Poésie

Ô pays de richesses

Poète

En Iran, rares sont ceux qui ne connaissent pas la poésie de Forough Farrokhzâd (1934-1967). Ce grand nom de la littérature iranienne, pourtant mal connu en France, fut aussi celui d’une cinéaste à laquelle Chris Marker et Bertolucci rendirent hommage. Divorcée contrainte de vivre sans son fils, poète controversée et libre, femme amoureuse, elle publia en 1963 son dernier et plus célèbre recueil, Une autre naissance. Le poème d’aujourd’hui emprunte son titre à celui d’un hymne patriotique populaire datant des derniers shahs. À découvrir à la rentrée aux Éditions Héros-Limite, dans la traduction de Laura et Ardeschir Tirandaz.

J’ai gagné

Je suis enfin inscrite

On m’a offert un nom sur une carte d’identité

Et un numéro pour ma vie

Alors, vive le 678, du 5e arrondissement de Téhéran

 

Maintenant mon esprit est en paix

Nourri au sein de la mère patrie

Au lait d’un glorieux passé

Bercé de civilisation et de grande culture

Au son du hochet de la loi

Ô

Maintenant mon esprit est en paix

Je suis si heureuse

Que je suis allée à la fenêtre

Pour inspirer avec joie 678 fois

Une épaisse poussière, un air saturé de poubelle et d’urine

Et j’ai signé

678 factures

678 demandes d’emplois

Forough Farrokhzâd

 

Et c’est un privilège de vivre dans le pays des poèmes, des roses et du rossignol

Surtout quand ton existence

Après des années et des années, est enfin reconnue

 

Un pays où

Mon premier regard officiel

Découvre derrière les rideaux

678 poètes faussaires

Au milieu de l’étrange assemblée des mendiants

Cherchant la métrique et les rimes dans les ordures

Et au son de mon premier pas officiel

678 rossignols secrets

Se changent soudain avec joie en 678 vieux corbeaux

Qui s’échappent, indolents, de noirs marécages

Et volent vers la lisière du jour

Alors ma première bouffée d’air officielle

Se charge de l’odeur de 678 roses en plastique rouge

Sortant des grandes usines Plasco[1]

Oui, c’est un privilège de vivre

Au pays natal du cheikh Abou-le-Clown opiomane et joueur de kamantché[2]

Le cheikh ey del ey del tonbak tabâré tanbouri[3]

Vivre dans la ville où des stars aux cuisses, fesses, et seins lourds, s’étalent

En couverture des magazines et dans les œuvres d’art

Vivre dans le berceau de la philosophie du « qu’est-ce que tu veux que j’y fasse »

Pays des jeux olympiques de l’intelligence

Dès que tu touches un petit écran

Tu entends klaxonner un enfant prodige, un génie

Et quand les élites intellectuelles

Se présentent au peuple qui s’instruit

Elles tiennent dans leurs bras

678 barbecues électriques[4]

Et portent à chaque poignet

678 montres Navzer[5]

Elles savent que peu importe les études, seuls les riches sont puissants

 

J’ai gagné oui j’ai gagné

Heureuse de cette victoire

Je me tiens maintenant devant le miroir, avec fierté

Et j’allume 678 bougies achetées à crédit

Je monte sur un meuble pour déclamer en tout bien tout honneur

Quelques discours sur les bienfaits de la vie

Et accompagnée des applaudissements fervents qui résonnent

J’entame d’un premier coup de pioche

La construction du grand bâtiment de ma vie

 

Je suis vivante, oui, comme l’a été la rivière Zendé roud[6]

Et on m’offrira tout ce qu’on offre aux vivants

Et dès demain

Je pourrai me promener dans les rues

Pleines des grands travaux de la nation

Entre les ombres légères des poteaux de télégraphe

Et écrire fièrement 678 fois sur les murs des toilettes publiques

J’écris pour faire rire les cons

 

Dès demain, dans ma tête et dans mon cœur

Je serai une bonne citoyenne

Je partagerai le grand idéal de ce pays

Qui suit avec joie et angoisse le loto du mercredi

Espérant une part de ces milliers de rials qui suscitent mille envies

De frigo, de meubles, de rideaux

Espérant une nuit pouvoir acheter à 678 patriotes

Leurs 678 bulletins de vote

 

Je pourrai dès demain dans l’arrière-boutique de Khâtchik

Sniffer quelques grammes d’une came de première qualité

Avaler quelques verres alcoolisés de Pepsi-Cola

Et proférer quelques yâhaq, yâhou, vagh vagh, et ouh ouh

Je pourrai ensuite adhérer officiellement à l’assemblée des savants qui pensent, des ordures d’intellectuels, des princes de la théorie du blabla

Et jeter les bases de mon premier grand roman

Qui sera imprimé officiellement recto-verso

Avec une vieille presse sur 678 paquets de cigarettes Oshnou

Tout cela aux alentours de l’année solaire 1678 de Shamsi Tabrizi[7]

Je pourrai dès demain

En toute confiance

M’asseoir pour 678 mandats dans un siège de velours du parlement qui assure l’avenir ou de l’assemblée des louanges et des bravos

Parce que j’ai lu l’intégralité d’un magazine Art et Science et son supplément Flatterie et Servilité

