Roman (extrait)

Mythologies

Écrivain

Le grand écrivain portugais Gonçalo M. Tavares a, cette fois, laissé libre cours à une cruauté archaïque et un humour noir tels qu’ils esquissent une mythologie effroyable de notre monde moderne. « La Femme-Sans-Tête et l’Homme-au-Mauvais-Œil » et « Cinq enfants, cinq souris » sont les deux récits, ou contes, ou fables, ou cauchemars, qui composent un univers barbare aussi envoûtant, précis et pervers – et humain –, que des histoires pour enfants. Voici les premières pages, traduites par Dominique Nédellec, et à venir aux Éditions Viviane Hamy.

La Femme-Sans-Tête et l’Homme-au-Mauvais-Œil

I

1. La Femme-Sans-Tête – où est-elle ?

 

La mère avance seule, sans tête déjà, et cherche ses trois fils. Elle est dans le jardin, sa tête a été tranchée et le sang qui continue de jaillir trace un parcours, un itinéraire qui sera crucial pour que ses trois fils puissent la retrouver. Car la mère veut retrouver ses trois fils, mais elle n’a plus de tête – c’est donc impossible.

La mère court sans tête à travers le jardin, plusieurs poules s’écartent, lèvent les yeux et ne comprennent pas la forme de cet être humain.

Le jardin est vaste et la femme à qui l’on a tranché la tête continue de progresser, pas à pas, comme un être humain à qui l’on aurait bandé les yeux. On croirait la voir jouer, telle une enfant, à colin-maillard – mais cette femme, on ne lui a pas bandé les yeux avec une étoffe, on lui a tranché la tête avec une hache. Elle avance tout en appelant ses fils (mais dans quelle direction doit-elle crier ?) et soudain : elle est perdue. La Femme-Sans-Tête se trouve dans ce qui est certainement un Labyrinthe, et dans ce Labyrinthe elle croise les animaux les plus divers : des chèvres, des porcs, des poules, un cheval – des animaux. Deux porcs sont en train de copuler, mais la Mère-Sans-Tête ne les voit pas.

Les trois fils pénètrent dans le Labyrinthe et suivent le parcours emprunté par leur mère grâce au sang qu’elle a perdu.

La mère sait que le sang qu’elle laisse couler lui offrira plus tard l’unique moyen de retrouver son chemin. C’est pourquoi, même si elle a peur de trop en perdre, elle sait qu’elle ne doit pas s’arrêter de saigner. Parfois elle porte sa main droite à ce qui reste de son cou, à l’endroit où on lui a arraché la tête, et recueille dans sa paume un peu de ce sang pour ensuite, de temps à autre, le répandre au sol, afin de marquer son passage. Le sang dégage une odeur intense : il ne sera guère difficile, plus tard, de rebrousser chemin.

 

Mais les trois fils, à l’arrière, à mesure qu’ils progressent tout en appelant leur mère, nettoient le sol souillé de sang. Le Benjamin vient en dernier, c’est à lui qu’il incombe de faire disparaître jusqu’à la moindre trace du sang de sa mère. C’est une honte, dit le Fils-Aîné. Une honte ! répète le Cadet.

 

Ils appellent leur mère, mais leur mère n’entend pas. Elle n’a plus de tête, elle n’arrive pas à entendre, du moins à cette distance. Ce qui est étrange, c’est que, même sans tête, elle arrive à crier. Là-bas, devant, elle appelle ses fils ; derrière, ses fils entendent quelque chose et suivent les traces de sang.

Arrive un moment où la voix de la mère se fait plus nette. Les trois fils se mettent à courir. Le plus âgé devant, le plus jeune derrière. Soudain, mère et fils se retrouvent. La mère n’a plus de tête : le Fils-Aîné se met à crier, le Fils-Cadet pleure, le Benjamin tremble.

La mère, même sans tête, tente de les apaiser. Elle leur demande si, en chemin, ils n’ont pas vu sa tête.

Ils répondent que non. Mais ils veulent savoir comment tout cela est arrivé.

— Comment a-t-elle été tranchée ? demande le Fils-Aîné.

— Qui l’a tranchée ? demande le Fils-Cadet.

— Pourquoi ? demande le Benjamin.

La mère répond :

— Avec une hache.

— C’est votre père.

— Parce qu’il voulait avoir plus de place au lit.

