Roman (extrait)

Sud

Écrivain

« Je parle de la ville contemporaine, en construction et en destruction perpétuelles (…) ; la ville, réalité immense et quotidienne qui se résume en deux mots : les autres. » Signé Octavio Paz en exergue d’un roman dont la ville est le personnage principal. Roman ou film ? Et même film choral aux multiples personnages et destins croisés sur 24 heures de temps, le plan séquence en ouverture révélant le registre cinématographique avec lequel joue Antonio Soler, écrivain espagnol traduit ici par Guillaume Contré. À paraître chez Rivages à la fin du mois d’août.

Le lait tiède du ciel se répand silencieusement sur toute chose. Les toits, les arbres endormis, les automobiles scintillantes. C’est une luminosité blanchâtre qui jaillit dans un soubresaut, épaisse, trouble. Elle tache les nuages et s’y suspend. On entend le halètement du jour qui vient, une respiration profonde qui s’arrête un moment, comme si la Terre était sur le point de s’immobiliser et de tourner dans l’autre sens avant de reprendre sa trajectoire et d’apporter un nouveau jour.

La nuit n’a pu refroidir le bitume, il est toujours là, somnolent et chaud, serpentant de toute sa croûte de fièvre. Le soleil monte, obstiné. La vie frémit. C’en est fini des heures vaines, de la pitrerie de la mort. Le jour commence. Les insectes creusent la terre.

 

Sur cette partie de l’avenue Ortega y Gasset, la ville s’est dénudée de ses logements et de ses commerces, la zone industrielle laisse place aux friches et aux murets qui ne protègent que des terrains vagues. Des palmiers solitaires, des pylônes électriques, un bateau à moitié peint contre le mur d’un jardin abandonné. Sur la corniche de la station-service BP, une forme brille momentanément : un oiseau de lumière la traverse.

Un homme portant une combinaison de travail verte se déplace entre les pompes, il a une tête de poisson, sans menton, presque sans cou. Il regarde autour de lui avec de petits yeux brillants. Il ne voit pas grand-chose. La monotonie de l’été, une voiture qui passe et, de l’autre côté du rond-point, des panneaux publicitaires : un homme embrasse une femme par-derrière, ils sont allongés, supposément nus sous le drap qui les couvre ; à côté d’eux, le slogan UN MATELAS NOUVEAU, UNE PASSION NOUVELLE, et puis une autre réclame, déchirée depuis des jours, qui laisse deviner la photographie d’un véhicule blanc, l’emblème de la marque Volkswagen et un mot qui flotte sur un lambeau de papier, Caddy. Les deux panneaux centraux sont à demi cachés derrière un arbre. On aperçoit une voiture rouge et un écriteau, Esprit MÉDITERRANÉEN, plaqué sur la photographie d’une plage idyllique.

Au fond, derrière les panneaux, se dessine le profil d’un bâtiment allongé et rougeâtre, à plusieurs étages, dont l’homme de la station-service, bien qu’il travaille ici depuis des années, ignore la fonction. Il voit également la tache verte d’une petite roselière située près des panneaux publicitaires. Des roseaux mal peignés, semblables aux cheveux clairsemés et frisés de quelqu’un qui viendrait de se lever, dont l’haleine serait aussi putride que la terre même.

Ce que l’homme aux petits yeux ne peut pas voir est le plus important, ce dont ses collègues parleront et ce sur quoi quelques clients l’interrogeront au long de cette journée et des suivantes.

L’homme ne voit pas le chemin qui commence au pied des panneaux. Un chemin bordé de mauvaises herbes sèches, de plantes épineuses et de déchets éparpillés parmi les chaumes semi-urbains. Une canette de bière écrasée, un enchevêtrement de plastique emmêlé parmi des tiges brûlées par le soleil, des fragments de briques, des morceaux de verre et des papiers décolorés, des câbles, des fils de fer rouillés. La terre desséchée et surchauffée.

Le petit sentier s’enfonce dans le terrain vague, il pointe vers la lointaine construction rougeâtre et vers de fades monticules au milieu desquels se dresse un mur en béton solitaire, une sorte de parapet divisé en deux qui semble avoir surgi de la terre, semé là tel un menhir double sur lequel quelqu’un, en énormes caractères, a peint WAS sur le premier mur et, en caractères un peu plus petits, BUEST sur le deuxième. Et c’est là, juste au pied du deuxième bloc de béton, que se trouve la masse brune. Soixante-quinze kilos, recroquevillée, repliée sur elle-même.

