Roman (extrait)

La ville des vivants

Écrivain

En mars 2016, un jeune homme est assassiné sauvagement. Sans raison. Par deux jeunes gens sans histoire. Nicola Lagioia, dont on a récemment découvert l’œuvre en France, reconstitue minutieusement ce fait divers survenu dans la capitale italienne et qui occupa les médias et les réseaux sociaux. « N’attribuons pas les problèmes de Rome à sa surpopulation. Quand il n’y avait que deux Romains, l’un a tué l’autre », aurait dit Giulio Andreotti. Cette épigraphe du roman dit l’essentiel : c’est de Rome qu’il s’agit. Et c’est sous ce signe que nous ouvrons notre série d’avant-premières de littérature étrangère à paraître à la rentrée. La Ville des vivants (Flammarion) est traduit de l’italien par Laura Brignon.

Le 1er mars 2016, un mardi assez ensoleillé, les grilles du Colisée venaient de s’ouvrir pour permettre aux touristes d’admirer les ruines les plus célèbres du monde. Des milliers de corps s’acheminaient vers la billetterie. Certains trébuchaient sur les cailloux. D’autres se hissaient sur la pointe des pieds pour évaluer la distance jusqu’au temple de Vénus. Plus haut, la ville faisait bouillir sa rage dans son trafic, dans ses autobus en panne dès neuf heures du matin. Des gestes de l’avant-bras accompagnaient les insultes par les vitres baissées. Sur le bord de la chaussée, la police mettait des amendes que personne ne paierait jamais.

« C’est ça, ouais… t’as qu’à te plaindre au maire ! »

L’employée du guichet numéro 4 éclata d’un rire narquois, provoquant l’hilarité de ses collègues. De l’autre côté de la vitre, le vieux touriste hollandais la regarda, étonné. Il brandissait dans son poing deux fausses entrées, que deux faux employés du site archéologique lui avaient vendues peu avant.

La plaisanterie sur la plainte au maire était devenue un leitmotiv depuis quelques semaines. Née dans les bureaux de la mairie, elle s’était propagée chez les chauffeurs de taxi, les hôteliers, les éboueurs et les vendeurs de glace à qui les touristes, égarés par les innombrables dysfonctionnements de la ville, demandaient de l’aide en l’absence d’une autorité plus évidente.

Le Hollandais fronça les sourcils. La véritable autorité, celle en tenue officielle, se moquait-elle de lui elle aussi ? Derrière lui, le bourdonnement de la foule se faisait plus fort.

« Suivant ! »

Le touriste hollandais ne bougea pas.

L’employée de la billetterie l’observa, un sourire froid se dessina sur son visage.

« Next one ! »

 

Nombre de ces touristes avaient passé la nuit dans les hôtels à bas prix du quartier de Monti, dans les chambres d’hôtes miteuses autour de la Porta Maggiore. Le nez en l’air pour admirer un ange, ils s’étaient retrouvés face contre terre après avoir trébuché sur un sac-poubelle ou s’être cognés contre un panneau branlant. En haut le marbre immaculé, en bas les rats. Et les goélands mangeaient les rats. Les moins bien informés avaient attendu en vain un bus avant de se diriger à pied vers le Colisée. Maintenant, ils y étaient. La lenteur de la file aurait pu les agacer, mais ils étaient subjugués par la morte beauté : le ciel au-dessus des arches en travertin, les colonnes vieilles de deux mille ans, la basilique de Maxence. Une menace résonnait dans la splendeur, comme si les puissances invisibles avaient la faculté d’attirer leurs détracteurs dans le royaume des ombres. Une éventualité qui ne faisait ni chaud ni froid aux Romains.

L’employée de la billetterie s’occupa d’un autre touriste. Son collègue du guichet voisin fit de même. La foule devant eux était impressionnante, mais ils avaient vu pire. Le Jubilé de la Miséricorde avait mal commencé. Un flop, écrivaient les journaux hostiles au pape. Les pèlerins venus célébrer l’année de la rémission des péchés, de la réconciliation et de la pénitence n’étaient pas plus nombreux que ceux venus fêter l’année des beuveries, de l’anarchie impunie, du renvoi de balle.

Le vieux touriste hollandais quitta la file. Il se dirigea vers la piazza dei Cinquecento. À côté de lui, un adolescent. Arrivés au niveau de la rue, ils disparurent entre les lauriers-roses.

« Ça schlingue », constata l’employée de la billetterie tout en faisant bouger sa souris, les yeux fixés sur l’écran.

Un touriste chinois attendait ses tickets.

L’employée de la billetterie lança l’impression et regarda sa main. Elle tressaillit. Deux taches rouges étaient apparues à côté de son tapis de souris. Elle n’eut pas le temps de cligner les yeux qu’il y avait trois taches sur le bureau. Suivies d’une quatrième.

« Oh mon Dieu ! »

Le touriste chinois recula. L’employée de la billetterie bondit sur ses pieds, effarée, en proie à la pire sensation pour les habitants de cette ville : celle d’être frappé par un malheur qui épargne tous les autres. Elle leva les yeux. Les gouttes tombaient du plafond. Alors elle fit ce que tout le monde à Rome fait quand le sang dégouline des murs d’une administration. Elle appela son supérieur.

Quelques heures après, deux des quatre billetteries du Colisée étaient fermées.

 

 

« Le sang d’un rat mort, déclara le directeur régional des biens archéologiques.

— Un rat ? » répéta quelqu’un au fond de la salle.

L’assemblée ricana.

Mercredi 2 mars. La conférence de presse suivait la fin des travaux de réaménagement autour du Colisée. Cependant, un journaliste avait demandé à brûle-pourpoint pourquoi deux guichets avaient été fermés la veille.

Le directeur régional avait été obligé d’entrer dans les détails. Un gros rat s’était glissé dans le faux plafond de la billetterie. Empalé par un étrier, il avait dû essayer de s’échapper, ce qui avait empiré la situation.

« L’employée en service a vu du sang tomber sur son bureau. Les guichets ont été fermés pour qu’ils soient dératisés. »

 

La prolifération des rats fit la une des quotidiens. Ces derniers temps, les rongeurs multipliaient leurs incursions hors des égouts. Des rats autour de la gare Termini. Des rats dans la via Cavour. Juste à côté de l’Opéra. Ils traversaient la route sans se soucier de la circulation. Ils entraient dans les boutiques de souvenirs, semant l’effroi parmi les touristes.

Les journaux rappelèrent qu’il y avait plus de six millions de rats à Rome. Non qu’ils soient absents à New York ou à Londres, seulement, à Rome ils étaient devenus les rois de la ville.

« Voilà ce qui arrive après des années d’administration désastreuse », dit un urbaniste.

« Le problème, c’est surtout la gestion des déchets, affirma un des agents chargés de la dératisation. N’oublions pas que les rats sont les convives de l’homme. »

À Rome, à cette période, la gestion des déchets était dramatique. Les ordures étaient partout. Les camions poubelles tournaient au ralenti. De grands sacs-poubelle assiégeaient les rues. Le personnel de l’hôpital Sant’Eugenio (les rats avaient colonisé jusqu’aux établissements hospitaliers) déclara à la presse que c’était le scandale définitif, le camouflet qui obligerait la ville à se réveiller. Beaucoup de gens le pensaient. Mais, aussitôt après, ils suspectaient d’être eux-mêmes encore endormis. L’aile d’un gigantesque goéland plongeait la ville dans l’ombre. Et les Romains se remettaient à rire.

« Ouais, c’est ça… t’as qu’à te plaindre au maire ! »

Si la plaisanterie rencontrait un tel succès, c’est qu’alors il n’y avait pas de maire à Rome. La mairie avait été placée sous tutelle. Une enquête judiciaire appelée Mondo di Mezzo (« Monde du Milieu ») avait mis la ville sens dessus dessous. Une quantité stupéfiante de conseillers municipaux, consultants, notables, adjoints municipaux, fonctionnaires, magouilleurs, entrepreneurs, criminels de droit commun étaient mis en accusation. Et, rareté suprême : il y avait deux papes à Rome.