 

Durant un instant, les trois fils restent interdits, puis le Fils-Aîné se met à crier, le Fils-Cadet pleure, le Benjamin tremble.

Soudain, la foudre éclate violemment juste au-dessus du Labyrinthe ; la lumière et le bruit sont saisissants.

Tous sont effrayés et lèvent les yeux, même la mère, qui fait pivoter la partie du cou qui lui reste.

Elle les interroge de nouveau :

— Avez-vous vu ma tête ?

— De quelle taille est-elle ? demande l’Aîné.

— Combien pèse-t-elle ? demande le Cadet.

— A-t-elle les yeux ouverts ? demande le Benjamin.

— De cette taille-là, répond la mère, en figurant avec les mains les dimensions exactes au-dessus de son cou. Plus de sept kilos. Et, oui, elle a les yeux ouverts. Si ma tête vous voit, elle vous reconnaîtra. Je vous en prie, retrouvez-la, ajoute-t-elle.

Aussitôt les trois fils tournent les talons et s’élancent à la recherche de la tête. Le Fils-Aîné est celui qui court le plus vite, le Cadet court un peu moins vite et le Benjamin est celui qui court le plus lentement. Le Cadet jette un regard derrière lui et songe un instant à revenir auprès de sa mère, mais, voyant que son plus jeune frère le talonne, il poursuit sa course.

Le Benjamin jette un regard derrière lui et songe un instant à revenir auprès de sa mère, mais voyant ses deux frères s’éloigner, il poursuit sa course.

Allez, allez ! lance l’Aîné, à l’avant. Allez, allez ! lance le Benjamin, à l’arrière.

 

Les trois frères courent pendant trois jours et trois nuits, jusqu’au moment où, le quatrième jour, alors que le soleil commence à se lever, ils se retrouvent devant la tête de leur mère, gisant à terre, dans le jardin. Devant la tête de leur mère, ils se présentent :

— Je suis ton Fils-Aîné.

Mais la tête de la mère ne le reconnaît pas.

— Je suis ton Fils-Cadet.

Mais la tête de la mère ne le reconnaît pas.

— Je suis le Benjamin.

Mais la tête de la mère ne le reconnaît pas.

Ils ne sont pas reconnus par la tête de leur mère.

Le Fils-Aîné se met à crier, le Cadet pleure, le Benjamin tremble.

Mais à la tristesse succède bientôt la colère. L’Aîné insulte la tête de la mère, le Cadet lui crache dessus, le Benjamin lui donne un coup de pied.

Ils abandonnent la tête et décident de regagner le Labyrinthe, pour retrouver le corps de leur mère sans tête, ce corps qui les a reconnus.

Ils se précipitent dans le Labyrinthe, mais ont tôt fait de ralentir.

— C’est par ici, dit l’Aîné.

— Non, c’est par là, dit le Cadet, en désignant un autre chemin.

— C’est par ici, lance le Benjamin, en montrant une troisième direction.

Impossible de savoir quel est le bon chemin. Pris de honte, ils ont eux-mêmes lavé le sang qui leur aurait indiqué le trajet à suivre pour rejoindre leur mère et, à présent, ils ne savent par où aller. Il n’en reste plus la moindre trace.

Après une longue dispute, ils décident que chacun choisira son chemin.

Celui qui trouvera la Mère-Sans-Tête appellera les autres en criant, conviennent-ils. Les deux autres se rapprocheront peu à peu du cri et de la sorte nous finirons par tous nous retrouver.

Ainsi tombés d’accord, ils partent chacun dans une direction à grands pas, en appelant leur mère.

L’Aîné crie.

Le Cadet crie.

Le Benjamin crie.

C’est le Fils-Aîné qui retrouve le corps de la Mère-Sans-Tête.

Elle parvient tout juste à murmurer :

— J’ai déjà perdu beaucoup de sang.

Elle est en train de mourir.

Le Fils-Aîné se lève pour appeler, mais au moment de crier, rien ne sort. Pas le moindre son. Il est muet.

Ou il fait semblant.

 

II

 

1. Tiens-toi debout – la Révolution
2. Le groupe avance, attention !
3. La Main-Droite-de-la-Femme-Rousse
4. Ce n’est pas celle-là !
5. De nouveau, la Main-Droite – et cette fois pour de bon !

