Roman (extrait)

Oh, Canada

Écrivain

Leonard Fife, 77 ans, est sur le point de mourir d’un cancer. Ce documentariste, qui a fui au Canada pour échapper au Vietnam, qui s’est fait un nom – célèbre – pour ses dénonciations de scandales d’État et sa méthode d’interview-confession, se soumet à son propre dispositif. Hommage ou testament : un ancien élève le filme. Mais ce qu’il a à dire sur son passé va plus loin que prévu. Récit d’un tournage, mise en scène de la parole, le prochain roman de Russell Banks, traduit par Pierre Furlan, sortira chez Actes Sud. « Où est-ce que tout ça nous mène, bordel ? Est-ce qu’il n’invente pas, tout simplement ? »

1

 

Fife se tortille dans le fauteuil roulant et dit à la femme qui le pousse : J’oublie pourquoi j’ai accepté ça. Dites-moi pourquoi j’ai accepté.

C’est la première fois qu’il le lui demande. Ce n’est pas une question, c’est une plaisanterie légère, une façon de se moquer de lui-même, de s’apitoyer sur son sort, et il le dit en français, mais la femme n’a pas l’air de saisir. Elle est haïtienne, âgée de cinquante et quelques années, sans beaucoup d’humour, brusque et professionnelle – exactement ce qu’Emma et lui cherchaient chez une infirmière. Maintenant, il en est moins sûr. Elle s’appelle Renée Jacques. Elle parle anglais avec réticence et un français qu’il a du mal à comprendre bien qu’il passe pour le parler couramment, du moins si c’est du québécois.

Tendant le bras au-dessus de lui, elle ouvre la porte de la chambre, pousse doucement le fauteuil au-delà du seuil, dans le couloir. Ils passent devant la porte fermée de la chambre adjacente dont Emma a fait son bureau et où elle dort depuis que Fife s’est mis à rester éveillé toute la nuit en alternant bouffées de chaleur et frissons. Il se demande si elle est là en ce moment. Pour se cacher de Malcolm et de son équipe de tournage. Pour se cacher de la maladie de son mari. De la mort imminente de son mari.

S’il le pouvait, il se cacherait lui aussi. De nouveau, il demande à Renée pourquoi il a accepté ça.

Il sait qu’elle pense qu’il ne fait que geindre sans vraiment vouloir qu’elle réponde. Elle dit : Monsieur Fife a accepté l’interview parce qu’il est célèbre à cause de quelque chose dans le cinéma, et les gens célèbres doivent donner des interviews. Elle ajoute : Il y a déjà une heure qu’ils sont là à installer leurs lampes, à déplacer des meubles et à couvrir toutes les fenêtres du salon avec du drap noir. J’espère qu’ils comptent bien tout remettre comme c’était, avant de partir.

Fife demande si elle est certaine que Mme Fife – elle s’appelle Emma Flynn, mais il l’appelle Mme Fife – est encore à la maison. Elle n’est pas sortie sans me le dire, pas vrai ? Il baisse la voix comme s’il se parlait à lui-même et ajoute en anglais : J’ai besoin d’elle ici, bordel. C’est uniquement à cause d’elle que j’ai accepté ce foutu machin. Si elle est pas là pendant, je vais tout arrêter avant que ça commence. Vous voyez ce que je veux dire ? demande-t-il à l’infirmière.

Elle ne répond pas. Se contente de pousser lentement le fauteuil dans le long corridor, étroit et sombre.

Il lui dit qu’il n’a aucune envie de devoir répéter ce qu’il a l’intention de raconter aujourd’hui, et que, de toute façon, il n’aura sans doute pas l’occasion de le répéter.

