Nouvelle

Mon ami républicain

Écrivain

Bill, 50 ans, arrive de Floride, où sa maison et son travail ont volé avec l’ouragan, et loue une chambre chez le narrateur, un Français à peine séparé de sa femme. Le duo des deux hommes prend place, le covid survient, et le drame frôle l’ombre de Stephen King. Benjamin Hoffmann, lui-même résidant aux États-Unis où il enseigne à l’université, connaît bien, comme chercheur et comme romancier, les représentations que les Français se font de ce pays. Alors qu’il publie ces jours-ci L’Île de la Sentinelle (Gallimard), il nous a confié cette nouvelle inédite.

Le jour où ma femme m’a quitté, Bill est venu s’installer à la maison.

Norah avait emporté ses affaires dans l’appartement qu’elle occuperait en attendant que nous y voyions plus clair et que nous prenions une décision. Je me souviens du chat, monté sur mon bureau, que j’ai serré contre moi en pleurant. Je regardais par la fenêtre la rue vide, la rue où le camion des déménageurs avait disparu quelques heures auparavant. « C’est toi et moi maintenant », ai-je dit au chat qui, impatienté, s’efforçait d’échapper à mon étreinte. J’oubliais que Bill arrivait le soir même.

J’avais fait sa connaissance la semaine précédente. Une annonce sur Craigslist nous avait mis en contact. Il arrivait de Floride, disait-il, où le dernier ouragan avait balayé sa maison et le magasin de fournitures de pêche dans lequel il avait investi toutes ses économies. Déraciné, il avait décidé de rentrer dans le Michigan où sa mère commençait à vieillir. Elle habitait à dix minutes et quand je lui ai demandé pourquoi il ne s’installait pas chez elle plutôt que chez moi, un étranger, il m’a répondu qu’elle n’avait pas la place nécessaire pour l’accueillir et puis qu’il s’entendait mal avec son beau-père et puis qu’un homme devait avoir sa propre maison, his own place. On s’est plutôt bien entendu, lui et moi. J’avais commandé des sushis, il les a partagés avec moi, je lui ai offert une bière qu’il a hésité à prendre car il buvait rarement. Il a fini par l’accepter et avant la dernière gorgée il proclamait déjà : je serai ton grand frère. Comme je déteste le mien, cette promesse ne m’avait guère enthousiasmé mais j’ai préféré ne rien dire. Avant de quitter Orlando, Bill avait trouvé un emploi en ville, à Détroit, dans une compagnie de transport routier. Tôt le matin il serait parti et tard le soir, il rentrerait se coucher. Le loyer ? Il me le payerait en espèces, sans faute, le premier du mois. D’ailleurs, il pouvait me verser un acompte. Je lui avais fait visiter la maison et les deux pièces qu’il occuperait à l’étage avaient semblé lui convenir. Je me suis dit qu’il était assez sympathique et que j’avais intérêt à mettre de l’argent de côté : Norah était partie avec la moitié de nos économies et au rythme où allaient les choses, tout portait à croire que notre mariage finirait devant des avocats dont il faudrait régler les généreux honoraires. Je n’avais jamais vécu seul et j’ai pensé qu’un colocataire me ferait de la compagnie. Et qui sait, Bill pourrait même devenir un ami ? Pour sceller notre accord, on s’est serré la main.

Il avait cinquante ans et un énorme pick-up Ford qui était comme sa mère : il commençait à prendre de l’âge. Bill l’avait garé devant la maison qui à l’égard de ce monstre paraissait toute petite. À l’arrière il avait chargé à peu près tous ses biens en ce bas monde, une commode et un fauteuil en cuir, un matelas king size, des bandes-dessinées Calvin et Hobbes et deux valises de vêtements. En moins d’une heure, il était installé. Il m’avait demandé la permission d’apporter ses armes à feu : deux revolvers, trois fusils de chasse et un fusil automatique. Avant de s’installer en Floride, Bill avait servi dix ans dans l’armée : Irak, Afghanistan, il avait fait son temps. J’avais poliment décliné : je n’aime pas beaucoup les armes, avais-je dit ; c’est parce que tu ne les connais pas, avait-t-il rétorqué. Au bout du compte, il avait quand même laissé son arsenal chez sa maman.

