Roman (extrait)

La dépendance

Écrivaine

M, une écrivaine qui n’écrit plus grand-chose, est partie vivre dans les marais, loin de tout, un endroit sublime, l’océan à l’horizon. Avec son deuxième mari, ils ont aménagé une « second place », comme le dit le titre original du dernier roman (traduit par Blandine Longre) de l’écrivaine britannique Rachel Cusk – la dépendance. L, artiste célèbre, finit par accepter l’invitation à séjourner dans cette maison conçue comme une résidence d’artistes. Mais il ne viendra pas seul. Le flux de conscience de M, dense et sans concession, sonde désillusions, orgueils et désirs, qu’ils soient grands ou petits. Premier chapitre avant publication à la rentrée chez Gallimard.

Je t’ai déjà raconté, Jeffers, la fois où j’ai rencontré le diable dans un train au départ de Paris, et comment, après cette rencontre, le mal qui d’ordinaire reste tapi sous la surface des choses sans que rien vienne le troubler a surgi et s’est déversé sur toutes les facettes de mon existence. C’était comme une contamination, Jeffers : s’insinuant partout et corrompant tout. Je n’avais pas pris conscience, je crois, que l’existence était constituée de si nombreuses facettes, avant que chacune d’elles ne donne libre cours à sa capacité de corruption. Pareilles manifestations t’ont toujours été familières, je le sais, et tu as écrit à leur sujet, même quand certains n’avaient pas envie d’entendre et trouvaient pénible de s’appesantir sur ce qui est mal et pernicieux. Néanmoins tu t’es obstiné, en bâtissant un refuge où l’on pouvait s’abriter quand les choses tournaient mal. Et, immanquablement, elles tournent toujours mal !

La peur est une habitude comme une autre, et les habitudes tuent ce qui en nous est essentiel. Les années durant lesquelles j’avais connu la peur m’avaient laissé une sorte de vacuité, Jeffers. Je m’attendais sans cesse à ce que quelque chose me tombe dessus sans prévenir – je m’attendais sans cesse à entendre le rire de ce diable, celui-là même que j’avais entendu le jour où il m’avait poursuivie d’un bout à l’autre du train. C’était le milieu de l’après-midi, il faisait très chaud et les voitures étaient bondées, assez pour que je me croie capable de lui échapper simplement en quittant mon siège pour aller m’asseoir ailleurs. Mais chaque fois que je changeais de place, il réapparaissait quelques minutes plus tard, vautré en face de moi, et il riait. Que me voulait-il, Jeffers ? Il était horrible d’apparence, jaune et bouffi, ses yeux couleur de bile injectés de sang, et quand il riait il découvrait des dents sales, dont une entièrement noire, juste au centre. Il portait des boucles d’oreilles et des vêtements qui lui donnaient une allure de dandy, souillés tant il ruisselait de sueur. Plus il suait, plus il riait ! Et il baragouinait sans interruption, dans une langue que je ne reconnaissais pas – mais sonore, pleine de mots ressemblant à des jurons. Il était difficile de ne pas y prêter attention, et pourtant c’était exactement ce que faisaient tous les autres passagers. Il était accompagné d’une fille, Jeffers, une scandaleuse petite créature, rien de plus qu’une enfant maquillée, à peine vêtue – elle était assise sur ses genoux, lèvres entrouvertes, avec dans les yeux un doux regard de bête tandis qu’il la caressait, et nul ne disait mot ni ne faisait mine de vouloir l’arrêter. De toutes les personnes voyageant dans ce train, était-il vrai que j’étais la plus à même de s’y risquer ? Peut-être me suivait-il ainsi d’une voiture à l’autre pour me pousser à agir. Mais ce n’était pas mon pays : j’étais seulement de passage, m’en retournant vers un chez-moi auquel je songeais avec une terreur secrète, et ce n’était pas à moi, me semblait-il, de l’arrêter. Il est si facile de se persuader qu’on n’importe finalement pas tant que cela à cet instant où, justement, notre devoir moral s’impose le plus. Si je l’avais affronté, alors peut-être rien de ce qui est arrivé ensuite ne se serait produit. Mais pour une fois, ai-je pensé, que quelqu’un d’autre s’en charge ! Et voilà comment nous perdons le contrôle de notre destinée.

