Essai

De la liberté

Écrivaine

« Ta liberté me tue ! » s’égosille l’un. « Ta santé n’est pas plus importante que ma liberté ! » vocifère l’autre. Dans la lignée des Argonautes, enchâssant récit et pensée, Maggie Nelson interroge le lien entre « se sentir libre » et « se sentir bien », entre liberté, care et contrainte. Ainsi s’ouvre l’éventail de notre désir de liberté dans quatre domaines (et autant de « chants » que composent son nouvel essai) : sexe, art, drogues, climat. « Je m’attacherai à observer comment la liberté semble s’enchevêtrer à la non-liberté pour produire des expériences teintées de compulsion, de discipline, de possible, d’abdication. » Et produire de nouvelles manières d’être. À découvrir bientôt aux Éditions du sous-sol, dans la traduction de Violaine Huisman.

Introduction

Arrêtez-vous si vous voulez parler de liberté

Je voulais écrire un livre sur la liberté. Je voulais écrire ce livre depuis que le sujet avait surgi inopinément dans un autre ouvrage que j’avais consacré à l’art et à la cruauté. J’avais entrepris d’écrire sur la cruauté, et j’avais été surprise de voir la liberté se frayer un chemin puis faire brèche dans la cellule étouffante de la cruauté. Épuisée par la cruauté, je me suis alors tournée vers la liberté. J’ai commencé par “Qu’est-ce que la liberté ?” de Hannah Arendt, avant d’amasser mes piles.

Mais j’ai vite bifurqué, et j’ai écrit un livre sur le care*, le soin, le souci de l’autre. Certains ont pensé que ce livre-ci avait également trait à la liberté. C’était rassurant en un sens, parce que ça me semblait, à moi aussi, être le cas. Puis j’ai songé qu’un livre sur la liberté n’avait peut-être plus de raison d’être – ni moi ni personne d’autre n’était tenu d’en écrire un. Existe-t-il mot plus galvaudé, imprécis, belliqueux ? “Avant je m’intéressais à la liberté, mais maintenant, je m’intéresse surtout à l’amour”, m’a confié une amie[1]. “La liberté ressemble à un message codé, un mot vicié et creux pour dire guerre, une exportation commerciale, le genre de chose qu’un patriarche pourrait donnerou reprendre”, m’a écrit une autre[2]. “C’est un mot de Blancs”, m’a dit une troisième.

Souvent, j’étais d’accord : pourquoi ne pas se pencher sur une valeur moins contestée, mais tout aussi opportune et pertinente, comme l’obligation, l’entraide, la coexistence, la résilience, le développement durable, ou ce que Manolo Callahan appelle “la convivialité insurrectionnelle”[3]? Pourquoi ne pas accepter que la longue et glorieuse carrière de la liberté touche à sa fin, que notre obsession continuelle à son égard reflète une pulsion de mort ? “Ta liberté me tue !” proclamaient les pancartes des manifestants pendant la pandémie ; “Ta santé n’est pas plus importante que ma liberté !” s’égosillaient en retour les militants anti-masques[4].

Et pourtant, je n’arrivais pas à renoncer.

Une partie du problème réside dans le mot, dont la signification n’a rien d’une évidence ni d’un consensus[5]. En réalité, il opère un peu comme celui de “Dieu”, au sens où, quand on l’emploie, on ne peut jamais être tout à fait sûr de ce qu’on avance, ni même de parler de la même chose. (Est-ce qu’il s’agit de liberté négative ? positive ? anarchique ? marxiste ? abolitionniste ? libertaire ? la liberté des colons blancs ? la liberté décoloniale ? néolibérale ? zapatiste ? spirituelle ?, etc.) Ce qui nous amène au fameux précepte de Ludwig Wittgenstein : La signification d’un mot est son usage. J’ai pensé à cette formule l’autre jour, sur le campus de mon université, alors que je passais devant une table surmontée d’une bannière qui disait : “Arrêtez-vous si vous voulez parler de liberté”. Tu penses, si je veux ! ai-je lancé à part moi. Je me suis donc arrêtée et j’ai demandé à ce jeune homme blanc, sans doute un étudiant de premier cycle, de quel type de liberté il voulait parler. Il m’a toisée puis a répondu, d’un air mi-menaçant, mi-gêné : “Genre, la liberté classique de base.” J’ai remarqué à ce moment-là qu’il vendait des pin’s divisés en trois catégories : sauver les fœtus ; écraser la gauche ; défendre le droit au port d’arme.

Comme le travail de Wittgenstein l’indique assez, le fait que le sens d’un mot réside dans son usage n’est pas une raison pour être paralysé ou se lamenter. Au contraire, il peut nous encourager à observer à quel jeu de langage on joue. C’est précisément ce que cherchent à faire les pages qui suivent, au fil desquelles “la liberté” agit comme un billet de train réutilisable, tamponné ou poinçonné au gré des stations, des mains ou des véhicules par lesquels il transite. J’emprunte cette métaphore à Wayne Koestenbaum, qui l’a utilisée un jour pour décrire “la façon dont un mot, ou un groupe de mots, permute” dans l’œuvre de Gertrude Stein. “Ce que le mot veut dire ne te regarde pas, a écrit Koestenbaum, en revanche, où le mot voyage, voilà qui te concerne.” Les confusions que soulève tout discours sur la liberté ne diffèrent pas tant que ça des malentendus qui nous menacent chaque fois que l’on se parle de quoi que ce soit. Se parler n’en demeure pas moins impératif, même si, ou surtout quand, comme le souligne George Oppen, “nous ne sommes plus sûrs des mots”.

Une crise de la liberté

J’ai toutefois décidé de m’en tenir à ce terme, un choix auquel j’attribue rétrospectivement une double origine. La première relève de ma longue frustration vis-à-vis de sa cooptation par la droite (mise en évidence par la table du jeune homme), vieille de plusieurs siècles : “La liberté pour nous, la servitude pour vous” est la déclaration opérante depuis la fondation de la nation américaine. Mais après les années 1960 – au cours desquelles, comme le rappelle l’historien Robin D. G. Kelley dans Freedom Dreams [les rêves de la liberté], “la liberté était le but auquel tendait notre peuple ; libérer était un verbe, une action, un vœu, une injonction militante. Libérez la terre’, Libérez les esprits’, Libérez l’Afrique du Sud’, Libérez l’Angola’, Libérez Angela Davis’, Libérez Huey’ étaient les slogans dont je me souviens le mieux” –, la droite a redoublé d’efforts pour reprendre le concept à son compte. Il a suffi de quelques décennies d’un néo-libéralisme déchaîné pour que le cri de ralliement de la liberté exemplifié par le Freedom Summer, les Freedom Schools, les Freedom Riders, le mouvement de libération des femmes et le front de libération homosexuelle soit noyé par l’American Freedom Party, Capitalism and Freedom, Operation Enduring Freedom, le Religious Freedom Act, Alliance Defending Freedom, et consorts. Ce revirement a conduit certains philosophes politiques (telle Judith Butler) à qualifier notre époque de “postlibératoire” (mais, ainsi que le souligne Fred Moten, “pré-libératoire” serait tout aussi juste)[6]. Quoi qu’il en soit, le débat actuel sur la liberté peut se lire comme un symptôme de ce que Wendy Brown appelle une progressive “crise de la liberté”, dans laquelle “les forces antidémocratiques de notre temps” (que nos démocraties autorisent néanmoins à prospérer) ont produit des sujets – y compris ceux “fonctionnant souvent sous la bannière des politiques progressistes’” – qui semblent “désorientés quant à la signification et à la pratique de la liberté”, et ont permis au “langage de la résistance [de reprendre le terrain] laissé vacant par une pratique de la liberté plus expansive”[7]. Face à une telle crise, s’en tenir à ce terme m’a paru le meilleur moyen de refuser ce marchandage, d’éprouver les possibilités qui nous restent – ou non – pour prendre sa défense.

La seconde origine – qui vient compliquer la première – tient aux doutes que je nourris de longue date sur les rhétoriques émancipatrices du passé, en particulier celles qui conçoivent la libération comme un événement unique ou une ligne d’horizon. Cette nostalgie pour la libération telle qu’elle a été formulée dans ces notions antérieures – dont beaucoup dépendent de mythologies de la révélation, de violents soulèvements, de machisme révolutionnaire et de progrès téléologiques – me semble souvent, face à certains problèmes actuels, inadéquate, pour ne pas dire néfaste, comme dans le cas du réchauffement climatique. Ces “rêves de liberté” où l’avènement de la liberté prend la forme du Jugement dernier (à l’instar de ce “jour” qui verra, d’après Martin Luther King Jr., “tous les enfants de Dieu […] se donner la main et chanter les paroles du vieux negro spiritual : Enfin libres, enfin libres, grâce en soit rendue au Dieu tout-puissant, nous sommes enfin libres !’”) peuvent effectivement nous aider à imaginer le futur que l’on souhaite. Mais ils peuvent aussi nous conditionner à penser la liberté comme un accomplissement futur plutôt que comme une pratique continue au présent, une chose déjà à l’œuvre. Céder la liberté à des forces toxiques est sans doute une grave erreur, mais s’accrocher coûte que coûte à des concepts dépassés et sclérosés l’est tout autant.

