La dépendance
Je t’ai déjà raconté, Jeffers, la fois où j’ai rencontré le diable dans un train au départ de Paris, et comment, après cette rencontre, le mal qui d’ordinaire reste tapi sous la surface des choses sans que rien vienne le troubler a surgi et s’est déversé sur toutes les facettes de mon existence. C’était comme une contamination, Jeffers : s’insinuant partout et corrompant tout. Je n’avais pas pris conscience, je crois, que l’existence était constituée de si nombreuses facettes, avant que chacune d’elles ne donne libre cours à sa capacité de corruption. Pareilles manifestations t’ont toujours été familières, je le sais, et tu as écrit à leur sujet, même quand certains n’avaient pas envie d’entendre et trouvaient pénible de s’appesantir sur ce qui est mal et pernicieux. Néanmoins tu t’es obstiné, en bâtissant un refuge où l’on pouvait s’abriter quand les choses tournaient mal. Et, immanquablement, elles tournent toujours mal !
La peur est une habitude comme une autre, et les habitudes tuent ce qui en nous est essentiel. Les années durant lesquelles j’avais connu la peur m’avaient laissé une sorte de vacuité, Jeffers. Je m’attendais sans cesse à ce que quelque chose me tombe dessus sans prévenir – je m’attendais sans cesse à entendre le rire de ce diable, celui-là même que j’avais entendu le jour où il m’avait poursuivie d’un bout à l’autre du train. C’était le milieu de l’après-midi, il faisait très chaud et les voitures étaient bondées, assez pour que je me croie capable de lui échapper simplement en quittant mon siège pour aller m’asseoir ailleurs. Mais chaque fois que je changeais de place, il réapparaissait quelques minutes plus tard, vautré en face de moi, et il riait. Que me voulait-il, Jeffers ? Il était horrible d’apparence, jaune et bouffi, ses yeux couleur de bile injectés de sang, et quand il riait il découvrait des dents sales, dont une entièrement noire, juste au centre. Il portait des boucles d’oreilles et des vêtements qui lui donnaient une allure de dan