Mon mari, Tony, me dit parfois que je sous-estime mon pouvoir, et je me demande si cela ne rend pas mon existence plus dangereuse, de même qu’elle est risquée pour les gens insensibles à la douleur. J’ai souvent considéré que certains personnages ne peuvent ou ne veulent pas retenir la leçon qu’enseigne l’existence, et qu’ils vivent parmi nous en étant soit un fléau, soit un bienfait. On peut qualifier d’ennuis ou de changements ce qu’ils provoquent – mais ils les font advenir, c’est indéniable, quoiqu’ils n’en aient peut-être ni l’intention ni le désir. Ils passent leur temps à fomenter la discorde, à protester, à contester le statu quo ; ils refusent tout simplement de laisser les choses en l’état. Ils ne sont en soi ni bons ni mauvais – c’est ce qui importe les concernant –, mais ils savent distinguer le bien du mal quand ils y sont confrontés. Est-ce pour cette raison que le bien et le mal continuent de prospérer côte à côte dans notre monde, Jeffers, parce que certaines personnes s’opposent à ce que l’un ou l’autre prenne le dessus ? Ce jour-là, dans le train, j’ai préféré feindre de ne pas être l’une d’elles. La vie m’a soudain paru beaucoup plus facile, là, derrière les livres et les journaux que les passagers tenaient devant eux afin de soustraire le diable à leur vue !

Ce qui est certain, c’est que nombre de changements se sont ensuite produits et, pour en réchapper, il m’a fallu rassembler toutes mes forces, ma foi dans le bien et mon aptitude à la souffrance, de sorte que j’ai failli en mourir – après quoi, je n’ai plus été un fléau pour personne. Même ma mère, pendant un temps, a décidé qu’elle m’aimait bien. J’ai fini par rencontrer Tony, qui m’a aidée à me rétablir et, quand il m’a offert cette vie de paix et de douceur dans le marais, devine un peu ce que j’ai fait : trouvant à redire à cette beauté et à cette sérénité, j’ai tenté d’y semer la discorde ! Tu connais cette histoire, Jeffers, parce que je l’ai relatée ailleurs – si je la mentionne ici, c’est simplement pour t’aider à comprendre comment elle se rattache à ce que je veux te raconter à présent. Il me semblait que toute cette beauté ne servait à rien si elle n’était pas immunisée : si je pouvais lui nuire, n’importe qui en était alors capable. Quel que soit le pouvoir que je possède, il n’est rien comparé au pouvoir de la bêtise. C’était mon raisonnement et cela le reste, quand bien même j’aurais pu saisir l’occasion de mener une vie idyllique d’impuissance tranquille dans ce lieu. Homère en parle dans l’Iliade, quand il décrit les agréables foyers et métiers des hommes abattus sur le champ de bataille, sans oublier leurs tenues de combat luxueuses, leurs chars et leurs armures ciselés. Toutes ces douces années passées à cultiver, à bâtir et à accumuler des biens, pour finir taillé en pièces par une épée, écrasé en moins de temps qu’il n’en faut pour piétiner une fourmi !