C’est pourquoi j’ai trouvé un soutien crucial dans la distinction que fait Michel Foucault entre la libération (conçue comme une action temporaire) et les pratiques de la liberté (conçues comme pérennes) : “La libération ouvre un nouveau champ pour de nouveaux rapports de pouvoir qu’il s’agit de contrôler par des pratiques de liberté.” Cette proposition me plaît énormément ; j’y vois même le fil conducteur de ce livre. Je conçois que nombre de lecteurs la trouvent terriblement plombante. (Rapports de pouvoir ? Contrôler ? Est-ce qu’on ne cherche pas justement à se débarrasser de tout ça ? Peut-être bien, mais il est parfois bon de se méfier de ce qu’on souhaite.) C’est l’argument qu’utilise Brown quand elle affirme que la liberté de s’autogouverner “exige un usage inventif et prudent du pouvoir plutôt qu’une rébellion contre l’autorité ; elle est sobre, épuisante, et orpheline”. Je crois qu’elle a raison, même si “sobre, épuisante, et orpheline” est un cri de ralliement trop peu fédérateur, surtout pour celles et ceux qui se sentent déjà épuisés et démunis. Mais je trouve cette approche plus inspirante et réaliste que d’attendre le grand soir de l’émancipation, comme le décrit l’économiste Frédéric Lordon – cette “irruption soudaine et miraculeuse d’un ordre de rapports humains et sociaux tout autre”.

Lordon soutient que “le meilleur moyen de sauver l’idée d’émancipation” est probablement d’arrêter d’attendre ce grand soir ; j’aurais tendance à abonder dans son sens. Les moments de libération – à l’instar des ruptures révolutionnaires ou des “expériences paroxystiques” personnelles – servent à nous rappeler que notre condition n’est pas figée, qu’il est possible d’infléchir la situation, de réduire la domination, de recommencer. Mais la pratique de la liberté – ce qui se passe le lendemain, et le surlendemain –, avec un peu de chance, préside au cours d’une vie. Ce livre s’attache à cette expérience continuelle.

Le nœud

“Peu importe la cause que vous défendez, pour la vendre il faut parler en termes de liberté”, a déclaré un jour Dick Armey, représentant du Parti républicain au Texas et fondateur de FreedomWorks. Quels que soient mes sentiments à l’égard de Dick Armey, j’ai commencé ce projet avec la conviction que cette maxime avait la peau dure aux États-Unis. Mais, quand je me suis assise pour écrire ce livre, nous étions à l’automne 2016, et la maxime d’Armey périclitait rapidement. Après des années de freedom fries, de Freedom’s Never Free, et de Freedom Caucus, la rhétorique de la liberté semblait momentanément en retrait, pour céder la place au proto-autoritarisme. Lors de la campagne électorale, j’ai passé plus d’heures que je n’ose l’admettre à regarder les supporters de Trump affubler leur despote de nouveaux surnoms affectueux : “le patriarche”, “le Roi”, “Daddy”, “le Parrain”, “le Tout-Puissant” ou, mon préféré, “Dieu-Empereur Trump”. Et je ne parle pas seulement des fans de 8chan ; après l’élection, le Comité national républicain a célébré, le jour de Noël sur Twitter, la venue “d’un nouveau Roi”, un petit avant-goût de ce qui nous attendait. Comme de nombreux nuages de mots l’ont depuis confirmé : le mot “liberté” est rare dans la bouche de Trump, si ce n’est quand il brandit la “liberté d’expression” sous forme d’incitation à la haine, ou dans son exhortation abjecte de la liberté comme impunité (“Quand vous êtes une star, vous avez tous les droits”[8]). Même la stratégie de promotion du gaz naturel de l’administration Trump, rebaptisée freedom gaz, ressemblait davantage à une farce scatologique qu’à une stratégie idéologique digne de ce nom.

En quelques années, on a vu les kiosques des aéroports faire étalage de titres tels que “La mort des démocraties”, “Fascisme : un avertissement”, “De la tyrannie”, ou encore “Le chemin vers la non-liberté”. La mise en garde de Wendy Brown quant à “une disparition existentielle de la liberté dans le monde” semblait soudain corroborée, en même temps que sa crainte que les décennies passées à privilégier le libre marché au détriment de la démocratie puissent avoir conduit certains à perdre toute aspiration à s’autogouverner, et à lui préférer une non-liberté, voire un désir d’assujettissement. Ces considérations m’ont souvent fait penser à cette observation de James Baldwin dans La Prochaine Fois, le feu : “Il ne m’a été donné de rencontrer que bien peu de personnes – et pour la plupart elles n’étaient pas américaines – qui éprouvent un sincère désir d’être libres. La liberté n’est pas chose aisée à supporter.”

Dans un tel climat, il était tentant d’écrire un livre qui chercherait à “nous réorienter vers la valeur même de la liberté”, ou à nous encourager, moi et d’autres, à grossir les rangs clairsemés des personnes qui éprouvent un sincère désir d’être libres. Ce type d’injonctions commence le plus souvent par un argument massue sur ce qu’est la liberté ou ce qu’elle devrait être, comme dans The Hawthorn Archive: Letters from the Utopian Margin [les archives de Hawthorn : lettres d’une marginalité utopiste] d’Avery F. Gordon, un recueil de textes présenté sur la quatrième de couverture comme un “espace fugitif” pour la “conscience politique des esclaves en fuite, des déserteurs de guerre, des militants pour l’abolition du système carcéral, des citoyens et autres radicaux”, dans lequel Gordon affirme (paraphrasant Toni Cade Bambara) : “La Liberté… n’est pas la fin de l’histoire ou un but incertain à jamais inaccessible. Ce n’est pas un meilleur État-nation déguisé tant bien que mal en coopérative. Ce n’est pas un ensemble de règles idéales distinct du peuple qui les fonde ou les suit. Et ce n’est certainement pas le droit de contrôler le capital économique, social, politique ou culturel pour mieux dominer les autres et monnayer leur bonheur dans un marché monopolistique. La liberté est un processus par lequel on développe une pratique afin de se rendre indisponible pour la servitude.”

Ces nombreuses injonctions m’ont à la fois émue et édifiée[9]. Mais, en définitive, je ne m’y reconnais pas vraiment. Les pages qui suivent ne diagnostiquent pas une crise de la liberté ni ne proposent un moyen de la guérir (ou de nous en guérir), et elles ne mettent pas non plus l’accent sur la liberté politique. Elles s’intéressent plutôt aux complexités que soulève un urgent désir de liberté dans quatre domaines distincts – le sexe, l’art, les drogues et le climat – où l’entrelacs de la liberté, du soin et de la contrainte me paraît particulièrement tendu et ténu. Dans chaque domaine, je m’attacherai à observer comment la liberté semble s’enchevêtrer à la non-liberté pour produire des expériences teintées de compulsion, de discipline, de possible, d’abdication.

Parce que nous avons tendance – souvent à juste titre – à associer la non-liberté avec la présence de circonstances oppressives qu’il est en notre pouvoir et de notre devoir de changer, il est logique qu’instinctivement nous appréhendions le nœud que forment liberté et non-liberté comme un foyer de vice et de douleur. Pour montrer comment la domination peut se faire passer pour une libération, nous devons d’abord démêler ce nœud, et tenter de séparer émancipation et oppression. Le lien entre esclavage et liberté dans l’Histoire et la pensée occidentale est particulièrement révélateur, d’une part parce que ces idées ont été développées en tandem et se sont définies dans leur confrontation, et d’autre part parce que les Blancs, des siècles durant, ont habilement déployé une sémantique de la liberté pour mieux retarder, amoindrir, ou nier son accès aux autres[10]. Cette approche se traduit également dans les idéologies économiques qui donnent l’illusion d’être libre tout en étant esclave du capital[11].

Mais si nous parvenons à nous distancier – ne serait-ce qu’un instant – de l’ambition exclusive d’exposer et condamner la domination, nous découvrirons peut-être que le nœud de la liberté et de la non-liberté n’est pas un simple canevas de régimes tyranniques passés et présents. C’est aussi là que la souveraineté et l’abandon de soi, la subjectivité et la subjection, l’autonomie et la dépendance, le divertissement et le besoin, l’obligation et le refus, le supranaturel et le sublunaire, s’enchevêtrent – pour le meilleur et pour le pire. C’est là que nous renonçons au fantasme selon lequel tous les êtres recherchent principalement, sinon uniquement, la cohérence, la lisibilité, l’autogouvernance, la maîtrise, le pouvoir, ou même la survie. Une telle subversion peut paraître admirable, mais elle est aussi angoissante, déprimante et destructive. Tout se retrouve imbriqué dans la pulsion de liberté. Cependant, si nous prenons le temps d’en démêler les tenants, les mythes de la liberté nous tendront probablement moins de pièges et peut-être serons-nous moins ahuris ou découragés face à ses slogans et plus à même d’en cerner les aboutissants.