L’impression qui s’en dégage est étrange. Contradictoire. La masse, le corps, semble immobile et donne en même temps la sensation d’être en train de frémir, de bouger, voire de murmurer ou de penser à voix haute.

La posture est presque fœtale. Seule une jambe tendue rompt l’harmonie de la position prénatale. Sous la couche bouillonnante de fourmis qui le couvre, on constate que le torse de l’homme est nu, plein de poussière. Le pantalon est gris. La jambe droite retroussée jusqu’au genou. Là aussi les fourmis travaillent, tout comme elles le font certainement sur l’autre jambe, couverte par le pantalon, bien que le pied, le gauche, soit déchaussé et forme une tache sombre, d’un violet presque noir sur lequel les insectes s’activent de façon exemplaire, telles les cellules d’un véritable super-organisme.

Ce sont des fourmis de l’espèce linepithema humile, dite fourmi d’Argentine. Elles sont petites, rougeâtres, absolument omnivores. Elles vivent dans la terre, sous le bois, sous les sols, tuent d’autres insectes et exterminent toutes les espèces de fourmis des régions qu’elles envahissent. Ici, elles forment une croûte sur le corps étendu, s’introduisent dans tous les plis de sa peau, s’enfoncent dans les orifices, percent, coupent, trimbalent, communiquent anxieusement, avides, cupides, cent trente millions d’années pour en arriver à une telle efficacité, une telle précision.

La peau de l’homme est cireuse, boucanée, jaunâtre. Il a les yeux entrouverts et à la rive de ses paupières une centaine de fourmis s’abreuvent jalousement. L’iris est bleu-gris. Des yeux qui ont vu les champs enneigés d’un autre continent, des yeux qui se sont réveillés en contemplant le corps de son fils Guillermo dans le berceau et qui, en le voyant pour la première fois, ont laissé s’échapper des larmes de joie. Il avait alors frôlé la plénitude. Les insectes s’activent dans les yeux, ils parviennent en cadence organisée au cratère de ses oreilles et s’introduisent comme des spéléologues dans le labyrinthe des pavillons, ils s’enfoncent dans le cuir chevelu, rôdent dans les fosses nasales, entrent dans la bouche et en tirent leur butin de salive aux résidus de benzodiazépine – diazépam, bentazépam, lormétazépam – et d’alcool – vodka, gin, tequila. La respiration de l’homme est faible, et sur la montagne du thorax le travail des poumons est à peine perceptible.

De l’autre côté du rond-point, de l’autre côté du chemin et des panneaux publicitaires sur lesquels un homme embrasse de dos une femme qui fait semblant de dormir et une voiture rouge surgit à côté d’une plage à l’eau émeraude, une automobile arrive, un jeune en descend et demande, avenant, à l’homme aux petits yeux et à la combinaison de travail verte :

– Lolo, t’as vu qu’ils ont fait tomber l’enseigne de la station-service ? Celle du rond-point. Elle est par terre, t’as vu ?

Et l’homme aux petits yeux, à la tête de poisson et à la combinaison de travail verte répond Haha et sent que la journée a commencé.

 

Les ciseaux d’Ismael sont lourds, pointus, aiguisés. Les ciseaux d’Ismael sont maniés avec précaution et une précision considérable. Ils coupent le tissu en ligne droite. D’abord, une incise franche, puis ils tournent et font une nouvelle coupe en formant un angle aigu dans le rideau. Le troisième coup de ciseaux produit un nouveau triangle qui tombe par terre, entre les pieds nus d’Ismael. Des pieds presque enterrés sous les triangles, tous plus ou moins de la même taille.

Ismael est corpulent, très jeune, il a des bras musclés, le dos lourd et charnu, le regard particulièrement fixe. Il est concentré. Il a commencé à couper le rideau du salon en partant du bas. D’abord, le pan droit. Du sol jusqu’à la hauteur des yeux. Maintenant, il entame l’autre pan. Il coupe de gauche à droite. Méticuleux, le visage face à la fenêtre, baigné par une lumière qui, sans le frein du rideau, pénètre de plus en plus dans le salon.