 

Dans des moments de chaos pareil, fidèles à un usage ancien, les habitants de Rome scrutaient le ciel à la recherche d’un signe. Mais, en 2016, ce réflexe – chercher un message secret entre les nuages – pouvait lui aussi apparaître comme une escroquerie.

Vendredi 4 mars, le meurtre fut commis.

Le lendemain, Rome fut inondée par la pluie.

 

 

Le dimanche 6 mars, après une semaine de travail, Mario Angelucci regardait la télé, enfoncé dans son canapé.

C’était un homme de cinquante-quatre ans, maigre, aux tempes dégarnies. Il travaillait dans une radio locale. Cette expérience l’avait rendu sensible à l’écoute des voix. Quand il était dans le studio, devant la console, il n’avait pas besoin de suivre ce que la personne disait : il entendait la « coda » du discours radiophonique, se tenait prêt à appuyer sur le bouton noir et le jingle démarrait dès que la voix se taisait.

Mario zappa. Souffla. Changea de position. Son agitation venait de quelque chose qu’il avait entendu peu avant. Il n’avait pas prêté l’attention requise à ce qui était dit, mais il avait senti que c’était important. Il retrouva l’information sur Rai 1. La présentatrice du journal télévisé parlait d’un jeune homme de vingt ans sauvagement tué dans un appartement de la périphérie romaine.

Les images montrèrent un immeuble orange qui se découpait entre les arbres nus de l’hiver finissant. Mario Angelucci écarquilla les yeux. L’homicide avait été commis à Rome, et il était de Rome. Il s’était déroulé entre Collatino et Colli Aniene, le quartier où il habitait. Et la télé montrait de l’extérieur la fenêtre qu’il aurait pu ouvrir de l’intérieur s’il s’était levé pour le faire. Angelucci éprouva une des sensations les plus étranges de sa vie. Il lui sembla que Dieu le regardait. Et que se passe-t-il d’habitude quand Dieu ouvre son Œil sur vous ?

« Via Igino Giordani, 2. »

Confirmant qu’il n’était pas en train de perdre la tête, la présentatrice du journal télé venait de prononcer son adresse. Mario Angelucci bondit sur ses pieds. Il traversa le couloir au pas de course. Son cœur battait la chamade. Son fils avait vingt et un ans, il l’avait vu pour la dernière fois la veille au soir, sa femme et lui l’avaient salué quand il était sorti et ils ne l’avaient pas entendu rentrer. Samedi soir. Le jour de la semaine où les jeunes gens s’attirent des ennuis.

Mario Angelucci arriva au fond du couloir. Il ouvrit grand la porte et l’odeur de renfermé le prit à la gorge. Puis la lumière éclaira l’intérieur. Serviettes, bandes dessinées, chaussettes en boule, un rouleau de papier toilette. Il vit les couvertures rabattues sur un lit où il pouvait s’être passé n’importe quoi et, sur le lit, un grand gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix qui ronflait bruyamment.

Une semaine après, alors que le meurtre était sur toutes les bouches, Mario Angelucci commenta l’anecdote auprès de ses collègues.

« Pire qu’une crise d’angoisse, les gars. Me suis fait un film, je vous raconte pas. »

Ses collègues de la radio lui demandèrent pourquoi il avait imaginé que son fils pouvait être mêlé à cette histoire.

« Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je me l’explique pas. »

Les journaux disaient que le meurtre avait été commis dans un appartement du dixième étage.

« Tu connais les propriétaires ? demanda un de ses collègues.

— Non, juste bonjour bonsoir.

— Mais quand tu as paniqué, tu imaginais que ton fils était la victime ou l’assassin ?

— Franchement, ça pouvait être l’un comme l’autre. Dans cette ville, il peut se passer n’importe quoi. »

Alors, un sourire rayonnant illumina le visage d’Angelucci, un peu sévère en raison de ses joues creuses et de ses lèvres fines. Soulagement. Soulagement d’avoir été épargné, d’avoir été ignoré, car personne ne sait à l’avance sur qui l’Œil s’ouvrira, et certaines tragédies ont beau ne frapper qu’un homme sur cent mille, il faut bien que ce malheureux existe : chez lui – afin de rester intacte chez les autres – se brise l’illusion que certaines choses ne peuvent pas arriver à soi.

 

Le dimanche 6 mars à une heure et demie de l’après-midi, Mario Angelucci savait que sa famille était sauve.

Quelques heures après, à l’autre bout de la ville, l’avocat Andrea Florita reçut un appel. Florita avait quarante-quatre ans, un physique sec, un regard ouvert et intelligent. Comme nombre de ses confrères, il avait son cabinet à Prati. En ville, le pouvoir et l’émerveillement étaient équitablement répartis sur les deux rives du Tibre. Rive droite, les forums impériaux, le Quirinal, les institutions gouvernementales. Rive gauche, les tribunaux, la Rai, la chapelle Sixtine. Ce dimanche-là, Florita avait passé la journée avec son fils.

« Mon fils est encore petit. Quand je suis avec lui, j’évite d’allumer la télé. En répondant au téléphone, je n’avais pas la moindre idée de ce qui s’était passé. »

À l’autre bout du fil, la voix d’un homme adulte.

« Bonsoir maître Florita, je m’appelle Giuseppe Varani. Mon fils a été assassiné. »

Florita ne comprit que tard dans la soirée qu’il était devenu l’avocat des parties civiles dans un des procès les plus retentissants de ces dernières années. Après s’être entretenu avec Giuseppe Varani, il croisa une connaissance en rentrant chez lui. L’homme lui demanda ce qu’il pensait de l’homicide avant même que l’avocat ait eu le temps de mentionner l’identité de son nouveau client.

Tout le monde demandait l’opinion des autres sur ce meurtre. Surtout, tout le monde voulait donner la sienne. En quelques heures, ce crime devint le principal sujet de conversation à Rome. Les chauffeurs de taxi de la gare Termini, les barmans de la piazza Bologna, les bandes d’amis de Monti et de Testaccio, tout le monde en discutait. Sans parler de ce qui se passait chez les gens. Des pères se disputaient avec leurs fils. Des femmes mettaient leur mari en garde sur les conséquences d’une éducation trop laxiste ou, à l’inverse, trop sévère.

« Tu as lu ? » « Tu as entendu ? » « Tu as vu ce qui s’est passé ? »

 

 

« Un cauchemar dans la périphérie de Rome. Un jeune homme de 23 ans tué dans un appartement de Collatino après avoir été torturé pendant des heures. Le crime serait apparemment dépourvu de mobile. »

La Repubblica, 6 mars 2016

 

 

Samedi 5 mars, Manuel Foffo sortit de chez lui peu après sept heures du matin.

Il avait rendez-vous avec sa mère, son frère Roberto et ses grands-parents maternels. La journée ne s’annonçait pas riante. Son oncle Rodolfo était mort. Ils devaient passer à la chambre mortuaire de l’hôpital Gemelli, puis ils iraient à Bagnoli del Trigno, le petit village du Molise d’où son oncle était originaire et où les obsèques auraient lieu.

Rodolfo était le frère de Daniela, la mère de Manuel et Roberto. Il était mort d’un cancer à cinquante-huit ans. Daniela avait passé une partie de la nuit du mercredi au jeudi à son chevet, à l’hôpital. Roberto l’avait récupérée à trois heures et demie du matin et l’avait raccompagnée chez elle. De retour à son appartement, elle était allée s’asseoir dans la cuisine et y était restée, silencieuse, entourée par la solitude que cet immeuble évoquait si bien. Puis elle était allée se coucher. Quelques heures après, le téléphone avait sonné. De nouveau son fils Roberto. L’état de Rodolfo s’était dégradé.

