Nouvelle

Leçons de musique

Écrivain

« Il avait involontairement pris cette habitude de souffler de temps à autre sans nécessité, une petite manie que son corps avait inopinément réclamée, comme les vieux se permettent des caprices, des incartades, petits riens versés à titre d’acomptes pour le règlement du grand désaccord avec la réalité. » Claudio Magris arpente la vieillesse au long de cinq nouvelles rassemblées sous le titre Temps courbe à Krems (à paraître chez Gallimard dans la traduction de Jean et Marie-Noëlle Pastureau). La vieillesse comme lutte, retrait, nouveau rapport à la comédie sociale, et peut-être nouvelle liberté. Mais la vieillesse, c’est le temps ; et la relativité le dit, le temps, y compris du cœur, peut être circulaire. Ainsi prend fin, pour cette rentrée d’hiver 2022, notre série d’avant-premières en littérature étrangère.

Le Maître s’arrêta un instant pour regarder la villa, maintenant assez proche. Il haletait un peu, un peu plus que ne l’eût requis la légère pente de la rue. Il avait involontairement pris cette habitude de souffler de temps à autre sans nécessité, une petite manie que son corps avait inopinément réclamée, comme les vieux se permettent des caprices, des incartades, petits riens versés à titre d’acomptes pour le règlement du grand désaccord avec la réalité. Il voyait déjà le portail, les volutes de fer forgé dont l’entrelacs dessinait des couronnes et la véranda couverte de plantes grimpantes, à l’avant du salon où déjà devait sans doute l’attendre Vilardi. Disons plutôt le maestro Vilardi, puisque désormais ce titre revenait à l’autre plus qu’à lui, Salman Meierstein, professeur de conservatoire fort apprécié certes, mais rien de plus.

Ce trajet, il l’avait bien des fois parcouru en voiture. Madame envoyait son chauffeur le chercher, la grande limousine noire remontait la rue tracée à mi-pente sur le coteau, dominant la mer infinie, puis entrait dans le parc. Un valet l’accompagnait au salon, son élève lui tendait une main molle et moite, le valet revenait avec le café et avec Madame, qui restait quelques minutes, parlant de son mari, le sénateur décédé depuis longtemps déjà, et de ses terres, domaines et maisons de campagne dans le Frioul, qui étaient tout autre chose que cette villa en ville, puis elle le laissait en tête à tête avec son fils, pour la leçon. Le jeune homme prenait son violon et commençait à jouer. Salman écoutait, les yeux mi-clos, approuvait de la tête quelques beaux staccatos, reconnaissait dans les différents morceaux l’exécution appliquée qui lui était désormais familière, parfois quelque chose de neuf, qui fulgurait et s’éteignait aussitôt parmi tant de choses attendues et qui l’effleurait en un spasme douloureux. Ensuite il intervenait, modifiait, suggérait un coup d’archet ingénieux qui lui venait à l’esprit, un vibrato plus intense ou une reprise plus enlevée, souvenirs de la façon de jouer de quelque Jossele de cour d’auberge qu’il avait entendu avant de quitter la Pologne. Il lui semblait être ce maître d’école qui, au cheder, avait l’ambition de suggérer à ses élèves des images originales, de leur apprendre non seulement à écrire, mais aussi à écrire poétiquement, en les y poussant par des moitiés de phrases qu’ils devaient compléter : « Le Seigneur dispersera les ennemis d’Israël comme le vent d’automne disperse les, les… feuilles du, du… » De la même manière il prenait, lui, son violon, parcourait l’instrument avec son archet et invitait ensuite son élève à continuer, à introduire une variation, à chercher. L’autre obéissait, évitant son regard. Puis la voiture le ramenait chez lui, et une fois par mois le secrétaire de Madame lui remettait une enveloppe.

À l’époque, il était revenu depuis plusieurs années à Trieste, après la guerre et l’Holocauste. Son père n’avait jamais voulu remettre les pieds en Italie, n’ayant pas pardonné à ce pays sa grande trahison. Salman se rappelait la première fois où son père était venu à Trieste, un an environ après le reste de la famille. En Pologne, à Bilgoray où ils habitaient et où Salman était né, la vie n’était pas facile pour un Juif – et plus difficile encore dans la toute nouvelle République de Pologne que dans l’empire des Habsbourg disparu quelques années auparavant. Il avait vaguement souvenir d’humiliations, de moqueries, de peurs. Son père, un Juif orthodoxe arborant caftan et papillotes et ne parlant que yiddish, avait ouvert au début des années 30 une filiale de son négoce à Trieste, et sa famille était venue s’y installer. En Italie régnait le fascisme, qui à cette époque n’était pas antisémite, surtout à Trieste, grâce aux traditions de la communauté juive, empreintes de libéral-nationalisme et de patriotisme. Il avait la main lourde contre les Slaves, mais le podestat Salem, représentant influent de la communauté hébraïque, était bien vu de tout le monde et cher au régime. La famille s’était intégrée tranquillement dans la ville, et le petit Salman était devenu balilla. Un an plus tard, son père les avait rejoints à Trieste, et avait été enthousiasmé par la situation des siens, enfin sereine, et particulièrement fier de l’uniforme noir de son fils, honneur martial difficilement imaginable pour un enfant juif en Pologne. Lui qui portait toujours son vieux caftan, il obligeait le petit Salman à ne se montrer dans les rues qu’en tenue de balilla, en tâchant de croiser quelque hiérarque fasciste. Quand cela se produisait, il tirait son fils par le bras et lui disait : « Hejb die Hand, meschugge ! » Lève le bras et salue, imbécile ! « Ce Mojschale – c’est ainsi qu’il appelait Mussolini –, il fait tout pour nous », ajoutait-il avec satisfaction.