Emmêlement/détachement

Dans The Story of American Freedom [une histoire de la liberté américaine], l’historien Eric Foner explique comment la conception américaine de la liberté a long temps répondu à une structure binaire. Au vu du rôle fondateur de l’esclavage et de ses incarnations ultérieures, depuis quatre cents ans le clivage Noir/ Blanc tient lieu d’exemple par excellence, et c’est loin d’être fini[12]. Dans un article paru en 2018 qu’il consacre au musicien Kanye West, Ta-Nehisi Coates expose cette dyade en termes acérés, décrivant la “liberté blanche” comme :

une liberté sans conséquence, une liberté sans critique ; la liberté d’être fier et ignorant, la liberté de profiter d’un peuple à un moment donné et de le laisser pour compte l’instant d’après, la liberté de défendre ses intérêts ; une liberté sans responsabilité, sans mémoire douloureuse ; un Monticello sans esclavage, une liberté de confédérés, la liberté de John C. Calhoun et non celle de Harriet Tubman, qui vous demande de risquer la vôtre ; pas la liberté de Nat Turner, qui vous demande de donner encore davantage, mais une liberté de conquérant ; la liberté du plus fort bâtie sur l’antipathie ou l’indifférence envers les plus faibles, la liberté de violer, d’attraper les femmes par la chatte, et de toute manière je t’encule, salope ; la liberté du pétrole et des guerres invisibles, la liberté des banlieues tracées d’une ligne rouge, la liberté blanche de Calabasas.

À cette “liberté blanche”, Coates oppose la “liberté noire”, décrite comme étant à l’inverse fondée sur un “nous” et non un “je”, une liberté qui “fait l’expérience de l’histoire, de la tradition, et de la lutte non comme un fardeau, mais comme un ancrage dans un monde chaotique”, et qui a le pouvoir de rassembler les gens “de les reconnecter […], de les ramener chez eux”.

Ce livre part du principe que toute notre existence, dont nos libertés comme nos non-libertés, est bâtie sur un “nous” plutôt qu’un “je”, que nous dépendons les uns des autres, ainsi que de forces non humaines qui excèdent notre compréhension ou notre contrôle. Il s’agit d’une réalité irréfragable, que l’on souscrive à la devise “Personne n’est libre tant que nous ne sommes pas tous libres” (à la Fannie Lou Hamer) ou que l’on soit du côté des “Ne me marche pas dessus”, en dépit de toute tentative de désaveu. Mais cet ouvrage concède également qu’exalter notre interdépendance ou notre emmêlement ne fait que décrire une situation ; s’acharner à faire reconnaître cette réalité ne nous indique pas pour autant la marche à suivre. Il ne s’agit pas de savoir si nous sommes tous impliqués, mais comment nous accorder, comment accepter la souffrance que cette situation engage, comment la chorégraphier.

Aussi utile et pertinente que soit l’opposition que dresse Coates, il devient clair à la fin de son article – y compris pour Coates lui-même, il me semble – qu’une liberté ancrée dans un “nous” et non un “je” soulève d’autres interrogations, auxquelles s’attache ce livre. À propos de la déchéance de Michael Jackson, par exemple, Coates écrit : “Il est souvent plus facile de choisir la voie de l’autodestruction quand vous ne vous préoccupez pas de ceux qu’elle entraîne dans sa course, de mourir dans la rue d’un coma éthylique quand vous considérez que c’est vous que vous privez, et non votre famille, vos amis, et votre communauté.” Mieux prendre conscience de nos emmêlements peut nous apporter un réel soutien, mais aussi nous bouleverser, nous blesser ; en admettant que notre bien-être dépend du comportement des autres, notre désir de les contester, de les contrôler ou de les changer peut devenir aussi stérile qu’intense. La reconnaissance aiguë et totale de nos besoins, de nos désirs, de nos compulsions, peut se heur ter à ceux des autres, ou leur faire du mal – y compris aux personnes qu’on aime le plus au monde –, sans pour autant déjouer le piège. L’addiction rend, ainsi que nous le verrons, la chose particulièrement douloureuse. Mais l’addiction n’est pas le seul contexte où irradie cette difficulté.

Certains ne sauraient trouver un refuge – ils en sont foncièrement incapables – là où d’autres imaginent qu’ils devraient ou pourraient en trouver un ; certains préfèrent la fuite à l’ancrage ; certains rejettent d’instinct les doctrines moralisatrices de leurs semblables ; ou trouvent – ou sont contraints de trouver – du réconfort ou un mode de subsistance dans le nomadisme, dans une forme de vagabondage halluciné, dans des identifications imprévisibles ou grossières, dans des manifestations incompréhensibles de désobéissance, dans une vie de sans-abri, ou dans l’exil plutôt que dans ce lieu qu’on appelle “chez-soi”. De la liberté porte une attention particulière à ces figures et ces pérégrinations, parce que je ne crois pas qu’elles supposent nécessairement un attachement à des idéologies toxiques. Vues sous un autre angle, elles peuvent apparaître comme des expressions ultérieures de notre emmêlement immanent, plutôt que comme des signes d’un détachement insoluble (j’emprunte ces termes à Denise Ferreira da Silva, dans son essai “On Difference without Separability” [sur la différence sans séparabilité]). Résoudre la question de savoir comment forger une camaraderie qui ne demande pas à purger ces modes de vie, qui ne se contente pas d’opposer la liberté et l’obligation, est l’ambition profonde de ce livre.

Car opposer liberté et obligation perpétue au moins deux problèmes majeurs. Le premier est structurel. Comme le présente Wendy Brown dans Politiques du stigmate : “Une liberté dont l’opposé conceptuel et pratique est l’entrave ne peut, par nécessité, exister sans lui ; les êtres libérés définis comme non entravés dépendent pour leur existence d’êtres entravés, que la liberté des premiers entrave en retour.” Le deuxième est affectif, au sens où les impératifs de l’obligation, du devoir, de la dette et du soin peuvent facilement sombrer dans une somme moralisatrice et oppressive, qui relève davantage de la honte, de la capitulation, ou de l’assurance du bien-fondé de notre propre éthique comparée à celle des autres, que de la compréhension ou de l’acceptation. (Pensez aux slogans excédés : “Je ne sais pas comment vous expliquer que vous devriez vous soucier des autres” qui ont commencé à pulluler sur les t-shirts et sur les murs pendant l’épidémie de Covid-19. Différentes versions de cette phrase ont beau me venir à l’esprit dix fois par jour, je vois bien que la condamnation d’un “vous” qui aurait besoin que je lui explique la vie freine probablement le changement que je convoite.) Dans un entretien à la fin de The Undercommons**, Stefano Harney interroge ce moralisme, et tente d’imaginer une alternative : “Le problème n’est pas que vous ne pouvez pas avoir une dette’ envers quelqu’un dans un genre d’économie, ou que vous n’avez pas une dette envers votre mère, mais que le mot dette puisse disparaître et devenir un autre mot, un mot plus génératif.” Je ne sais pas encore ce que ce mot pourrait être, et je ne suis pas non plus certaine, si je le trouvais, que, je saurais comment l’appliquer au quotidien. Mais je suis convaincue que ce type de questions nous met sur la voie.

J’ai ma liberté et je sais comment je me sens

“Qu’est-ce que la liberté ?” de Hannah Arendt était, par chance, un point de départ d’une perversité sans égale. Arendt y soutient, au détour d’une longue méd tation, que la “liberté intérieure” n’est pas seulement inutile à la liberté politique – cette capacité (essentielle chez Arendt) d’agir dans la sphère publique –, elle la contredit. Dans la lignée de Nietzsche, la liberté intérieure n’est pour Arendt qu’une pathétique illusion, le prix de consolation des laissés-pour-compte. Elle rapporte que l’idée avait déjà commencé à se répandre dans la Grèce antique, avant de connaître un essor avec l’avènement du christianisme, qui a fait de l’un de ses piliers le bonheur des affligés, ou “morale d’esclave”, ainsi que l’a fameusement nommée Nietzsche. Il n’y a, dit Arendt, “pas de préoccupation concernant la liberté dans toute l’histoire de la grande philosophie depuis les présocratiques jusqu’à Plotin, le dernier philosophe antique” ; la liberté fait sa première apparition dans les épîtres de Paul, puis chez saint Augustin, auprès de témoignages de conversion religieuse, une expérience notable en ce qu’elle produit des sentiments de libération intérieure en dépit de circonstances extérieures oppressives. L’apparition de la liberté sur la scène philosophique, explique-t-elle, était le résultat des efforts des peuples opprimés ou persécutés “pour parvenir à une formule grâce à laquelle on pourrait être un esclave dans le monde et demeurer libre”. Arendt se moque de cet apparent oxymore, jugeant qu’il n’y a rien de bon à en tirer. Or que pourrait-elle y trouver, en effet, elle qui considérait que “la liberté n’a pas de réalité mondaine. Sans une vie publique politiquement garantie […] elle peut encore habiter le cœur des hommes comme désir, volonté, souhait ou aspiration ; mais le cœur humain, nous le savons tous, est un lieu très obscur, et tout ce qui se passe dans son obscurité ne peut être désigné comme un fait démontrable” ?