Il a commencé de bonne heure à couper. Alors qu’il ne faisait pas encore jour. Il est allé dans la cuisine, a ouvert délicatement le tiroir des couteaux. Il en a sorti deux. Les plus longs. Il les a alignés, mesurés. Il en a pris un dans chaque main. Les a soupesés. Et les a reposés sur le plan de travail. Il a bu de l’eau du réfrigérateur, directement à la bouteille, une longue gorgée, en penchant exagérément la tête en arrière, puis il a rangé les couteaux. Dans le même tiroir, il a pris les ciseaux. Il a fait un tour dans l’appartement. A regardé le lit vide de sa mère. Horaires de nuit. Le grand lit, semblable à un radeau. Flottant dans la pénombre. Il a imaginé sa mère nue, les jambes écartées. Il a imaginé son père. Et l’Autre. L’Autre aussi était sûrement passé par là. Avec sa bite. Ismael a fait oui de la tête.

Il est entré dans la salle de bains. Il a vu sa silhouette dans la noirceur du miroir. Il a pris la serviette qui pendait à côté du lavabo avant de sortir. En passant devant la chambre de son frère Jorge, il a donné un coup de pied dans la porte fermée. « Gorgo ! » Il a souri en entendant son frère sursauter. Le bruit du lit, le balbutiement endormi et effrayé de Jorge. Ensuite, le silence. Tout en sachant que l’autre s’était réveillé et devait être à moitié dressé, immobile, à fixer la porte depuis le lit.

Ismael est allé s’asseoir dans le canapé du salon. Et il s’est mis à découper la serviette en triangles, mécaniquement, avec précaution. Il a découpé la serviette, les torchons qu’il avait trouvés dans la cuisine, a découpé une robe de sa mère qui traînait sur le lit et découpé le survêtement de Jorge. Toujours en triangles équilatéraux, ou bien acutangles. Puis il s’est mis à découper le rideau. Avec parcimonie, avec la même concentration que lorsqu’il avait donné le premier coup de ciseaux dans la serviette, en regardant le tissu et en regardant parfois avec la même concentration la rue, de plus en plus visible dans la première lueur du jour. Les oiseaux passaient rapidement devant la fenêtre, au cinquième étage, en traçant un enchevêtrement de lignes droites, un réseau de câbles invisible et obsessionnel sur la cime des arbres, entre les fenêtres et les stores orange de la rue Juan Sebastián Bach.

Le soleil touche les pieds d’Ismael, les triangles de tissu beige, les flocons chauds qui continuent de tomber à côté de lui. Les rayons lumineux font scintiller les fenêtres d’en face et convertissent les vitres en projecteurs. Là, au niveau du troisième étage, il voit une vieille dame sortir sur sa terrasse et s’asseoir de l’autre côté des barreaux. « Une fois de plus, une fois de plus, toute la journée, tous les jours, dans la cage, au zoo, jusqu’à c’que tu crèves, ou que j’vienne et te tue, sale pute. » Il poursuit son entreprise, tranquillement, presque réjoui.

 

Odeur de thym. L’Athlète court et traverse la zone de pénombre formée par quelques pins, le soleil, l’ombre d’un caroubier, de nouveau le soleil. Sueur, libération. Le tambourinement parfaitement rythmique des baskets sur l’asphalte, le diapason et la vitesse qui augmente. Il court, léger et rapide, porté par le vent.

L’Athlète descend la pente douce de cette voie connue autrefois comme Camino de las Pitas et qu’on appelle aujourd’hui rue Julio Verne. Il sort en rase campagne, accélère, force un sprint, l’éclat de la lumière inonde tout et tout semble prêt à se tordre, à se briser. Quand son corps lui dit ça suffit, il redouble d’efforts et augmente sa vitesse en poussant un long et merveilleux hurlement, dix, vingt, trente mètres de plus, et lorsqu’il y parvient et que tout est tendu au maximum, il continue de courir dix, vingt mètres de plus.

Il s’arrête et son sang lui revient subitement dans le corps en une grande vague, son cœur occupe son être entier, il s’empare de toute son anatomie puis se disperse et se concentre en petites accumulations dans les tempes, dans le cou, dans l’abdomen.

L’Athlète se plie en deux, pose les mains sur ses genoux et avale de l’air, l’odeur des champs revient, la chaleur du matin et le cri électrique des cigales, si tôt. Il se relève, marche. Il regarde le chronomètre. 56’ 09”.

 

Il marche, trotte, court doucement. À sa droite, de l’autre côté de la clôture métallique, il laisse derrière lui les installations sportives du collège Los Olivos, trois curés tapent dans un ballon sur le terrain de football, ils rient et chahutent comme des enfants. « Comme des oiseaux à l’aube », diraient-ils sans doute. Il a de nouveau envie de prendre de l’élan et courir à fond, mais il fait justement le contraire, il abandonne son trot léger et poursuit sa marche en avançant au pas.