Alors, Daniela avait cherché ses chaussures, enfilé son manteau et était ressortie. Elle s’était rendue chez ses vieux parents qui habitaient l’immeuble d’en face. Il fallait les préparer. Bientôt, elle découvrirait par la force des choses que – peu importe le niveau de préparation – il n’y a pas de limite aux mauvaises nouvelles que l’on peut recevoir sur le compte de ses enfants.

Manuel attendit au pied de l’immeuble. C’était un jeune homme robuste, grand et dégarni, dont la pilosité des joues trahissait l’indécision : trop épaisse pour former un collier, trop fine pour former une barbe. Il paraissait bien plus âgé que les vingt-neuf ans qu’il allait avoir à la fin du mois. Malgré son air hagard – visage bouffi, yeux cernés – ce matin-là, ce que sa mère remarqua en premier, ce fut son pantalon. Un jean clair et troué. Pas vraiment la tenue appropriée pour un enterrement. Mais les raisons pour lesquelles les mères désapprouvent les choix de leurs enfants sont toujours un peu déroutantes.

« Je lui ai dit de se changer parce qu’il allait avoir froid à Bagnoli », raconta la femme aux carabiniers.

Manuel acquiesça, disparut dans l’immeuble et redescendit quelques minutes après avec un autre pantalon. Toujours un jean, mais pas troué.

« Je ne sais pas s’il s’est changé chez lui ou chez moi, où je garde ses vêtements propres. »

L’appartement de Daniela était au neuvième étage. Celui de Manuel au dixième. Daniela Pallotto avait un double des clés de l’appartement de son fils, où elle montait de temps en temps pour faire le ménage. Notamment quand Manuel comptait « y aller avec une copine ». Bien entendu, Manuel recevait également des amis de sexe masculin. Sa mère était toujours là, prête à donner un coup de main. Ranger. Passer la serpillière. Manuel détestait les tâches ménagères. Il n’avait même pas de machine à laver, c’était encore sa mère qui lavait son linge.

Daniela consulta sa montre. Roberto n’allait pas tarder, ils monteraient dans sa voiture et laisseraient derrière eux ces arbres, ces plates-bandes, cette église et cet immeuble orange massif où, à l’insu de tout le monde sauf de Manuel, se trouvait ce qui allait changer leurs vies à jamais.

 

Autrefois, la famille Foffo vivait réunie au neuvième étage : la mère, le père et leurs deux fils. Quand Roberto avait eu dix-huit ans, il avait eu le privilège d’emménager dans l’appartement du dessus. Quelques années après, le mariage des parents était parti à vau-l’eau. Ils s’étaient séparés. Le père, Valter, avait quitté la maison. Puis Roberto, aujourd’hui marié et père de deux enfants, était parti à son tour. Manuel s’était installé dans l’appartement du dessus.

Valter possédait plusieurs restaurants à Collatino. Il avait également une agence qui s’occupait des démarches administratives pour les automobiles très connue dans le quartier, et Roberto travaillait avec lui. La gestion de ces activités n’était pas une mince affaire. Quand on n’est pas né riche, être entrepreneur en Italie signifie vivre dans un état d’inquiétude permanent. On en perd le sommeil. Il suffit d’un faux pas pour mettre la clé sous la porte. Mais Valter Foffo n’avait pas mis la clé sous la porte. Roberto et lui travaillaient dur, ils ne se laissaient pas impressionner par les difficultés, et, quand l’occasion se présentait, ils s’octroyaient une récompense. Ils s’habillaient bien. Ils avaient de belles voitures.

 

Roberto Foffo arriva via Igino Giordani à sept heures et demie. Il se gara. Sa mère et ses grands-parents s’assirent à l’arrière, Manuel à côté de lui. La voiture repartit. Une demi-heure après, ils traversaient le Ponte Tor di Quinto qui enjambait les eaux noires et lentes du Tibre.

Roberto était concentré sur la route. Manuel luttait pour ne pas s’endormir. Des frères. Il est toujours un peu gênant d’en voir deux côte à côte. À moins que leur différence d’âge justifie toutes les autres, on risque toujours de distinguer, dans leur sang commun, l’écart entre le gagnant et le perdant dans la bataille de la vie.

Roberto était de quatre ans l’aîné de Manuel, il avait obtenu un diplôme en sciences des assurances à la LUISS, l’université de sciences sociales. Il travaillait. Il avait une famille. Manuel se réinscrivait d’année en année en droit, sa vie sentimentale était décousue, on ne savait pas bien ce qu’il faisait de ses journées. Roberto les emmenait dire adieu à un proche qui venait de mourir, et une inversion des rôles aurait été inenvisageable jusque dans cette banale activité – conduire une voiture. Manuel s’était fait retirer son permis pour conduite en état d’ivresse. Outre de l’alcool en quantité excessive, on avait trouvé dans son sang des traces de Xanax et de Rivotril. Qui ne prend pas de benzodiazépines, de nos jours ?

 

Cependant, le sujet le plus délicat était le travail.

« Qu’est-ce que tu fais, dans la vie ? »

Rome est une ville qui tolère les réponses vagues sur certains points. Cependant, passé une certaine limite, la bienveillance se transforme en raillerie. Ainsi, quand on l’interrogeait sur sa vie professionnelle, Manuel se sentait parfois obligé de recourir à la première personne de façon quelque peu hasardeuse.

« J’ai plusieurs petits restos que je gère avec ma famille. À côté de ça, je travaille sur des projets digitaux. Je monte une start-up. »

À la question de savoir ce que Manuel faisait, son frère répondait quant à lui : « Quand Manuel vient au restaurant, c’est pour manger. Il est passionné de marketing, il lit beaucoup, de temps en temps il essaie de nous donner quelques idées, mais dans les faits il n’a pas d’activité professionnelle. »

Quand Valter parlait de son plus jeune fils, il insistait sur sa personnalité : « C’est un garçon correct, poli, très doux, réservé. À l’école, il ne s’est jamais disputé avec personne. » Toujours selon son père, Manuel était « très intelligent », il menait une vie « rangée », était avide de culture (« Il peut acheter deux livres et les lire en une nuit »), mais n’avait jamais manifesté un grand intérêt pour l’agence de démarches automobiles qui aurait pu lui assurer un avenir (« J’ai essayé de l’impliquer comme je l’ai fait avec Roberto. Ça n’a servi à rien »). Le jeune homme suivait avec passion des formations en marketing et en informatique (« C’est moi qui lui donne l’argent pour payer ces formations ») et, effectivement, ces derniers mois il avait beaucoup travaillé à son idée de start-up. Il s’agissait d’un projet pour le Comité olympique national italien grâce auquel – disait Valter – « il aurait pu percer ». Cependant, ajoutait l’homme, son projet « n’a pas abouti ».

 

Il aurait pu percer. Son projet n’a pas abouti.

Quand les pères parlent de leurs fils de cette manière, on ne sait jamais s’ils souhaitent faire leur éloge, les dénigrer ou encore les soumettre à cette irréprochable humiliation qu’est l’éloge outrancier.

Mais la déclaration la plus étrange sur le compte de Manuel venait de sa mère : « Manuel ne me dit jamais s’il va au restaurant pour travailler ou non. Je ne sais même pas exactement quelles sont ses relations avec son père. »

 

Après la via della Pineta Sacchetti, la silhouette gigantesque de la polyclinique Gemelli apparut à leur vue.

Roberto se gara. Ils descendirent tous les cinq de voiture et entrèrent dans l’hôpital.

Manuel traînait les pieds, il sentait les yeux de son frère fixés sur lui. Deux jours auparavant, à une heure qui pour Roberto était sept heures du matin environ et pour Manuel un moment indéterminé dans une chronologie déréglée, Roberto avait reçu un message pour le moins insensé. Manuel l’invitait à le rejoindre. Pour le motiver, il parlait d’un transsexuel et de cocaïne.