J’aimerais revenir avec toi, Jeffers, à cette matinée parisienne, avant que je ne monte dans ce train où se trouvait le diable bouffi aux yeux jaunes : j’aimerais te la faire voir. Tu es un moraliste, et il faut en être un pour comprendre comment l’un des feux allumés ce jour-là a pu continuer de couver durant toutes ces années, comment son centre est resté ardent sans que je m’en aperçoive et s’est entretenu de lui-même en secret ; puis, alors que j’étais enfin mieux lotie, il s’est ravivé, attisé par ces nouvelles circonstances, et s’est remis à flamber de plus belle. C’est à Paris, au petit matin, que ce feu a démarré, tandis qu’une aube séduisante reposait au-dessus des formes pâles de l’île de la Cité et que l’air était suspendu dans l’immobilité absolue qui augure une belle journée. Le ciel se faisait bleu et d’un bleu plus intense encore, les tertres de feuillage frais et vert étaient inertes dans la chaleur, les blocs de lumière et d’ombre qui coupaient les rues en deux étaient pareils aux formes primordiales qui, affleurant sur les parois des chaînes montagneuses, semblent émaner de l’intérieur de la roche. La ville était silencieuse et presque entièrement vide d’humains, aussi avait-on l’impression qu’elle était elle-même plus qu’humaine, ce qu’elle ne pouvait dévoiler que si aucune âme n’était là pour le constater. J’étais restée éveillée tout au long de la courte et chaude nuit d’été dans le lit de ma chambre d’hôtel, et lorsque j’avais vu l’aube poindre entre les rideaux j’étais sortie marcher le long du fleuve. Cela semble présomptueux, Jeffers, pour ne pas dire dénué de sens, de décrire mon expérience ainsi, comme si elle avait la plus petite importance. Sans nul doute une autre femme se promène-t‑elle en ce moment même le long de cette rive-là, commettant elle aussi le péché de croire que les choses surviennent pour une raison précise, et que cette raison, c’est elle ! Mais je dois te faire part de l’état d’esprit dans lequel je me trouvais ce matin-là, du sentiment d’exaltation que j’éprouvais à l’idée que tout était possible, pour te faire comprendre ce qui en a découlé.

J’avais passé la soirée en compagnie d’un écrivain célèbre, en réalité rien de plus qu’un homme extrêmement chanceux. Je l’avais rencontré pendant l’inauguration d’une galerie d’art dont il s’était donné du mal pour m’extirper, suffisamment pour que ma vanité en soit satisfaite. Il était rare qu’on m’accorde de l’attention sur le plan sexuel à cette époque-là, même si j’étais jeune et assez jolie, j’imagine. Le problème, c’était que j’avais la loyauté bornée d’un chien. L’écrivain était évidemment un insupportable égotiste, doublé d’un menteur, de surcroît pas très crédible ; quant à moi, seule à Paris pour la soirée – mon mari et mon enfant désapprobateurs m’attendaient chez nous –, j’avais une telle soif d’amour que j’aurais pu l’étancher, semblait-il, à n’importe quelle source. En vérité, Jeffers, j’étais un chien – il y avait en moi un poids si lourd que je ne pouvais que me tordre de douleur, stupidement, comme un animal. Cette masse m’immobilisait et me retenait dans les profondeurs, où je me débattais et me démenais, cherchant à me libérer pour nager à la surface radieuse de la vie – c’est du moins ainsi qu’elle m’apparaissait vue d’en bas. En cheminant d’un bar à l’autre dans la nuit parisienne en compagnie de l’égotiste, j’ai entrevu pour la première fois une possibilité de destruction, la destruction de ce que j’avais bâti ; cela n’avait rien à voir avec cet homme, je t’assure, mais avec l’éventualité qu’il incarnait – laquelle ne m’était jamais venue à l’esprit avant ce soir-là –, celle d’un changement brutal. L’égotiste, perpétuellement grisé par sa propre importance, glissant des bonbons à la menthe entre ses lèvres sèches en se figurant que je ne m’en apercevrais pas, parlant continuellement de lui : en réalité, je n’étais pas dupe, même si j’avais envie de l’être, je l’admets. Il se serait enferré tout seul si je l’avais laissé faire, mais naturellement je l’en ai empêché – je suis entrée dans son jeu, y croyant à moitié moi-même, ce qui n’a fait qu’accroître la chance dont il avait manifestement bénéficié toute sa vie durant. Nous nous sommes dit au revoir à deux heures du matin devant mon hôtel, où il a visiblement décidé – au point de manquer de galanterie – que je ne valais pas la peine de mettre en péril, de quelque manière que ce soit, son statu quo, ce qui se serait produit si nous avions passé la nuit ensemble. Je me suis mise au lit et j’ai choyé le souvenir de son attention, au point que le toit a paru se soulever de l’hôtel, les murs s’écrouler et l’immense obscurité étoilée m’enlacer afin de me confronter aux conséquences de mes émotions.