Dans sa volonté de régler ses comptes avec le libéralisme, Wendy Brown surenchérit : “La possibilité qu’on puisse se sentir habilité’ sans l’être vraiment constitue un élément important de légitimité pour les dimensions antidémocratiques du libéralisme.” Je vois où elle veut en venir : on peut se sentir libre ou habilité et, mettons, télécharger toutes ses informations personnelles sur les serveurs d’un État de surveillance corporatiste ; rouler à toute blinde dans une voiture dont les émissions carbone contribuent à annihiler la planète ; s’éclater à la Gay Pride et répandre des montagnes de plastique qui tuent les océans ; écrire un livre sur le sentiment de liberté tandis que des racistes géocidaires et corrompus nous mènent tout droit vers l’autocratie et pillent la confiance collective. On serait en droit de se demander si tout ça n’est pas une vaste farce. La question est de savoir comment reconnaître ces compromissions sans pour autant fétichiser la démystification, la décontamination, ou les mauvais sentiments au passage. (Pensez, par exemple, au parallèle ahurissant dressé par l’ancien représentant démocrate Barney Frank, pure lapalissade à l’attention des militants selon laquelle se sentir bien reviendrait à faire du mauvais boulot : “Si vous vous préoccupez profondément d’une cause et que vous vous y engagez à travers des activités collectives joyeuses et inspirantes, qui galvanisent votre sens de la solidarité avec autrui, il est quasiment certain que vous ne faites aucun bien à votre cause.” Oubliez la question de comment nous sommes censés bâtir et habiter un monde joyeux et inspirant, qui galvanise notre sens de la solidarité avec autrui, si, au passage, nous ignorons comment y accéder ou en profiter. Autrement dit, se sentir coupable est un prérequis pour faire advenir le monde que nous souhaitons, compris ?[13])

Pour sa part, Baldwin a bien compris le danger qu’il y a à se concentrer sur la prétendue liberté intérieure au détriment de l’accès au pouvoir politique et à son influence. Mais il a aussi fermement déconseillé d’ignorer l’une quand on est en quête de l’autre. De fait, immédiatement à la suite de son commentaire sur la difficulté qu’il y a à supporter la liberté, il écrit : “On me reprochera peut-être de parler de liberté politique en termes spirituels, mais les institutions politiques d’un pays sont toujours sous la menace et sont, en dernière analyse, dominées par l’état spirituel de ce pays.”

Toujours sous la menace… Qu’est-ce que cela veut dire ? On aurait beau appeler les instituts de sondage à la rescousse, il serait impossible de quantifier une telle relation. Un état spirituel ne se mesure pas de manière mathématique ; il ne passerait certes pas le test d’Arendt quant à la démontrabilité des faits. Mais s’il y a une chose que l’ère Trump a mise en lumière, en même temps que ses campagnes de désinformation, c’est que “la politique est toujours émotionnelle”[14]. Et somatique : nos saillies libidinales nous échappent, se manifestent en mode binaire, deviennent les munitions de la guerre des réseaux sociaux, où elles nous sont resservies et réaffectent notre état somatique et émotionnel quotidien, sans compter qu’elles finissent dans les urnes. Les gens se plaignent de tremblements dans les mains, de pression artérielle élevée, de remontées acides lorsqu’ils voient les enfants migrants séparés de leurs parents à la frontière ; une militante du mouvement Black Lives Matter dévastée par la mort de son frère aux mains de la police tombe dans le coma suite à une crise d’asthme et meurt à vingt-sept ans ; les douleurs chroniques, les agressions et les comportements autodestructeurs sont en recrudescence face à l’échec du gouvernement à gérer la pandémie. Au vu de tels phénomènes, il n’y a pas de quoi avoir peur de l’obscurité supposée du cœur humain, pas de raison de le croire coupé de ce que Arendt appelle “la réalité mondaine”[15].

Au lieu de quoi, nous devrions peut-être nous interroger : pourquoi se sentir bien est-il “presque toujours considéré comme une obscénité à la fois par ceux qui foutent la merde et ceux qui leur résistent”, pour citer Moten[16] ? Quel est le lien entre “se sentir bien” et “se sentir libre” ? Comment notre compréhension de ces termes a-t-elle été influencée par l’insistance – tellement américaine – à proclamer que la liberté mène au bien-être, et qu’une plus grande liberté mène à un plus grand bien-être[17] ? Comment sommes-nous censés discerner – ou qui est chargé de discerner – quelles manières de “se sentir libre” ou de “se sentir bien” relèvent de la mauvaise foi (voire du péché, d’où l’évocation de l’obscénité, qui signifie littéralement : “se tenir devant le sale”) et lesquelles sont productives et transformatives ? Comment parler de se sentir libre ou de se sentir bien sans pour autant ignorer, comme nous le rappelle Nietzsche, que pour certains “se sentir bien” est synonyme d’une volonté de pouvoir[18] ? Et que faire des sentiments positifs que produisent les expériences contraignantes, le devoir ou l’abdication de sa liberté, et des émotions négatives générées par le fait de se sentir sans attaches, inutile, ou avare de sa liberté ? Que faire de la liberté électrisante et catastrophique de n’avoir “rien à perdre”, où la mort peut servir d’asymptote ou de conclusion ? “Freedom is mine, and I know how I feel” [j’ai ma liberté et je sais comment je me sens], chante Nina Simone, dans une chanson intitulée – forcément – “Feeling Good”, se sentir bien. Qui suis-je, qui êtes-vous, pour l’accuser de fausse conscience, pour conclure que son sentiment de liberté n’a aucun pouvoir, aucune capacité de transmission, aucune valeur ? Qui peut prétendre connaître ou juger la nature et la portée de cette transmission, quand elle se situe dans la durée, qu’elle est ingouvernable, qu’elle est perpétuellement en mouvement, y compris alors même que j’écris ?

En me confrontant à ces questions, j’ai pris pour guide les mots de l’anthropologue David Graeber dans Des fins du capitalisme : “L’action révolutionnaire n’est pas une forme de sacrifice de soi, un dévouement austère à se dédier quoi qu’il en coûte à faire advenir une liberté future. C’est l’insistance impudente d’agir comme si nous étions déjà libres.” Les pages qui suivent se penchent sur des figures qui répondent à ce modèle, car il me semble qu’entre faire “comme si” et le vivre pour de vrai la frontière est mince, voire illusoire. J’ai tendance à douter des gens qui se croient sûrs de reconnaître la différence, ainsi que de ceux qui ont du mal à reconnaître ou nient combien se sentir libre, se sentir bien, se sentir porté, en communion ou puissant est contagieux ; or ces sentiments peuvent littéralement se propager, sont capables de briser l’illusion non seulement que de sphères séparées, mais aussi de vies putatives[19].

Un labeur patient

Que le livre sur la liberté que vous tenez entre vos mains ait fini par être également un livre sur le soin ne m’a guère étonnée ; j’avais déjà fait l’expérience de cet enchâssement. Ce qui m’a davantage surprise a été que d’écrire sur la liberté, et dans une certaine mesure sur le soin, implique également d’écrire sur le temps.

Ce livre m’a demandé beaucoup de temps. C’est du moins le sentiment que j’ai. De tous les registres d’écriture, la critique est ce qui semble toujours prendre le plus de temps. Ce qui explique sans doute pourquoi Foucault la décrit comme “un labeur patient qui donne forme à l’impatience de la liberté”. Oui, c’est à peu près ça.

Un patient labeur diffère des moments de libération ou des sentiments fugitifs de liberté car il se poursuit. Et parce qu’il se poursuit, il a plus de temps et d’espace pour intégrer des sensations bigarrées, ou même contradictoires, comme l’ennui et l’excitation, l’espoir et le désespoir, l’ambition et le désœuvrement, l’émancipation et la contrainte, se sentir bien et se sentir autrement. Ces oscillations peuvent rendre difficile de reconnaître notre labeur patient comme une pratique de la liberté en tant que telle. “L’art, c’est comme tenter de s’évader de prison avec une lime à ongle”, a dit l’artiste britannique Sarah Lucas. J’en suis venue à penser la même chose de l’écriture. Mais ça n’a pas toujours été le cas : si ma mémoire ne me fait pas défaut, il me semble que, quand j’étais plus jeune, écrire était un moyen parmi d’autres de “me sentir libre”. À l’inverse, aujourd’hui, j’ai l’impression de me confronter quotidiennement à mes limites, que ce soit en termes d’expression, d’énergie, de temps, de connaissances, de concentration ou d’intelligence. La bonne nouvelle, c’est que ces entraves, ou ces apories, ne déterminent pas l’effet que produit notre travail sur autrui. En réalité, il me semble de plus en plus que le but d’un labeur patient est moins notre propre libération qu’une capacité plus sincère à la redistribuer, sans trop se préoccuper de son résultat sur nous-même.

À l’inverse de cette idée d’un labeur patient, ou de la liberté comme perpétuel combat politique, il y a la pensée bouddhiste sur la libération, dans laquelle la liberté est perçue comme immédiate et accessible via des activités totalement triviales, comme la respiration. Prenez par exemple ce conseil que nous donne le moine vietnamien Thich Nhat Hanh sur la manière d’atteindre la libération : “Quand votre inspiration est la seule préoccupation de votre esprit, vous vous délestez de tout le reste. Vous devenez libre. La liberté est atteignable dans votre inspiration. On peut accéder à la liberté en deux, trois secondes. Vous vous délestez des chagrins et des regrets du passé. Vous vous délestez des incertitudes et des peurs du futur. Vous profitez de votre inspiration ; vous êtes libre. Il est impossible de mesurer le degré de liberté d’une personne qui inspire en pleine conscience.” Je ne vous demande pas d’y croire, et je ne dis pas que je suis capable d’en faire l’expérience. Mais je reste ouverte à cette possibilité. Si ce n’était pas possible, je ne vous demanderais pas de le faire, dit Bouddha.

