ils graviront la colline, se faufileront dans de petites cavités adaptées à leur morphologie et effaceront tout signe de leur présence en laissant souffler bien loin les vents sauvages du temps. Et lorsque, à l’aube, la tempête aura enfin cessé, les mots survivants réapparaîtront secrètement à la surface de la terre. Généralement calmes, timides, ne disposant que de moyens d’expression ambigus, ils sont toutefois prêts à témoigner. En témoins honnêtes et impartiaux. Seulement, pour forger des mots aussi persévérants, ou les découvrir et les abandonner, il faut un dévouement inconditionnel, qui vous engage corps et âme. Et pour cela, poser le cou sur un oreiller de pierre glacée, illuminé par le clair de lune hivernal.

Peut-être n’y a-t-il personne d’autre que moi dans ce monde qui se souvienne des poèmes de cette jeune femme, et sûrement personne qui soit capable de les réciter. Il est possible que cette toute petite édition cousue main, à l’exception de l’exemplaire portant le numéro 28, soit à présent oubliée de tous, ou bien qu’elle ait été engloutie dans les ténèbres, quelque part entre Jupiter et Saturne. Il n’est pas non plus invraisemblable que cette femme (si elle est encore en vie) ait elle-même oublié les poèmes écrits dans sa jeunesse. Peut-être que de mon côté je me les rappelle encore uniquement parce qu’ils sont liés pour moi au souvenir de la marque de ses dents sur la serviette qu’elle avait mordue cette nuit-là. Et, pour que cette scène ne s’efface pas de ma mémoire, je sors parfois le mince opuscule décoloré de mon tiroir et je le relis. J’ignore quel sens ou quelle valeur je devrais accorder à cela. Je ne sais pas. Honnêtement, je ne sais pas.

En tout cas, cela est demeuré. Les autres mots, les autres pensées, tous et toutes ont disparu, sont devenus poussière.

Décapiter ou
être décapité
poser la nuque
sur un oreiller de pierre,
pfft ! et devenir poussière

 

Haruki Murakami, Première personne du singulier, traduit du japonais par Hélène Morita, © Éditions Belfond, 2022.

En librairie le 20 janvier.

 


[1] Tanka : littéralement « poème court», en deux parties, de trente et une syllabes. (N.d.l.T.)

Haruki Murakami

Écrivain

Rayonnages

FictionsNouvelle

Notes

[1] Tanka : littéralement « poème court», en deux parties, de trente et une syllabes. (N.d.l.T.)