Renée Jacques mesure presque un mètre quatre-vingts, elle a les épaules carrées et le teint très sombre avec des pommettes saillantes et des yeux écartés. Elle lui fait penser à quelqu’un qu’il a connu il y a de nombreuses années, mais il n’arrive pas à se rappeler qui. Fife aime l’éclat que jette la peau lisse et brune de cette femme. C’est une infirmière de jour à domicile, et elle n’est pas tenue de porter un uniforme au travail, sauf si les clients l’exigent. Emma, quand elle a engagé Renée, avait bien spécifié : s’il vous plaît, pas d’uniforme, mon mari ne veut pas d’une infirmière en uniforme, mais Renée a quand même débarqué en tenue blanche impeccable. Au début, ça a flanqué la trouille à Fife, mais au bout de dix jours il s’y est habitué. Et puis son état s’est détérioré depuis qu’elle est arrivée. Il est plus faible, il a l’esprit plus embrouillé – seulement par intermittence mais de plus en plus souvent –, et il lui est plus difficile de prétendre qu’il n’est que momentanément handicapé, juste patraque, en train de se remettre d’une maladie curable. L’uniforme de l’infirmière ne l’embête plus autant, à présent. Ils sont prêts à ajouter une infirmière de nuit, et cette fois Emma n’a pas spécifié : s’il vous plaît, pas d’uniforme.

Renée pousse le fauteuil dans la cuisine, et au moment où ils traversent la pièce du petit-déjeuner, Fife jette un coup d’œil par l’étroite et haute fenêtre aux vingt carreaux pour voir en bas les dômes noirs des parapluies lutter contre le vent de la rue Sherbrooke. De gros flocons de neige molle se mêlent à la pluie et une couche glissante et grise de neige fondue recouvre les trottoirs. Les voitures passent sans bruit dans des éclaboussures. Des bourrasques de vent frappent silencieusement les murs épais, semblables à ceux d’une forteresse, du bâtiment en pierre de taille grise. L’appartement, vaste et dessiné de façon anarchique, occupe toute la moitié sud-est du deuxième étage. L’archidiocèse de Montréal s’est servi de cet immeuble pour loger des religieuses, les petites sœurs franciscaines de Marie, dans les années 1890, puis il l’a vendu dans les années 1960 à un promoteur qui l’a converti en une douzaine de luxueux appartements de six et sept pièces hautes de plafond.

Renée dit que Mme Fife, après avoir jeté un coup d’œil au temps qu’il fait, s’est dite contente de rester à la maison aujourd’hui. Mme Fife travaille dans son bureau avec son ordinateur. Elle a demandé à Renée de dire à M. Fife qu’elle viendra le voir lorsque l’équipe du film démarrera l’interview.

Ouais, bon, je peux pas le faire si elle est pas là. Vous voyez ce que je veux dire ? demande-t-il de nouveau.

Renée dit que puisque, en réalité, il parlera à une caméra et à celui qui fait l’interview ainsi qu’à des gens qui un jour regarderont le film à la télévision, ne pourrait-il pas faire semblant de parler à sa femme comme si elle était là en réalité ?

Il répond : Vous parlez trop.

Vous m’avez demandé si je voyais ce que vous vouliez dire, quand vous avez dit que vous vouliez qu’elle vienne vous écouter pendant l’interview.

C’est vrai. Mais, quand même, vous parlez trop.

Elle ouvre la lourde porte coulissante qui donne dans le salon, fait franchir au fauteuil le seuil surélevé et le pousse dans la pièce plongée dans l’obscurité. L’appartement des Fife était occupé à l’origine par le prélat qui supervisait le séminaire. Lambrissé de bois, il comporte trois chambres à coucher, une salle à manger classique, un petit salon, un grand salon, un bureau et une bibliothèque que Fife utilise comme salle de montage. Il a acheté l’appartement vers la fin des années 1980, quand Westmount Immobilier s’est effondré. Leonard Fife et Emma Flynn n’ont pas d’enfants, ils sont bilingues, ils ont une personnalité séduisante et ce sont des semi-célébrités artistiques. Au fil des ans, ils ont fait évoluer les pièces pour les adapter aux besoins entremêlés de leurs vies professionnelles et personnelles.