Pendant plusieurs semaines, il m’a tenu parole. Le moteur grondait comme un vieil ours bougon lorsqu’il le démarrait dans le petit matin, une heure et demie avant que je ne me lève. Il n’avait pas tourné au coin de la rue que déjà, je m’étais rendormi. Bill revenait à la nuit tombée. Il se préparait un sandwich dans la cuisine puis disparaissait dans sa chambre où il avait installé un écran de télévision qui prenait tout un mur. Pendant des heures il jouait à un jeu vidéo, une histoire de cowboy dans les solitudes de l’Ouest qui descendait des godets de whisky dans les bordels et des outlaws dans le désert. Quand il ne jouait pas dans sa chambre, Bill écrivait dans l’autre pièce, il avait, disait-il, le projet d’un grand cycle romanesque, une histoire d’héroïc-fantasy à la Tolkien. Il m’avait montré le plan d’un territoire magique tracé de sa main. Appliqué, dans un pyjama écossais, il pouvait passer les week-ends à écrire son œuvre en grandes lettres studieuses dans un carnet à spirales. Le plus souvent nous nous croisions à peine et il m’arrivait d’oublier qu’il vivait à la maison. Quand il m’a tendu sa première enveloppe au commencement du mois, j’ai pensé : c’est de l’argent facilement gagné. La perspective d’un divorce avec Norah se précisait. Elle avait fini par répondre oui quand je lui avais demandé si elle avait rencontré quelqu’un. Par vengeance je m’étais mis à hanter les bars et les sites de rencontres, rentrant chez moi avec des filles sur lesquelles Bill posait un regard où la réprobation – il avait sans cesse Jésus à la bouche – le disputait à la convoitise. Sans trop savoir pourquoi, quand j’avais de la compagnie, je me suis mis à fermer le verrou de la chambre à coucher.

Quelques années plus tôt, Bill devait se marier avec une femme nommée Sandy. Elle était morte brutalement, d’un cancer. Il m’avait parlé de l’église où il était entré comme son personnage de cowboy dans un saloon : bien résolu à en découdre avec Dieu. Bill était en colère, il était dévasté et dans cette minuscule église à l’ouest d’Orlando, l’une de ces bâtisses en planches avec des jours, humide, au clocher de travers, à la peinture écaillée, prête à s’effondrer, la présence du Tout Puissant, soudain, s’était révélée. Bill l’avait sentie sans doute possible, paternelle et enveloppante, ferme et bienveillante, prête à lui pardonner ses offenses, ses erreurs, ses affronts, jusqu’à son incroyance passée. Il était sorti de cette église un homme changé. Chaque semaine il recevait les lettres d’un pasteur dont le portrait de patriarche était imprimé sur l’enveloppe. Le saint homme s’y montrait souriant, entouré par sa femme et leurs six enfants, avec des dents assez blanches pour vous aveugler. Ses missives contenaient des psaumes, des conseils qui commençaient par mon très cher Bill et, invariablement, des demandes de donations par chèque ou virement électronique. Sur Internet, chaque dimanche, Bill retrouvait un groupe de « motards pour Jésus » avec lesquels il faisait ses dévotions. La semaine précédente, m’avait-il dit, ils avaient prié pour moi, son ami français qui passait par une période difficile, a rough patch : sa femme l’avait quitté et il cherchait sa voie. Ne sachant trop que répondre, je l’avais remercié.

