Récit

Chelsea Girls

Poète

« Si tard dans la journée, personne ne va à Manhattan. Moi si. Je bois une grande cannette de Schlitz, et je fume dans le métro, même. J’ai environ 30 ans, je suis avec ma copine. Tout va bien. Je suis pleine de poèmes. » Eileen Myles, figure légendaire et vivante du New York des années 70 et suivantes, féministe et queer, est l’auteur·e de quantité de poèmes, romans, essais… Et pourtant Chelsea Girls n’avait jamais été traduit en France. En primeur aujourd’hui, l’un des 29 textes qui composent un ensemble fait de sexe, galère, défonce, art, dérision et liberté. À découvrir bientôt aux Éditions du sous-sol, dans la traduction d’Héloïse Esquié.

13 février 1982

Le temps passe. Ça, c’est certain. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est le cauchemar d’obtenir ce qu’on désire. J’ai organisé une fête pour la sortie d’un livre il y a cinq ans. Elle se tenait à New York, où j’habite, et pour moi, ça a été le début de la fin.

Je suis quelqu’un de complètement différent aujourd’hui. Bill va passer poser des étagères dans la cuisine. Les choses ont une progression lente, un côté liste, pas désagréable. Une grande partie de ma liste se trouve dans le passé. Je suis allée chez Rose pour préparer la soirée. Power Mad Press, autrement dit Barbara, publiait mon livre. Barbara habitait avec Rose dans un loft, et c’était là qu’on organisait la soirée. Rose est astrologue. Elle a montré le 13 février sur son calendrier. Ça va se passer à cette date, elle a dit. Absolument. Mais pourquoi, j’ai demandé. Beaucoup de choses vont converger pour toi ce jour-là. Ton Mars, beaucoup de tes aspects… Je ne sais pas comment l’expliquer, mais c’est toi. Peut-être que tu ne veux pas que ta soirée soit une expérience trop intense. On peut faire un truc beaucoup plus tranquille. Ça dépend de ce que tu veux. Rose, elle était comme une avocate, ou une vendeuse. On ne savait jamais si elle inventait tous ces trucs – si elle avait vraiment le doigt sur le pouls des sphères et, dans ce cas, je veux dire, si elle possédait effectivement ce pouvoir, était-elle de mon côté.

Je voyais la façon dont elle jouait avec ses chats. Peut-être qu’elle était seulement très puissante, et très intuitive, mais qu’à ses yeux, nous étions tous de simples chats. C’était une position intéressante, et j’ai décidé d’accepter sa suggestion.

J’ai préparé un très joli carton d’invitation, blanc sur noir. Je l’ai envoyé à des gens importants. Mais la nouvelle de la soirée s’est surtout répandue par le bouche-à-oreille. J’ai acheté de la coke. J’étais quelqu’un d’assez fauché. Glamour, mais fauchée. Une buveuse de bière, au fond. Le genre de personne qui se baladait toujours avec des cachets coupe-faim dans la poche de son jean délavé. Ma principale inquiétude, c’était que je ne devais pas me saouler au point de tomber par terre ou de me foutre la honte ce soir-là. Ça commençait en début de soirée. J’avais couché avec cette fille, une musicienne dont j’étais amoureuse à l’époque. Elle est partie vers midi, me laissant à mes cigarettes et à une brumeuse et agréable méditation sur mes draps roses à fleurs, les oiseaux par la fenêtre et les minces branches des arbres. On voit un vieux cimetière par ma fenêtre, et j’avais l’impression d’être un Keats des années 80, un truc dans le genre. Je sentais la nervosité monter en moi comme une espèce de printemps bizarre, à l’intérieur et à l’extérieur. L’hiver était loin d’être terminé, mais il y a toujours en février des jours où on l’oublie. Investir cent dollars dans de la coke, pour moi, ce n’était pas rien, mais ça servait à merveille cette journée incroyable, magnifique – le livre attendu depuis si longtemps et bien sûr ma nouvelle vie. J’avais cette frousse assez classique : et si personne ne vient. Je suis arrivée au loft relativement tôt et je sais que j’étais habitée par le calme profond qui accompagne l’état de panique absolu. J’ai fumé des cigarettes avec un air important. L’ensemble n’était pas très professionnel. On ne savait même pas qu’on pouvait vendre des livres. On avait peut-être vingt exemplaires disponibles. Le reste des bouquins se trouvait bien là, dans le loft, mais il manquait deux trucs dessus. Pour commencer, le nom de la photographe de l’image en couverture et en quatrième. Irene Young aurait été furax de n’être pas créditée, donc nous avons fait faire un tampon que nous avons appliqué soigneusement à l’encre rouge sur la page des mentions légales.