« La Joie est dans le Christ, la Vie Nouvelle, les Champs de l’Éden Éternel », c’est le genre de choses qu’ils écrivaient au tableau, toujours avec des majuscules pour qu’on comprenne bien que tout était vrai et unique. « Ne pensez pas que d’autres hommes ont fait avant vous ce que vous faites, disait le père Isaías Abril. Et quand vous embrassez une fille, ne pensez pas que d’autres hommes, d’autres jeunes gens, l’ont fait avant vous, pensez plutôt que vous inaugurez le monde, et la vie aussi. C’est ainsi que vous devez l’envisager, avec modération et sans excès. Car le chemin inverse mène au vice et à la dissolution, à la disparition aux yeux du Christ. La disparition éternelle. Comprenez-vous ce que ça signifie ? » En disant cela, il avait sûrement l’impression que les mots Monde, Histoire et Vie prenaient des majuscules dans sa pensée. Et Vice. Dissolution. Disparition. Ses cheveux coiffés en une houppe aérienne aux reflets jaunâtres. Peut-être teinte avec quelques gouttes d’eau oxygénée dans la solitude de sa chambre, pendant les nuits interminables qu’il passait ici, dans la résidence située derrière le collège. Ses verres fumés. Il parlait avec prodigalité, un vrai fils du désert de Salamanque ou de Palencia, faisant étalage de son progressisme. Les filles, les baisers, les jeunes, le vice. La disparition éternelle.

L’Athlète avance d’un pas rapide. Il voit un graffiti nouveau sur le mur qui défile le long du chemin. JE TM P’TIT Q. La première fois. Là aussi, le père Abril aurait pu venir balancer son discours plein de majuscules et de chemin du vice. La rumeur des curés qui jouent au foot se perd. Le triolet trinitaire.

Au loin, il aperçoit sa moto. Il a retrouvé son pouls, sa sueur est une deuxième peau, l’air ne semble pas pénétrer dans ses poumons seulement par les fosses nasales et par la bouche, mais à travers les pores de sa poitrine et de ses flancs, en traversant sa chemise, ses côtes, ses vaisseaux sanguins, l’éponge rose à quoi ressemblaient les poumons sur les dessins d’anatomie.

Il profite du chemin qui lui reste jusqu’à la moto pour faire des étirements. Soléaires, quadriceps, ischio-jambiers, fléchisseurs.

Une fois à côté du véhicule, il voit la tache sous le moteur, les gouttes d’huile. C’est ce qu’il craignait. « Bordel de merde. » Il se baisse, touche l’huile du bout des doigts. « Putain de bordel de merde, argent maman encore une fois. » Il visualise la chambre de sa mère, le tiroir de la commode. Ses foulards et ses culottes, la petite montagne de billets.

Il se redresse, regarde la campagne, les bâtiments du collège, de nouveau visibles. Il ouvre le coffre. Il enlève son t-shirt et en enfile un propre, blanc, au col un peu élimé. Il fourre le t-shirt trempé de sueur dans un sac en plastique. Inspire profondément. Étire ses fléchisseurs. Pense que tout s’arrangera, il ne sait pas quand. Ça s’arrangera. Il se baisse de nouveau, observe la tache d’huile sur la terre. Il regarde l’incompréhensible moteur qui dépasse de la carcasse sale. Piaggio.

Avant de fermer le porte-bagages, il regarde son portable. Deux appels manqués et un WhatsApp de Jorge. Gorgo. Il le consulte.

 

 

 

 

L’Athlète frotte la tache d’huile avec la semelle de sa chaussure. Il regarde les grumeaux de terre. Enfourche la moto. La démarre. Il lui semble qu’elle fait un bruit normal. Le même que d’habitude. Et le matin s’ouvre. Comme la grotte de Sésame.

 

Les fourmis font infatigablement leur travail. Elles détectent les points garantissant la meilleure et la plus facile des extractions dans la carrière humaine qui leur a été offerte. Leur langage est chimique. Une traînée volatile de phéromones. Selon les proportions, ces molécules ont un sens ou l’autre. Les glandes qui les produisent ne cessent jamais de travailler. Elles émettent un morse antédiluvien, perfectionné au cours des millénaires. Un alphabet de douze significations basiques. Alarme, recrutement, trophallaxie, stimulation sexuelle, détermination de la caste, etc.

