Essai

Le Véritable Saint Zelensky comédien et martyr

Écrivain

Zelensky comédien jouant un président, puis devenu président : la réalité rattrape la fiction, et peut-être « la vérité n’est-elle jamais que fiction puisque la fiction elle-même devient si aisément vérité », comme l’écrit Philippe Forest. De Saint Genest comédien et martyr (1647) à Serviteur du peuple (la comédie de Zelensky), de César à Kennedy, peut-être ne s’agit-il toujours que d’une seule et même histoire. Ainsi craint-on que la farce devienne tragédie. La réalité rattrape la fiction, et parfois elle réclame son dû.

1.

Que les événements d’aujourd’hui répètent ceux d’hier, que les événements d’aujourd’hui annoncent ceux de demain, l’idée – aussi déraisonnable qu’elle semble, aussi paradoxale qu’elle paraisse – fascine forcément. Elle concerne d’abord le philosophe réfléchissant à la loi de l’Éternel Retour et à la manière vertigineuse dont, autour de son axe immobile, tourne sur elle-même l’immense roue du temps. Elle préoccupe aussi l’historien s’interrogeant sur le possible et perpétuel recommencement du récit qu’il raconte à l’intention des générations futures et dont la continuelle nouveauté, la frénétique accélération, peut-être, ne constituent qu’un leurre auquel lui-même se laissera prendre. Elle intéresse enfin l’écrivain se demandant si derrière toutes les fables qu’il fabrique, derrière toutes celles qui furent façonnées par d’autres avant lui, derrière toutes celles qui le seront par d’autres encore après lui, ne se tiendrait pas une histoire et une seule, toujours la même, identique en dépit des apparences toujours changeantes sous lesquelles elle se présente à lui et à chacun de ceux qui la découvrent à leur tour.

L’Histoire se répète et elle change. L’un ou l’autre. L’un et l’autre. Sur tout cela beaucoup de choses ont été écrites, identiques ou différentes. Car c’est le propre du discours que l’on tient sur l’Histoire, à l’instar de l’Histoire dont ce discours disserte, que de se répéter et de changer aussi. L’un ou l’autre. L’un et l’autre. Tour à tour et en même temps.

En des pages célèbres, Marx fait remarquer que les hommes qui, au moment de la Révolution française, donnèrent forme à leur futur avaient les yeux tournés vers le passé. Ils croyaient imiter des modèles hérités d’hier quand ils en inventaient d’autres qui détermineraient les lendemains qu’ils léguaient à l’humanité. Il n’est rien ainsi qui ait lieu une seule fois – même si, à chaque fois, du seul fait qu’il se répète, fût-il identique à lui-même, un événement devient nécessairement différent.

La tragédie, dit Marx, se transforme en farce.

Mais l’inverse se constate aussi bien.

 

2.

Parfois, il arrive qu’un événement rime avec un autre. À des années d’intervalle, à des siècles de distance, il lui fait écho. L’un de ces événements, l’autre en est la répétition. Il le rappelle ou il l’annonce. Donnant étrangement au présent un air avéré de déjà-vu. À moins que ce ne soit la valeur vague d’un oracle dont il faudra forcément abandonner à l’avenir le soin, quand la chose n’intéressera plus personne, de décider s’il avait dit vrai ou bien faux.

On joue au jeu des ressemblances. Et à ce jeu-là, il n’est nulle chose qui ne soit identique à une autre. Lorsque John Fitzgerald Kennedy est assassiné à Dallas, les circonstances de ce crime rappellent étrangement celles qui entourèrent le meurtre dont Abraham Lincoln, un siècle auparavant, fut également la victime à Washington. La tragédie est la même, dans les moindres détails. Singulièrement, les protagonistes principaux portent les mêmes noms et jouent parfois les mêmes rôles. L’intrigue se déroule, identique et elle mène au même dénouement.

Tout cela, dira-t-on, fut le fait du hasard. Il n’y a pas lieu d’accorder quelque signification que ce soit, ajoutera-t-on, à de semblables coïncidences. C’est pourtant difficile. L’esprit ne peut se défendre contre l’idée que la même tragédie s’est jouée deux fois. Et si tel fut le cas, tout pousse alors à penser que la même pièce, avant Lincoln, avant Kennedy, à la faveur d’autres et mystérieuses occurrences, pour d’autres acteurs, devant d’autres spectateurs, avait déjà été écrite et interprétée à plusieurs reprises. De fait, et à s’y méprendre, elle évoque la conjuration sous les coups de laquelle tomba Jules César, insoucieux de l’avertissement que lui avait prodigué l’augure au moment des Ides de Mars.