Rien, dans cette salle, ne correspond au souvenir qu’il en garde. Au lieu de pénétrer dans un vaste salon avec un haut plafond et quatre grandes fenêtres pourvues de rideaux, pièce confortablement meublée de canapés, de fauteuils, de tables et de lampes dans le style du milieu du XXe siècle, Fife vient d’entrer dans une boîte noire aux dimensions inconnues. Il sent la présence de plusieurs autres personnes dans cette boîte, peut-être y en a-t-il même quatre. Leur silence s’est fait abruptement, on dirait qu’ils ont retenu leur souffle à son arrivée comme s’ils ne voulaient pas qu’il sache qu’ils parlaient de lui. De sa maladie.

Ils soufflent et Fife les entend respirer. Son odorat et son sens du goût sont presque morts et sa vue est devenue trouble, mais son ouïe est encore fiable.

Par ici, Leo ! C’est Malcolm qui parle en anglais et qui ajoute : Vincent, est-ce que tu pourrais nous donner un peu de lumière ? Vincent, c’est le caméraman – bien qu’il préfère se faire appeler directeur de la photographie. DP. Il demande à Malcolm s’il souhaite qu’on allume les lampes du salon. Pour que Leo puisse prendre ses repères, précise-t-il. Bonjour, Leo. Merci de nous permettre de faire ça, man. Je t’en suis vraiment reconnaissant. Pour ses amis, Leonard Fife s’appelle Leo. Vincent est grand, en forme de poire, il a les épaules et la tête étroites et de petites mains délicates de bijoutier. Aujourd’hui, il porte ses lunettes de marque à monture rose. Il a une fine moustache blonde clairsemée et mal taillée, des lèvres rouges qui font la moue et des yeux bleu pâle humides.

À son tour, Malcolm dit bonjour et remercie Fife. Pour l’instant, Vincent, ne touchons pas à l’éclairage maison. On s’est emmerdé pendant une heure pour avoir du noir complet, dit-il, et tous les luminaires et les lampes ont été débranchés et déplacés.

Vincent appuie sur un commutateur qu’il tient à la main, et un petit cercle de lumière bien découpé surgit sur le plancher nu. C’est là qu’on interrogera Fife. Il se rappelle que cet endroit du parquet était recouvert par un tapis, un kilim qu’Emma et lui ont rapporté d’Iran en 1988. Fife aimerait mieux que la salle reste dans une obscurité totale, pas besoin de ce projecteur pinspot, qu’on lui permette d’être seulement une voix désincarnée qui émerge d’une obscurité vide pour s’adresser à une obscurité incarnée. Mais il sait quel genre de film Malcolm a programmé.

Fife espère ne pas devoir entendre Malcolm et son équipe le féliciter à nouveau pour sa bonne mine. Il a déjà reçu plus que sa part de leurs compliments ineptes et mensongers le mois dernier, quand ils sont venus de Toronto lui rendre visite au centre Segal de cancérologie et que quelqu’un a eu l’idée géniale de cette interview filmée.

En fait, il pense que c’est lui, pas Malcolm ni quelqu’un d’autre, qui a eu cette idée. Et ce n’est pas parce qu’il se voyait assez beau pour être filmé : il sait à quoi il ressemble. C’est parce qu’il se savait en train de mourir.

Une voix de femme trille dans l’obscurité et le remercie. Fife reconnaît la voix de Diana, la productrice de Malcolm, longtemps compagne du même Malcolm. Ils lui sont tous reconnaissants, dit-elle. Elle a une voix grêle et haut placée qui résonne aux oreilles de Fife comme un cri perçant retenu. Une voix que Fife a toujours détestée. Dès que tu as envie de faire une pause, dit-elle, ou de te reposer, ou quoi que ce soit, vas-y, dit-elle. Ne force pas.

Malcolm et son équipe sont installés à Toronto, et maintenant ils parlent tous en anglais. Diana dit à Renée : Si vous voulez bien, ma chère, poussez le fauteuil ici, sous l’éclairage. Ce n’est pas le fauteuil, que nous allons filmer, mais juste le visage de Leo, son cou et ses épaules, parfois de face, parfois de profil ou par-derrière. Tout le reste, on le noircira. Elle s’exprime avec l’autorité d’une institutrice.