« Salut Roberto, tu nous rejoins ? J’ai rencontré un trans. On a aussi un peu de C. »

Ce SMS était bizarre non seulement à cause de son contenu, mais aussi du choix des mots. Roberto n’excluait pas que Manuel sniffe un rail de temps en temps, mais il lui paraissait improbable qu’il fréquente des transsexuels et, surtout, il était certain qu’il n’aurait jamais utilisé le terme « C » pour parler de la cocaïne. Était-il vraiment l’auteur de ce texto ? Peut-être que Manuel avait passé la nuit avec un autre désœuvré et qu’ils avaient décidé de s’amuser à la barbe des gens qui devaient se lever tôt le lendemain pour aller au travail. Ils se fichaient de lui ou quoi ? Énervé, Roberto avait appelé Manuel, lui avait crié dessus pendant quelques secondes puis l’avait envoyé au diable sans lui laisser le temps de s’expliquer.

Daniela relata elle aussi un épisode un peu étrange advenu la veille. Vers neuf heures et demie du soir, Manuel lui avait téléphoné.

« Maman, dans un quart d’heure je passerai prendre les clés de la voiture avec un ami. »

Le fait que Manuel veuille la rendre complice d’une infraction à la loi l’avait irritée. Et puis qui était cet ami ?

« Je ne te les donnerai pas », avait-elle répondu.

Son frère Rodolfo venait de mourir, elle avait autre chose à penser.

« Il faut dire – raconta Daniela aux carabiniers – que la sollicitation de mon fils m’a paru si aberrante qu’en fin de compte j’ai pris cette histoire comme une blague inoffensive. »

Daniela était restée sur sa position. Manuel n’avait pas insisté.

Manuel entra dans la chambre mortuaire sous le regard sévère de son frère et celui, absolutoire, de sa mère. Mais l’absolution est aussi un jugement. Ses épaules voûtées témoignaient du combat que nous menons à certaines périodes de notre vie pour que notre identité – ou ce que nous considérons comme telle – ne soit pas balayée par l’image fallacieuse que les autres ont de nous.

Manuel se faufila entre les membres de sa famille pour atteindre le cercueil de son oncle. Immobile devant le cadavre, il se jura de prendre une décision avant le soir. Savoir. Savoir quand les autres ne savent pas. Cette sensation était nouvelle. Quand sa mère lui avait conseillé de changer de pantalon, il savait, il savait dans la voiture, assis à côté de son frère, il savait maintenant, dans la chambre mortuaire. Il savait ce que les autres ne pouvaient même pas imaginer. Habitué à subir les décisions d’autrui, maintenant c’était lui qui pouvait décider. Quelques mots. Il n’aurait qu’à les prononcer pour faire basculer leur vie à tous.

Cependant, à la sortie de l’hôpital, Manuel n’avait toujours rien dit. Il était fatigué, il avait les idées confuses, il suivit Roberto dans la voiture. Ils attendirent leur mère et leurs grands-parents, puis reprirent la route.

Les obsèques étaient prévues en début d’après-midi. La voiture emprunta la via Flaminia. Dans une centaine de kilomètres, ils feraient une pause. Ils avaient rendez-vous avec Valter à la sortie de San Vittore. Les relations entre Valter et Daniela étaient tendues. Une bataille juridique était en cours. Néanmoins, Valter avait voulu être présent à l’enterrement de son ex-beau-frère.

De gros nuages lourds de pluie s’amoncelaient à l’horizon. Ils dépassèrent Torre Spaccata, Cinecittà, les pâturages de l’Agro romano s’étendaient de part et d’autre de la route. Manuel s’endormit.

« Laisse ta place à papi, comme ça on sera plus à l’aise. »

Il fut réveillé par son frère une heure après. Il entendait le chant des oiseaux. Ils s’étaient arrêtés à une station-service. Devant eux, un snack-bar. Quelques minutes après, leur père arriva. Ils virent sa voiture décrire un arc de cercle avant de se garer, puis Valter en sortir. Il lui suffisait de se montrer pour aimanter l’attention de ses proches. Cédant sa place à son grand-père, Manuel sortit de la voiture de Roberto pour rejoindre celle de son père.

Dès qu’il fut installé, il sentit comme une décharge. Entre certains pères et certains fils, l’air est électrique même quand il ne s’est rien passé, alors pensez-vous quand l’un des deux estime que l’autre lui a manqué de respect. Dans le cas présent, c’était Valter qui était contrarié. Manuel croyait savoir pourquoi. Valter démarra sans rien dire.

De temps en temps, Valter jetait un regard à son fils, puis à sa propre chevelure dans le rétroviseur central. C’était un beau sexagénaire. Cheveux blancs, bouche sensuelle, un nez qui, jadis, n’aurait pas dépareillé sur le visage d’un consul. Ce jour-là, il portait une veste noire sur une chemise blanche, une cravate à rayures et un pantalon sombre. À le voir ainsi, si soigné et si élégant, on aurait eu du mal à imaginer à quel point il était stressé. Son travail était source de préoccupation constante, et sa famille n’était pas en reste. Il finit par ouvrir la bouche.

« Qu’est-ce qu’il s’est passé, à la fin ? »

Valter parlait de son fils à la ronde comme d’un garçon réservé et incapable de mentir. Mais quand il était avec lui, les aspects qu’il présentait aux autres comme de grandes qualités morales se paraient d’autres significations. La sincérité pouvait être signe de faiblesse, la discrétion, de réticence.

« On peut savoir où tu étais passé ? »

Il avait cherché à le joindre toute la journée de la veille. Il avait multiplié les appels sans recevoir l’ombre d’une réponse. Comme toujours, il s’était retrouvé à courir derrière son fils pour lui rendre un service : il devait payer la mensualité d’une des nombreuses formations suivies par Manuel, et il avait besoin de son RIB pour faire le virement.

Manuel restait muet sur le siège passager. Il avait les yeux gonflés. Ce détail n’avait pas échappé à son père, qui avait compris que quelque chose clochait dès qu’il l’avait vu à la station-service. Le jeune homme était bizarre. La personne qui, selon les dires de Manuel, était le moins en mesure de le comprendre était pourtant la seule à avoir senti ce jour-là que son fils pourrait lui causer plus de problèmes que la mort de son ex-beau-frère.

« Alors ? Je t’ai appelé plein de fois. Pourquoi tu n’as pas répondu ? »

Manuel s’était juré de prendre une décision avant le soir, mais quand son père se lançait dans ses interrogatoires, il était capable de lui arracher les mots de la bouche.

« Hé ho, qu’est-ce que tu as fait ? Tu as bu ? Tu t’es soûlé ? Hé, Manuel !

— J’étais sous cocaïne, papa. »

Ils dépassèrent une fromagerie, puis une usine de stores. Un bosquet de peupliers caressé par la lumière se dressait, solitaire, au milieu des champs. Valter sortit de l’état de torpeur dans lequel les mots de son fils l’avaient plongé.

« Comment ça, sous cocaïne ? – la colère se faisait sentir dans sa voix. Comment tu as pu tomber si bas ? »

Parfois, les expressions toutes faites peuvent être un recours.

« Je suis tombé plus bas que ça, papa. »

À présent, Valter était déstabilisé. Il posa une question franchement ingénue :

« Et qu’est-ce qu’il y aurait de pire que la cocaïne ?

— On a tué quelqu’un. »

La voiture poursuivait son parcours sur la nationale. Ils dépassèrent une station-service, un viaduc, puis un panneau qui invitait les entrepreneurs locaux à acheter des espaces publicitaires.

« Qu’est-ce que ça veut dire, on a tué ? »

Valter était abasourdi, stupéfait, incrédule, il sentait une brûlure à l’estomac, mais le choc ne l’empêcha pas de rechercher instinctivement une porte de sortie. L’emploi du pronom « on ». La présence d’une autre personne pouvait diminuer, voire même exclure, la responsabilité de son fils. Valter sentit son cœur s’accélérer. Cherchant des points d’appui dans le chaos, dans l’absurdité où il s’apercevait instant après instant avoir plongé, il se surprit à miser sur l’homicide dans un accident de la route. Manuel avait bu. Il avait encore bu. Bien que son permis lui ait été retiré, il avait conduit en état d’ivresse. Voilà ce qui s’était passé. Manuel avait fait une connerie. Si c’était lui au volant.