La conjuration elle-même, d’ailleurs, compte moins que la manière dont Shakespeare la raconta. Comme si la vérité était tout entière contenue dans la fiction qui l’enferme. Et comme si le meurtre littéraire tel que le dramaturge anglais le met en des vers qu’il place dans la bouche de ses comédiens constituait en quelque sorte la matrice d’où sortirent ou sortiront tous les meurtres bien réels dont l’Histoire a porté, porte ou portera témoignage. Déplaçant vers l’Irlande la scène où le même drame encore se répète, avec une pareille hypothèse, dans l’une de ses « Fictions », – elle s’intitule « Thème du traître et du héros » – joue Jorge-Luis Borges – auquel, le lecteur s’en est aperçu, et puisque l’on ne fait jamais que réécrire ce que d’autres écrivirent avant soi, j’emprunte les idées que j’exprime ici et jusqu’à la forme que je donne à ma propre « fiction ».

 

3.

Le peu que l’on savait, il y a encore quelques semaines, de Volodymyr Zelensky concernait la manière dont, acteur, il était devenu le président, démocratiquement élu, de son pays.

Qu’un politicien doive nécessairement se faire un peu comédien, nul ne l’ignore, chacun l’observe et les exemples, en général affligeants, sont innombrables. Un seul suffira. On choisira le plus éminent. Napoléon fait plutôt bien l’affaire. Lorsque Vigny dans Servitude et grandeur militaires imagine la rencontre entre le pape et le Premier consul, il place dans la bouche du second une tirade qui semble sortie tout droit de chez Shakespeare. « Mon théâtre, c’est le monde » proclame Bonaparte, ajoutant désabusé, cabotinant avec un peu de mélancolie : « Tout est rôle, tout est costume pour moi depuis longtemps et pour toujours. » Dumas lui fait dire à peu près la même chose et use d’un procédé qu’il emprunte également à l’auteur d’Hamlet : en l’occurrence, le « théâtre dans le théâtre ». Dans le drame plutôt oublié que le romancier des Trois mousquetaires consacre à Napoléon, il montre l’Empereur des Français visitant incognito la Foire de Saint-Cloud où des saltimbanques présentent un spectacle dont il est le héros. Dumas rapporte également – je veux dire qu’il invente aussi bien – le dialogue de Napoléon avec Talma, le grand tragédien d’alors et son ami de longue date. L’Empereur a toujours soutenu qu’il avait appris de l’acteur l’art de jouer son rôle de souverain, à la semblance des grands personnages du répertoire classique dont le comédien passait pour le plus talentueux, le plus prestigieux, le plus autorisé des interprètes. Même si, l’élève ne manquant pas de faire également la leçon au maître, Napoléon, paraît-il et Dumas le dit encore, conseillait à Talma de mettre, par souci de vraisemblance, un peu plus de naturel, un peu moins d’emphase et de solennité dans son jeu.

Qu’un comédien puisse devenir politicien et accéder aux plus hautes fonctions de l’État, la chose, en revanche, est moins fréquente. Les meilleurs exemples nous viennent des États-Unis. Sans doute parce que la Société du Spectacle – le « spectaculaire intégré » tel que le définissait Debord – y a atteint son degré de développement le plus avancé et que les lois du « show business » y gouvernent sans partage tous les aspects de la vie – et jusqu’au fonctionnement du jeu politique. À l’époque – c’est-à-dire : il y a maintenant quarante ans –, un écrivain aujourd’hui disparu – il s’agit de Jean-Edern Hallier – résumait avec esprit la dégringolade qui, à ses yeux, avait conduit de l’Empire romain à l’Empire américain. Autrefois, rappelait-il, Caligula avait élevé son cheval à la dignité de consul – « Heureux ceux que gouverna le cheval de Caligula ! » s’exclamait un demi-siècle plus tôt Louis-Ferdinand Céline indiquant ainsi que la civilisation moderne réservait à ses citoyens un régime bien plus bestial que celui auxquels les plus délirants des tyrans avaient jadis soumis le monde antique. Désormais – je veux dire : alors, dans les années 1980 du vieux vingtième siècle –, continuait Hallier, le cheval qu’il montait dans les westerns auxquels il dut d’abord sa modeste réputation hollywoodienne, avait permis à Ronald Reagan, acteur de série B, d’accéder au bureau ovale que la Maison Blanche réserve au chef de la première puissance mondiale. Ce n’est plus le souverain qui confère le pouvoir à son cheval mais bien le cheval qui sacre son cavalier et lui confie tout pouvoir. La tragédie se fait farce. Et la farce elle-même n’en finit pas de se dégrader. Depuis, le spectacle télévisuel – sans même parler de la foire des réseaux dits sociaux – s’est avantageusement substitué au spectacle cinématographique. La notoriété que Donald Trump acquit, comme on sait, à la faveur des émissions de télé-réalité qu’il animait ne fut pas étrangère à la façon dont il fut porté à la présidence de son pays.