Un mois avant que le cauchemar ne commence, un événement nous avait rapprochés. Bill avait une fiancée en Floride, il m’avait demandé la permission qu’elle vienne à la maison. J’avais répondu que chez moi, c’était chez lui aussi longtemps qu’il payerait un loyer, il pouvait inviter qui il voulait. Chaque week-end elle devait arriver et chaque week-end, un nouvel obstacle l’en empêchait : elle n’avait pas reçu l’argent qu’il avait envoyé pour ses billets d’avion, sa voiture exigeait de lourdes réparations, sa mère s’était brisée la hanche et la facture de l’hôpital, hélas, s’élevait à plusieurs milliers de dollars. Bill compatissait en faisant face à ces dépenses. Un jour, je l’ai retrouvé sur la terrasse, assis, immobile, devant son téléphone. Il pleurait. Sandra – c’était le nom de la Floridienne – venait de rompre leurs fiançailles. Elle allait mal en ce moment, she’s not in a good place, m’a-t-il expliqué. Sur le fond d’écran du téléphone, il m’a montré le portrait d’une brune somptueuse, qui n’avait pas trente ans. Je suis allé lui chercher dans la cuisine un verre de lait et des biscuits et puis, à l’étage, un exemplaire de Calvin et Hobbes. J’ai apporté tout ça sur un plateau en lui disant de se changer les idées. Il m’a regardé gravement en essuyant ses larmes avant de dire : je n’oublierai pas. Une heure plus tard, je suis descendu dans le salon. Il faisait des pompes, des squats, des exercices d’assouplissement. Bill était petit, rondouillard, mais étonnamment agile. Il m’a fait la démonstration de coups de pied assez adroits pour m’arriver à la tête, assez violents pour m’envoyer au tapis. Entre l’armée et son magasin de pêche, il avait été instructeur de karaté : évidemment, il avait de beaux restes. En se lançant dans l’un de ces monologues interminables dont il avait le secret, il s’est mis à évoquer pêle-mêle la Floride et ses affaires jadis florissantes, Sandy et la plage où ils allaient pique-niquer et puis ce fichu ouragan – Bill ne jurait jamais, il était diplômé d’un community college : la vulgarité c’était pour les autres, les white trash, ceux qui n’ont pas reçu d’éducation – qui l’avait forcé à revenir à Détroit il y a trois ans. Trois ans ? Le jour de notre rencontre, il m’avait dit qu’il arrivait à peine de Floride. J’avais mal compris, a-t-il rétorqué – et sans insister, je me suis demandé comment il se faisait qu’en trois ans, il n’ait toujours pas trouvé de véritable domicile. L’énergie m’a cependant manqué pour approfondir la question : Norah venait de m’écrire qu’elle avait des doutes au sujet du divorce, qu’elle se demandait si on ne devrait pas se donner une deuxième chance. Les incohérences dans le récit de Bill, je m’y intéresserais une autre fois ; il se pouvait qu’après tout, mon couple ne soit pas condamné. Deux jours plus tard, j’ai trouvé dans le frigo un énorme plat de lasagnes avec un mot : sa mère me remerciait d’être un ami pour son fils.

Notre première dispute, elle éclate un jour où je regarde les informations sur CNN. Je vois son corps se raidir en entrant dans la pièce, lorsqu’il entend les critiques formulées à l’encontre de Donald Trump. Bullshit, il grommelle, faisant une entorse à sa règle d’éviter les vulgarités. President Trump – il l’appelait toujours comme ça, presque au garde-à-vous – President Trump n’est pas raciste quoi que le présentateur en dise et il peut le prouver. Il y a des années, quand Trump sévissait encore dans la téléréalité, Bill a fait sa connaissance à Miami, lors d’une exposition pour laquelle il assurait la sécurité avec un groupe de Noirs et d’Hispaniques. Après l’événement, President Trump leur a serré la main à tous et leur a distribué les grosses coupures que son portefeuille contenait. Est-ce qu’un raciste ferait un truc comme ça ? demande-t-il sur un ton triomphal à moi-même et Don Lemon qui, à l’écran, poursuit son réquisitoire contre le Commandant en chef. J’explique à Bill que pour un milliardaire – si tant est qu’il le soit – donner quelques centaines de dollars ne représente pas une grande preuve de générosité ; puis j’avance un argument plus abstrait : un individu peut se montrer correct, decent, lors d’une situation particulière, tout en ayant des principes xénophobes qu’il manifeste en d’autres occasions. N’est-ce pas le même individu qui a lancé sa campagne en traitant les Mexicains de criminels et de violeurs ? Le même qui, à peine élu, a fermé le pays aux immigrés musulmans ? À cela Bill ne trouve rien à redire, il déteste Obama qui a été le « premier président à inviter des gays à la Maison Blanche » – j’ai peine à voir le problème ou le rapport – et il ne déviera pas davantage de son admiration pour Trump qu’il ne reniera son amour pour Jésus : Bill est de ceux pour qui ces deux figures sont globalement gémellaires. Sans transition aucune, il m’entreprend sur les Démocrates et leur défense du droit à l’avortement ; et cet homme de cinquante ans passés, dont j’ai compris à entendre ses récits sur l’Irak et l’Afghanistan qu’il en est revenu avec du sang sur les mains, cet homme qui fait cinquante pompes d’affilée et va au stand de tir le week-end, a les larmes aux yeux en parlant des bébés qui ne veulent pas mourir dans le ventre des mamans et me demande avec un geste indigné vers la télévision comment je peux me laisser laver le cerveau par des conneries pareilles. Parce que mes retrouvailles avec Norah n’ont abouti à rien, ni réconciliation, ni rupture définitive, je lui réponds plus aigrement que je ne devrais : je suis chez moi et je regarde ce que je veux. Il s’en va sans rien dire ; nous nous parlons à peine durant les jours qui suivent. Je commence à redouter son retour le soir à la maison ; quand il gare son monstrueux pick-up devant le garage où il n’aurait pas l’espace de l’entrer, il me semble que le moteur fait un bruit menaçant, un bruit grave et lugubre, un bruit de bête qui gronde avant de s’élancer.