 

1. Tiens-toi debout – la Révolution

 

Des hommes, des femmes et des enfants avancent en file indienne depuis le point de départ jusqu’à leur destination.

Soudain, d’une charrette descendent d’innombrables combattants. C’est la Révolution, dit quelqu’un.

Le chef est le plus grand de ce groupe d’hommes et il proclame :

« Celui qui tremble est coupable. »

Les hommes et les femmes comprennent. Même les enfants comprennent. Ils ne peuvent pas trembler.

Mais qu’ont-ils fait ?

Des hommes, des femmes et des enfants se tiennent immobiles, en file indienne, entre le point de départ et leur destination.

— La Révolution, c’est ça, murmure quelqu’un.

— Quoi, quoi ? demandent certains.

Tous concentrés, hommes, femmes et enfants sont là, à chuchoter tout ce qu’ils peuvent chuchoter avant que les envahisseurs arrivent.

— Celui qui tremble est coupable, dit le mari à sa femme.

— Celui qui tremble est coupable, dit la femme à son fils aîné.

— Je t’en prie, ne tremble pas, demande l’aîné à son plus jeune frère, qui ne comprend pas encore le moindre mot.

Mais voilà que les combattants s’avancent au point de parvenir à voir la couleur des yeux de qui ne peut trembler.

Tous les habitants de la ville se tiennent immobiles en file indienne.

De la même manière qu’on se passe des seaux d’eau de main en main pour éteindre un incendie qui se propage à l’une des extrémités de la file, ces hommes, ces femmes et ces enfants se sont passé le mot avant l’arrivée des combattants.

L’Homme-le-Plus-Grand s’avance sans arme accompagné de l’homme le plus petit qui s’avance muni d’une hache.

Tous deux se détachent du reste des combattants.

— On veut capturer les traîtres, dit l’Homme-le-Plus-Grand.

Et voilà qu’un premier être vivant se met à trembler. Ses jambes ne sont plus alignées avec le reste de la file. C’est le mari. Père de deux enfants.

L’Homme-le-Plus-Grand ne sourit pas, l’homme le plus petit reste calme.

Le premier coupable s’avance.

Il doit se tenir debout. Voilà le châtiment.

 

Aussi longtemps qu’il se tiendra debout, sa famille ne sera pas éliminée. Que ses jambes flanchent un tant soit peu et sa famille sera aussitôt assassinée. Sa femme, ses deux enfants.

Alors que le coupable s’apprête à subir l’épreuve devant tous ses amis de la cité, sa femme l’arrête. Elle quitte la file indienne, demande la parole.

Elle demande à l’Homme-le-Plus-Grand de lui laisser prendre la place de son mari. L’Homme-le-Plus-Grand accepte. Le mari, dans un premier temps, est gêné, car tout le monde le regarde, mais il finit par accepter.

La femme s’avance. Elle prend la place du coupable. Elle se tient immobile un instant, mais ensuite, étrangement, ses jambes commencent à flageoler, elle s’écroule. Elle aura tenu quinze minutes.

Son mari et ses enfants sont assassinés.

À elle, qui avait pris la place du coupable, on laisse la vie sauve.

 

2. Le groupe avance, attention !

 

Mais la Révolution ne s’arrête pas. Elle avance vers le centre de la cité. Elle ne se satisfait pas d’une file indienne.

Un messager arrive à cheval et, à travers les rues de la cité, annonce : « Celui qui tremble est coupable ! »

La Révolution pénètre dans la cité. L’Homme-le-Plus-Grand et son groupe avancent lentement, loin derrière l’homme qui, à cheval, prévient des dangers qu’on encourt si l’on tremble.

Le groupe armé s’approche de deux hommes de la cité. Les deux hommes se concentrent. Ils ne doivent pas trembler. Qu’ont-ils fait ? Ils l’ignorent et ne veulent même pas y penser. L’important, là, dans l’immédiat, c’est de ne pas être tenu pour coupable. Ils concentrent toute leur attention sur leurs muscles. Ils ne pensent à rien d’autre. Ils veulent uniquement être considérés comme innocents, se concentrer sur leurs muscles. Ne pas trembler, juste cela – tout le reste est permis.

Ils réussissent. Le groupe armé s’éloigne.

