Récit (extrait)

Souvenirs de la Kolyma

Écrivain

« Et pourtant je voudrais que ce soit la vérité de ce jour-là, la vérité d’il y a vingt ans, et non la vérité de mon actuelle appréhension du monde. » Les Éditions Verdier poursuivent la publication des textes inédits de Chalamov avec ceux qu’il a écrits dans les années 70, vingt ans après son retour de la Kolyma. Après les Récits de la Kolyma, ces souvenirs reviennent sur sa propre œuvre comme sur la mémoire, la langue, le rapport à la vérité, toutes questions fondamentales à la littérature des camps mais aussi à tout art. Nous donnons ici les premiers textes. À paraître en février dans la traduction de Anne-Marie Tatsis-Botton, avec un appareil critique de Luba Jurgenson.

J’ai des doutes, beaucoup trop de doutes. Ce n’est pas seulement la question bien connue de tous les mémorialistes, de tous les écrivains grands et petits. Sera-t-il utile à quelqu’un, ce douloureux récit ? Son sujet n’est pas l’esprit vainqueur, mais l’esprit foulé aux pieds. Ce n’est pas l’affirmation de la vie et de la foi au sein même du malheur, comme dans les Souvenirs de la maison morte[1], mais la désespérance et la déchéance. À qui pourra-t-il servir d’exemple, qui pourra-t-il instruire et préserver du mal, à qui enseignera-t-il ce qui est bon? Sera-t-il l’affirmation du bien, malgré tout, du bien – car c’est dans la valeur éthique que je vois le seul authentique critère de l’art.

Pourquoi moi ? Je ne suis ni Amundsen[2], ni Peary. Mon expérience est partagée par des millions de gens. Il ne fait aucun doute que parmi ces millions il y a ceux dont le regard est plus aigu, la passion plus forte, la mémoire meilleure et le talent plus riche. Ils écrivent sur la même chose, et leur récit, c’est certain, sera meilleur que le mien.

QUI SAIT PEU SAIT BEAUCOUP.

D’autres doutes, plus « subtils », viennent se rajouter.

En littérature il semble évident que l’écrivain ne peut bien écrire que sur ce qu’il connaît bien, en profondeur ; mieux il connaît son « matériau », plus profonde est son expérience vécue, et plus ce qui sort de sa plume est sérieux et valable.

Je ne peux pas être d’accord avec cela. En réalité la question se pose autrement. L’écrivain a besoin d’une expérience limitée et superficielle, suffisante pour être crédible, une expérience qui ne puisse pas avoir d’influence décisive sur ses jugements émotionnels et logiques, sur les choix qu’il fait, sur la structure même de sa pensée artistique. L’écrivain ne doit pas connaître son matériau à fond, sinon ce matériau l’écrasera. L’écrivain est l’espion du monde des lecteurs, il doit faire corps avec les lecteurs pour lesquels il écrit et écrira.

En connaissant trop bien et de trop près l’« autre » monde, l’é


[1] Fiodor Dostoïevski, Souvenirs de la maison morte.

[2] Les notices biographiques se trouvent à la fin du volume.

[3] Fiodor Tiouttchev, dans son poème « Silentium ! ».

[4] Application massive de la torture pendant les interrogatoires à partir d’août 1937 et jusqu’à la fin des années cinquante.

[5] Cette deuxième arrestation eut lieu dans la nuit du 11 au 12 janvier 1937. Il est d’abord interrogé par le lieutenant Tourtanov, puis par le magistrat instructeur Botvine.

[6] KRTD : « Activité contre-révolutionnaire trotskiste ». Les organes extrajudiciaires comme les Osso, les collèges de la Vétchéka de la Guépéou, etc., formulaient leurs condamnations non en vertu d’articles du Code pénal mais de « sigles » dont le célèbre ASA (agitation contre-révolutionnaire). Le titulaire d’un article-sigle était un « siglard ».

[7] Il s’agit de la revue Za proruychlennyïé kadry (pour former les cadres de l’industrie), dont Goussiatinski était un des rédacteurs en chef et où Chalamov travaillait. Chalamov s’était rendu en Ukraine, envoyé par la revue. Le procès-verbal de l’interrogatoire ne mentionne pas le nom d’Efimov.

[8] Produit nettoyant.

[9] Centre de redressement modèle pour jeunes délinquants.

[10] Article 58 du Code pénal qui énumère toutes les formes possibles d’atteinte aux intérêts et à la sécurité de l’État. Il resta en vigueur jusqu’en 1959. Un « article 58 » désigne aussi le condamné en vertu de cet article.

[11] Un siglard est celui dont le crime est défini par un sigle particulier, par exemple KRTD, activité contre-revolutionnaire trotskiste (voir le récit de Chalamov « Lida »).

[12] Vladimir Maïakovski, Écoutez si on allume les étoiles…, poésies choisies et traduites par Simone Pirez et Francis Combes, Le Temps des cerises, 2005.

[13] Shakespeare, Hamlet, acte II, scène 2, traduction de J.-M. Desprats.

[14] Conférence spéciale du NKVD, qui fonctionna entre 1934 et 1953, habilitée à « condamner des individus reconnus socialement dangereux à la déportation, la relé

Varlam Chalamov

Écrivain

Rayonnages

FictionsRécit

Notes

[1] Fiodor Dostoïevski, Souvenirs de la maison morte.

[2] Les notices biographiques se trouvent à la fin du volume.

[3] Fiodor Tiouttchev, dans son poème « Silentium ! ».

[4] Application massive de la torture pendant les interrogatoires à partir d’août 1937 et jusqu’à la fin des années cinquante.

[5] Cette deuxième arrestation eut lieu dans la nuit du 11 au 12 janvier 1937. Il est d’abord interrogé par le lieutenant Tourtanov, puis par le magistrat instructeur Botvine.

[6] KRTD : « Activité contre-révolutionnaire trotskiste ». Les organes extrajudiciaires comme les Osso, les collèges de la Vétchéka de la Guépéou, etc., formulaient leurs condamnations non en vertu d’articles du Code pénal mais de « sigles » dont le célèbre ASA (agitation contre-révolutionnaire). Le titulaire d’un article-sigle était un « siglard ».

[7] Il s’agit de la revue Za proruychlennyïé kadry (pour former les cadres de l’industrie), dont Goussiatinski était un des rédacteurs en chef et où Chalamov travaillait. Chalamov s’était rendu en Ukraine, envoyé par la revue. Le procès-verbal de l’interrogatoire ne mentionne pas le nom d’Efimov.

[8] Produit nettoyant.

[9] Centre de redressement modèle pour jeunes délinquants.

[10] Article 58 du Code pénal qui énumère toutes les formes possibles d’atteinte aux intérêts et à la sécurité de l’État. Il resta en vigueur jusqu’en 1959. Un « article 58 » désigne aussi le condamné en vertu de cet article.

[11] Un siglard est celui dont le crime est défini par un sigle particulier, par exemple KRTD, activité contre-revolutionnaire trotskiste (voir le récit de Chalamov « Lida »).

[12] Vladimir Maïakovski, Écoutez si on allume les étoiles…, poésies choisies et traduites par Simone Pirez et Francis Combes, Le Temps des cerises, 2005.

[13] Shakespeare, Hamlet, acte II, scène 2, traduction de J.-M. Desprats.

[14] Conférence spéciale du NKVD, qui fonctionna entre 1934 et 1953, habilitée à « condamner des individus reconnus socialement dangereux à la déportation, la relé