Mais le vrai commencement du désastre, pour lui, pour moi comme pour tant d’autres, il nous est venu des profondeurs de la Chine. Vers le mois de décembre, je devais me rendre à Shanghai pour mon travail. Et en lisant le New York Times – un autre média que Bill abhorrait et que par lâcheté ou pragmatisme, je me suis mis à consulter en cachette afin d’éviter une autre querelle – j’ai découvert un entrefilet sur une étrange maladie apparue dans le Wuhan. Les jours suivants, des nouvelles alarmantes se sont multipliées et mon employeur a préféré annuler mon voyage. Anxieux, nous avons regardé le virus arriver jusqu’à nous. Pour moi, je l’avoue, la situation sanitaire n’a engendré que des contrariétés mineures quand elle ne m’apportait pas certains avantages. Au lieu d’aller en voiture au bureau, je restais à la maison devant mes trois écrans : j’y trouvais mon compte, n’ayant plus à affronter ni la circulation, ni les intempéries. Jour après jour, des livreurs subvenaient à mes besoins en déposant comme des offrandes sur les marches d’un temple la nourriture ou les objets qui me permettraient de traverser plus confortablement la pandémie. Le désagrément le plus grave dont j’ai été victime a consisté dans la fermeture de la gym où je me rendais auparavant. Vite, vite, d’autres livreurs sont venus y remédier en m’apportant un rameur, un vélo et des haltères qui ont rempli un sous-sol devenu salle de sport. Mon autonomie était complète, ma maison, une sphère dont il n’était plus nécessaire de sortir ; si nul homme n’est une île, un tout complet en soi, il fallait bien avouer que je m’en approchais dangereusement, que le glas ne sonnait ni pour moi, ni pour les privilégiés de mon espèce.