De la liberté ne professera pas que la respiration en pleine conscience nous délivrera sur-le-champ équité et justice sociale, ou renversera le cours du réchauffement climatique. Mais cet essai établira que nous avons un besoin urgent de stratégies pour éviter de verser dans la paranoïa, le désespoir ou le flicage permanent – des travers qui guettent ou taraudent même les mieux intentionnés parmi nous, et qui finissent à terme par limiter les possibles au présent comme à l’avenir –, pour sentir et reconnaître qu’il existe d’autres manières d’être, et pas seulement dans un futur révolutionnaire qui n’adviendra peut-être jamais, ni dans un passé idéalisé qui n’a probablement jamais existé ou est irrévocablement révolu, mais ici et maintenant. C’est l’argument de Graeber : “Agir comme si nous étions déjà libres.” Si l’injonction suppose parfois plus de manifs et de pantins (comme le suggère Graeber), elle peut aussi invoquer le développement de pratiques modestes par lesquelles acquérir une plus grande tolérance pour l’indétermination, ainsi que pour les joies et les peines de notre inéluctable emmêlement.

 

Maggie Nelson, De la liberté, traduit de l’anglais (États-Unis) par Violaine Huisman, © Éditions du Seuil, sous la marque Éditions du sous-sol, 2022.

En librairie le 21 janvier.


* Le mot anglais care, à la fois substantif et verbe, n’a pas d’équivalent exact en français. Pour évoquer sa polysémie, il faudrait y entendre : le soin, la sollicitude, le souci de l’autre, la responsabilité ; prendre soin, se sentir concerné, se préoccuper de… Le care a également une acception française, introduite ces dernières années en tant que concept issu de la pensée féministe, à l’intersection de la pensée du genre, de l’éthique et de la santé. (Toutes les notes précédées d’un astérisque sont de la traductrice.)

[1] Beaucoup ont associé plutôt qu’opposé amour et liberté : voir bell hooks, “L’amour comme pratique de la liberté”, où hooks affirme : “Du moment où on choisit d’aimer on commence à s’acheminer vers la liberté” ; le rapprochement que fait Foucault entre “pratiques de la liberté” et “souci de soi” ; l’accent mis par le philosophe et éducateur Paolo Freire sur “l’acte d’amour” comme engagement pour “la cause de la libération”.

[2] A.L. Steiner, correspondance privée, le 6 août 2016.

[3] Voir l’article de Manolo Callahan : “[Covid-19] Convivialité (insurrectionnelle) dans la conjoncture du Covid-19”. Merci à Fred Moten d’avoir attiré mon attention sur ce travail.

[4] Voir les commentaires d’Ammon Bundy sur le coronavirus : “[Ce virus] est en train d’être exploité de toutes parts par des personnes au sein et à l’extérieur du gouvernement qui veulent prendre ce qui ne leur appartient pas. Je prie pour qu’un nombre suffisant d’entre nous se réveillent, s’insurgent, et placent la liberté avant la sécurité en toute circonstance !” Voir également le commentaire de l’historien Jelani Cobb sur son compte Twitter en avril 2020 : “Les manifestants pour la réouverture n’arrêtent pas de dire ‘Vivre libre ou mourir’. Quelqu’un devrait leur expliquer que ces propositions ne sont pas antinomiques.”

[5] Cette méthode fait écho à Eric Foner, qui décrit dans son introduction à The Story of American Freedom [l’histoire de la liberté américaine] : “Plutôt que d’appréhender la liberté comme une catégorie figée ou un concept préétabli, j’y vois une ‘notion essentiellement contestée’, qui de par sa nature même est sujette à discorde. L’usage d’un tel concept suppose automatiquement d’engager un dialogue continu avec ses définitions concurrentes.”

[6] Voir La Vie psychique du pouvoir de Judith Butler ; voir aussi la discussion de Moten sur ce point dans Black and Blur [noir et trouble].

[7] Voir Politiques du stigmate : pouvoir et liberté dans la modernité avancée (1995 [2017 pour la parution française]), de Wendy Brown, où l’auteure explique comment les agendas politiques progressistes demandent à l’État “d’étayer les droits et d’augmenter ce qui revient de droit à ceux qui sont socialement vulnérables ou désavantagés : les personnes de couleur, les homosexuel-le-s, les femmes, les espèces animales en voie de disparition, les zones humides menacées, les forêts anciennes, les malades, les sans-abri”, une injonction qui peut naître davantage d’un ressentiment nietzschéen (par exemple, “la revanche morale des faibles” sur les puissants) plutôt que du “rêve de démocratie – selon lequel les humains pourraient se gouverner eux-mêmes en gouvernant ensemble”. Voir également Une lutte sans trêve : rupture et continuités, d’Angela Davis, où Davis rappelle judicieusement : “Il y a d’abord un mouvement d’émancipation, suivi d’une tentative de le circonscrire pour le faire entrer dans un cadre beaucoup plus étroit, celui des droits civiques. Ce qui ne veut pas dire que les droits civiques ne sont pas absolument essentiels, mais que la libération embrasse un domaine beaucoup plus vaste que les droits civiques.”

[8] Sur la liberté dans le trumpisme, voir également l’article de Lauren Berlant, “Trump, or Political Emotions” [Trump ou les émotions politiques] : “Trump est libre. On voit son calcul, et pourtant il ne semble jamais se préoccuper des conséquences de ce qu’il dit, et on voit ses supporters se réjouir de son sentiment de liberté. Regardez les brillantes interviews de Samantha Bee dans son émission Full Frontal à la Convention républicaine, où les participants répètent à tue-tête : On est pour Trump parce qu’il n’est pas politiquement correct, le politiquement correct a détruit l’Amérique, et vous vous rendez compte que les gens se sentent tellement peu libres… Ils attendent une forme d’égalité, mais ce qu’ils souhaitent avant tout est de se libérer de l’humiliation. Les droits civiques et le féminisme ne concernent pas que la loi, après tout, il s’agit aussi de façons d’être, d’émotions : ces ‘groupes de pression’ foncent dans le tas et rejettent ce qu’ils ressentent comme des réponses spontanées, enracinées. Les gens se font humilier, ou perdent leur boulot par exemple, alors qu’ils ne font que rigoler un peu en se moquant. Anti-politiquement correct signifie ‘Je ne me sens pas libre’.” Pour une analyse plus approfondie de la liberté comme licence et sa relation à la domination, voir la contribution de Wendy Brown à son livre coécrit avec Gordon et Pensky : Authoritarianism: Three Inquiries in Critical Theory [autoritarisme : trois enquêtes de critique théorique]. En 2020, une nouvelle version trumpiste nihiliste de la “liberté” est apparue en réaction aux mesures sanitaires associées à la pandémie de Covid-19.

[9] Voici quelques exemples supplémentaires de cette approche dans différentes sphères :
— Sur le plan de la politique électorale traditionnelle, le linguiste George Lakoff a écrit sur la nécessité pour les démocrates d’“encadrer et nommer” la version de la liberté qu’ils entendent défendre, c’est-à-dire celle qui suggère que sans services publics comme “les routes, les ponts […], l’accès aux allocations chômage”, nous ne saurons être véritablement “Les républicains parlent sans cesse de liberté, dit Lakoff, mais les démocrates sont les réels défenseurs de la liberté et ils doivent le dire.” Je suis sûre que de nombreux critiques (de gauche) du Parti démocrate ne seraient pas d’accord avec cette appréciation, et l’entendraient comme une version diluée du genre de liberté qu’imaginait Marx (ou même les démocrates socialistes), mais passons…
— Dans le domaine des études LGBTQ+, Janet Jakobsen et Ann Pellegrini ont soutenu (dans Love the Sin [l’amour du péché]) qu’en “élargissant le cadre du débat de l’étroite focalisation sur les ‘droits’ vers la liberté, nous espérons transformer un mouvement [LGBTQ+] qui, en l’état actuel, ne fait que s’ériger contre quelque chose (la discrimination) en un mouvement qui est activement et impunément pour autre chose (la liberté)”.
— La liberté joue un rôle déterminant dans la pensée anarchiste. Comme l’a écrit Mikhaïl Bakounine : “Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes ou femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou une négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens vraiment libre que par la liberté des autres, de sorte que, plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent, et plus étendue et plus large est leur liberté, plus étendue et plus profonde devient la mienne.” En acceptant comme principe que la liberté est, intrinsèquement, un phénomène social, compte tenu que “la liberté des uns empiète nécessairement sur celle des autres”, l’anarchisme traite la difficile conciliation entre le désir individuel et le bien commun comme une tension positive, “une part inhérente de l’existence humaine empreinte de créativité”, qui doit être confrontée en usant de méthodologies telles que la démocratie directe et le consensus afin de créer une “société libre faite d’individus libres” (voir Anarchism and its Aspirations [l’anarchisme et ses aspirations] de Cindy Milstein).