La colonie forme un enchevêtrement frénétique autour du corps effondré parmi les arbustes secs, au pied du monolithe en béton aux cinq lettres BUEST écrites dans la partie supérieure. L’homme – Dionisio G.G., ainsi qu’il sera nommé dans les journaux et autres médias locaux dans les prochains jours – a changé légèrement la position des doigts de sa main gauche au cours des dernières minutes. Quelques mouvements réflexes, autonomes, ont également agité son ventre.

La température a monté de trois ou quatre degrés, le terral, cet air chaud qui rappelle un radiateur allumé proche de la combustion, se répand dans la ville et prend possession des terrains vagues, des pierres, des façades, il lèche les vitres des fenêtres, convertit les rideaux métalliques des établissements fermés en gril, enveloppe les personnes d’un halo presque palpable, tactile, il ramollit le goudron.

La cadence des véhicules a augmenté sur l’avenue Ortega y Gasset, et un type noueux qui porte une guitare qu’il tient par le manche traverse le terrain vague en direction du monolithe en béton, sans avoir remarqué la présence du corps couvert de fourmis. Pendant ce temps, de l’autre côté de la ville, dans une zone connue sous le nom de Pinède de San Antón, un homme qui a parfois croisé dans l’étude d’Amelina Marín celui qui est maintenant dévoré par les insectes est assis sur une chaise longue en teck, il joue avec les feuilles d’un arbuste. C’est un homme de grande taille, grisonnant, aux tempes dégarnies, aux cheveux coiffés en arrière. Au menton presque carré et au front orgueilleux. Il porte une extravagante chemise hawaiienne. Céspedes, c’est comme ça que m’appellent mes amis, tous sans exception, et les employés aussi, je ne vois pas pourquoi tu m’appellerais autrement, à quoi bon vouloir connaître le sobriquet dont j’ai été affublé au baptême.

Voilà ce que dit cet homme à la femme qui est allongée dans la chaise longue à côté de la sienne. Elle est jeune et ils sont tous les deux seuls dans le jardin, près de la piscine. Ils ont passé une nuit blanche. Lui, énergique, continue de parler :

– Céspedes. Tout le monde, depuis le collège, les employés, les clients, à l’agence, et si je me retrouvais en prison ce serait pareil, à quoi bon vouloir m’appeler autrement, à part ma mère, ils m’appellent tous comme ça. Même ma femme. Qu’est-ce que tu regardes, pourquoi tu me regardes comme ça ?

Elle l’observe la bouche ouverte, le jaugeant et souriant avec les yeux tandis qu’elle passe sa langue derrière ses dents, lentement, comme si elle les comptait.

Céspedes poursuit :

– Tu trouves ça bizarre ? Ou tu veux me faire croire que tu allais être consentante si je te disais le nom qu’on m’a donné à l’état civil ? La nuit entière à veiller les armes à tes côtés et toi une vraie reine des glaces, ou alors de chambre froide.

– Consentante ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Baiser ?

– La nomenclature t’appartient, moi je parle de la machine qui meut l’univers, tu vois, les planètes qui s’attirent, les forces gravitationnelles et les remous cellulaires, tout, les acides ajoutés aux fantasmes enfantins, aux contes froïdiens et tout ce qui fait qu’un homme se sent attiré par une femme comme une pauvre épingle par un de ces gros aimants en fer à cheval, qui sont chargés de plus d’énergie qu’ils ne peuvent en supporter. On est des copeaux cosmiques, Carole, les hommes je veux dire, pas vous.

– T’es trop mignon, toi.

– J’accepte ma condition d’épingle, c’est tout – Céspedes lève les yeux vers les arbres qui se trouvent devant eux et se passe la main dans les cheveux en essayant de les peigner encore plus en arrière –, mais, comme je te disais tout à l’heure, je serais enchanté de continuer à parler chastement avec toi, comme on l’a fait toute la nuit.

– Tu crois que j’ai plus d’énergie que je ne peux en supporter, Céspedes ?

– Elle te sort par les yeux.

– Et alors quoi, baiser ça ne concerne que toi, et moi je suis la nana du guichet qui te donne ton ticket ou pas ? Si tu consens, dis-tu. T’es gonflé ! Pour ce qui est de parler toute la nuit, vois-tu, lorsque le maître de maison nous a présentés il était au moins quatre heures, ensuite tu as couru derrière la fille aux talons argentés jusqu’à ce qu’elle te laisse planté là, et il devait être au moins cinq heures et demie quand tu t’es installé à côté de moi pour regarder la lune.