Renée se fiche pas mal sans doute de savoir comment ils ont l’intention de filmer Fife, mais elle comprend suffisamment l’anglais de Diana pour placer le fauteuil directement sous le spot.

C’est le style que tu as inventé, man, dit Malcolm. Rétroéclairer le côté hors champ du visage, rien d’autre. Il s’avance jusqu’au fauteuil roulant et pose une main sur l’épaule de Fife. Il m’a semblé que ça s’imposait. Tu crois pas ? J’espère que tu n’as pas d’objections.

Non, je n’en ai pas.

Considère que c’est un hommage de la part d’un de tes protégés.

Un hommage d’un de mes protégés. Rien à redire, je pense. Tu travailles avec quoi, comme caméra ?

C’est Vincent qui répond. La Sony FS7.

Qui d’autre est ici ? Dans cette pièce, je veux dire.

Malcolm dit : Sloan est là-bas dans le coin. Elle te mettra le micro et s’occupera du son avec ça et avec une perche s’il le faut. Le son de la Sony a besoin d’être renforcé. Sloan, tu l’as rencontrée deux ou trois fois à Toronto.

Je m’en souviens, dit Fife en lui coupant la parole. Il pense que Malcolm a une liaison avec cette fille. Elle vient de Nouvelle-Écosse, c’est une jolie gamine avec des taches de rousseur, et elle ne peut guère avoir plus de vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Malcolm en a presque cinquante, maintenant. Comment est-ce possible ? Fife a des anciens élèves, des protégés, qui sont assez âgés pour avoir des liaisons inconvenantes avec des stagiaires et qui sont assez célèbres pour décrocher et assurer le financement et la distribution d’une interview ultime filmée avec Leonard Fife, lui-même documentariste, mais trop vieux et trop malade à présent pour des liaisons inconvenantes, et célèbre seulement dans certains cercles au gauchisme passé de mode – cinéaste qui ne pourrait pas de lui-même trouver le financement d’un projet tel que celui-ci.

Malcolm MacLeod filme l’histoire du Canada – avec des scènes sentimentales et gauchisantes sur les débuts de la colonisation, les coureurs des bois*[1], les peuples autochtones, les immigrants restés fidèles à la couronne britannique venus à la suite de la guerre d’indépendance américaine, sur les esclaves américains qui ont suivi l’Étoile polaire lors du « chemin de fer clandestin », sur le hockey et la musique cajun. C’est le Ken Burns du Nord, et maintenant il tourne un documentaire basé sur l’ultime confession de son vieux professeur. Ce sera la dernière interview de son mentor, et Malcolm a rédigé vingt-cinq questions conçues pour amener Fife à faire le genre de remarques provocatrices et parfois profondes pour lesquelles il est réputé, du moins chez ceux qui le connaissent personnellement ou qui ont suivi ses cours à l’université Concordia dans les années 1970 et 1980, ou qui ont lu des entretiens avec lui dans la Revue canadienne d’études cinématographiques et dans Cinema Canada lorsque cette revue était dirigée par ses amis Connie et Jean-Pierre Tadros.

Fife dit à Renée de le garer là où les autres le souhaitent et puis, s’il vous plaît, allez chercher Mme Fife, car il doit lui dire quelque chose d’important.

Renée place le fauteuil dans le cercle de lumière. Elle met le frein et disparaît dans l’obscurité.

Fife veut savoir où se trouve la caméra.

T’en fais pas pour ça, man. Tout ce que tu as à faire, c’est de rester assis là et de faire ce que tu fais le mieux.

C’est-à-dire ?

Parler.

Parler ? C’est ce que je fais le mieux ?

Tu me comprends. Ce que tu fais mieux que tous les autres ici. Ce que tu fais réellement le mieux, bien sûr, c’est tes films. Tu es sûr que tu te sens assez costaud pour ça, Leo ? Je veux pas te bousculer, man. On n’est pas obligés de tout filmer aujourd’hui si tu ne le sens pas. Peut-être juste deux heures, à peu près, ou jusqu’à ce qu’on ait fini la première carte mémoire. On peut revenir demain pour la suite.