[10] Le sociologue Orlando Patterson explore ce lien dans Slavery and Social Death [esclavage et mort sociale], où, après plus de mille pages, il parvient à la “découverte troublante” qu’un “idéal chéri à travers l’Occident au-delà de tout autre [la liberté] est apparu comme une conséquence nécessaire de la déflagration de l’esclavage et des efforts pour la nier”. Cette découverte mène Patterson à ce qu’il appelle “une étrange et étonnante énigme” : “Devons-nous accorder de l’estime à l’esclavage pour ce qu’il a forgé, ou remettre en question notre conception de la liberté et la valeur qu’on lui accorde ?” Saidiya Hartman reprend cette question de manière tranchante dans Scenes of Subjection [scènes d’assujettissement] en proposant un témoignage méticuleux et horrifiant de la façon dont les Blancs se sont servis de la sémantique de la liberté pour ré-esclavagiser les Noirs récemment libérés durant la période de la Reconstruction et au-delà, démontrant non seulement comment la servitude, la destitution et l’assujettissement violent peuvent se cacher derrière le masque de la libération, mais aussi comment l’homme “libre” dépend des “dénigrés et des discrédités, ceux qui sont châtiés, affligés de diverses malédictions corporelles”, cette “substance charnelle qui permet à l’universel d’accéder à sa splendeur éthérée”.

[11] Voir Capitalisme, Désir et Servitude : Marx et Spinoza, de Frédéric Lordon. Voir également la notion de Marx quant à la “double liberté” du travailleur : “La transformation de l’argent en capital exige donc que le possesseur d’argent trouve sur le marché le travailleur libre, et libre à un double point de vue. Premièrement le travailleur doit être une personne libre, disposant à son gré de sa force de travail comme de sa marchandise à lui ; secondement, il doit n’avoir pas d’autre marchandise à vendre ; être, pour ainsi dire, libre de tout, complètement dépourvu des choses nécessaires à la réalisation de sa puissance travailleuse.”

[12] Beaucoup d’autres personnes et mouvements ont pris part à cette conversation – voir, par exemple, Unequal Freedom [liberté inégale] d’Evelyn Nakano Glenn, où Glenn considère l’histoire des Mexicains et des Anglo-Saxons dans le Sud-Ouest, et des Asiatiques et des Haloes à Hawaï, en parallèle de celle des Noirs et des Blancs du sud de l’Amérique. Voir aussi, dans le même ouvrage de Foner, le conflit entre la notion de liberté des natifs américains, qui “se concentrait sur la préservation de leur autonomie culturelle et politique, et le maintien des terres ancestrales” et celle du colon blanc/de la Destinée manifeste qui a consisté à annihiler cette autonomie. Mais du fait des particularité matérielles, juridiques et philosophiques de la centralité de l’esclavage et de ses conséquences dans l’histoire américaine, la division Noir/Blanc a longtemps structuré et dominé le discours national sur la “liberté”.

** Le terme undercommons est un concept inventé par les auteurs de l’ouvrage pour désigner les personnes laissées pour compte par les structures normatives, néocoloniales et capitalistes des sociétés occidentales contemporaines. Dans son introduction à l’ouvrage, Jack Halberstam le définit ainsi : “Si vous voulez savoir ce que veulent les ‘undercommons’, ce que veulent Moten et Harney, ce que veulent les Noirs, les Indigènes, les queers, les pauvres, ce que nous (ce ‘nous’ qui partage l’espace des ‘undercommons’) voulons, voilà de quoi il s’agit : nous ne saurons nous satisfaire de la reconnaissance et de l’approbation d’un système qui a) nie la fracture sociale, et b) considère que nous méritions d’être sacrifiés ; aussi nous refusons de demander à être reconnus, mais nous voulons à la place déconstruire, démanteler, détruire la structure qui, à ce jour, limite notre capacité à nous trouver les uns les autres, à voir au-delà de ses murs et à accéder à ces lieux dont nous savons qu’ils existent.”

[13] L’autrice et activiste adrienne maree brown s’empare de cette notion dans Pleasure Activism: The Politics of Feeling Good [activisme et plaisir : politique du bien-être] (2019). Voir aussi l’explosion de travaux sur la black joy, comme dans le projet de Kleaver Cruz du même nom ; voir aussi le livre de l’artiste performeuse et écrivaine Gabrielle Civil, Experiments in Joy (2019).

[14] Voir Berlant, “Trump, or Political Emotions” [Trump ou les émotions politiques]. Voir également Depression d’Ann Cvetkovich.

[15] Dans une lettre ahurissante adressée à Baldwin, publiée dans le New Yorker en 1962, Arendt critique avec davantage de sévérité le “gospel de l’amour” de Baldwin. “L’amour, écrit Arendt, est étranger à la politique, et lorsqu’il y fait irruption rien d’autre ne peut s’y accomplir que l’hypocrisie. Toutes les caractéristiques que vous attribuez au peuple noir, sa beauté, sa propension à la joie, sa chaleur comme son humanité, sont des caractéristiques propres à tous les peuples opprimés. Elles proviennent de la souffrance et sont ce que les parias possèdent de plus cher. Malheureusement, elles n’ont jamais survécu à l’heure de la libération, ne serait-ce qu’un instant. La haine et l’amour vont de pair et tous deux sont destructeurs ; on ne peut se les permettre dans la sphère privée qu’à la condition de ne pas être libre” (Moten commente aussi cette lettre dans Black and Blur, p. 84-88).

Arendt rejette ici l’idée selon laquelle tout peuple opprimé posséderait un savoir spécifique, idée qui, envisagée sous un angle théologique, prend souvent la forme d’une “souffrance rédemptrice”. Selon l’historien britannique Paul Gilroy dans L’Atlantique noir, la souffrance rédemptrice s’empare de ce qui “était initialement vécu comme une malédiction” (à savoir “la malédiction d’être dépourvu de foyer ou d’avoir été contraint à l’exil”) afin de se le réapproprier. Cette réappropriation, précise Gilroy, est un “aspect familier de la théologie de Martin Luther King. Celui-ci affirme non seulement que la souffrance des Noirs a un sens, mais que son sens peut être extériorisé et amplifié de sorte qu’il profite au statut moral de toute l’humanité”. Des propositions similaires portant sur l’expérience du judaïsme ont proliféré après la Seconde Guerre mondiale, représentant précisément ce qu’Arendt rejetait (Arendt croyait qu’il était dangereux d’attribuer à tout groupe un sens moral indifférencié, qui le rendrait en quelque sorte moins sensible à la banalité du mal ou aux sirènes du pouvoir).

La question d’un savoir spécifique parcourt également la pensée féministe, ou du moins le courant qui tend à estimer que les femmes seraient plus enclines au relationnel, à l’intime et au care qu’à l’adhésion austère à toute idée de liberté individuelle. Alors que certaines féministes affirment que les femmes devraient accorder davantage d’importance à leur individualité et cesser de prendre compulsivement soin d’autrui afin d’identifier et de déployer une autonomie plus opérante pour elles, d’autres ont prôné une réévaluation du “travail féminin” nourricier et centré sur le care, prétendant qu’il représenterait un forme de savoir (ou, d’un point de vue économique, un travail non rémunéré) qui cimenterait la société, tissant les liens grâce auxquels la vie vaudrait la peine d’être vécue. Il nous faut bien signaler que certaines féministes ont estimé que la proposition selon laquelle les femmes disposeraient d’un accès privilégié à l’idée du bien éthique, capable de racheter un monde gangréné, relevait de la naïveté ou de l’essentialisme (voir, par exemple, Split Decisions [décisions partagées] de la chercheuse en droit Janet Halley, où l’autrice invalide le féminisme axé sur le care de la psychologue Carol Gilligan et de la chercheuse en droit Robin West).

[16] Moten, correspondance personnelle, 9 octobre 2016.

[17] Voir Markus et Schwartz, “Does Choice Mean Freedom and Well-Being?” [le choix revient-il à la liberté et au bien-être ?]. Voir également Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté, d’Amartya Sen.

[18] Bien entendu, il demeure également possible de “se sentir bien” en reconstituant, par exemple, l’occupation des colons blancs, comme s’y est essayé Anthony McCann dans ses écrits sur l’occupation par Ammon Bundy and Co du refuge Malheur Wildlife dans l’Oregon. Dans un essai de 2016 intitulé “Sovereign Feeling” [souveraineté et émotions], McCann spécule sur le ressenti des occupants : “Ils ont vraiment dû se sentir bien là-bas. Même s’ils ne connaissaient presque pas l’endroit, même si, dans le fond, ils étaient (et d’ailleurs ils l’étaient) perdus, cet endroit reste génial et ça devait être formidable de s’y trouver, tout simplement. Laissons tomber, pour l’instant, les débats sur ce que cela signifie de se trouver quelque part, de se perdre, ou de se trouver en se perdant ; tenons-nous-en aux émotions, même si l’idée de se trouver quelque part est une émotion, si le fait d’être perdu revient à se sentir perdu, ou à trouver la connexion avec ses émotions. Ça devait tout bonnement être extraordinaire de se trouver là, sur cette terre, dans cette perspective, là où ils étaient – dans un territoire récemment libéré, fraîchement inventé, dont les contours étaient ceux de leurs activités, ceux de leurs émotions. Après tout, ils ne se trouvaient pas simplement là, mais ils étaient ce là, et cela, leur nouveau truc à eux, baignait dans cette immensité lumineuse.”