« Papa, il n’y a pas eu d’accident de la route.

— Alors comment ce quelqu’un aurait été tué ?

— À coups de couteau, je crois. Et de marteau. »

Valter regarda bien la route pour s’assurer qu’elle était encore là, et qu’il était lucide, sur la même planète que celle où il s’était réveillé le matin. Il entendit sa voix demander à Manuel le nom de son complice.

« Un type qui s’appelle Marco. J’ai dû le voir deux fois dans ma vie.

— Et ça se serait passé quand ?

— Je ne me souviens pas, répondit Manuel. Il y a deux, quatre ou cinq jours. »

Il y a deux, quatre ou cinq jours ?

Comment pouvait-il ne pas le savoir ? Subsistait-il la possibilité que tout cela ne soit qu’une plaisanterie idiote ? Dans la gamme infinie d’incompréhensions qui unissent les pères et leurs fils, et qui conduisent certains fils à se juger blessés, voire irrémédiablement abîmés, par des comportements adoptés par leur père dans le simple but de faire d’eux des hommes, pouvait-il s’agir d’une vengeance insensée ? S’agissait-il d’une histoire inventée de toutes pièces par Manuel pour le punir de fautes que même le psychologue chez qui Valter l’avait envoyé une fois aurait eu du mal à lui faire endosser ?

Valter demanda à son fils comment s’appelait la victime.

Manuel répondit :

« Je ne sais pas. »

Il avait les larmes aux yeux.

Alors Valter demanda était la personne que son fils affirmait avoir tuée.

Cela, Manuel le savait.

« Chez moi », dit-il.

Le corps se trouvait dans son appartement de la via Igino Giordani.

 

 

Roberto Foffo entendit son téléphone sonner. Il jeta un coup d’œil à l’écran, son père l’appelait depuis la voiture de devant. Ils étaient à quelques kilomètres de Bagnoli del Trigno.

« Gare-toi sur le côté, s’il te plaît, Roberto. »

Valter avait une drôle de voix. Après avoir raccroché, Roberto le vit ralentir et s’arrêter sur le bord de la route.

« Qu’est-ce qu’il se passe ? » demanda Daniela.

Obéissant à un code que son père et lui appliquaient tacitement, Roberto évita de donner des explications. Il s’arrêta et sortit de la voiture.

Il rejoignit son père.

Valter fit un geste, ils s’éloignèrent tous les deux. Quand il fut certain que personne ne pouvait les entendre, Valter dit :

« On a un cadavre à la maison.

— Quoi ? »

Roberto écarquilla les yeux.

Tâchant de conserver son calme, Valter résuma la situation. Il parla de ce cadavre anonyme qui se trouvait peut-être dans l’appartement de la via Igino Giordani, dit qu’ils devaient rentrer à Rome aussitôt que possible, puis il ajouta qu’il s’agissait sans doute d’un meurtre. Enfin, il révéla l’identité du meurtrier présumé.

Roberto eut un instant de soulagement.

« Papa, dit-il. Manuel raconte des conneries ! »

Manuel avait été suivi par un psychologue. Il souffrait de sautes d’humeur. Ces éléments conduisaient Roberto à croire que son frère pouvait s’être accusé d’un meurtre qu’il n’avait pas commis.

« C’est du pipeau. Va savoir ce qu’il s’est vraiment passé. »

Valter était de plus en plus nerveux. S’ils en étaient à penser aux bizarreries de Manuel, rétorqua-t-il, alors il ne fallait pas oublier la plus singulière de toutes :

« Rappelle-toi que ton frère dit toujours la vérité. »

Il montra du doigt la voiture garée. Manuel était immobile à quelques pas de la glissière de sécurité.

« Va lui parler », dit Valter.

 

Quand Roberto revint vers son père, son expression avait changé. Il était pâle, il avait l’air tendu.

« Papa, peut-être qu’il s’est vraiment passé quelque chose », admit-il.

Dans ce monde que nous estimons uniquement fondé sur des bases matérielles, nous avons du mal à croire que la parole conserve ses pouvoirs magiques. Pourtant, quelques simples phrases prononcées par Manuel les avaient précipités dans un cauchemar. Ils étaient à deux cents kilomètres de chez eux, arrêtés au bord de la route. Le corbillard transportant le cadavre de Rodolfo pouvait passer d’un instant à l’autre. Le vent froid les cinglait. Manuel venait de s’accuser de meurtre. Et, à quelques pas, au courant de rien, il y avait le grand-père, la grand-mère et la mère du meurtrier présumé.

 

À partir de là, les souvenirs de Daniela devenaient confus. D’un côté, elle avait compris qu’il se passait quelque chose de préoccupant. De l’autre, la vérité – du moment où elle lui fut révélée, le soir même – avait eu sur elle une action à rebours, qui avait déformé les détails, corrompu sa mémoire et l’enchaînement ordinaire des événements.

« Quand on est arrivés au village, je me souviens seulement d’être entrée dans l’église, raconta-t-elle aux carabiniers, je ne sais pas trop s’ils étaient entrés eux aussi. Je veux dire Valter et mes deux fils. À un moment, Roberto a dit : “Maman, on reste un peu ici, puis on devra rentrer à Rome, je suis désolé.” J’étais stupéfaite. Je ne comprenais pas pourquoi ils devaient repartir, j’ai pensé qu’ils viendraient au moins au cimetière. Mais non. »

Valter et Roberto exclurent Daniela de la gestion du problème. Après la messe, Valter alla voir les cousins de son ex-femme, leur donna les clés de sa voiture et leur demanda de la ramener chez elle. Il évoqua un problème qu’ils devaient résoudre sans délai. Un imprévu. Puis Manuel, Roberto et lui montèrent dans la voiture de Roberto et repartirent. Ils prirent la nationale, une heure et demie après ils étaient sur l’autoroute. Le pied de Roberto poussait sur l’accélérateur. Rome les attendait, sous une pluie battante.

 

 

 

Quand tout est perdu, on peut toujours appeler un avocat.

Michele Andreano avait trois cabinets prospères, un à Milan, un à Rome, le troisième à Ancône. Il avait cinquante ans, il était né à Foggia et avait obtenu son diplôme en droit des faillites à Bologne. Ses clients étaient surtout des entreprises, des sociétés du secteur sidérurgique et de la chaussure. Il y avait aussi des particuliers en litige avec le fisc. Enfin, il y avait des personnes accusées de crimes très graves, qui suscitaient cette horreur mêlée de curiosité que nous réservons depuis toujours aux créatures fantastiques. À ceux qu’on appelle les monstres.

Ce samedi-là, Andreano était à Ancône, où il travaillait sur l’affaire Boettcher. Il reçut l’appel de Valter Foffo en début d’après-midi. Ils se connaissaient.

« Allô Valter, comment vas-tu ? » dit-il sans lever les yeux de son dossier.

Alexander Boettcher était un courtier de trente-deux ans qui travaillait à Milan. Avec sa compagne, Martina Levato, il était accusé d’agressions à l’acide sur plusieurs ex-petits amis de cette dernière. Martina avait vingt-quatre ans et était en master à la Bocconi[1]. Selon l’accusation, le couple avait organisé ces guets-apens poussé par « un élan cathartique ». Effacer à l’acide le visage de ceux qui avaient eu des relations sexuelles avec Martina par le passé redonnerait une sorte de pureté originelle à la jeune femme.

« Alex voulait que Martina lui remette la liste de tous les hommes avec qui elle avait couché », avait affirmé un témoin.