Diana intervient et confirme. Nous pouvons rester à Montréal toute la semaine si ça te convient, Leo. On peut télécharger et faire le montage à l’hôtel au fur et à mesure. On n’est pas obligés de tout filmer en un seul jour et de rentrer à Toronto pour le montage.

Fife dit : Non, je veux vous garder ici. Jusqu’à ce que j’aie fini de tout raconter.

Comment ça, tout raconter ? demande Diana. Malcolm et moi avons mis au point quelques questions formidables, pour toi.

Je veux bien le croire.

La jeune femme du nom de Sloan vient de sortir de l’obscurité pour entrer dans le cercle de lumière de Fife, et elle l’équipe d’un micro. Elle fixe le minuscule appareil par une pince sur le col roulé du pull noir qui fait partie depuis des décennies de l’uniforme de Fife. Il est content qu’elle le touche. Il aime l’effluve mélangé de cigarettes, de transpiration et de shampooing mentholé. Il y a beaucoup de choses dont il ne perçoit plus l’odeur, mais Sloan, il peut la sentir. Les jeunes femmes ont une autre odeur, plus agréable, que les femmes mûres ou âgées. Comme si le désir et l’envie de désir avaient des odeurs distinctes, différentes. Quand Emma se penche le matin pour l’embrasser sur la joue avant d’aller en ville au bureau de leur société de production, il hume cet arôme de thé anglais et de savon sans parfum. L’odeur d’une envie de désir. Mais cette jeune femme, Sloan, a l’odeur du désir même.

C’est un peu injuste de remarquer ça, pense-t-il.

Pourtant, c’est vrai. Et l’odeur matinale d’Emma n’est pas déplaisante. Sauf qu’elle est vide de désir et déborde du souhait que ce désir revienne. Il se demande quelle odeur il a lui-même, maintenant, surtout pour une jeune femme. Pour Sloan. Est-elle en mesure de capter l’odeur de ses médicaments, des anti-androgènes qu’il a ingurgités pendant des mois, et puis celles du docétaxel et de la prednisone qu’il a commencé à prendre il y a une semaine ? De capter celle des biphosphonates qu’il avale pour empêcher ses os de se briser sous le poids de son corps, celle des patchs de morphine, de l’urine qui coule de sa vessie dans le cathéter puis dans le tube qui se vide dans la poche accrochée à son fauteuil ? Les bouts d’excréments séchés qui lui collent au cul ? Pour Sloan, il doit avoir l’odeur d’un service hospitalier pour vieillards chimiquement castrés en train de mourir du cancer.

Dites-moi encore pourquoi j’ai quitté l’hôpital et suis rentré chez moi, lance-t-il à la cantonade.

Malcolm dit : Eh bien, j’imagine que tu dois être bien plus heureux ici. Surtout avec Emma près de toi. Et tout ce qui t’est familier.

Fife dit : Être heureux ou plus heureux, c’est fini, Malcolm. Il aimerait bien ajouter – mais il se retient – que pour lui, désormais, il n’y a que plus ou moins de douleur, plus ou moins de nausées ou de diarrhées, plus ou moins de terreur, plus ou moins de peur. Et puis aussi plus ou moins de honte, de colère, de gêne, d’anxiété, de dépression. Et plus ou moins de confusion. Heureux et plus heureux, oublie ça, dit-il.

Allons, Leo. Ne parle pas comme ça, dit Malcolm.

Je pense que maintenant je peux parler exactement comme j’en ai envie.

Oui, c’est vrai. Tu peux. C’est pour ça qu’on est ici, pas vrai ?

Tout juste.

Sloan met son casque, puis elle est avalée par l’obscurité.

Ma femme, bon sang, où est-ce qu’elle est ? demande Fife à l’obscurité. Il sent encore l’odeur de Sloan.