Son père s’était donc lui aussi transféré à Trieste, par amour pour Mojschale-Mussolini, et ensuite ils avaient tous dû s’enfuir, parce que les lois raciales étaient arrivées. Depuis ce temps-là, il lui semblait que la vie était, même en d’autres circonstances, la méprise de quelqu’un qui prend Mussolini pour Mojschale. De Bilgoray à Trieste, de Trieste en Palestine puis en Amérique, puis de nouveau à Trieste. Qu’est-ce qui avait bien pu le ramener dans cette ville que l’Histoire avait perdue en route, sur ce dernier rivage de la vieille Europe ? Hejb die Hand, meschugge !

Il reprit la montée. Devant lui, au-dessous de lui, il y avait la mer, quelque chose d’extrême, une ultime passe dont il se détournait, avec la défiance atavique du continental. Lorsque, enfant, il était arrivé à Trieste et avait vu la mer pour la première fois, il avait vu le soleil se coucher dans ce bleu et depuis, la mer, même ce golfe où s’achevait l’Adriatique, était toujours restée dans son esprit le lieu du couchant, la solitude océane que les mots occident et occidental évoquaient pour lui. Sa Mitteleuropa était faite de plaines, de montagnes, de maisons, d’endroits où l’on se couvre chaudement, d’hôtels bon marché dans lesquels on se lave le visage et les mains au lavabo, et elle finissait là où commençait l’eau, n’importe quelle eau, n’importe quelle mer. Il avait même essayé – une seule fois dans sa vie – de traduire en notes, dans ce langage qu’il connaissait et savait si bien enseigner à des générations d’élèves au Conservatoire, cette musique qu’il entendait murmurer comme une sirène dans ces consonnes palatales si douces, occidente, occiduo, occidentale, mais ça n’avait rien donné. Les sirènes ne sont pas faites pour un Juif de Bilgoray. Qui sait si son ancien élève, dont les concerts jouissaient depuis plusieurs années d’une certaine notoriété, serait capable de composer quelque chose sur cet appel et cette répulsion, sur ce dernier rivage, sur ce désir de détourner son regard de l’Ouest marin et de le reporter en arrière, vers l’Orient familier et crasseux de ses aïeux, vers cette autre Europe. Mais il ne lui en avait jamais parlé, il n’était pas généreux au point de lui faire cadeau de cette douloureuse indécision. Et puis il pensait que l’autre, pourtant si plein de bonne volonté, et aussi d’ambition, quoi de plus normal, n’aurait sans doute pas compris. Par ailleurs, ces dernières années, ils avaient eu peu d’occasions de se parler, depuis que l’autre, en plus de s’occuper de ses terres, faisait des tournées un peu partout en Europe et que c’était lui, l’autre, qui était devenu le Maître.

Il était arrivé au portail, et tout de suite un valet le fit entrer dans le salon. Presque rien n’avait changé ; il n’y avait que Madame, sa mère, qui était morte, et la mort de quelqu’un n’est qu’une éraflure sur la réalité, comme Salman le savait bien, lui qui faisait partie d’un peuple habitué à mourir par millions sans dévier de son chemin. Vilardi vint à sa rencontre, avec une affabilité obséquieuse et condescendante. Dans son visage qui s’était empâté, ses yeux étaient devenus plus petits, deux fentes mobiles et inquiètes. Il s’informa avec empressement de la santé de son hôte, de ce que ça lui faisait d’être maintenant à la retraite du Conservatoire. La conversation se poursuivit, cordiale et vague, pendant une demi-heure. Au-delà de la véranda, la mer, immobile, était couleur de fer.