L’autre truc qui manquait, c’était toute une strophe, la dernière d’un poème intitulé « New York ». La voici :

 

Puis, en entrant dans le métro, me faufilant
dans la foule de 34th St., j’ai vu un
bébé qui tétait avidement son biberon
des larmes ruisselant sur son visage noir bras.
Assis dans sa poussette. Ça m’a fait m’arrêter,
je me suis retournée, j’ai examiné des fleurs
à vendre, du tissu sur des feuilles vertes soyeuses
monté sur un peigne. J’en ai cueilli
une noire, une rose noire, payé
un dollar au type. Je l’adore.

Je caresse doucement ses pétales dans le
métro en rentrant, elle est tellement artificielle
sombre et magnifique.

 

Je pensais que « tellement artificielle/sombre et magnifique » s’appliquait à New York. Aujourd’hui, je vois bien que je parlais de ma vie. Vers quatre, il faut lire « visage noir gras », pas « bras ».

Alors ce qui s’est passé une fois que la soirée a commencé à battre son plein, c’est que des gens voulaient des bouquins, du coup j’ai dû aller dans la pièce du fond et tamponner « Irene Young » et la dernière strophe de « New York » sur chaque exemplaire. Mon livre s’appelait A Fresh Young Voice from the Plains. Je m’étais toujours dit que si je sortais un livre, je voulais que mon visage soit dessus. C’était comme de passer à la télé. Chaque volume dépassant de la main de quelqu’un pareil à un poste minuscule. À mesure que les gens affluaient, de plus en plus de photos de moi ont circulé partout dans la pièce. Quelle horreur. En particulier rapport aux gens que je ne connaissais pas. Ils baissaient les yeux sur leur livre, puis les levaient vers moi. Ah, c’est vous. Pour moi, c’était un grand moment de ma vie, pour eux, c’était une fête comme les autres. Je me suis fondue dans un groupe de gens. De la bière, de la coke. Quelques connaissances. J’allais dans la pièce du fond, où on me proposait de la coke, après quoi j’offrais un peu de la mienne à d’autres. Tout le monde avait l’air surpris que j’aie ma propre coke. Bien sûr. C’est ma soirée. C’est une fête égoïste.

Allen Ginsberg m’a demandé de signer son exemplaire. J’ai dû rester plantée là cinq minutes, le blanc total. Salut Allen, d’un cri à un autre. Salut Allen, je suis contente que tu me considères comme une poète. Amitiés, Eileen. Je suis la seule femme que tu apprécies, pas vrai, Allen ? Il ne me venait que les trucs les plus farfelus. Au bout d’un moment, la gêne l’a gagné. Signe, c’est tout. Tu ajouteras un truc quand l’idée te viendra. J’ai gribouillé quelque chose, je ne me rappelle pas quoi.

C’était moi, la « Jeune voix neuve des Plaines ». Je me sentais tellement débile, à dédicacer des bouquins. « Mark, tu vas te tuer si tu continues à picoler comme ça. Moi aussi. Eileen. » Les phrases les plus inappropriées jaillissaient sans cesse dans mon cerveau. Sur l’exemplaire de David, j’ai écrit : David, je viens d’écrire un truc vraiment horrible dans le livre de quelqu’un. Des inconnus me demandaient des bouquins, j’essayais de les dégoûter, ils me proposaient du fric : « Allez, quoi, je le paie. » À la fin, mon pantalon était bourré de billets froissés. À cause de ça, je me sentais un peu crade, même si Barbara était l’éditrice la plus coulante du monde, et je suis sûre qu’elle s’en foutait.

Rene sautillait partout, un genre de danse. Du coup c’était une vraie fête. Il parlait avec Ted qui portait sa chemisette bleu foncé. Ted trouvait ma gêne désopilante. Comment ça va, Eileen ? Il mettait un petit accent pédé sur Eileen, comme si c’était un prénom inventé, que je jouais un personnage. Ça me plaisait bien. En tout cas, ça amusait Rene, qui n’arrêtait pas de me dire que ma soirée de lancement était fabuleuse, sur un ton qui me faisait me demander si ce n’était pas la pire soirée de tous les temps.