La femme se redresse, tourne la tête, sa chevelure pend comme un rideau lourd et sombre. Sans cesser de regarder Céspedes.

– Pas la lune, non. Je regardais ta nuque et toi qui regardais la lune, c’est très différent, tu trouves pas ?

Mais la femme ne répond pas, elle plisse les yeux, regarde autour d’elle, tend son long cou et bâille, elle bâille juste au moment où, à dix kilomètres de là, le type qui traverse le terrain vague en portant une guitare qu’il tient par le manche gravit un petit monticule et voit en entier le premier mur en béton, pas celui avec WAS, mais celui où est écrit BUEST dans la partie supérieure, et il avance, le soleil l’aveuglant avec la même intensité que l’aveuglent l’héroïne et la cocaïne frelatée qui circulent dans son organisme. Il marche dans la pierraille argileuse, parmi les bouts de plastique, les buissons, les boîtes de conserve et les morceaux de brique concassée. Et ainsi, toujours en mouvement, en allant toujours de l’avant, comme l’hidalgo halluciné qui commence par confondre le corps à terre avec un tissu métallique, avec un animal mort, une chèvre, et ensuite le prend pour un paquet poussiéreux, une chose abandonnée là par un chiffonnier, il finit par arriver plus près, par sentir la chaleur du béton surchauffé de si bon matin, par regarder attentivement et par comprendre. Il est effrayé et il comprend.

Carole, la femme qui bâille, garde la tête baissée et sa chevelure pend comme un pendule mou. Dans ce jardin, la température est inférieure de six ou sept degrés à celle du terrain vague aux fourmis. Ici, le terral se fait à peine sentir, les pins dégagent une odeur douce et l’homme, qui la regarde fixement dans les yeux, lui dit Tu me plais.

– Dieu, comme tu me plais ! Comme les femmes comme toi m’ont toujours plu, même si jamais, même si je n’en ai jamais vraiment connu une seule, j’ai toujours su, par mes lectures par les rêveries qu’on peut faire, que les femmes comme toi existaient et voilà que je te trouve ici maintenant comme si un naufragé trouvait sur une île déserte la clé d’un coffre-fort plein de billets situé à l’autre bout du monde, c’est comme ça que je me sens, vraiment, vraiment. Mais tu crois peut-être que j’ai besoin ou envie de mentir ?

Carole le regarde d’un air ironique, un sourcil froncé, un demi-sourire. Il poursuit.

– C’est là que je le vis, au milieu de la poitrine, dans les tripes, et même s’il est tard pour tout tant pis c’est un cadeau de toute façon, même si tu continues de me regarder avec cette tête ou précisément parce que tu me regardes comme ça. Je te reconnais, tu es l’une d’elles, l’une de ces femmes comme il y en a très peu, il doit y en avoir une tous les deux cents kilomètres carrés ou va savoir comment elles sont réparties elles sont rares en tout cas et moi elles m’ont toujours fait faux bond, toujours, quand j’arrivais dans une pièce elles en sortaient par l’autre porte quand dans une gare je montais dans un train elles marchaient sur un autre quai, ou alors c’était ma lâcheté qui me disait à l’oreille que les femmes inaccessibles que je cherchais étaient celles qui sortaient par l’autre porte celles qui étaient de l’autre côté de la vitre quand il n’était déjà plus possible de leur adresser la parole de m’approcher d’elles, elles étaient loin alors je m’autorisais à rêver à fantasmer. Mais maintenant, non, il aura peut-être fallu que m’arrive tout ce qui m’est arrivé pour pouvoir me trouver ici et te le dire, maintenant je ne t’observe pas depuis un train ni à l’arrêt dans une autre voiture au feu rouge et dans l’autre sens, tu es assise à côté de moi dans cet endroit absurde dans ce matin où tout est ouvert après une nuit et un jour et un mois et une vie plutôt absurdes. Je ne veux pas continuer à t’emmerder avec ça je ne veux pas non plus que tu te mettes maintenant à flotter comme une bulle de savon, je t’en ai déjà assez dit j’ai déjà déposé suffisamment de pétales au pied de ton autel, tu ne trouves pas ? Et je ne prétends pas gagner quoi que ce soit ne me regarde pas comme ça, parfois on dit les choses qu’on pense, ou plus ou moins, mais le résumé c’est ça.