Un vieillard traverse la rue. Il songe d’abord à s’arrêter, ensuite il se dit que s’il s’arrête cela peut être pire. Il continue donc sur sa lancée. Il ne s’agit pas de rester immobile, le mouvement ne prouve rien du tout. Il s’agit, en revanche, de ne pas trembler. Il bouge, il avance, mais il ne tremble pas. Il est déterminé, il sait où il va, il ne se laisse pas distraire, il pense uniquement à sa destination, il oublie qu’il est observé par des dizaines d’yeux qui cherchent à détecter le moindre tremblement. Le vieil homme ne se pose pas de questions, il est vieux, il sait comment réagir devant les faits, il ne les conteste pas. S’il ne faut pas trembler, il ne tremble pas. Il avance, toujours au même rythme – il ne ralentit pas. Il veut arriver chez sa fille à l’heure prévue. Elle est mourante et il lui apporte de quoi se nourrir. Il avance et laisse derrière lui le groupe armé. Il n’a pas tremblé, le vieillard n’a pas tremblé.

À présent, le groupe se trouve devant trois filles, trois filles, trois filles. De sept, dix et douze ans. L’une d’entre elles sourit, une autre aussi. Il n’y a que la troisième qui ait peur.

— Il ne faut pas que tu aies peur, dit la plus jeune à la plus âgée pour la mettre en garde. Tu ne peux pas avoir peur parce que, si tu as peur, tu vas te mettre à trembler.

L’Homme-le-Plus-Grand dirige son regard vers la plus âgée. Il comprend qu’elle a peur.

Il la regarde dans les yeux et lui demande :

— Tu as peur ?

Elle répond :

— Oui.

L’Homme-le-Plus-Grand et son groupe observent attentivement la plus âgée des trois, la seule à avoir reconnu qu’elle avait peur et qui continue d’avoir peur, malgré les mises en garde de ses amies : il ne faut pas que tu aies peur, il ne faut pas que tu aies peur.

Mais la fille qui a peur ne tremble pas, c’est la plus jeune qui se met à trembler. Elle s’affole. Que vont-ils lui faire, à elle qui ne se maîtrise plus ? Voilà ce qui va se passer : ils ne feront rien à la fille qui a peur, mais s’en prendront à la plus jeune car c’est la plus jeune qui s’est mise à trembler.

 

Puis le groupe s’avance à la suite de l’Homme-le-Plus-Grand pour pénétrer dans une maison. Ils enfoncent la porte. Ils avancent, donnent des coups de pied dans les meubles, détruisent des tableaux, montent les escaliers, c’est de là-haut que vient le bruit. Il y a une autre porte, ils l’enfoncent.

C’est la porte de la chambre. Le mari infidèle est aux côtés de sa maîtresse. Où est sa femme – comment le savoir ?

Les deux amants sont surpris au lit. Ils se redressent, ils ne tremblent pas.

L’Homme-le-Plus-Grand demande au mari quel mensonge il a servi à sa femme pour pouvoir se trouver là.

L’homme qui était couché ne répond pas, ne se trouble pas.

L’Homme-le-Plus-Grand demande à sa maîtresse si elle connaît la femme de cet homme.

La maîtresse de l’homme répond que oui, elle la connaît.

— Comment est-elle ? demande le combattant le plus grand à la maîtresse de l’homme.

— Elle est rousse. C’est la Femme-Rousse.

L’Homme-le-Plus-Grand demande au mari où se trouve la Femme-Rousse.

L’homme répond qu’il ne le sait pas.

Aucun des deux amants ne tremble. Ils répondent et ne tremblent pas.

L’Homme-le-Plus-Grand et son groupe sortent de la maison. Ils partent à la recherche de la Femme-Rousse.

Ils avancent par la rue principale de la cité en demandant :

— Qui a vu la Femme-Rousse ?

Un homme pointe le doigt vers la gauche : par ici.

Une femme pointe le doigt vers la droite : par là, par là.

Un enfant de six ans, qui ne tremble pas parce qu’il ne comprend rien, dit :

— J’ai vu la Femme-Rousse monter par là. – Et il désigne la tour.

Alors la Révolution monte dans la tour.

Il y a beaucoup de marches. Sept-Cents-Marches.

 

L’Homme-le-Plus-Grand marche en tête, immédiatement suivi du plus petit.