Le fait que deux jeunes gens à même de manipuler des fonds d’investissement et des algorithmes financiers se comportent comme des inquisiteurs médiévaux avait éveillé la curiosité des gens. Martina s’était gravé le « A » d’Alex sur la joue et s’était fait tatouer son prénom sur la poitrine – une Hester Prynne des temps modernes, dont la lettre écarlate consumait dans la même flamme le spectre ancien de l’adultère et l’aspiration contemporaine à occuper le devant de la scène. Quel genre de personnes étaient deux pareils mis en cause ? Étaient-ils affligés de graves problèmes psychiatriques ? Ou étaient-ce des monstres ?

« Les monstres n’existent pas, disait Andreano aux journalistes. Les monstres, c’est nous qui les créons au cas par cas pour soulager notre conscience. »

Quand l’avocat apparaissait sur un écran de télévision, on était frappé par sa carrure. Il ressemblait à un rugbyman. Grand, massif, dynamique. Lorsqu’il parlait, on l’imaginait en train de courir vers la ligne de but avec un dossier gonflé de demandes de mise en liberté sous le bras.

À cette époque, Andreano se retrouvait souvent à passer à la télé. Il était capable de supporter des rythmes de travail impressionnants. Il travaillait chez lui. Il travaillait en voiture et au restaurant. Il travaillait en vacances. On pouvait supposer qu’il fignolait les détails de ses plaidoiries jusque dans son sommeil.

« Michele, j’ai un problème.

— Quel genre de problème ?

— Il s’est passé quelque chose de très grave. Il faut que tu viennes à Rome.

— À Rome ? Quand ?

— Maintenant. Viens tout de suite. On est enfermés dans mon bureau, via Verdinois.

— Comment ça, maintenant ? »

Michele Andreano soupira. Il leva les yeux du dossier.

« Écoute, Valter, je travaille, là. Est-ce que…

— C’est Manuel.

— Manuel, ton fils ? demanda Andreano, surpris.

— Oui.

— D’accord, Valter. Laisse-moi un peu de temps. Je vois ce que je peux faire. »

Andreano raccrocha. Il ne savait que penser. Fallait-il qu’il laisse tout en plan pour se précipiter à Rome ? Après tout, c’était un samedi après-midi et les tribunaux étaient fermés jusqu’au lundi. Beaucoup de ses clients brandissaient des urgences qui, en fin de compte, s’avéraient des questions pouvant être réglées sans qu’il y ait lieu de se presser. Andreano se leva de sa chaise, calcula le temps nécessaire pour se rendre à Rome, parler avec Valter puis revenir à Ancône. Il soupira. Il y réfléchit encore un peu. Puis un déclic se fit dans sa tête. Il reprit son portable. Ce ne fut pas la crainte de faire un trajet pour rien qui l’y poussa, mais la sensation inverse.

« Valter, dit-il dès que son interlocuteur décrocha, tu veux bien me dire ce qui est arrivé ?

— Michè, l’acide, à côté, c’est rien… »

 

« C’est là que j’ai compris qu’il s’agissait d’un homicide. »

Cet instant – celui où il comprit que des faits graves avaient eu lieu –, Andreano l’évoquerait souvent les mois suivants, avec ses amis et ses connaissances. Tu défends Alex Boettcher, la personne dont les journalistes n’arrêtent pas de parler, « l’homme-diable », pour reprendre le surnom que Boettcher s’était lui-même donné en faisant le fier-à-bras devant une amie, et quelques jours avant le procès un autre client t’appelle, un entrepreneur que tu imaginerais tout au plus empêtré dans des problèmes administratifs, pour te confier l’affaire de son fils qui, en l’espace de quelques heures, se révèle autrement plus sensationnelle, retentissante, monstrueuse que celle dont tu es en train de t’occuper, et se grave dans les esprits avec une force incomparable par rapport à tout ce que tu as pu voir jusque-là.

Andreano raccrocha une deuxième fois. Il avait un chauffeur, qu’il appela pour lui demander de le conduire à Rome.

 

 

 

Le chauffeur conduisait pied au plancher. Au fur et à mesure qu’ils approchaient de la mer Tyrrhénienne, l’air devenait plus froid. Le ciel était sombre. Les premiers genévriers apparurent sur les bas-côtés. Le changement de décor, lent et continu, s’accélérait aux abords de Rome. L’immense tissu urbain, qui avait explosé au-delà du périphérique, était un trou noir à même d’aspirer toute chose. La végétation mourait et renaissait, plus sauvage, selon que le regard se posait sur un délire urbanisé ou sur une zone abandonnée, deux spécialités dans lesquelles la ville excellait. Les goélands, déchaînés et affamés, dessinaient des spirales à l’assaut des décharges. La nuit, ils étaient attirés par les spots supposés donner du faste aux grands monuments, et tournoyaient autour dans un vol macabre. Rome était un discours à part. Sous la pluie, c’était celui d’un fou qui, comme ce n’est pas rare, contenait des bribes de vérité.

Andreano vit les immeubles de Collatino. Les feux de stop allumés signalaient la présence d’un embouteillage gigantesque. La voiture ralentit, les klaxons trompetaient. Les gaz montaient lentement des pots d’échappement. La pluie, de plus en plus drue, déformait les véhicules et les habitations.

À Londres ou Paris, la pluie démontre qu’une ville moderne peut, le cas échéant, prendre la forme d’un navire de croisière : de son intérieur, on observe la mer tempétueuse en sirotant paisiblement un thé, assis parmi des cuivres reluisants. À Rome, la pluie rappelle à tout un chacun que la modernité est un battement de cils dans le déroulement infini du temps. Quand il pleut à Rome, les plaques d’égout sautent, la circulation disjoncte, les branches se cassent et tombent des arbres. Sur la via Cassia un couple de personnes âgées meurt écrasé par la chute d’un auvent. Alors un premier appel est lancé aux citoyens depuis la mairie, sur le Capitole : « Ne sortez pas de chez vous ! » Mais, tous autant qu’ils sont, les Romains sont dehors. Depuis le pont Milvius jusqu’à Garbatella, les rues se transforment en torrents noirâtres qui emportent les scooters garés. Les autobus cessent de circuler ou leurs itinéraires sont déviés. Les stations de métro ferment l’une après l’autre telles les ampoules d’une guirlande défectueuse. Les pompes, sorties d’entrepôts dévorés par la rouille, se retrouvent rapidement bloquées entre les voitures.

On dirait que la ville est sur le point de s’écrouler, laissant entrevoir une ville antérieure. Puis une autre ville, encore plus ancienne. Le vieux portique des Argonautes derrière l’autel de la Patrie. L’amphithéâtre de Caligula, disparu depuis des siècles, à la place du palais Borghèse. Si la pluie continuait, il y aurait fort à parier que les anciens dieux reprendraient possession des lieux. Mais ce n’est pas là le message. Tôt ou tard, toutes les villes seront détruites par la pluie. Que Londres ou Paris ne se fassent pas d’illusions. Pluie. Guerre ou famine. Temps, tout simplement. On sait tous que la fin du monde arrivera. Mais, chez l’homme, le savoir est une ressource fragile. La conscience de l’ultime, les habitants de Rome l’ont dans le sang, tant et si bien assimilée qu’elle ne suscite plus aucune réflexion. Pour ceux qui habitent ici, la fin du monde a déjà eu lieu, la pluie a pour seul effet pénible de faire déborder du verre un vin qu’en ville on boit du matin au soir.

 

La nuit était tombée quand Michele Andreano arriva aux bureaux de la via Verdinois. Valter et ses deux fils étaient à l’intérieur. L’agence de démarches automobiles était devenue un refuge au milieu du cataclysme. Valter était nerveux, Roberto avait la tête de quelqu’un qui s’efforce de regarder la réalité en face sans y parvenir, mais c’est Manuel qui retint l’attention de l’avocat.

« Manuel avait l’air défoncé, vraiment défoncé, complètement défoncé. »

Était-il possible que ses proches ne se soient aperçus de rien ? Il avait fallu qu’il soit soupçonné de meurtre pour que, illusoirement enfermée à double tour – les enfants se mettent à nu en mentant éhontément, les parents détournent les yeux de ces mensonges si mal dissimulés –, la réalité apparaisse au grand jour.