Et que je connais le b.a.ba de l’écriture

 

J’ai fait mon premier pas dans la vie au milieu d’un grand peuple

La force majestueuse du progrès l’a conduit

À découvrir les néons

À créer des nuages artificiels

Et bien sûr aux centres commerciaux de recherche avec leurs comptoirs de kebabs

 

J’ai fait mon premier pas dans la vie au milieu d’un grand peuple

Qui n’a pas de pain mais qui vit en un lieu où l’horizon est vaste, dégagé

Un lieu dont les frontières s’étendent aujourd’hui

Au nord, vers la place des Fusillades, pleine de fraîcheur et de verdure

Au sud, vers la vieille place de la Pendaison

Et au-delà des quartiers pleins de clameurs, jusqu’à la place de l’Artillerie

 

Du matin au soir

Sous la voûte sûre et tranquille du ciel radieux

678 grands cygnes en plâtre

Accompagnés de 678 anges

Des anges faits de terre et de boue

Font la réclame pour des projets de stabilité et de silence

 

J’ai gagné, oui j’ai gagné

Alors vive le 678, du 5e arrondissement de Téhéran

Grâce à la persévérance et à la volonté

J’ai atteint un rang si élevé, que depuis ma fenêtre

Située à 678 mètres de hauteur

J’ai l’honneur

Depuis cette fenêtre – et non d’un escalier

De pouvoir me jeter follement

Dans le tendre giron de la mère patrie

Et pour le prix de 678 pièces

Son excellence Maître Abrâham Sahbâ

Composera bien une oraison funèbre rimée en kashk

En hommage à ma vie

 

Forough Farrokhzâd, Une autre naissance, traduit du persan par Laura et Ardeschir Tirandaz, © Éditions Héros-Limite, 2022.

En librairie le 21 janvier.


[1] Usine produisant des objets en plastique à Téhéran.

[2] Instrument de musique de la famille des violons utilisé dans la musique traditionnelle persane.

[3] Suite d’onomatopées évoquant le rythme d’un chant dans lequel Forough Farrokhzâd glisse quelques mots évocateurs : le tonbak et le tanbour sont deux instruments communs dans la musique traditionnelle iranienne et del, signifiant cœur, fait peut-être référence au fait que dans les chansons traditionnelles, l’interprète s’adresse souvent à son propre cœur.

[4]  Le barbecue est une pratique populaire et répandue en Iran. L’arrivée des barbecues électriques dans les années soixante fut perçu comme un symbole de modernité.

[5] Marque de montres, célèbre en Iran suite à de grandes campagnes de publicité.

[6] Zendé roud (qui signifie « rivière vivante ») fait allusion à la rivière Zâyandé roud (« rivière qui donne vie ») dans le sud de l’Iran et qui traverse la ville d’Ispahan. Le débit de cette rivière a été fortement perturbé par la construction d’un barrage dans les années soixante.

[7] Shamsi signifie en persan « solaire », faisant référence au calendrier persan, hérité des calendriers solaires zoroastriens pré-islamiques. Forough Farrokhzâd s’amuse de la proximité entre le mot shamsi (solaire) et le prénom Shams. Elle fait aussi allusion à Shams-e Tabrizi, un mystique iranien qui inspira au poète Rûmî ses odes et son épopée (voir Odes mystiques, Dîvan-e Shams-e Tabrîzî de Rûmî, traduit par Eva de Vitray-Meyerovitch et Mohammad Mokri, Éditions du Seuil/Éditions UNESCO, 2003).

Rayonnages

FictionsPoésie

Notes

[1] Usine produisant des objets en plastique à Téhéran.

[2] Instrument de musique de la famille des violons utilisé dans la musique traditionnelle persane.

[3] Suite d’onomatopées évoquant le rythme d’un chant dans lequel Forough Farrokhzâd glisse quelques mots évocateurs : le tonbak et le tanbour sont deux instruments communs dans la musique traditionnelle iranienne et del, signifiant cœur, fait peut-être référence au fait que dans les chansons traditionnelles, l’interprète s’adresse souvent à son propre cœur.

[4]  Le barbecue est une pratique populaire et répandue en Iran. L’arrivée des barbecues électriques dans les années soixante fut perçu comme un symbole de modernité.

[5] Marque de montres, célèbre en Iran suite à de grandes campagnes de publicité.

[6] Zendé roud (qui signifie « rivière vivante ») fait allusion à la rivière Zâyandé roud (« rivière qui donne vie ») dans le sud de l’Iran et qui traverse la ville d’Ispahan. Le débit de cette rivière a été fortement perturbé par la construction d’un barrage dans les années soixante.

[7] Shamsi signifie en persan « solaire », faisant référence au calendrier persan, hérité des calendriers solaires zoroastriens pré-islamiques. Forough Farrokhzâd s’amuse de la proximité entre le mot shamsi (solaire) et le prénom Shams. Elle fait aussi allusion à Shams-e Tabrizi, un mystique iranien qui inspira au poète Rûmî ses odes et son épopée (voir Odes mystiques, Dîvan-e Shams-e Tabrîzî de Rûmî, traduit par Eva de Vitray-Meyerovitch et Mohammad Mokri, Éditions du Seuil/Éditions UNESCO, 2003).