Pourquoi est-il si douloureux de vivre à l’intérieur de nos fictions ? Pourquoi de pures inventions nous font-elles tant souffrir ? Le comprends-tu, Jeffers ? Toute ma vie j’ai voulu être libre, or je n’ai pas même réussi à libérer mon petit orteil. Je crois que Tony est libre, lui, et sa liberté n’a rien de bien remarquable en apparence. Il monte sur son tracteur bleu pour tondre les hautes herbes au printemps, et je l’observe qui va et vient calmement sous les cieux, coiffé de son grand chapeau souple, roulant de long en large, enveloppé dans le bruit du moteur. Tout autour de Tony les cerisiers jaillissent à la vie, les petites protubérances fixées à leurs branches s’efforcent de fleurir soudainement pour lui, et sur son passage l’alouette s’élance dans le ciel où elle reste suspendue, chantant et tournoyant comme un acrobate. Pendant ce temps, je me contente de rester assise en regardant droit devant moi, sans rien avoir à faire. Pour ce qui est de la liberté, voici tout ce à quoi je parviens : me débarrasser des gens et des choses que je n’aime pas. Après quoi il ne reste plus grand-chose, avouons-le ! Quand Tony travaille sur nos terres, je me secoue afin de cuisiner pour lui : je vais cueillir des fines herbes dans le potager et chercher des pommes de terre dans la remise. À cette époque de l’année – le printemps –, les tubercules que nous y entreposons commencent à germer, même si nous les conservons dans une complète obscurité. Il leur pousse ces petits bras blancs et charnus car elles savent que la saison nouvelle est là et, parfois, quand j’en observe une, je me rends compte qu’une pomme de terre en sait davantage que la plupart des humains.

Le matin qui a suivi cette nuit parisienne, lorsque je me suis levée pour aller marcher le long du fleuve, mon corps percevait à peine le sol : l’eau verte scintillante, les murs de pierre érodés et inclinés, d’un beige très pâle, le soleil levant qui nous éclairait, moi et toutes ces choses au travers desquelles je me déplaçais, formaient un élément si vivifiant que j’étais en état d’apesanteur. Je me demande si c’est ce que l’on ressent quand on est aimé – j’entends par là l’amour important, celui que l’on reçoit avant de savoir, à proprement parler, que l’on existe. À cet instant, j’éprouvais un sentiment de sécurité illimitée. Qu’avais-je donc perçu au juste qui m’incitât à le concevoir, quand en réalité je n’étais absolument pas en sécurité ? Quand en fait j’avais entrevu l’embryon d’une possibilité qui bientôt grandirait et se déchaînerait comme un cancer dans ma vie, en consumerait les années, en consumerait la substance ; quand, quelques heures plus tard, je me retrouverais face au diable en personne ?