Valter résuma la situation à Andreano. Le trajet vers le Molise. L’aveu de Manuel. L’existence de ce complice dont personne ne savait rien. Enfin, le plus important : le corps.

L’appartement de Manuel n’était pas loin de là où ils se trouvaient actuellement, dix minutes suffiraient pour vérifier son récit. Mais ils ne pouvaient pas le faire immédiatement, dit l’avocat, ils devaient d’abord appeler les carabiniers.

Andreano se souvenait d’avoir dîné deux fois avec le jeune homme. Manuel avait été très taciturne, il avait participé à la conversation quand il aurait été impoli de ne pas le faire, mais il ne s’était pas ouvert. Difficile de savoir quel genre d’homme il était. Malgré sa passion pour l’informatique, il n’avait par exemple aucun compte sur les réseaux sociaux. Andreano avait dîné avec lui pour le conseiller sur un projet : Manuel travaillait à une application appelée MyPlayer. En théorie, elle devrait permettre aux clubs de foot professionnels de trouver en temps réel les jeunes talents les plus prometteurs éparpillés partout dans le monde. Une fois qu’un logiciel pareil verrait le jour, qui pourrait s’en passer ? Réservé mais déterminé, Manuel était convaincu d’avoir eu une intuition formidable, il se sentait prêt à faire le grand saut. Comme cela arrive avec les intuitions de ce genre, il craignait de se faire voler son idée. C’est pourquoi on avait fait appel à Andreano.

 

Quand Valter arrêta de parler, Andreano regarda Manuel.

« Ça te dirait qu’on discute, toi et moi ? »

Le jeune homme fit un signe qui ressemblait à une capitulation. Et, à la fois, il semblait soulagé.

« Bien, dit l’avocat. Laissez-moi seul avec lui. »

Valter et Roberto quittèrent la pièce. Manuel demanda une cigarette. L’avocat lui en tendit une. Manuel aspira une grande bouffée, comme s’il emmagasinait de l’oxygène après une longue apnée.

« Tu veux bien m’expliquer ce qui s’est passé ? » demanda Andreano.

Manuel écarta ses mains qui étaient peut-être depuis quelques heures celles d’un meurtrier, mais qui à cet instant ressemblaient seulement à celles d’un jeune homme qui ne sait pas faire son lit.

« On a fait un massacre.

— On qui ?

— Un ami et moi.

— Un ami. Comment il s’appelle ?

— Marco Prato. Ce n’est pas vraiment un ami.

— C’est qui alors ?

— Un type que j’ai rencontré au Premier de l’an. »

Il y eut quelques secondes de silence.

« La personne que vous avez tuée. C’est qui ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas ?

— Je ne sais pas.

— Pourquoi vous l’avez tuée ?

— Je ne sais pas. Il pourrait n’y avoir aucune raison, ou n’importe laquelle. »

Manuel avait le nez bouché, la voix prise. Il paraissait dans un état de confusion, peut-être essayait-il de s’éclaircir les idées dans la « dimension réelle » alors qu’une part de lui était encore coincée dans une autre dimension, qui avait été la réalité de la veille et était maintenant celle du cauchemar, le conduisant à soupçonner que ces deux dimensions, celle du cauchemar présent et de la réalité de la veille, n’en formaient qu’une. Il se pouvait qu’il fût en train de se débattre à la frontière entre les deux, comme un naufragé qui essaie de sortir la tête de l’eau, mais il ne mentait pas.

Manuel soutenait fermement qu’il avait tué quelqu’un tout en se décrivant comme un démuni qui agit écrasé par des forces supérieures.

« Écoute, Manuel, dit Andreano, maintenant il faut que tu me dises si tu veux te rendre ou pas. Parce que si tu veux te rendre, j’appelle les carabiniers. Si tu ne veux pas, je dois me lever et partir, sinon je pourrais être accusé d’entrave à la justice.

— Je veux me rendre. »

Manuel prononça ces mots comme s’il n’attendait que cela.

 

En date du 05/03/2016 à 18 h 50, notre caserne a reçu un appel téléphonique en provenance du Central de Rome, lequel nous informait qu’au nº 6 de la via Verdinois une personne, s’étant présentée comme un avocat, Andreano Michele, réclamait notre intervention parce qu’un de ses clients, du nom de Foffo Manuel, s’était rendu responsable d’un probable homicide.

Les carabiniers Andrea Zaino et Alessio Gisolfi Caserne des carabiniers de Rome Prenestina

 

Andreano raccrocha. Il regarda Manuel. Il ne restait plus qu’à attendre. On entendait la pluie qui tombait dehors. Ils l’écoutèrent, immobiles. Un autre bruit se mêla au premier – tac, tac –, Andreano regarda le pied de Manuel qui martelait le sol. Le jeune homme était nerveux. Un quart d’heure passa. Personne n’arrivait. À Rome, quand il pleut, les automobilistes ne se décalent pas d’un centimètre, même s’ils entendent la sirène des carabiniers. D’autres minutes passèrent.

Un soupir plus profond, puis Manuel bondit sur ses pieds.

Andreano fronça les sourcils. Le jeune homme le regardait avec une expression qu’il n’arrivait pas à déchiffrer.

« Tu peux me donner une autre cigarette ? »

Quand il l’eut allumée, Manuel lui tourna le dos et quitta la pièce sans mot dire, il fit quelques pas, poussa la porte d’entrée, sortit du bureau et alla fumer dehors, fouetté par la pluie et par le vent. L’avocat le suivit des yeux, soucieux, puis Manuel disparut de son champ de vision.

Et s’il essayait de fuir ? S’il avait décidé de fuir maintenant, après qu’Andreano avait appelé les carabiniers, les mettant tous dans les ennuis jusqu’au cou ?

 

 

 

« Ça suffit, je vais leur remonter les bretelles ! » s’exclama l’homme en repoussant les couvertures.

« Sauvages », marmonna sa femme, la tête sous l’oreiller. Au cinquième étage de l’hôtel San Giusto, les occupants de la chambre jouxtant la 65 n’arrivaient pas à dormir. Une chanson, passée en boucle depuis des heures, était en train de les rendre fous. Elle s’achevait et repartait du début. Les murs filtraient un peu le son, mais on entendait distinctement la voix de la chanteuse.

L’homme se leva. Sa femme se retourna dans le lit. L’homme enfila ses pantoufles, alluma la lumière pour chercher ses lunettes, l’éteignit, traversa la chambre et ouvrit la porte. Il sortit dans le couloir en quête de justice.

Ils étaient arrivés de Trévise la veille. Il était médecin. Lundi, il participerait à un colloque dans le quartier de l’EUR. Avec sa femme, ils avaient décidé de passer le week-end dans la capitale. Une très mauvaise idée. Ça faisait des années qu’ils n’étaient pas venus à Rome et ils n’imaginaient pas qu’ils trouveraient la ville dans cet état. Dans les rues, les gens étaient tout bonnement fous à lier. Les automobilistes avaient tous l’air d’assassins potentiels, et les piétons n’étaient pas en reste. Sur la piazza della Madonna dei Monti, ils avaient assisté à une scène répugnante. À côté de la fontaine, un goéland dévorait un rat mort. Il avait ouvert son ventre à coups de bec et fouillait dans ses tripes. Une fillette avait tiré la manche de sa mère : « Maman, maman, le rat ! » La fillette avait l’air désolée. La femme s’était arrêtée, avait regardé sa fille comme si c’était une étrangère. Puis, se servant de sa main libre, elle lui avait administré une sonore taloche qui contenait peut-être la philosophie de la ville : « Qu’est-ce que t’as à brailler, imbécile ! C’est pas toi qu’es morte ! »

 

L’homme frappa à la chambre 65. Cette dernière était occupée par un jeune homme nommé Marco Prato mais, cela, il ne pouvait pas le savoir. Il attendit quelques secondes. À part la chanson, aucun son ne parvenait de l’autre côté de la porte. Alors il décida d’aller se plaindre à la réception.