Pour mon colocataire, il en est allé autrement. Un temps, il a continué à partir avant l’aube. Et du jour au lendemain, sa routine a changé. Son pick-up ne rugissait plus dans la nuit et se couvrait lentement de neige là, devant la porte, comme un gros animal entré dans sa période d’hibernation. Tous les jours vers dix heures, j’entendais Bill qui descendait s’approvisionner dans la cuisine puis revenait aussitôt s’enfermer dans sa chambre. Je ne sais trop ce qu’il y faisait, à longueur de journées : l’écho des coups de feu dans l’Ouest et des cavalcades à la poursuite des diligences ne me parvenait plus à travers la porte close. Je le croisais rarement mais sa présence ne quittait jamais entièrement mon esprit ; il avait colonisé ma tête aussi bien que mon étage. Au commencement, je songeais avec un sourire que mon domicile était habité par un gentil fantôme ou un génie familier, semblable aux dieux Lares des maisonnées romaines. Puis des comparaisons moins flatteuses me sont venues à l’esprit et le mot parasite est devenu dans mon monologue intérieur un synonyme de son nom. Un jour où nous sommes tombés nez à nez dans la cuisine, je me suis informé de sa situation en déployant des trésors de diplomatie : « comment se fait-il… ». « La compagnie a réduit mes heures : je vais moins travailler durant les semaines qui viennent », a-t-il répondu avant de me tourner le dos. C’était son tour d’être coupant. Bill tirait fierté de son emploi. Avant la pandémie, il aimait me raconter comment il tenait tête au froid et à la neige, comment il apprenait aux jeunes, tous paresseux et ignorants, à trouver leur place dans le métier, comment il transportait à bout de bras des milliers de pounds en mécanique et chargements. Il cachait mal le mépris que lui inspiraient les êtres comme moi, dont l’existence se passe face aux ordinateurs. Malingres, asociaux, vaguement pathétiques, nous étions à ses yeux un peu moins que des hommes. Il savait cependant que je gagnais plus d’argent que lui et ce qu’il interprétait comme une injustice lui inspirait de la rancune. Quand le premier du mois est arrivé, il lui a bien fallu admettre la vérité : il avait perdu son travail, il n’était pas en mesure de me payer.

Je me suis rappelé qu’à la gym où j’allais avant la pandémie, j’avais sympathisé avec le patron d’un supermarché local : se pouvait-il qu’il ait besoin de quelqu’un ? Je lui ai écrit pour le mettre en contact avec Bill, observant à son propos qu’il travaillait dur, qu’il était honnête et que c’était quelqu’un de gentil, a sweet guy. Une minute plus tard, Bill faisait irruption dans mon bureau : il était furieux que je l’ai nommé ainsi, a sweet guy, comme si j’avais remis en cause sa masculinité, ses vertus viriles. Furieux, j’ai répliqué qu’il pourrait m’être reconnaissant de l’aider à trouver un emploi, d’autant plus qu’il me devait déjà un mois de loyer. Il a répondu que j’étais dans son pays, que c’était grâce à des gens comme lui que j’étais libre, parce qu’il avait versé son sang à l’étranger, overseas ; même le toit sur ma tête, c’est à lui que je le devais, parce que – j’échouais à suivre sa logique – son père avait bâti des maisons pareilles à la mienne dans les années quatre-vingts. J’ai marché à sa rencontre, me suis planté devant lui ; il est retourné dans sa chambre avant que nous en venions aux mains.

La colère et l’aigreur grandissent entre nous. Un autre mois passe. Je lui demande fermement de me payer – et ce faisant j’ouvre la porte des enfers. Il se lance dans une harangue tour à tour haineuse et geignarde, déclare que par la faute du coronavirus, les entreprises ferment les unes après les autres, personne n’embauche en ce moment et si par miracle un poste vient à ouvrir, ce sont des gamins de vingt ans, des Blacks, des Latinos, des étrangers (il me regarde fixement) qui les obtiennent et jamais lui, lui qui est Américain et vétéran, qui a de l’expérience et un diplôme et une démobilisation honorable avec certificat de bonne conduite qu’il insiste pour me montrer en la pêchant dans le fatras de papiers sur son bureau. Il faut absolument, poursuit-il, que President Trump gagne les élections en novembre sinon ça sera pire, pire que jamais, ils viendront de partout, d’Amérique centrale et du Moyen-Orient, en caravanes et par charters, par-dessus le mur et l’océan, pour s’installer chez lui, s’emparer de tous les emplois qui restent et semer l’anarchie comme en Oregon, est-ce que j’ai vu ce qui s’y passe, en Oregon ? et pourquoi George Floyd a-t-il pris de la drogue, c’est de sa faute s’il est mort à Minneapolis, et Kaepernick, il le mettrait en tôle ce type-là, un Noir qui ose mettre le genou à terre lors de l’hymne national ! Dans la tête de Bill, qui ne se rase plus, qui oublie de se doucher, qui mange à peine, tout se mélange, le malheur, l’échec et la bêtise sont d’inépuisables sources à ses pénibles logorrhées. Même sa vieille mère en a assez de lui, elle ne le reçoit plus aux déjeuners des dimanches, elle lui ouvrira de nouveau sa porte, dit-elle, lorsqu’il aura prouvé qu’il est vraiment un homme, un homme avec un salaire, une femme, un appartement à lui. Je ne veux pas mettre Bill à la rue, au milieu d’une pandémie, sans travail ni ressources. Mais quand je lui explique la vérité – Norah et moi, nous avons décidé de nous réconcilier, elle parle de revenir à la maison et je voudrais qu’il cherche un autre logement – il répond que c’est mon problème et pas le sien, que des problèmes, il en a déjà assez. Je lui rappelle qu’il est ici chez moi et il m’interrompt avec un drôle de sourire, sur un ton badin, un ton de plaisanterie :