J’ai dû flâner sans but pendant un long moment, car lorsque je suis remontée vers la rue les magasins étaient ouverts, humains et voitures se mouvaient sous le soleil. J’avais faim, et j’ai commencé à prêter attention aux devantures des boutiques, en quête d’un endroit où m’acheter quelque chose à manger. Je ne suis pas douée dans ce genre de situation, Jeffers : j’ai du mal à satisfaire mes propres besoins. Il suffit que je voie les autres obtenir ce qu’ils veulent, se bousculer et exiger ceci ou cela, pour que je décide de préférer m’en passer. Je me refrène, embarrassée par le besoin – le mien et celui d’autrui. C’est sans doute un trait de caractère ridicule, mais j’ai toujours su que je serais la première à être foulée aux pieds en période de crise, même si j’ai remarqué que les enfants sont pareils, tout aussi gênés par leurs besoins corporels. Quand j’explique cela à Tony, que je serais la première à sombrer parce que je refuserais de lutter pour réclamer ma part, il rit et répond que cela l’étonnerait. Dire que l’on croit se connaître, Jeffers !

Quelle que soit la vérité sur ce point, peu de passants s’affairaient encore ce matin-là, et il n’y avait de toute manière aucun magasin d’alimentation dans le quartier parisien que j’arpentais, non loin de la rue du Bac. Les boutiques regorgeaient en revanche d’étoffes exotiques, d’antiquités et de curiosités de l’époque coloniale affichant des prix exorbitants pour le salaire d’une personne ordinaire, objets qui dégageaient aussi un singulier parfum – celui de l’argent, ai-je supposé –, et tout en déambulant je regardais les vitrines, comme si j’envisageais d’acquérir une volumineuse tête africaine de bois sculpté à cette heure si matinale. Les rues étant de parfaits abîmes d’ombre et de lumière, je veillais à rester au soleil, marchant sans autre intention ni but arrêté. J’ai bientôt vu, devant moi, un panneau installé sur le trottoir et, sur ce panneau, une image. C’était la reproduction d’un tableau de L, qui illustrait une publicité pour une exposition de son œuvre dans une galerie du quartier. Même de loin, j’y ai reconnu quelque chose, bien que je sois aujourd’hui encore incapable de définir quoi exactement ; en effet, si j’avais vaguement entendu parler de L, je ne savais pas vraiment quand ni comment, et j’ignorais à peu près tout de lui et de sa peinture. Néanmoins il m’a parlé : il s’est adressé à moi dans cette rue parisienne, et j’ai suivi les panneaux les uns après les autres jusqu’à la galerie, dont j’ai franchi la porte ouverte sans hésiter.

Tu voudras savoir, Jeffers, lequel de ses tableaux avait été choisi pour promouvoir l’exposition et pourquoi il m’a touchée de cette façon. Au premier abord, rien n’explique pourquoi l’œuvre de L est susceptible d’interpeller une femme comme moi, ou n’importe quelle femme, du reste – encore moins, assurément, une jeune mère à deux doigts de se révolter et dont les aspirations irréalisables sont de surcroît inversement cristallisées par l’aura de liberté absolue qui émane de ce tableau, une liberté fondamentalement masculine, et ce de manière tout à fait impénitente, jusqu’au dernier coup de pinceau. Cette question nécessite réponse, et pourtant il n’en existe aucune qui soit claire ou satisfaisante ; disons simplement que cette aura de liberté masculine va également de pair avec la majorité des représentations du monde et de notre expérience humaine dans ce même monde, et qu’en tant que femmes nous nous accoutumons à la traduire afin d’être en mesure de la reconnaître. Nous sortons nos dictionnaires et nous l’élucidons, laissant de côté certains éléments dont nous ne pouvons saisir la signification et d’autres auxquels nous savons ne pas avoir droit, et voilà[1] ! nous sommes partie prenante. Il s’agit là d’un emprunt de beaux atours et parfois d’une imitation pure et simple ; or, ne m’étant jamais sentie tout à fait féminine, je crois que ma pratique de l’imitation s’est enracinée plus profondément en moi que chez la plupart des autres femmes, au point que certaines facettes de ma personnalité semblent en réalité bel et bien masculines. Le fait est que, dès le début, j’ai reçu un message clair : tout aurait été mieux – conforme, dans l’ordre des choses – si j’étais née garçon. Pourtant, je n’ai jamais su comment employer cette part masculine de moi, ainsi que L allait me le montrer plus tard, durant la période dont j’entends te parler.