Dans l’ascenseur, le titre de la chanson lui revint. Ciao amore, ciao, de Luigi Tenco, repris par Dalida.

 

 

 

« Hé, regarde ! »

Les carabiniers virent la silhouette d’un homme dans le rétroviseur. Une silhouette aux contours rendus troubles par la pluie qui courait derrière leur voiture en agitant les bras. Ils ralentirent. L’homme rejoignit le véhicule, un des carabiniers baissa la vitre.

« Bonsoir. »

L’homme déclara s’appeler Valter Foffo.

« Vous êtes passés devant mon bureau sans vous en rendre compte. »

Il était trempé, l’intensité de l’orage était à son comble. Déjà qu’il était difficile de voir au-delà du bout de son nez, lire un numéro de porte était une véritable gageure.

« Suivez-moi », dit-il.

 

Guidés par Valter, les carabiniers entrèrent dans le bureau. Andreano vint à leur rencontre en leur tendant la main. Puis un homme très bien habillé fit son apparition. Il se présenta comme Roberto Foffo. Enfin, les carabiniers virent Manuel. Le jeune homme n’avait pas fui. Il n’en avait jamais eu l’intention. À le voir à côté de Roberto, on peinait à comprendre quel était leur lien de parenté. Roberto donnait l’impression d’apporter un grand soin à son apparence, jusque dans les moindres détails. Les vêtements de Manuel étaient tout fripés. Les carabiniers lui demandèrent si c’était lui qui s’était accusé de l’homicide pour lequel ils avaient été appelés. Manuel acquiesça. Ils lui demandèrent s’il avait agi seul. Manuel répondit qu’il avait agi avec un ami nommé Marco Prato. Alors les carabiniers lui posèrent la question à laquelle Manuel n’avait pas été en mesure de répondre ni à son père ni à son avocat. Pour la troisième fois, il dit :

« Je ne sais pas comment s’appelle la personne que nous avons tuée. »

Les carabiniers lui demandèrent de leur donner son portable. Manuel ne se fit pas prier. Ils lui demandèrent le code. Manuel le leur donna. Puis ils lui demandèrent les clés de l’appartement, et Manuel les leur donna aussi. Vint alors le moment le plus difficile. Un des carabiniers sortit les menottes. Manuel regarda ces bracelets métalliques, puis il tendit docilement ses poignets aux forces de l’ordre. Les carabiniers déclarèrent à l’avocat que le jeune homme était en état d’arrestation.

 

 

 

MF : « Jeudi pro ne prévois rien si tu peux. Je t’appelle ces jours-ci. »

MP : « OK : ) »

MF : « Parfait. »

MP : « Tu veux que je me fringue comment ? »

Échange sur WhatsApp entre Manuel Foffo et Marco Prato, un peu plus d’un mois auparavant.

 

 

 

Aucun être humain n’est à la hauteur des tragédies qui le frappent. Les êtres humains sont approximatifs. Les tragédies, pièces uniques et parfaites, semblent toujours sculptées par les mains d’un dieu. Le comique naît de ce contraste.

Les carabiniers se garèrent au pied du numéro 2 de la via Igino Giordani. L’immeuble se dressait dans l’obscurité zébrée par la pluie. Deux autres bâtiments identiques le flanquaient. En regardant la scène d’en haut, le spectateur aurait pu voir un immense rectangle noir à proximité. C’étaient les hêtres, les ronces, les fleurs des champs sous lesquels était enterrée la plus grande nécropole de la Rome impériale. Cette zone devait devenir un parc archéologique, mais le projet s’était enlisé dans des problèmes administratifs sans fin. Non loin des columbariums et des squelettes ensevelis depuis des millénaires, il y avait des terrains de sport, des bureaux de tabac, des petites boutiques et de grands immeubles.

Les carabiniers demandèrent à Valter de les conduire à l’appartement de Manuel. Andreano les suivit. Roberto les attendit au rez-de-chaussée. Manuel était dans la voiture des carabiniers, en état d’arrestation.

Quand ils furent arrivés au dixième étage, Valter leur indiqua la porte.

« C’est là ? » demandèrent les carabiniers.

L’homme acquiesça. Un carabinier enfila dans la serrure la clé que Manuel lui avait donnée. La porte ne s’ouvrit pas.

« Elle est bloquée. »

Ils furent traversés d’un frisson d’inquiétude où se nichait un espoir secret. Le fait que la porte soit fermée de l’intérieur contredisait les propos de Manuel. Cette première anomalie signifiait qu’il pouvait y en avoir d’autres. Les carabiniers entreprirent de forcer la serrure.

« Attendez. »

L’un d’eux avait entendu un bruit. Ils s’immobilisèrent. Il ne se passa rien. Ils recommencèrent à trafiquer la serrure.

« Arrêtez ! Arrêtez ! »

Cette fois, ils avaient tous entendu le bruit. Quelques secondes après, quelqu’un fit distinctement bouger quelque chose de l’autre côté de la porte. Les carabiniers sursautèrent, Michele Andreano et Valter Foffo se regardèrent, le cœur battant la chamade. Ils ne rêvaient pas. Il y avait quelqu’un dans l’appartement, quelqu’un de vivant !

 

« On était sur le point de se tomber dans les bras, de sauter et de crier de joie », se souvint plus tard Andreano. Les raisons qui les avaient poussés à imaginer que la victime était encore vivante ne sont pas claires. À y penser la tête froide, il aurait pu y avoir n’importe qui derrière cette porte. À commencer par le complice de Manuel, ce Marco Prato dont personne ne savait rien. Cette hypothèse ne fut même pas envisagée. C’était forcément le jeune homme que Manuel affirmait avoir tué – blessé, peut-être grièvement, mais vivant. Ils pensèrent tous la même chose. Ce pauvre garçon avait réussi à se traîner jusqu’à la porte, et maintenant il essayait désespérément de sortir.

« Vite ! Dépêchez-vous ! »

On envoya Michele Andreano appeler une ambulance. Les carabiniers recommencèrent à forcer la porte. Valter se précipita au rez-de-chaussée pour annoncer l’incroyable nouvelle à Roberto.

La scène dura quelques minutes, et, en dépit de tous les efforts, on a du mal à ne pas l’imaginer orchestrée selon le rythme d’une comédie infernale.

Ce fut Roberto Foffo qui brisa le charme. Même s’il avait traité son frère de mythomane quelques heures auparavant, il avait dû revoir ses opinions entre-temps. Valter lui rapporta ce qui se passait en haut et Roberto demanda :

« Papa, tu es sûr d’avoir indiqué la bonne porte aux carabiniers ? »

 

Plus cruelle que la tragédie qui nous frappe est la tragédie à laquelle nous croyons avoir échappé. Quand la porte s’ouvrit enfin, la surprise des forces de l’ordre fut aussi grande que celle de la personne qui était de l’autre côté. La propriétaire âgée de l’appartement, persuadée d’avoir affaire à des cambrioleurs, se retrouva nez à nez avec deux jeunes carabiniers.

« Bonsoir, nous sommes chez Manuel Foffo ?

— Non, répondit la dame. Vous vous êtes trompés d’appartement. »

Roberto rafraîchit la mémoire de son père. Les carabiniers partirent dans une autre direction. Quelques minutes après, ils étaient devant une autre porte close.

 

Nicola Lagioia, La Ville des vivants, traduit de l’italien par Laura Brignon, © Flammarion, 2022.

En librairie le 31 août 2022.

 


[1] Université privée milanaise très réputée, spécialisée dans le droit, les sciences politiques, l’économie et le management. (N.d.T.)

Nicola Lagioia

Écrivain, Directeur du Salon international du livre de Turin

Notes

[1] Université privée milanaise très réputée, spécialisée dans le droit, les sciences politiques, l’économie et le management. (N.d.T.)