Céspedes se lève, la chaise longue craque en se trouvant libérée de son poids. Il pose ses mains sur ses reins et fixe des yeux la piscine comme si la piscine était son passé, il est absent à ce point. Ensuite, il se tourne et lève les yeux vers la façade de la maison, vers les balcons qui donnent sur le jardin :

– Tu savais qu’on a tourné un film dans cette maison, une partie d’un film ?

– On n’a pas arrêté de m’en parler toute la soirée. Le propriétaire et je ne sais pas combien d’autres encore. Ils devraient poser une plaque en marbre sur la porte.

– Oui. Et on t’a raconté aussi que la scène ou une des scènes était une orgie et qu’ensuite une gonzesse finissait par se suicider ici, dans le jardin, et que Juan Diego pleurait à ses côtés ? C’était sûrement ici, sur ce bout de pelouse.

– J’ai préféré me passer des détails. Il y avait une orgie, une partouze ou un truc du genre de prévu ici ou quoi ? Et c’est qui, ce Juan Diego, un autre de tes amis, comme ces gens-là ?

– Nan.

– Non quoi ?

– Tout. Pas d’orgie et ce n’est pas mon ami et je ne connais presque personne ici, un ami ou deux du proprio, rien de plus, et j’oubliais que tu ne sais pas qui est qui dans ce pays, Française de mon cœur. Une petite fille perdue dans la forêt qui est venue pour fuir le loup et qui, parce qu’elle est Française ou à moitié française ou aux trois quarts française, ne peut pas connaître les pauvres acteurs espagnols.

– Cette histoire de petite fille perdue, c’est un truc qui t’excite particulièrement ? Tu me l’as déjà dit cette nuit.

– Non, c’est juste que ça se voit un peu. Va savoir quel loup tu as fui, à moins que ce ne soit le loup qui ait fui. Juan Diego est un immense acteur, chez moi on lui allumait presque des cierges quand il passait à la télé, il faisait partie de ceux qui jouaient Don Juan Tenorio et tout ça, ces types en collant et au col amidonné, mais lui il avait l’air de sortir de l’Actor’s Studio…

– Très intéressant. Pour revenir à ce qui nous intéresse, puisque tu ne veux pas me dire ton prénom, je peux t’appeler Cespedito ? Avec ta dégaine de p’tit mec, c’est ce qui te va le mieux.

Céspedes se regarde, chemise hawaiienne, bermuda, chaussures bateau.

– Cette mesquinerie n’est pas digne de toi. En revanche, ton prénom l’est, lui. J’aime jusqu’à ton prénom. Carole. Et ça – il regarde de nouveau sa chemise –, c’est l’uniforme qu’on t’enfile quand on te fout à la porte de chez toi, c’est tout.

La femme hausse les épaules, sans cesser de sourire :

– Je vois. Encore une coutume indigène.

– Oui, voilà – il soupire, fait un geste de lassitude –, ça fait deux jours que je ne suis plus chez moi et c’est comme si la porte de ma cage avait été ouverte, ma femme pense peut-être avoir fermé celle de mon nid, mais pour moi, c’est celle de la cage qu’elle a fermée alors que j’étais du côté extérieur, et me voilà dehors, à l’air libre, avec trop d’espace. La liberté, ça désoriente beaucoup.

Carole l’observe. Céspedes lève les yeux au ciel, son menton carré l’est encore plus depuis la perspective de Carole, sa bouche ouverte et ses dents puissantes. Elle regarde ses épaules larges, son dos ferme lorsqu’il se retourne, qu’il s’approche du bord de la piscine et murmure encore quelque chose qu’elle ne parvient pas à comprendre. D’une certaine façon, elle a de la tendresse pour lui.