La jeune musicienne jouait du saxophone dans la pièce du milieu, avec tous ses copains musiciens qui prenaient cette soirée pour une occasion de s’amuser ou de s’impressionner les uns les autres, comme font les musiciens. Elle avait l’air de penser qu’ils ne la laisseraient pas prendre part à tous leurs trucs de mecs s’ils apprenaient qu’elle était « lesbos », alors c’est tout juste si j’ai pu lui décrocher un bonjour.

Mon couple n’est pas venu. Je l’avais pour ainsi dire dragué, ce couple de poètes, cet hiver-là. Lui, je l’aimais bien, mais elle, je l’adorais, et toute l’affaire était en train de partir en vrille à ce moment-là, mais ils auraient au moins pu venir à la soirée de lancement de mon bouquin. Je portais une montre Timex, et elle me demandait tout le temps l’heure. Je comptais lui en offrir une lors de cette fête, mais elle n’est pas venue. Ça me faisait une montre en trop. Par culpabilité, j’avais acheté une cravate à rayures mauves pour lui. Qu’est-ce que j’allais faire de cette cravate. J’ai demandé à ma sœur de garder le tout dans son sac. En définitive, elle est rentrée à Boston avec la montre et la cravate, qui me sont revenues par la poste quelque temps après. Ensuite j’ai offert la montre à Mark Breeding. La cravate, elle est restée pendue avec mes autres cravates pendant quelques années, jusqu’à ce que je prenne conscience que je n’en porte pas.

Eh oui, ma sœur de Boston est venue à la fête. Une représentante des Myles de Boston. Malheureusement, elle venait de rompre avec son mec la veille au soir. Elle a penssé que le voyage lui ferait du bien, la distrairait. Les gens se disent toujours ça avant de s’enfiler quelques verres.

Je portais une marinière à encolure bateau. Il y avait dans mon livre un poème sur un chien nommé Skuppy, qui avait parcouru les sept mers et vivait sur son propre bateau. Je savais secrètement que j’étais un chien qui habitait dans un bateau. Le sol de mon appartement était franchement courbe, les arbres, dehors, s’agitaient dans le vent, quant à moi, je titubais tout le temps à moitié, ce qui fait que c’était assez naturel de s’accrocher à cette image. Vickie a compris l’allusion, elle m’a fait : Salut Skuppy ! J’ai aboyé. Elle portait une marinière, elle aussi. Mark m’a dit qu’il avait envisagé d’acheter la même et de la mettre ce soir-là. Il faut croire qu’en 1982, tout le monde portait ça.

Chassler, qui habitait aussi dans le loft, avait deux enfants de son dernier mariage. Ils étaient super, un peu comme les animaux de compagnie du loft. Ces gosses étaient tout le temps en train de s’amuser avec un jouet quelconque. Nora avait un perroquet au bout d’un bâton. Si on agitait le bâton, il mordait. Une fois que ma sœur a été un peu bourrée, elle s’est mise à me mordiller avec le perroquet. Et elle visait notamment l’entrejambe, si bien que j’ai commencé à piger qu’elle était en train de perdre les pédales. Elle supportait mal les mélanges, et elle n’arrêtait pas de me réclamer de l’amour et de l’affection… et maintenant ces gestes sexuels bizarres.

Ce n’était pas mon jour. Ou bien si ? Chris est arrivée. Elle habitait dans le Maine avec Judy. Elle n’avait pas l’air très heureuse et semblait avoir pris du poids. J’ai comme l’impression que le fait de se retrouver tout d’un coup à New York, avec l’énergie immense, franche de la ville, la terrifiait complètement. Les gens s’approchent et disent des trucs comme : Je veux pas te vexer… mais t’as vachement grossi. Non mais ça te va bien. Tu fais quelque chose, là-bas ? Tu fais quoi ? Christine a tout de suite eu l’air au bord des larmes, et au bout du compte, elle a pleuré. Apparemment, Judy était une de ces nanas-infirmières. Elle a passé le bras autour des épaules de Chris, qui refusait de lever les yeux. On doit y aller, a souri Judy. Mais merci beaucoup ! Brunch demain, n’oublie pas ! Les gens ont commencé à me demander si je passais un bon moment. Tout va bien ?