[19] Moins l’on est sûr de soi, a dit Moten, plus il devient possible d’entrer en communion” (voir “The Black Outdoors” [noir en plein air], un dialogue public avec Hartman). De nombreuses traditions spirituelles ont en partage ces idées portant sur la relation entre l’individualité et la communion, à l’image du bouddhisme Mahayana, qui considère que l’ego individué est une illusion faisant obstacle à notre compréhension de l’unité, tandis que les biologistes veillent également à nous rappeler que, dans la biosphère : “Il n’y a qu’une seule vérité immuable : aucun être n’est pur individu ; rien ne consiste uniquement en soi-même. Tout est composé de cellules étrangères, de symbiotes étrangers, de pensées étrangères. Ainsi, toute forme de vie évoque moins le guerrier individuel que l’univers miniature, dévalant follement l’existence comme les lucioles gravitent la leur dans la nuit. Être en vie revient à faire perpétuellement communauté et à sempiternellement se réinventer comme membre d’un incommensurable réseau de relations” (Weber, Matter and Desire).

Maggie Nelson

Écrivaine, Poète, critique d'art

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Notes

* Le mot anglais care, à la fois substantif et verbe, n’a pas d’équivalent exact en français. Pour évoquer sa polysémie, il faudrait y entendre : le soin, la sollicitude, le souci de l’autre, la responsabilité ; prendre soin, se sentir concerné, se préoccuper de… Le care a également une acception française, introduite ces dernières années en tant que concept issu de la pensée féministe, à l’intersection de la pensée du genre, de l’éthique et de la santé. (Toutes les notes précédées d’un astérisque sont de la traductrice.)

[1] Beaucoup ont associé plutôt qu’opposé amour et liberté : voir bell hooks, “L’amour comme pratique de la liberté”, où hooks affirme : “Du moment où on choisit d’aimer on commence à s’acheminer vers la liberté” ; le rapprochement que fait Foucault entre “pratiques de la liberté” et “souci de soi” ; l’accent mis par le philosophe et éducateur Paolo Freire sur “l’acte d’amour” comme engagement pour “la cause de la libération”.

[2] A.L. Steiner, correspondance privée, le 6 août 2016.

[3] Voir l’article de Manolo Callahan : “[Covid-19] Convivialité (insurrectionnelle) dans la conjoncture du Covid-19”. Merci à Fred Moten d’avoir attiré mon attention sur ce travail.

[4] Voir les commentaires d’Ammon Bundy sur le coronavirus : “[Ce virus] est en train d’être exploité de toutes parts par des personnes au sein et à l’extérieur du gouvernement qui veulent prendre ce qui ne leur appartient pas. Je prie pour qu’un nombre suffisant d’entre nous se réveillent, s’insurgent, et placent la liberté avant la sécurité en toute circonstance !” Voir également le commentaire de l’historien Jelani Cobb sur son compte Twitter en avril 2020 : “Les manifestants pour la réouverture n’arrêtent pas de dire ‘Vivre libre ou mourir’. Quelqu’un devrait leur expliquer que ces propositions ne sont pas antinomiques.”

[5] Cette méthode fait écho à Eric Foner, qui décrit dans son introduction à The Story of American Freedom [l’histoire de la liberté américaine] : “Plutôt que d’appréhender la liberté comme une catégorie figée ou un concept préétabli, j’y vois une ‘notion essentiellement contestée’, qui de par sa nature même est sujette à discorde. L’usage d’un tel concept suppose automatiquement d’engager un dialogue continu avec ses définitions concurrentes.”

[6] Voir La Vie psychique du pouvoir de Judith Butler ; voir aussi la discussion de Moten sur ce point dans Black and Blur [noir et trouble].

[7] Voir Politiques du stigmate : pouvoir et liberté dans la modernité avancée (1995 [2017 pour la parution française]), de Wendy Brown, où l’auteure explique comment les agendas politiques progressistes demandent à l’État “d’étayer les droits et d’augmenter ce qui revient de droit à ceux qui sont socialement vulnérables ou désavantagés : les personnes de couleur, les homosexuel-le-s, les femmes, les espèces animales en voie de disparition, les zones humides menacées, les forêts anciennes, les malades, les sans-abri”, une injonction qui peut naître davantage d’un ressentiment nietzschéen (par exemple, “la revanche morale des faibles” sur les puissants) plutôt que du “rêve de démocratie – selon lequel les humains pourraient se gouverner eux-mêmes en gouvernant ensemble”. Voir également Une lutte sans trêve : rupture et continuités, d’Angela Davis, où Davis rappelle judicieusement : “Il y a d’abord un mouvement d’émancipation, suivi d’une tentative de le circonscrire pour le faire entrer dans un cadre beaucoup plus étroit, celui des droits civiques. Ce qui ne veut pas dire que les droits civiques ne sont pas absolument essentiels, mais que la libération embrasse un domaine beaucoup plus vaste que les droits civiques.”

[8] Sur la liberté dans le trumpisme, voir également l’article de Lauren Berlant, “Trump, or Political Emotions” [Trump ou les émotions politiques] : “Trump est libre. On voit son calcul, et pourtant il ne semble jamais se préoccuper des conséquences de ce qu’il dit, et on voit ses supporters se réjouir de son sentiment de liberté. Regardez les brillantes interviews de Samantha Bee dans son émission Full Frontal à la Convention républicaine, où les participants répètent à tue-tête : On est pour Trump parce qu’il n’est pas politiquement correct, le politiquement correct a détruit l’Amérique, et vous vous rendez compte que les gens se sentent tellement peu libres… Ils attendent une forme d’égalité, mais ce qu’ils souhaitent avant tout est de se libérer de l’humiliation. Les droits civiques et le féminisme ne concernent pas que la loi, après tout, il s’agit aussi de façons d’être, d’émotions : ces ‘groupes de pression’ foncent dans le tas et rejettent ce qu’ils ressentent comme des réponses spontanées, enracinées. Les gens se font humilier, ou perdent leur boulot par exemple, alors qu’ils ne font que rigoler un peu en se moquant. Anti-politiquement correct signifie ‘Je ne me sens pas libre’.” Pour une analyse plus approfondie de la liberté comme licence et sa relation à la domination, voir la contribution de Wendy Brown à son livre coécrit avec Gordon et Pensky : Authoritarianism: Three Inquiries in Critical Theory [autoritarisme : trois enquêtes de critique théorique]. En 2020, une nouvelle version trumpiste nihiliste de la “liberté” est apparue en réaction aux mesures sanitaires associées à la pandémie de Covid-19.

[9] Voici quelques exemples supplémentaires de cette approche dans différentes sphères :
— Sur le plan de la politique électorale traditionnelle, le linguiste George Lakoff a écrit sur la nécessité pour les démocrates d’“encadrer et nommer” la version de la liberté qu’ils entendent défendre, c’est-à-dire celle qui suggère que sans services publics comme “les routes, les ponts […], l’accès aux allocations chômage”, nous ne saurons être véritablement “Les républicains parlent sans cesse de liberté, dit Lakoff, mais les démocrates sont les réels défenseurs de la liberté et ils doivent le dire.” Je suis sûre que de nombreux critiques (de gauche) du Parti démocrate ne seraient pas d’accord avec cette appréciation, et l’entendraient comme une version diluée du genre de liberté qu’imaginait Marx (ou même les démocrates socialistes), mais passons…
— Dans le domaine des études LGBTQ+, Janet Jakobsen et Ann Pellegrini ont soutenu (dans Love the Sin [l’amour du péché]) qu’en “élargissant le cadre du débat de l’étroite focalisation sur les ‘droits’ vers la liberté, nous espérons transformer un mouvement [LGBTQ+] qui, en l’état actuel, ne fait que s’ériger contre quelque chose (la discrimination) en un mouvement qui est activement et impunément pour autre chose (la liberté)”.
— La liberté joue un rôle déterminant dans la pensée anarchiste. Comme l’a écrit Mikhaïl Bakounine : “Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes ou femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou une négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens vraiment libre que par la liberté des autres, de sorte que, plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent, et plus étendue et plus large est leur liberté, plus étendue et plus profonde devient la mienne.” En acceptant comme principe que la liberté est, intrinsèquement, un phénomène social, compte tenu que “la liberté des uns empiète nécessairement sur celle des autres”, l’anarchisme traite la difficile conciliation entre le désir individuel et le bien commun comme une tension positive, “une part inhérente de l’existence humaine empreinte de créativité”, qui doit être confrontée en usant de méthodologies telles que la démocratie directe et le consensus afin de créer une “société libre faite d’individus libres” (voir Anarchism and its Aspirations [l’anarchisme et ses aspirations] de Cindy Milstein).

[10] Le sociologue Orlando Patterson explore ce lien dans Slavery and Social Death [esclavage et mort sociale], où, après plus de mille pages, il parvient à la “découverte troublante” qu’un “idéal chéri à travers l’Occident au-delà de tout autre [la liberté] est apparu comme une conséquence nécessaire de la déflagration de l’esclavage et des efforts pour la nier”. Cette découverte mène Patterson à ce qu’il appelle “une étrange et étonnante énigme” : “Devons-nous accorder de l’estime à l’esclavage pour ce qu’il a forgé, ou remettre en question notre conception de la liberté et la valeur qu’on lui accorde ?” Saidiya Hartman reprend cette question de manière tranchante dans Scenes of Subjection [scènes d’assujettissement] en proposant un témoignage méticuleux et horrifiant de la façon dont les Blancs se sont servis de la sémantique de la liberté pour ré-esclavagiser les Noirs récemment libérés durant la période de la Reconstruction et au-delà, démontrant non seulement comment la servitude, la destitution et l’assujettissement violent peuvent se cacher derrière le masque de la libération, mais aussi comment l’homme “libre” dépend des “dénigrés et des discrédités, ceux qui sont châtiés, affligés de diverses malédictions corporelles”, cette “substance charnelle qui permet à l’universel d’accéder à sa splendeur éthérée”.