La Femme-Rousse est tout en haut, devant une fenêtre. L’homme à cheval qui annonçait la Révolution passe sous la fenêtre :

« Celui qui tremble est coupable ! » crie-t-il.

La Femme-Rousse l’entend. Elle était en train de prier. Elle poursuit sa prière. La phrase qu’elle vient d’entendre entre dans sa prière, mais a tôt fait d’en sortir. La femme, quant à elle, reste à l’endroit exact où elle se trouvait.

Le groupe veut tuer, il n’a pas encore tué assez. La Femme-Rousse est là, maintenant, face à eux.

— Tu dois avoir peur, parce que nous sommes ici pour te tuer, dit l’homme le plus petit qui par moments passe devant le commandant.

— Je n’ai pas peur, répond la Femme-Rousse.

Et, interrompant sa prière, elle se lève et se tient immobile, presque comme si elle voulait défier les combattants.

L’un des hommes montre une hache encore propre, un autre montre une hache déjà souillée de sang.

— L’une des deux est pour toi, choisis.

— Tu veux celle qui est propre ou celle qui est sale ?

La Femme-Rousse ne se laisse pas intimider :

— Ni l’une ni l’autre, répond-elle.

La Femme-Rousse est déterminée, plus déterminée que le plus courageux des ennemis de la Révolution.

L’Homme-le-Plus-Grand reprend alors la tête du groupe et dit :

— Nous étions il y a quelques minutes avec ton mari. Il était au lit avec une femme. C’est un homme infidèle.

La Femme-Rousse ne cille pas. Elle ne bouge pas le moindre muscle. Visage impavide, concentré.

— C’est un homme infidèle, répète le commandant. Que demandes-tu pour son châtiment ? Nous sommes à ta disposition. Sa tête ? Une main ? Un œil ?

La Femme-Rousse ne bouge pas le moindre muscle.

— Si tu ne réponds pas, nous te rapporterons sa tête. Si tu réponds, nous te rapporterons un œil.

La Femme-Rousse s’efforce de ne pas trembler, mais quelque chose dans son corps échappe à son contrôle ; elle tremble un peu, elle est prise d’un léger, très léger tremblement.

Mais les hommes le voient. Les hommes sont là pour déceler le plus infime des tremblements.

— C’était la seule réponse qui pouvait sauver ton mari infidèle, dit l’Homme-le-Plus-Grand, avant de demander à ses hommes la Main-Droite-de-la-Femme-Rousse.

 

3. La Main-Droite-de-la-Femme-Rousse

 

Deux hommes restent au sommet de la tour avec pour tâche de trancher la Main-Droite-de-la-Femme-Rousse. C’est ce que leur a ordonné le commandant.

On lui fait poser la main sur la table, à plat sur la Bible. Son poignet commence là où se termine la partie supérieure de la couverture de la Bible.

La hache de l’homme le plus faible s’abat sur la Main-Droite-de-la-Femme-Rousse, mais il ne se passe rien. La main reste ferme.

 

L’homme le plus fort écarte l’homme le plus faible, se moque de lui à cause de ce qui vient de se passer et, après l’avoir fait partir d’aussi loin que possible derrière sa tête, laisse violemment tomber sa hache sur le poignet droit de la Femme-Rousse – mais la hache se brise et la main reste intacte.

Les deux hommes se regardent, effrayés. Puis se ressaisissent. L’homme le plus faible retourne la Bible. À présent, le poignet de la Femme-Rousse se met à trembler.

 

L’homme le plus fort se saisit de la hache qui reste, celle de l’homme le plus faible. Et très vite assène le coup le plus vigoureux dont il est capable. Le coup est si puissant que la Bible tremble sur la table, comme si elle était coupable, mais la Main-Droite-de-la-Femme-Rousse reste intacte.

Les deux hommes reculent. Cette fois, ils sont effrayés pour de bon. Ils s’apprêtent à s’enfuir, mais la Femme-Rousse leur dit :

— Ne partez pas d’ici sans main droite à apporter à votre commandant. Il est impossible de distinguer la main droite d’une Femme-Rousse d’une autre main droite. Il n’y a rien qui puisse les différencier. J’ai une amie qui habite en face de cette tour, là, au Numéro-Treize – et par la fenêtre elle désigne l’endroit.