 

4.

Le cas de Zelensky, cependant, est un peu différent. Certes sa popularité médiatique constitua le marche-pied qui permit à une vedette du « stand-up » de devenir président. Mais d’une façon extraordinairement singulière et peut-être bien unique, sans précédent – si tant est qu’un événement puisse passer pour nouveau et n’en répète jamais un autre qui eut lieu avant lui.

Le feuilleton télévisé qui fit connaître Zelensky du public racontait, d’après ce que l’on en sait, et sans doute selon les codes de la sit’com telle qu’elle sévit désormais un peu partout, l’histoire d’un homme ordinaire qui, dénonçant la corruption du régime, accède à la magistrature suprême et se retrouve en situation de réformer le pays à la tête duquel ses compatriotes l’ont placé. Un peu comme si, toutes choses égales par ailleurs, dix ans après avoir été à l’affiche du Ruy Blas de Victor Hugo, fort du prestige que lui avait valu le flamboyant monologue à la faveur duquel le héros romantique apostrophe les « oligarques » d’Espagne et leur souhaite « Bon appétit ! » tandis qu’ils dépècent le pays, mieux que Lamartine et en lieu et place de Louis-Napoléon Bonaparte, Frédérick Lemaître – l’héritier de Talma, le même qui apparaît sous les traits de Pierre Brasseur dans Les Enfants du paradis – avait été élu au suffrage universel au poste de premier Président de la Seconde République.

La réalité, comme on dit, rattrape la fiction. La fiction se fait réalité. Un homme joue le rôle d’un autre et il devient cet autre. Peut-être jouait-il avec tant de justesse qu’il a convaincu les spectateurs de lui confier l’emploi pour lequel il avait fait preuve de tant de talent et de dispositions, pour lequel il semblait si bien taillé. Peut-être les électeurs ont-ils voulu prendre l’acteur à son propre jeu, lui faisant généreusement cadeau du poste qu’il briguait devant les caméras ou lui réservant, par malice, le mauvais tour de le lui confier dans la vie. À l’ère du Spectacle, à l’âge du Simulacre, l’image prend la place de la réalité qu’elle a évincée et à laquelle elle ne renvoie plus. Sinon afin d’apporter la preuve que tout n’est plus que comédie et que la vérité n’est jamais que fiction puisque la fiction elle-même devient si aisément vérité…

 

5.

Rotrou est un nom qui ne dit plus grand-chose à personne. Les plus scrupuleuses et les plus canoniques histoires de la littérature française du siècle classique – ainsi le vieux Lagarde et Michard – n’accordent que quelques lignes à cet auteur resté dans l’ombre du grand Corneille. Elles ne mentionnent de lui qu’une seule pièce. Si le titre en évoque vaguement quoi que soit au lecteur d’aujourd’hui – à supposer que celui-ci se soucie encore de littérature –, cela tient plutôt à l’allusion qu’y fit Jean-Paul Sartre dans le titre de l’essai que lui-même consacra autrefois au poète, romancier et dramaturge Jean Genet.

Le Véritable Saint Genest comédien et martyr date de 1647. La tragédie tire son argument de l’hagiographie. Elle s’inspire de l’histoire édifiante d’un homme dont l’Église fit le saint patron de tous les acteurs. À Rome, sous l’Empire, au temps des persécutions dont l’Église était victime, Dioclétien l’avait envoyé espionner les chrétiens afin de tourner leur secte en dérision et de proposer la parodie de leur culte sous la forme d’un petit divertissement théâtral. Mais touché par la grâce, Genest se convertit et, au beau milieu du spectacle, proclame sa foi, suscitant la colère de l’Empereur qui ordonne qu’il soit torturé et puis décapité. De siècle en siècle, cette fable pieuse a prévisiblement fourni souvent un sujet aux auteurs de mystères et de tragédies. Notamment à Lope de Vega qui lui consacra sa Feinte véritable dont Rotrou s’inspire à son tour – puisqu’il n’est jamais d’histoire qui n’en annonce, qui n’en répète une autre.