Le truc que j’étais incapable de regarder, c’était ce bouquin. Sur la couverture, je suis debout, avec une frange irrégulière, des gros cernes sous les yeux, adossée au mur blanc de mon appartement. On voit le bouton de l’interphone à environ cinquante centimètres de mon épaule droite. Mon visage paraît bouffi et informe, par chance j’ai une assez grande bouche, donc ça passe à peu près. Mais enfin, mes bras ont l’air bizarres. Je prenais beaucoup de speed à cette période, donc je suis mince, mais on dirait des os, avec de la chair distendue qui pendouille dessus. Les bras, ça me fait toujours flipper, à l’image. Vieux. Croisés sur mes côtes. Il y a d’autres trucs qui me gênent sur cette photo de couverture, mais regardez un peu l’arrière.

Là, j’allume une clope, une cannette de bière sur mon bureau. Il y a la machine à écrire. Des poèmes partout sur le bureau. Avant je savais lequel c’était, un super long, mais j’ai oublié. Et là, la peau dont étaient faits mes bras se retrouve sur mon visage. J’ai l’air d’une vieille dame. Ça fait vraiment flipper.

J’étais allée à un million de soirées de lancement de bouquins depuis que j’étais à New York, mais il y avait quelque chose de faux dans la mienne. J’avais envie de rentrer chez moi. On pouvait se mettre à trois endroits, dans ce loft : au fond, pour prendre de la coke – franchement, c’était là que c’était le plus confortable. La pièce était plus petite, et elle possédait une sorte d’intimité forcée qui bizarrement donnait un sentiment de sécurité. Mais la coke faisait que je me sentais de plus en plus comme un de ces cubes de verre qu’on utilise pour créer des espaces. Je peux mettre des lunettes noires ? Je ne savais pas trop.

Je retournais dans la mêlée en passant par le coin des musiciens à chaque fois. Ils ne jouaient pas des trucs sur quoi on aurait pu danser, semblant plutôt perdus dans quelque expérience intérieure. Je crois que c’était tous des junkies. Je n’arrivais toujours pas à décrocher plus qu’un petit signe de la main de vous savez qui. Je me suis penchée vers elle et j’ai dit : On va tous quelque part dans un moment – tu veux venir ? Elle a fait signe que oui.

La salle principale était encore relativement pleine de gens qui buvaient et fumaient – ah oui et il y avait toutes sortes de joints qui circulaient et, pour une fois dans ma vie, par chance, j’ai réussi à les refuser. Vu que j’étais déjà complètement paranoïaque, je n’imaginais pas dans quel état j’allais me retrouver si je fumais de l’herbe. Les gens commençaient à partir, ils disaient tu veux dîner avec nous, ou on a une autre soirée, ou j’ai une répétition, ou tu me connais – quand tu auras mon âge (remonte son col) on rentre avant que ça dégénère. Il a haussé les sourcils. Dis, Allen, tu veux partager un taxi ? Les Papas s’en vont, je me suis dit. C’est un signe.

La nana de Rose de Chicago était à New York et j’ai suivi une troupe qui migrait au Cafe Society, un de ces bars lesbiens à temps partiel. J’amenais ma sœur, j’amenais la musicienne, et j’étais complètement déprimée, mais mon visage était figé en un sourire sinistre. Eileen, a hurlé Rose quand on s’est entassées dans un taxi, tu t’es amusée ?

Elle me parlait sur le même ton qu’à ses chats. Ouais, c’était super, Rose. Merci beaucoup. Vous allez où, a fait la musicienne, sourcils froncés. J’avais envie de lui attacher une corde à la jambe. J’étais tellement convaincue qu’elle n’allait pas rester. J’avais raison. Dès qu’on est entrées dans cet environnement italo disco lesbien genre dancing à paillettes, jacinthes hautes en vases, j’ai vu qu’elle se tortillait pour se libérer. J’ai poussé un soupir. Je déteste le disco, elle a fait. Tu peux pas me dire que t’aimes ça. Aimer ? Je savais même pas ce que ça voulait dire. Eh bien, non, mais… Écoute, je dois y aller, elle a conclu. Aussi vite que ça.