« Don’t tell me I’m gonna have to shoot you? », « Ne me dis pas que je vais être obligé de te descendre ? »

J’ai répété cette phrase à l’officier Petty. Un brave type qui m’a écouté déballer mon histoire et devant qui je me suis rendu compte, mais bien tard, du nombre et de l’immensité des erreurs que j’avais commises : prendre un sous-locataire sans lui faire signer de bail, sans me renseigner sur lui. Piteux, j’ajoute que je me séparais de ma femme, que j’avais la tête ailleurs, que je n’ai pas assez réfléchi : l’enfer est pavé d’inattentions. Calmement, l’officier m’explique qu’aux yeux de la loi, Bill n’a pas entièrement tort. Il est à présent chez lui, que je le veuille ou non, ce n’est pas comme si je pouvais mettre ses affaires sur le palier et lui ordonner de partir. Je m’insurge : je ne vais quand même pas cohabiter ad vitam aeternam avec ce type ? Et ce disant je pense à Bill dans son maudit pyjama écossais, Bill qui traîne une effluve imprégnant la salle de bains et le couloir, Bill et sa nourriture italienne, écœurante et grasse, dans les containers en plastique du frigo, Bill à qui ma détestation, ma haine et la peur qu’il m’inspire prêtent dans mon esprit des proportions colossales et presque fantastiques, je le vois comme un gros parasite hideux et répugnant, comme un rat gigantesque qui s’est emparé de mon premier étage, comme un cancrelat mauvais et cauteleux tout droit sorti de La Métamorphose. « Il y a bien un recours qui vous reste », déclare l’officier. Je peux aller au tribunal demander l’intervention du sheriff qui viendra remettre à Bill une injonction à quitter les lieux. Si au bout de trois semaines il n’a pas obéi, le sheriff reviendra avec des hommes pour l’y forcer.

Je pense aux trois semaines qu’il me faudra passer avec Bill à deux pas de ma chambre, aux nuits d’angoisse à l’imaginer derrière la porte, lui que la pandémie et la faillite complète de son existence assignent en ma demeure. Don’t tell me I’m gonna have to shoot you : je répète l’avertissement de Bill à l’officier. Celui-ci répond qu’il m’a présenté la seule solution disponible, que cette parole en l’air ne change rien. « Ce n’est pas comme si tous les gens menacés de mort se faisaient vraiment abattre ! », ajoute-t-il en s’attendant à me voir partager son rire ce qui, de la part d’un policier, dans un pays qui compte plus de vingt mille homicides par an, me semble tout de même un peu léger. Et quoiqu’il ne le déclare pas directement, il me laisse néanmoins entendre que dans ce pétrin, après tout, je me suis mis tout seul. J’ai compris, il n’a pas besoin d’en dire plus. La voici, informulée mais limpide, la grande loi de la vie en Amérique, celle qui tôt ou tard finit toujours par resurgir, celle qui est beaucoup plus incontournable et beaucoup plus fondamentale que toutes les sentences gravées au pied des monuments et dans les exemplaires de la Constitution, beaucoup plus sincère et profonde que « We hold these truths to be self-evident… » ou bien « Give me your tired, your poor, your huddled masses! ». Cette loi très simple et cependant essentielle tient en cinq mots : « You are on your own », « au fond tu es seul ». D’accord, officier Petty, puisque vous m’y invitez, je vais me débrouiller ; et en faisant un long tour en voiture pour me donner le temps de réfléchir, je commence à échafauder mon plan. Quand je l’expose à mon ami Jean au téléphone, il répond que c’est de la folie, que ça ne marchera jamais, une heure avant que je ne passe à l’action. « It’s show time! », me dis-je pour me donner du courage en frappant à la porte.