[11] Voir Capitalisme, Désir et Servitude : Marx et Spinoza, de Frédéric Lordon. Voir également la notion de Marx quant à la “double liberté” du travailleur : “La transformation de l’argent en capital exige donc que le possesseur d’argent trouve sur le marché le travailleur libre, et libre à un double point de vue. Premièrement le travailleur doit être une personne libre, disposant à son gré de sa force de travail comme de sa marchandise à lui ; secondement, il doit n’avoir pas d’autre marchandise à vendre ; être, pour ainsi dire, libre de tout, complètement dépourvu des choses nécessaires à la réalisation de sa puissance travailleuse.”

[12] Beaucoup d’autres personnes et mouvements ont pris part à cette conversation – voir, par exemple, Unequal Freedom [liberté inégale] d’Evelyn Nakano Glenn, où Glenn considère l’histoire des Mexicains et des Anglo-Saxons dans le Sud-Ouest, et des Asiatiques et des Haloes à Hawaï, en parallèle de celle des Noirs et des Blancs du sud de l’Amérique. Voir aussi, dans le même ouvrage de Foner, le conflit entre la notion de liberté des natifs américains, qui “se concentrait sur la préservation de leur autonomie culturelle et politique, et le maintien des terres ancestrales” et celle du colon blanc/de la Destinée manifeste qui a consisté à annihiler cette autonomie. Mais du fait des particularité matérielles, juridiques et philosophiques de la centralité de l’esclavage et de ses conséquences dans l’histoire américaine, la division Noir/Blanc a longtemps structuré et dominé le discours national sur la “liberté”.

** Le terme undercommons est un concept inventé par les auteurs de l’ouvrage pour désigner les personnes laissées pour compte par les structures normatives, néocoloniales et capitalistes des sociétés occidentales contemporaines. Dans son introduction à l’ouvrage, Jack Halberstam le définit ainsi : “Si vous voulez savoir ce que veulent les ‘undercommons’, ce que veulent Moten et Harney, ce que veulent les Noirs, les Indigènes, les queers, les pauvres, ce que nous (ce ‘nous’ qui partage l’espace des ‘undercommons’) voulons, voilà de quoi il s’agit : nous ne saurons nous satisfaire de la reconnaissance et de l’approbation d’un système qui a) nie la fracture sociale, et b) considère que nous méritions d’être sacrifiés ; aussi nous refusons de demander à être reconnus, mais nous voulons à la place déconstruire, démanteler, détruire la structure qui, à ce jour, limite notre capacité à nous trouver les uns les autres, à voir au-delà de ses murs et à accéder à ces lieux dont nous savons qu’ils existent.”

[13] L’autrice et activiste adrienne maree brown s’empare de cette notion dans Pleasure Activism: The Politics of Feeling Good [activisme et plaisir : politique du bien-être] (2019). Voir aussi l’explosion de travaux sur la black joy, comme dans le projet de Kleaver Cruz du même nom ; voir aussi le livre de l’artiste performeuse et écrivaine Gabrielle Civil, Experiments in Joy (2019).

[14] Voir Berlant, “Trump, or Political Emotions” [Trump ou les émotions politiques]. Voir également Depression d’Ann Cvetkovich.

[15] Dans une lettre ahurissante adressée à Baldwin, publiée dans le New Yorker en 1962, Arendt critique avec davantage de sévérité le “gospel de l’amour” de Baldwin. “L’amour, écrit Arendt, est étranger à la politique, et lorsqu’il y fait irruption rien d’autre ne peut s’y accomplir que l’hypocrisie. Toutes les caractéristiques que vous attribuez au peuple noir, sa beauté, sa propension à la joie, sa chaleur comme son humanité, sont des caractéristiques propres à tous les peuples opprimés. Elles proviennent de la souffrance et sont ce que les parias possèdent de plus cher. Malheureusement, elles n’ont jamais survécu à l’heure de la libération, ne serait-ce qu’un instant. La haine et l’amour vont de pair et tous deux sont destructeurs ; on ne peut se les permettre dans la sphère privée qu’à la condition de ne pas être libre” (Moten commente aussi cette lettre dans Black and Blur, p. 84-88).

Arendt rejette ici l’idée selon laquelle tout peuple opprimé posséderait un savoir spécifique, idée qui, envisagée sous un angle théologique, prend souvent la forme d’une “souffrance rédemptrice”. Selon l’historien britannique Paul Gilroy dans L’Atlantique noir, la souffrance rédemptrice s’empare de ce qui “était initialement vécu comme une malédiction” (à savoir “la malédiction d’être dépourvu de foyer ou d’avoir été contraint à l’exil”) afin de se le réapproprier. Cette réappropriation, précise Gilroy, est un “aspect familier de la théologie de Martin Luther King. Celui-ci affirme non seulement que la souffrance des Noirs a un sens, mais que son sens peut être extériorisé et amplifié de sorte qu’il profite au statut moral de toute l’humanité”. Des propositions similaires portant sur l’expérience du judaïsme ont proliféré après la Seconde Guerre mondiale, représentant précisément ce qu’Arendt rejetait (Arendt croyait qu’il était dangereux d’attribuer à tout groupe un sens moral indifférencié, qui le rendrait en quelque sorte moins sensible à la banalité du mal ou aux sirènes du pouvoir).

La question d’un savoir spécifique parcourt également la pensée féministe, ou du moins le courant qui tend à estimer que les femmes seraient plus enclines au relationnel, à l’intime et au care qu’à l’adhésion austère à toute idée de liberté individuelle. Alors que certaines féministes affirment que les femmes devraient accorder davantage d’importance à leur individualité et cesser de prendre compulsivement soin d’autrui afin d’identifier et de déployer une autonomie plus opérante pour elles, d’autres ont prôné une réévaluation du “travail féminin” nourricier et centré sur le care, prétendant qu’il représenterait un forme de savoir (ou, d’un point de vue économique, un travail non rémunéré) qui cimenterait la société, tissant les liens grâce auxquels la vie vaudrait la peine d’être vécue. Il nous faut bien signaler que certaines féministes ont estimé que la proposition selon laquelle les femmes disposeraient d’un accès privilégié à l’idée du bien éthique, capable de racheter un monde gangréné, relevait de la naïveté ou de l’essentialisme (voir, par exemple, Split Decisions [décisions partagées] de la chercheuse en droit Janet Halley, où l’autrice invalide le féminisme axé sur le care de la psychologue Carol Gilligan et de la chercheuse en droit Robin West).

[16] Moten, correspondance personnelle, 9 octobre 2016.

[17] Voir Markus et Schwartz, “Does Choice Mean Freedom and Well-Being?” [le choix revient-il à la liberté et au bien-être ?]. Voir également Un nouveau modèle économique : développement, justice, liberté, d’Amartya Sen.

[18] Bien entendu, il demeure également possible de “se sentir bien” en reconstituant, par exemple, l’occupation des colons blancs, comme s’y est essayé Anthony McCann dans ses écrits sur l’occupation par Ammon Bundy and Co du refuge Malheur Wildlife dans l’Oregon. Dans un essai de 2016 intitulé “Sovereign Feeling” [souveraineté et émotions], McCann spécule sur le ressenti des occupants : “Ils ont vraiment dû se sentir bien là-bas. Même s’ils ne connaissaient presque pas l’endroit, même si, dans le fond, ils étaient (et d’ailleurs ils l’étaient) perdus, cet endroit reste génial et ça devait être formidable de s’y trouver, tout simplement. Laissons tomber, pour l’instant, les débats sur ce que cela signifie de se trouver quelque part, de se perdre, ou de se trouver en se perdant ; tenons-nous-en aux émotions, même si l’idée de se trouver quelque part est une émotion, si le fait d’être perdu revient à se sentir perdu, ou à trouver la connexion avec ses émotions. Ça devait tout bonnement être extraordinaire de se trouver là, sur cette terre, dans cette perspective, là où ils étaient – dans un territoire récemment libéré, fraîchement inventé, dont les contours étaient ceux de leurs activités, ceux de leurs émotions. Après tout, ils ne se trouvaient pas simplement là, mais ils étaient ce là, et cela, leur nouveau truc à eux, baignait dans cette immensité lumineuse.”

[19] Moins l’on est sûr de soi, a dit Moten, plus il devient possible d’entrer en communion” (voir “The Black Outdoors” [noir en plein air], un dialogue public avec Hartman). De nombreuses traditions spirituelles ont en partage ces idées portant sur la relation entre l’individualité et la communion, à l’image du bouddhisme Mahayana, qui considère que l’ego individué est une illusion faisant obstacle à notre compréhension de l’unité, tandis que les biologistes veillent également à nous rappeler que, dans la biosphère : “Il n’y a qu’une seule vérité immuable : aucun être n’est pur individu ; rien ne consiste uniquement en soi-même. Tout est composé de cellules étrangères, de symbiotes étrangers, de pensées étrangères. Ainsi, toute forme de vie évoque moins le guerrier individuel que l’univers miniature, dévalant follement l’existence comme les lucioles gravitent la leur dans la nuit. Être en vie revient à faire perpétuellement communauté et à sempiternellement se réinventer comme membre d’un incommensurable réseau de relations” (Weber, Matter and Desire).