Juste derrière toi, dit Emma de sa voix basse de fumeuse. Renée m’a dit que tu ne ferais pas cette interview si je n’étais pas là. C’est vrai ?

C’est vrai en grande partie. Peut-être que je la ferais, mais différemment. Très différemment. Si t’étais pas là, je veux dire.

Pourquoi ? C’est pour la postérité. Et moi, je ne suis pas la postérité, dit-elle en riant. Je suis ta femme.

C’est plus facile pour moi de savoir quoi dire et ne pas dire quand je sais à qui je parle.

Tu parles à Malcolm, dit-elle. Tu fais un film.

Non ! Non, pas du tout. Malcolm, Vincent, Diana et Sloan, eux, font un film. Ils sont ici pour me filmer et m’enregistrer, ce qui leur permettra de couper mon image et mes mots et de les réassembler pour faire de ces images et ces mots numérisés le film d’une ou deux heures qu’ils ont vendu à la CBC[2] de sorte qu’on puisse le revendre au public de la télévision canadienne une fois que je serai parti et avant que je sois oublié. Ce n’est pas moi que Malcolm et Diana vont écouter et regarder. Ils sont trop occupés à faire un film sur moi. Je ne suis que le sujet. Une tout autre affaire. Mais si je sais à qui je parle, je peux être davantage qu’un sujet. C’est pour ça que j’ai besoin de toi ici.

Emma demande à Diana un peu d’éclairage pour qu’elle puisse trouver un endroit où s’asseoir.

Sloan, dit Diana, donne-nous un peu de lumière. Mais Sloan, sous son casque, est en train d’écouter Fife.

Vincent tend le bras vers un interrupteur mural et allume le plafonnier. Fife voit qu’ils ont poussé tout le mobilier contre le mur du fond à l’opposé des fenêtres aveuglées, ce qui donne au séjour l’air d’être aussi vaste et vide que la salle de danse d’un hôtel. Avec tous les meubles entassés devant la cheminée et les bibliothèques encastrées, la pièce donne la sensation de pencher d’un côté, comme s’ils étaient des passagers sur un bateau de croisière et que le bateau venait de heurter un récif, gîtait et allait couler. Soudain, Fife est pris de nausée. Il a peur de vomir. Le bateau coule. Tout le monde sur le pont. Les femmes, les enfants et les vieillards malades d’abord.

Emma traverse la pièce jusqu’aux meubles et le bateau s’incline de quelques centimètres de plus dans cette direction. Elle s’assied sur le canapé près du mur, croise les bras et les jambes.

Fais attention, lui dit Fife.

Quoi ? Attention à quoi ?

Rien. Diana, s’il te plaît, éteins les lumières de la pièce. Ça me désoriente. Le spot, ça va, mais je veux pas voir la pièce. Ni qu’on m’y voie dedans.

Oh, Leo, allez, t’as une super mine, dit Diana. C’est vrai.

Absolument, ajoute Malcolm. T’as très bonne mine. Dommage qu’on filme seulement ta belle tête pensive et chauve.

La lumière s’éteint et, à nouveau, Fife est illuminé seulement par le spot Speedlite au-dessus de lui. Le bateau revient à l’horizontale et la nausée passe.

Tu connais la musique, dit Malcolm. Tu es prêt ?

Oui, autant que je le serai jamais, ou que je l’ai été.

Tout le monde est prêt ? Vincent ? Sloan ?

Oui.

Oui.

Diana ?

Oui.

Malcolm dit le nom de Fife et la date, 1er avril 2018, ainsi que le lieu : Montréal, Québec, puis il claque des mains une seule fois devant la FS7 de Vincent. La caméra est fixée à un trépied sur un rail qui fait le tour du cercle de lumière sur le plancher nu, et elle est dirigée vers le côté sans relief, plongé dans le noir, du visage de Fife – côté semblable à la face obscure de la lune. Le profil qu’on ne voit pas est éclairé par le spot situé au-dessus de la tête. La silhouette de Fife présente une bordure or fondue ; c’est une pénombre entourée d’un espace noir impénétrable. Malcolm a raison, Fife possède encore une tête superbe, pensive et chauve. Du moins de profil. La maladie et la chimio ont dissous un quart de son corps en liquéfiant sa chair, et elles ont poussé vers l’avant le grand arc de son nez ainsi que ses pommettes, son menton saillant et les plaques osseuses de son crâne. Il ressemble à une pièce de monnaie romaine polie par le temps.