Bill m’ouvre, il a le visage tendu, il s’attend à une autre confrontation. Pas du tout : je suis en larmes, désemparé. Je demande à m’asseoir, je tiens à peine sur mes jambes et gentiment, il m’avance un siège. Que se passe-t-il ? Je lui parle de Jean, dont je lui montre un texto sur mon téléphone, mon ami Jean, un Français comme moi, installé à New York. Eh bien, que lui arrive-t-il ? Il a fait une tentative de suicide. Pourquoi ? Il a des problèmes de drogue, il n’arrive pas à décrocher et puis sa fiancée, une Brésilienne, vient de le quitter. Touché par son histoire, peut-être secrètement satisfait qu’en ce bas monde, il y ait plus malheureux que lui, Bill demande à en savoir plus ; et je charge la barque des infortunes supposées de mon ami que je dis sans ressources et sur le point d’être jeté à la rue, au chômage et sur l’autoroute de la perdition tandis que le modèle de cette fiction, ambitieux et marié, prospère à Toronto où il vient d’embaucher son cinquantième employé. Que dois-je faire ? – et je pose cette question à Bill comme si, vraiment, il dépendait de lui, mon aîné, mon ami, mon frère, de trouver une solution à ce problème inextricable. « Prier ! » s’écrie-t-il. Et Bill de tomber à genoux sur ma moquette, il me tient fermement le poignet tandis qu’il élève vers Dieu son oraison, c’est vrai qu’il manque d’éloquence, cherche ses mots d’abord mais le cœur y est tandis qu’il parle au Très Haut de Jean, étranger à Brooklyn, victime du fléau de la drogue – et Bill en a connu, des vétérans qui de retour au pays ont trouvé les opioïdes pour refuge – Jean qui a besoin de Sa protection, de Sa bienveillance et Son amour. Et tandis qu’il prie pour cet homme qu’il ne connaît pas, je ne sais plus très bien ce que je pense, est-ce que je le trouve stupide d’avaler aussi facilement mon histoire ou bien, généreux et sublime, oui, sublime, d’avoir le cœur assez grand pour s’émouvoir des infortunes d’un inconnu ? La vie parfois vous présente des questions trop profondes pour que la réponse en soit jamais trouvée.

Bill finit sa prière et, gravement, annonce que mon devoir consiste à prendre soin de mon ami, à l’accueillir chez moi, ici-même, aussi longtemps qu’il ne sera pas guéri. « Mais toi, Bill, où iras-tu ? » (en affectant la sollicitude, j’ai peine à contenir mon euphorie). « Ne te fais pas de souci pour moi » – et tandis qu’il se redresse, il me semble que se révèle devant moi ce cowboy stoïque et généreux qu’il a, sur son écran, si longtemps incarné. C’est ça aussi, l’Amérique, le revers de l’universel « You are on your own » : cette indépendance du fort, toujours prêt à rebondir et se réinventer. Je feins un peu de l’en dissuader, de le convaincre de rester mais il m’interrompt en assénant : « ma décision est prise ». En le remerciant avec effusion, je lui annonce que je vais téléphoner à Jean pour lui apprendre la bonne nouvelle. Et tandis que, dans l’autre pièce, j’explique en français que ma ruse a fonctionné, Bill commence ses démarches, fait jouer ses contacts, écrit à ses camarades de l’armée, laisse des messages sur les réseaux sociaux où il est question de Jean et de lui-même entre deux émojis en forme de mains jointes, il en appelle à la fraternité des humbles, à la charité de ses coreligionnaires et à la générosité de ses amis républicains qui aussitôt s’activent en silence afin de trouver à l’un des leurs, quelque part en Amérique, un toit et un métier.