Ma sœur avait l’air prête à décrocher. Elle n’arrêtait pas de passer son bras autour de moi, genre… vous voyez. J’imagine qu’elle était vraiment bouleversée à cause de son mec. Je ne supportais pas ça. Elle n’arrêtait pas de me faire des déclarations sentimentales. Elle était vraiment déchirée, et je voulais être gentille, je savais qu’elle n’allait pas bien mais je n’avais absolument pas envie qu’elle me touche. Surtout pas maintenant que la musicienne s’était tirée. Le temps qu’on arrive toutes à l’avant du bar la crise était déclarée. Ma sœur me tenait dans ses bras et elle avait la tête sur mon épaule, je ne pouvais absolument pas le supporter. Nous avions partagé une chambre pendant dix-sept ans. Si elle voulait de l’amour et de l’affection, pourquoi ne pas avoir demandé à l’époque.

La confusion régnait. À la soirée des gens n’avaient pas arrêté de dire que la musicienne me ressemblait, en plus jeune. Je trouvais qu’elle ressemblait à ma sœur. Tiens, regarde, j’ai dit, assieds-toi donc là. Décrochant ses bras de moi. Elle a baissé la tête et l’a secouée d’un air tragique. L’agression. Tu t’en fous de tout le monde à part de ta gueule. Elle était déchirée. Ça s’entendait à sa façon de former ses mots. C’est tout. C’est tout ce qu’il y a à dire. Elle a agité les bras comme un arbitre pour mettre fin à la partie. Tu t’en fous de tout le monde à part de ta gueule. Tu penses qu’à ta gueule, tu sais même pas que les autres existent, tellement t’es égoïste. C’est vrai. Elle s’en fout de vous tous. Vous croyez qu’elle tient à vous ? Pas du tout. Je la connais, c’est une hypocrite. Une putain d’hypocrite. Eh bien, je te déteste et je me casse. Je rentre ce soir. Elle tenait encore le perroquet au bout du bâton. Elle a pris sa veste en daim sur le tabouret et son sac était sur son épaule. Je te déteste et je veux plus jamais te voir. Tu es tellement égoïste !, et elle a fondu en sanglots. Elle s’est précipitée dehors. J’ai regardé les visages qui m’entouraient. C’est ta sœur, Eileen. Eileen, c’est une soirée très importante pour toi, a dit Rose. Est-ce que je dois y aller – j’ai pas envie d’y aller. Je pensais : c’est ma soirée. C’est ma fête. C’est pas juste.

J’ai rattrapé Bridget sur 5th Ave. et nous avons sauté dans un taxi. J’ai essayé de lui caresser la tête, un peu comme à un chien. Me touche pas, elle a hurlé. Trop tard pour arranger les choses. Je veux plus jamais te revoir. Dans mon appartement, je l’ai regardée appeler la gare et découvrir qu’elle venait de louper le dernier train pour Boston. Je vais prendre un hôtel. Pas question que je dorme là ce soir. Elle n’a pas eu à aller loin. Elle s’est jetée sur mon lit et je lui ai retiré ses bottines. Quelques minutes plus tard, il n’y avait plus personne.

J’avais envie d’être n’importe où sauf chez moi. Il était minuit et demi. J’étais assise sur mon canapé. Sur la table basse, j’avais mes cigarettes, mon petit flacon de coke et le téléphone rouge. Et un miroir, bien sûr. Un gros morceau de miroir brisé que j’avais trouvé dans une poubelle. C’est cette image qui aurait dû se trouver sur la couverture du livre. Je voyais les jambes et la jupe de ma sœur. J’étais obligée de me répéter cette femme est ma sœur. C’était tellement bizarre d’avoir une femme qui comatait sur mon lit. Que je connaissais comme je connais ma sœur. Génial, la famille. Visez-moi un peu. Personne à appeler. Mon livre était posé sur la table basse. Je me sentais formidablement bien. Je me sentais figée, complètement figée dans ma vie. Ça ne cesserait jamais d’être exactement comme ça. J’étais un excellent poète et je serais toujours seule. C’était ma malédiction. J’ai pris deux Valium et je me suis endormie sur le gros canapé en velours marron qui m’avait toujours fait l’effet d’un cercueil. J’ai entendu une petite voix crier mon nom juste avant de perdre conscience. J’ai pensé que ma mort se produirait de cette façon aussi. J’ai adoré.

Eileen Myles, Chelsea Girls, traduit de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié, © Éditions du Seuil, sous la marque Éditions du sous-sol

En librairie le 2 septembre


Eileen Myles

Poète, Écrivain·e, universitaire

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