Souvenirs de la Kolyma
J’ai des doutes, beaucoup trop de doutes. Ce n’est pas seulement la question bien connue de tous les mémorialistes, de tous les écrivains grands et petits. Sera-t-il utile à quelqu’un, ce douloureux récit ? Son sujet n’est pas l’esprit vainqueur, mais l’esprit foulé aux pieds. Ce n’est pas l’affirmation de la vie et de la foi au sein même du malheur, comme dans les Souvenirs de la maison morte[1], mais la désespérance et la déchéance. À qui pourra-t-il servir d’exemple, qui pourra-t-il instruire et préserver du mal, à qui enseignera-t-il ce qui est bon? Sera-t-il l’affirmation du bien, malgré tout, du bien – car c’est dans la valeur éthique que je vois le seul authentique critère de l’art.
Pourquoi moi ? Je ne suis ni Amundsen[2], ni Peary. Mon expérience est partagée par des millions de gens. Il ne fait aucun doute que parmi ces millions il y a ceux dont le regard est plus aigu, la passion plus forte, la mémoire meilleure et le talent plus riche. Ils écrivent sur la même chose, et leur récit, c’est certain, sera meilleur que le mien.
QUI SAIT PEU SAIT BEAUCOUP.
D’autres doutes, plus « subtils », viennent se rajouter.
En littérature il semble évident que l’écrivain ne peut bien écrire que sur ce qu’il connaît bien, en profondeur ; mieux il connaît son « matériau », plus profonde est son expérience vécue, et plus ce qui sort de sa plume est sérieux et valable.
Je ne peux pas être d’accord avec cela. En réalité la question se pose autrement. L’écrivain a besoin d’une expérience limitée et superficielle, suffisante pour être crédible, une expérience qui ne puisse pas avoir d’influence décisive sur ses jugements émotionnels et logiques, sur les choix qu’il fait, sur la structure même de sa pensée artistique. L’écrivain ne doit pas connaître son matériau à fond, sinon ce matériau l’écrasera. L’écrivain est l’espion du monde des lecteurs, il doit faire corps avec les lecteurs pour lesquels il écrit et écrira.
En connaissant trop bien et de trop près l’« autre » monde, l’é