« Je me trouve être un autre » déclare Genest lorsque, à la scène 4 de l’acte II, il réalise soudainement qu’il partage désormais les sentiments chrétiens qu’il prêtait à son personnage. Celui qu’il imitait, il le devient, pris à son propre jeu, pris à son propre piège. Avant que Diderot ne vienne avec son Paradoxe soutenir la thèse inverse, l’idée, issue de la vieille rhétorique et conforme à son art de convaincre, voulait que le comédien, au même titre que l’orateur, s’abandonne intérieurement aux passions qu’il lui faut accepter de ressentir afin de pouvoir les exprimer. Au risque, duquel il lui faut se défendre, pour le comédien, de ne plus savoir faire la différence entre l’homme qu’il est et celui qu’il joue.

 

6.

À supposer d’ailleurs qu’une semblable différence existe vraiment. Le grand théâtre baroque – superlativement chez Shakespeare – suggère le contraire. Il nous enseigne que le monde est un théâtre. Nous y interprétons tous un rôle que nous avons à peine choisi, que le hasard ou le destin nous ont confié et qu’il nous appartient seulement de jouer du moins mal que nous le pouvons. Pour son malheur et pour son salut, Genest le comprend : « Ce monde périssable et sa gloire frivole / Est une comédie où j’ignorais mon rôle. »

La pièce de Rotrou relève de l’apologétique. Mais d’une manière en somme assez singulière car elle fait en même temps l’apologie de la vérité et celle de la fiction. Le mensonge qu’il servait, le comédien l’abjure au nom de la vérité qu’il professe. Mais cette vérité ne lui est révélée qu’en raison du mensonge auquel il se prête. Telle est la leçon de saint Genest qui, « de la scène où il représentait, fit l’échafaud de son supplice et le Théâtre de sa gloire » – selon les mots de Georges de Scudéry, contemporain de Rotrou, dans son Apologie du théâtre.

Car à une semblable leçon, la sanction du sang est nécessaire. Le réel réclame son dû. Il fait son retour sur la scène où l’on pensait qu’il n’avait pas sa place. Et cela ne va pas sans que la monnaie de singe dont, sur les tréteaux, sous les cintres, devant le trompe-l’œil d’une toile peinte, on se payait avec des mots ne soit convertie en traites de sueurs et de pleurs. Une fois les trois coups frappés, dès lors que le rideau a été levé, on n’échappe plus à l’intrigue ni au dénouement vers lequel elle conduit, toujours le même, comme le dit l’une des Pensées de Pascal. Car : « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. »

Genest marche ainsi au sacrifice qui seul atteste la sincérité de sa conversion : « Il est temps de passer du théâtre aux autels / Si je l’ai mérité, qu’on me mène au martyre ; / Mon rôle est achevé, je n’ai plus rien à dire. »

 

7.

Comme le meurtre de Kennedy et celui de Lincoln répètent le crime dont, chez Shakespeare, César fut la première victime, Zelensky interprète le rôle qui, chez Rotrou, appartint d’abord à Genest. La farce qu’il jouait se fait tragédie. Jouant en comédien le rôle d’un martyr, de comédien, il devient martyr – ou du moins possiblement, probablement promis à le devenir afin d’interpréter comme il le faut et jusqu’au bout le rôle qu’il remplit.

Car Zelensky n’en reste pas moins comédien. Son combat, il le livre à sa manière, usant des armes qui lui appartiennent : se mettant en scène lui-même sous l’œil des caméras et dans le costume, sous le maquillage qui sied à son nouveau rôle, mal rasé et en treillis militaire, haranguant les siens et interpellant les autres à la faveur des messages que, sous formes de selfies clandestinement réalisés depuis un pays en guerre, il adresse au monde, prenant bien soin d’apparaître sous les traits d’un personnage en tout point opposé à celui devant lequel il se dresse, qu’il défie, chef d’État en costume et cravate, siégeant entre deux drapeaux et derrière son monumental bureau depuis lequel il commande et ordonne. Le comédien martyr, le martyr comédien signifiant à l’Imperator dont les troupes le menacent, comme le fait le héros de Rotrou, que la vraie victoire est promise à ceux auxquels le jeu des armes paraît parfois donner tort : « … tous les jours la rage des tyrans / Croit faire des vaincus et fait des conquérants. »