Ses efforts portent leurs fruits : le cousin d’une connaissance, dans le Tennessee, peut lui garantir un poste de chauffeur routier et à ce mot de Tennessee, Bill n’hésite plus une seconde car c’est un État rouge, m’explique-t-il, un vrai État républicain où on mange du steak et salue la bannière étoilée. Toutefois il y a un problème dont il s’ouvre : il n’a pas assez d’argent pour mettre dans son pick-up l’essence nécessaire au voyage. Aussitôt j’aplanis cette difficulté, lui remplissant un chèque qu’il accepte en me prenant dans ses bras, comme un frère, comme si c’était moi qui le sauvais. Le lendemain je l’aide à charger son véhicule, le matelas et ses meubles reprennent leur place à l’arrière – et un malaise me prend à l’idée qu’il ait si peu à perdre, si peu de liens, qu’il puisse en un temps aussi bref mettre toute sa vie dans une voiture. Et tandis que cette machine était devenue le symbole de la place disproportionnée que Bill prenait dans mon existence, de la peur aussi qu’il m’inspirait, sa vue ce jour-là me serre le cœur. Je me dis que c’est la dernière chose qui le sépare de la ruine, que lorsque ce tas de ferraille deviendra une épave, Bill, lui aussi, sera abandonné au bord de la route. Quand il me prend une dernière fois dans ses bras et me fait au volant ses adieux, une drôle de honte me vient, honte de l’avoir trompé et qu’il ait été aussi facile de le faire, honte d’avoir été l’un de plus qui se sera joué de lui, honte mêlée au soulagement immense qu’il s’éloigne, s’en aille, sorte définitivement de ma vie. Le pick-up rugit une dernière fois et disparaît au coin de la rue.

J’ai souvent repensé à Bill, au cours des mois suivants.

Je me demandais ce qu’il devenait, s’il survivait à la pandémie. Il était de ceux qui refusent de porter un masque et pour qui le Covid était selon les jours une grippette, une invention des médias ou bien une arme secrète développée par la Chine.

Un mois après son départ, il m’avait envoyé un texto depuis le Tennessee. Bill espérait que Jean se rétablissait grâce à mes soins. Il voulait me dire aussi que son emploi payait bien et qu’avec la grâce du Ciel, il avait renoué avec Sandra qui, d’un jour à l’autre, viendrait vivre avec lui. Bientôt, il m’enverrait une invitation pour le mariage. Si Jésus avait tant fait pour lui en un temps aussi court, concluait-il, de quels bienfaits ne me comblerait-Il pas pourvu que moi aussi, je Lui ouvre mon cœur ?

C’est le dernier message que j’ai reçu de lui.

Hier, je regardais la télévision avec Norah – au bout du compte, nous n’avons pas divorcé. Nous sommes tombés sur un documentaire consacré à l’insurrection du 6 janvier, quand Trump a déchaîné des masses haineuses à travers Washington en espérant s’accrocher au pouvoir après sa défaite de novembre. Parmi la foule galvanisée, beuglant, poussant, rageant, bousculant, rudoyant, menaçant, soufflant, prête à tout pour entrer par la porte que les gardes défendaient avec leur vie, une bannière à la main, une casquette rouge sur la tête, il m’a semblé le reconnaître, Bill, à l’assaut du Capitole. Cinq fois, dix fois j’ai repassé la même séquence, celle où je croyais l’apercevoir là, au cœur de la mêlée ; le visage qui m’interpellait était minuscule mais oui, il se pouvait fort bien que ce fût le sien ; à moins qu’au même moment, indifférent à la politique depuis qu’il menait une existence plus confortable, Bill ne filât des jours heureux avec sa jeune épouse, quelque part dans la banlieue de Nashville ou de Johnson City ?

Pour en avoir le cœur net, j’ai décidé de l’appeler ; en vain, son numéro n’était plus attribué. Puis j’ai fait une recherche sur Internet à son sujet ; je n’ai strictement rien trouvé.

Comme une bête qui ne rend pas les corps, l’Amérique l’avait avalé.


Benjamin Hoffmann

Écrivain, Professeur de littérature française à l’université Ohio State

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