À propos, le tableau était un autoportrait, l’un des saisissants portraits de L dans lesquels il se représente à une certaine distance, celle que l’on observerait peut-être face à un inconnu. Il paraît presque surpris de se voir : il lance à ce même inconnu un regard aussi objectif et dépourvu de compassion que le serait n’importe quel coup d’œil lancé dans la rue. Il porte une chemise à carreaux tout à fait quelconque, ses cheveux ramenés en arrière sont séparés par une raie et, en dépit de la froideur de l’acte de perception – il s’agit là d’une froideur et d’une solitude cosmiques, Jeffers –, le rendu de ces détails, de la chemise boutonnée, des cheveux peignés et de la physionomie ordinaire que n’anime aucun signe de reconnaissance, ce rendu donc est la chose la plus humaine et la plus aimante au monde. En observant ce tableau, c’est de la pitié que j’ai ressentie, pour moi-même et pour nous tous : le genre de pitié muette qu’une mère est susceptible d’éprouver pour son enfant mortel, qu’elle brosse et habille toutefois si tendrement. Il apportait, pour ainsi dire, la touche finale à l’étrange état d’exaltation dans lequel je me trouvais – je me suis sentie basculer du cadre à l’intérieur duquel j’avais vécu pendant des années, le cadre des répercussions humaines dans des circonstances particulières. À partir de cet instant-là, j’ai cessé d’être immergée dans l’histoire de ma propre vie et je m’en suis dissociée. J’avais assez souvent lu Freud, et j’aurais pu y apprendre à quel point tout cela était idiot, mais il a fallu le tableau de L pour que je le voie réellement. Autrement dit, j’ai vu que j’étais seule, et j’ai aussi vu les fardeaux et les bienfaits associés à cette condition, ce qui ne m’avait jamais été véritablement révélé avant ce jour.

Tu sais, Jeffers, que je m’intéresse à l’existence des choses avant que nous n’en ayons connaissance – en partie parce que j’ai du mal à croire qu’elles existent vraiment ! Quand on a toujours été critiqué d’aussi loin qu’on se souvienne, il devient plus ou moins impossible de se situer dans un espace ou dans un temps qui aurait précédé la formulation de cette critique : de se persuader, en d’autres termes, que l’on existe soi-même. La critique est plus réelle que soi : en fait, il semble que c’est elle qui nous a créés. Je pense que beaucoup de gens vivent avec ce problème en tête, et cela leur vaut toutes sortes d’ennuis – dans mon cas, cela a engendré dès le début un divorce entre mon corps et mon esprit, à une époque où je n’étais âgée que de quelques années. Mais le fait est que ce tableau et d’autres objets créés peuvent procurer un peu de soulagement. Ils procurent un lieu, un endroit à soi, alors que, le reste du temps, l’espace a été investi par la critique, arrivée la première. Je n’y inclus toutefois pas les objets créés au moyen des mots : ils n’ont pas le même effet, du moins sur moi, car pour m’atteindre il leur faut transiter par mon esprit. Mon appréciation du langage doit être mentale. Peux-tu me le pardonner, Jeffers ?