« Je voudrais vous montrer quelque chose, Maître », dit tout à coup Vilardi en se penchant anxieusement vers lui, presque jusqu’à l’effleurer, en une proximité que Salman, malgré les générations de promiscuité du ghetto qui coulaient dans ses veines, ressentit un instant comme inconvenante, à la limite de l’impudeur. « Jouer est une belle chose, certes, un art unique, et moi, grâce à vous aussi, dans le fond je peux dire que, modestement… mais après tant d’années et tant de concerts, tant de musique créée par d’autres, par de grands compositeurs… j’ai pensé que peut-être. Et il m’est venu l’idée… oui, enfin, d’une composition, un retour à la tonalité, en un certain sens, à une hiérarchie des sons… bien entendu informé, je dirais même nourri par la grande révolution atonale… comment dire… en un certain sens un retour à ce romantisme d’où est née la dissonance du moderne, qui a ensuite bouleversé la tradition, y compris la tradition romantique… mais qu’est-ce que je suis en train de vous raconter, vous savez tout cela mieux que moi… Si vous vouliez jeter un coup d’œil, j’en serais très honoré… Naturellement, il s’agit seulement d’un début, d’une ébauche… »

Vilardi se retourna rapidement, ouvrit un tiroir, en sortit une liasse de feuillets qu’il tendit à Salman tout en les serrant avidement entre ses doigts, comme un de ces petits merciers juifs que Salman, enfant, avait vus en Pologne. « Intéressant, intéressant », murmura Salman en prenant les feuilles qui lui glissaient des mains et en les parcourant dubitativement. D’innombrables do dièse si bémol clefs de sol fuyaient entre ses doigts qui essayaient de remettre en ordre les feuilles, fourmilière d’insectes noirs, minces chenilles de qui sait quels papillons, tatouages nocturnes sur des  ailes délicates. « Un langage, comment dire, oui, intense… je vais lire tout cela attentivement, bien entendu, mais il est certain, à en juger par ce début, que c’est vraiment… » L’autre le regardait, bouche molle et veule sous des yeux de rapace.

« Et si ensuite vous me disiez ce que vous en pensez ou si peut-être vous me donniez un conseil… » Salman leva les yeux, encore pleins de ces notes qu’il venait de lire, et croisa un instant ceux de Vilardi ; il essaya de s’en détacher avant que l’autre puisse lire dans les siens ce qu’ils disaient, mais il comprit que l’ordre hésitant et contradictoire émis par son cortex cérébral pour voiler son regard et le dissimuler sous ses lourdes paupières était arrivé trop tard. Comme cette habitude qu’il avait prise depuis peu de souffler, cette moindre rapidité aussi était un avertissement. Non, la vieillesse, ce n’était pas le bonheur, même s’il n’y avait plus rien de vraiment sérieux. Ils restèrent silencieux quelques secondes, puis le maître de maison se recula, s’abandonna sur le dossier de son fauteuil. « À votre convenance, naturellement, rien ne presse, comme vous le savez je suis sur le départ… et puis d’ailleurs, entre autres, le directeur du Théâtre de Salzbourg aussi, il y a tout juste une semaine… Je pensais surtout que vous seriez peut-être intéressé, plus loin, vous verrez, par le passage que j’ai intitulé Kaddish, en hommage à la tragédie du peuple juif, à la tragédie européenne, à la tragédie de votre peuple… »

« Ah, oui, ça, c’est vraiment… » Salman s’était levé. « Merci, merci de me faire confiance. Alors, d’ici quelques semaines… » « Bien sûr, ce sera parfait, je vous répète que rien ne presse, quand je serai rentré de New York, de ma tournée américaine. Maintenant, si vous le permettez, je vais vous faire raccompagner en voiture. »

Presque allongé dans l’automobile, Salman regardait les choses fuir vers l’arrière, et il se dit qu’après cet échange de regards la villa et le salon et la véranda étaient eux aussi derrière lui pour toujours, désormais. Il revit le regard de l’autre qui lisait dans le sien, et il se demanda à quoi servait cette habitude ancestrale de garder les paupières baissées si juste au moment où elle aurait été utile on devait à cause d’une stupide lenteur de réflexes lever le rideau et laisser voir irréparablement l’intérieur. Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber, et agacé il remonta la vitre. Irréparablement ? Il s’aperçut que, comme souvent, son pantalon était ouvert sur le devant, et il rajusta soigneusement les deux boutons. Peut-être n’y avait-il pas lieu de prendre au tragique un coup d’œil, même embarrassant, et cette sensation de quelque chose de définitif. Son père était mort, Madame était morte, et tant d’autres de façon autrement terrible, et il n’en avait pas moins continué à donner ses cours au Conservatoire, à manger, à dormir, à mentir, il en avait seulement pris un peu plus à son aise. Et un coup d’œil regrettable devrait avoir plus d’importance que le vieillissement, que la confiance en Mojschale, que la mort, ce devrait être qui sait quelle révélation ? Il n’allait pas sombrer dans le ridicule. Cette partition, il allait la lire, et même finalement avec intérêt, bien que ce fût comme s’il la connaissait déjà. Mais après tout, il pouvait s’y trouver, ou plutôt il s’y trouvait sûrement des attaques heureuses, des passages habiles et agréables, quelques maladresses pardonnables à corriger, et pourquoi pas de l’imagination, de la passion. Oui, il pourrait sans doute le féliciter sincèrement de cette composition, et cela lui ferait même plaisir, à lui plus encore qu’à l’autre.

 

Claudio Magris, Temps courbe à Krems, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, coll. « L’Arpenteur », © Éditions Gallimard, 2022.

En librairie le 17 février.

 


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