Pendant quelques secondes, tout le monde se tait, dans l’attente de la première question de Malcolm. Mais brusquement Fife déclare qu’il va répondre à une question que personne ne sait poser aujourd’hui. Ou que personne n’est assez grossier pour poser. On la lui a souvent posée autrefois, au fil des ans, aussi bien en privé qu’en public, et on suppose qu’il y a répondu complètement et sincèrement maintes fois, et que, par conséquent, y revenir serait soit stupide, soit insultant. Et la lui poser en cette occasion particulière paraîtrait également stupide ou insultant, voire les deux, alors qu’en fait elle n’est ni l’une, ni l’autre.

La question, dit-il, est tout simplement : pourquoi, au printemps 1968, as-tu décidé de quitter les États-Unis et d’émigrer au Canada ?

C’est une question à laquelle il répond depuis près de cinquante ans, créant et consolidant ainsi une croyance très répandue, du moins chez les Canadiens, selon laquelle Leonard Fife a été l’un des plus de soixante mille jeunes Américains qui ont fui au Canada à la fin des années 1960 et au début des années 1970 pour éviter que l’armée américaine ne les envoie au Viêtnam. Ces soixante mille étaient des réfractaires ou des déserteurs. Pendant un demi-siècle, Leonard Fife est passé pour un réfractaire à la conscription. C’est ce qu’il a revendiqué le jour où, franchissant la frontière entre le Vermont et le Canada, il a demandé l’asile. Et il l’a toujours revendiqué depuis ce jour-là.

La vérité, cependant, est comme toujours plus compliquée et ambiguë. Par conséquent, considérez ce qui vient d’être dit comme une simple préface. Car ici commence Oh, Canada, le film controversé de Malcolm MacLeod. Bien que tourné et monté de façon brillante par MacLeod, puis produit par sa femme Diana à la manière même du regretté Leonard Fife, c’est d’une certaine façon un film démoralisant qui nous désillusionne sur Fife, l’un des cinéastes documentaristes du Canada les plus renommés et admirés. Oh, Canada a choqué et déçu les millions de Canadiens qui admiraient Leonard Fife parce qu’il était l’un de ces soixante mille Américains qui avaient fui vers le nord à la fin des années 1960 pour éviter que le gouvernement des États-Unis ne les envoie tuer ou se faire tuer au Viêtnam. Si la confession filmée qu’il a livrée sur son lit de mort a pu jouer un rôle cathartique pour Fife lui-même, elle a aussi amené de nombreux Canadiens à s’interroger sur la politique passée et actuelle de leur pays en matière d’asile accordé à de soi-disant réfugiés. Les réfugiés sont des gens qui ont fui leur pays parce qu’ils craignent avec raison d’être persécutés s’ils retournent chez eux. On suppose qu’ils ont vu ou subi de nombreuses atrocités. Un réfugié est autre chose qu’un immigrant. Un immigrant est quelqu’un qui choisit de s’installer de manière permanente dans un autre pays. Les réfugiés sont supposés avoir été obligés de s’enfuir. Leonard Fife a prétendu être un réfugié.

Russell Banks, Oh, Canada, traduit de l’américain par Pierre Furlan, © Actes Sud, 2022.

En librairie le 7 septembre.

 


[1] Les mots et expressions en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte original.

[2] Canadian Broadcasting Corporation, appelée également Société Radio-Canada.

 

Russell Banks

Écrivain

Notes

[1] Les mots et expressions en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte original.

[2] Canadian Broadcasting Corporation, appelée également Société Radio-Canada.