De si bon matin, il n’y avait pas âme qui vive dans la galerie ; le soleil entrait par les larges fenêtres pour former sur le sol des flaques de lumière dans le silence et je déambulais aussi joyeusement qu’un faune dans une forêt au premier jour de la genèse. C’était ce qu’on appelle une « rétrospective majeure », ce qui semble signifier qu’un artiste est finalement assez important pour être mort – même si L avait alors à peine quarante-cinq ans. Il y avait au moins quatre vastes salles, mais je les ai découvertes avec avidité, l’une après l’autre. Chaque fois que je m’approchais d’un tableau – de la plus petite esquisse au plus imposant des paysages –, j’avais la même sensation, si forte que je croyais qu’il me serait impossible de la ressentir de nouveau. Mais c’est pourtant arrivé : face à une image, cette sensation est revenue maintes et maintes fois. Comment la définir ? C’était un sentiment, Jeffers, mais aussi une phrase. Après ce que je viens de dire sur le langage, que des mots puissent accompagner cette sensation de façon aussi absolue paraîtra contradictoire. Mais ce n’est pas moi qui ai trouvé ces mots. Les tableaux les ont trouvés, quelque part en moi. J’ignore à qui ils appartenaient, ou même qui les a prononcés – je sais seulement qu’ils l’ont été.

De nombreuses œuvres représentaient des femmes, dont une en particulier, or mes sentiments vis‑à-vis de celles-ci étaient plus aisément reconnaissables, quoique d’une certaine manière indolores et désincarnés, même alors. Je me rappelle une petite esquisse au charbon d’une femme endormie dans un lit, sa tête sombre simplement figurée par une légère traînée d’oubli parmi les draps froissés. Je l’avoue, une sorte de pleur silencieux et amer a jailli de mon cœur face à cette évocation de la passion, qui contenait apparemment tout ce que je n’avais pas connu au cours de ma vie, et je me suis demandé si je le connaîtrais un jour. Dans quantité de grands portraits, L avait peint une femme brune, plutôt bien en chair – auprès de laquelle il s’est souvent représenté –, et je me suis interrogée : la tache esquissée dans le lit, presque effacée par le désir, était-elle la même personne ? Dans les portraits, elle porte généralement un genre de masque ou de déguisement ; parfois elle paraît aimer L, d’autres fois elle se contente de le tolérer, semble-t‑il. Mais son désir à lui, quand il apparaît, étouffe le sien.

C’est dans les paysages, toutefois, que j’ai entendu la phrase résonner le plus fort, et ce sont ces mêmes images qui ont continué de couver dans mon esprit toutes ces années, jusqu’à l’époque dont je tiens à te parler, Jeffers, quand le feu s’est de nouveau déclaré tout autour de moi. Les paysages de L sont empreints d’un tel sentiment religieux ! Si du moins l’existence humaine peut être une religion. Quand il peint un paysage, il se remémore sa contemplation. Je ne peux pas mieux décrire ces tableaux-là, ou du moins décrire comment je les ai perçus et les sensations qu’ils ont provoquées en moi. Tu t’en tirerais sans aucun doute de façon beaucoup plus satisfaisante. Mais il s’agit avant tout de te faire comprendre comment l’idée de L et de ses paysages a réapparu tant d’années plus tard, ailleurs, alors que je vivais déjà dans le marais avec Tony et que ma vision des choses était tout autre. Je me rends maintenant compte que je me suis éprise des terres marécageuses de Tony parce qu’elles possédaient précisément la même qualité : la qualité d’une chose remémorée, qui participe à l’instant présent de l’existence et qui en est inextricable. Je n’ai jamais su la capturer et j’ignore pourquoi j’avais de toute manière besoin de le faire, mais c’est une définition comme une autre du déterminisme humain, et on n’en trouvera pour l’heure sans doute pas de meilleure !

Tu dois te demander, Jeffers, quelle était la phrase qui, surgissant des tableaux de L, s’est adressée si distinctement à moi. C’était : Je suis ici. Je refuse de dire ce que ces mots, selon moi, signifient, ou à qui ils renvoient, car cela reviendrait à vouloir les empêcher de vivre.

 

Rachel Cusk, La Dépendance, traduit de l’anglais par Blandine Longre, © Éditions Gallimard, 2022.

En librairie le 25 août.


[1]En français dans le texte original. (N.d.T.)

Rachel Cusk

Écrivaine

Notes

[1]En français dans le texte original. (N.d.T.)