 

Jorge, le lâche, le petit frère d’Ismael, celui qui a posé un lapin à l’Athlète pour l’entraînement de ce matin, tourne rue Juan XXIII et pénètre sur l’avenue Europa, il manipule les commandes de la climatisation. Une bouffée d’air de plus en plus chaud sort des conduits. Il tape avec la paume de la main sur les évents, les boutons. « Putain de bagnole de merde de mon putain de cousin ou de sa putain de mère. » Il lève les yeux, donne un coup de volant pour éviter un type qui arrivait en face et qui klaxonne méchamment. « Ta mère la pute. » Il dépasse l’entrée de l’esplanade qui sert de parking, met le clignotant, fait marche arrière et pénètre dans le terrain vague. « La putain de sa mère. »

Jorge sort de la voiture, c’est une Renault Kangoo dont les vitres arrière ont été converties en prolongement de la carrosserie, laquelle est ornée de la publicité de l’entreprise de son cousin, MOULURES ET ENCADREMENTS FERRER, les lettres qui composent l’annonce forment un demi-cercle et sont traversées diamétralement par l’adresse, 45 Av. Europa. Sur un des côtés du texte, il y a deux pinceaux croisés comme les os d’un drapeau pirate. À l’autre extrémité, très mal peint, un cadre, prétendument en cerisier, duquel poussent des feuilles et des fruits qui représentent peut-être des cerises mais ressemblent plutôt à des boulettes de viande. Jorge se retient de donner un coup de pied dans la carrosserie. Il se contente de frapper du plat de la main sur la publicité, qui fait un bruit de gong assourdi. En se retournant, il voit Vane, la vendeuse de chez Famita, le magasin de chaussures, qui descend de sa voiture.

– Qu’est-ce qui se passe ? T’aimes pas ta caisse ? Tu vas la bousiller.

Jorge sourit, tourne la tête. « Merde à tout ça », il regarde la carrosserie qu’il vient de frapper :

– Non, pas du tout. Y’avait un type sur l’avenue qui cherchait les embrouilles.

Il désigne du menton le bout de l’avenue. Il a honte d’admettre que la climatisation ne marche pas.

Il reste debout, en plissant les yeux à cause du soleil, à attendre que la vendeuse – cheveux ondulés, teints en jaune paille, legging blanc – sorte son sac et quelques affaires supplémentaires de son véhicule. Jorge en profite pour lui regarder les fesses, il imagine qu’elle porte un string, il se demande si cette fille sue et il pense au goût de la sueur de sa copine. Il se retourne juste avant que la vendeuse sorte entièrement de la voiture et ferme la porte d’un coup de hanche.

En arrivant à côté d’elle, Jorge constate qu’elle est plus grande qui lui. « Putains de talons. » Tout est contre lui. Toujours. Son frère, Ismael, mesure près de quinze centimètres de plus que lui, une main.

Des limites de l’esplanade provient une odeur d’herbes brûlées. Sur le moment, Jorge trouve l’odeur sensuelle. Marijuana, bâtonnets d’encens. Ils marchent ensemble, Jorge essaie de suivre une ligne droite, la vendeuse, en revanche, zigzague un peu, elle arrange son sac d’un côté, retient dans ses bras un dossier bleu. Elle s’est mis du rouge à lèvres, rose, une pâte crémeuse, excessive. Ses yeux et ses sourcils sont noirs, une mèche jaunâtre et frisée se balance sur son front bronzé. L’érection de Jorge atteint sa rigidité maximum lorsqu’il regarde le maquillage noir au coin de son œil.

– C’est tôt, pour toi, non ?

La jeune femme met des lunettes de soleil, son visage se transforme, elle a l’air plus âgée. « Elle est encore plus bonne. »

– Va le dire à mon chef. C’est le bordel des soldes, hier soir je suis restée jusqu’à une heure et demie. En récompense, il m’a rapporté un cuba libre de La Esquinita.

– Tu parles d’un bordel.

Jorge tourne la tête en feignant la contrariété. « Elle veut sûrement baiser. » Il pense à l’arrière-boutique du magasin de chaussures, à l’odeur de cuir qu’il avait sentie en y entrant, un après-midi. Il imagine la blonde sur une table, les jambes écartées, le cul sur le formica et le propriétaire du magasin devant elle, debout. Il se rappelle les tétons de sa copine, deux nuits plus tôt, ses yeux mi-clos et sa voix qui disait Encore.

– Mais c’est un bon gars, dans le fond.

La fille sourit, lève une main et agite les doigts dans le vide comme si elle voulait que Jorge les compte ou un truc dans le genre.

– Hein ?

– Ciao. Je vais m’acheter du tabac. À plus.

– Salut. À plus tard, Vane.

« Vane », il pourrait prononcer son nom cent mille fois. « Vane, Vane, et elle qui me regarde. »

Antonio Soler, Sud, traduit de l’espagnol par Guillaume Contré, © Éditions Payot & Rivages, 2022.

En librairie le 24 août.

 


Antonio Soler

Écrivain