Zelensky joue. Il joue encore. Il joue mieux que jamais. Son audience est planétaire. Il tient son meilleur rôle. Cela ne signifie pas qu’il soit insincère. Car, parlant pour la paix et la démocratie, il dit la vérité. Quand bien même cette vérité, il l’exprime avec tout un art qui lui vient des années qu’il a passées à faire commerce de son talent sur la plus insignifiante des scènes. Le comique populiste se mue en apôtre de la liberté. Mais Poutine ne joue pas moins que lui, ni plus mal que lui. Chacun donne à l’autre la réplique, dans son rôle, devant le décor qu’il faut, avec le costume qui convient. Comme Genest et Dioclétien, indispensables l’un à l’autre. Le premier joue le rôle du bon – et peut-être est ce aussi pour de mauvaises raisons. Le second joue le rôle du mauvais – mais rien n’exclut qu’il ait aussi de bonnes raisons pour cela. Chacun parle pour sa cause, plaide pour son peuple et défend ses principes.

L’Empereur, au nom de l’ordre nécessaire qui à ses yeux doit régner sur le monde, exige du comédien qu’il se soumette et abjure sa foi dans les valeurs qu’il professe : « Insolent, est-ce à toi de te choisir des dieux ? / Les miens, ceux de l’Empire et ceux de tes aïeux, / Ont-ils trop faiblement établi leur puissance / Pour t’arrêter au joug de leur obéissance ? » Mais le comédien, lui, revendique le droit de se réclamer d’une autre loi que celle que l’Empereur proclame indispensable au bien de son Royaume : « Je cherche le salut, qu’on ne peut espérer / De ces dieux de métal qu’on vous voit adorer. »

 

8.

Selon le mot fameux d’Oscar Wilde, l’Art n’imite pas la vie, c’est la Vie qui imite l’Art. L’Histoire répète des fictions qui, imaginées autrefois, n’attendaient que le moment propice afin d’être portées une nouvelle fois sur la scène de ce monde où tout – farce ou bien tragédie – n’est jamais que théâtre.

Il est douteux que Zelensky ait jamais entendu parler de Rotrou ou même de Genest. En revanche, il connaît certainement le To be or not to be de Lubitsch – qui, puisqu’il y en a peu et qu’elles sont toujours identiques, raconte en somme la même histoire. Nous sommes en 1939. Un acteur à la célébrité très locale (« He is world-famous in Poland »), massacre le monologue de Hamlet sur une scène de Varsovie : ce qu’il fait à Shakespeare, les Allemands, lui dit-on sarcastiquement, s’apprêtent à le faire à son pays. Afin de se sauver lui et les siens et de sauver du même coup la résistance que son pays oppose aux occupants, il improvise avec les comédiens de sa troupe une invraisemblable comédie dans le but de duper la Gestapo. L’un de ses médiocres acteurs brûle depuis toujours d’interpréter la grande tirade du Marchand de Venise – qu’aucun metteur en scène sérieux n’a jamais voulu lui confier. Mais l’occasion lui est enfin offerte : afin de détourner l’attention de quelques officiers nazis, se dénonçant lui-même à eux comme juif, le comédien joue pour eux le rôle de Shylock, usant des mots autrefois écrits par Shakespeare, les répétant dans des circonstances où ils prennent une pathétique force nouvelle, l’acteur parvenant fugitivement au sommet de son art, feignant mieux qu’il ne l’a jamais fait d’être un autre et devenant cet autre afin que de son mensonge sorte la seule vérité qui vaille.

Bien sûr, chez Lubitsch, tout se termine par un « happy ending ». On ne peut que souhaiter qu’il en aille de même pour Zelensky et que la farce ne se fasse pas tragédie. Genest a été officiellement canonisé. Il existe, en Europe, des églises où l’on vénère son souvenir. Ainsi à Rome : l’église Sainte-Suzanne-aux-Termes-de-Dioclétien. Que l’on ait ou pas la foi, l’heure semble venue d’y faire brûler un cierge pour le salut de l’Ukraine, priant pour que le comédien qui en est devenu le président, selon le mot par lequel se conclut la pièce de Rotrou, soit préservé du sort qui le menace : « D’une feinte, en mourant, faire une vérité. »

8 mars 2022


Philippe Forest

Écrivain, Romancier, essayiste

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