 

Les deux hommes descendent à la hâte les Sept-Cents-Marches et, après avoir regardé de tous côtés pour s’assurer qu’ils ne sont vus de personne, ils se dirigent vers le Numéro-Treize et frappent à la porte.

À l’intérieur résonne la voix de l’Amie-de-la-Femme-Rousse, qui demande qui ils sont et ce qu’ils veulent.

— Nous sommes deux hommes et nous voulons ta Main-Droite.

— Qui vous envoie ? demande l’Amie-de-la-Femme-Rousse.

— La Femme-Rousse, répondent les deux hommes. Tu la connais ?

— Oui, c’est mon amie, répond la femme.

Ensuite, les deux hommes répètent :

— Nous voulons ta Main-Droite. Et nous sommes pressés.

— Accordez-moi deux minutes, pour toucher une dernière fois de ma Main-Droite le visage des personnes que j’aime, demande l’Amie-de-la-Femme-Rousse, toujours sans ouvrir la porte. Ensuite, je glisserai ma main par ce trou pour que vous puissiez la trancher.

— Une minute, pas plus ! répondent les deux hommes au-dehors.

— Une minute, accepte la femme.

Dans la maison, l’Amie-de-la-Femme-Rousse appelle sa Vieille-Mère et dit :

— Ils veulent emporter ma Main-Droite. Je vais les duper. Ne bouge pas et ne dis rien.

L’Amie-de-la-Femme-Rousse appelle sa domestique noire et lui dit :

— Il y a là deux hommes avec un panier qui offrent un présent à qui tend la main par le trou de la porte. Va donc et rapporte-moi ce présent.

La Femme-Noire glisse sa main dans le trou de la porte et aussitôt on entend un cri, un cri terrible. Puis les pas de deux hommes qui s’enfuient.

 

4. Ce n’est pas celle-là !

 

— Cette main est noire, dit l’Homme-le-Plus-Grand, le chef des combattants, en voyant dans le panier la main que les deux hommes lui ont rapportée. Ce n’est pas la Main-Droite que j’ai demandée. Vous avez été dupés ou vous voulez me duper. Allez me chercher la Main-Droite-de-la-Femme-Rousse.

 

Les deux hommes regagnent la tour, montent les Sept-Cents-Marches et, une fois devant la Femme-Rousse, exigent sa Main-Droite. Ils essaient de nouveau de la couper, en vain.

La Femme-Rousse dit :

— Ne partez pas d’ici sans main droite à apporter à votre commandant. J’ai une amie qui habite en face de cette tour, là, au Numéro-Treize – et par la fenêtre elle désigne la même maison que précédemment. Et cette fois ne vous laissez pas duper, lance la Femme-Rousse.

 

5. De nouveau, la Main-Droite – et cette fois pour de bon !

 

Les deux hommes redescendent à la hâte les Sept-Cents-Marches et, après avoir regardé de tous côtés pour s’assurer qu’ils ne sont vus de personne, se dirigent une fois de plus vers le Numéro-Treize et frappent à la porte.

À l’intérieur résonne la voix d’une femme qui demande qui ils sont et ce qu’ils veulent.

— Nous sommes deux hommes et nous voulons ta Main-Droite.

— Qui vous envoie ? demande la femme à l’intérieur.

— La Femme-Rousse, répondent les deux hommes.

— Mon amie, dit la femme.

Les deux hommes poursuivent :

— Nous voulons ta Main-Droite. Et nous sommes pressés. Nous avons déjà été dupés une fois. Nous ne le serons pas une seconde.

— L’autre fois, il n’y a eu nulle duperie de ma part mais de la distraction, dit l’Amie-de-la-Femme-Rousse. Accordez-moi deux minutes, pour toucher une dernière fois de ma Main-Droite le visage des personnes que j’aime, demande de nouveau la femme, toujours sans ouvrir la porte. Ensuite, je glisserai ma main par ce trou pour que vous puissiez la trancher. Et vous pouvez être sûrs que ce sera bien ma main.

— Une minute, pas plus ! exigent les deux hommes au-dehors.

— Une minute, accepte la femme.

 

Dans la maison, l’Amie-de-la-Femme-Rousse appelle sa domestique noire et dit :

— Ils veulent de nouveau ma Main-Droite.

Comment faire ?

— La main de votre mère, dit la Femme-Noire. À quoi lui sert sa Main-Droite ? Elle a déjà fait tout ce qu’elle avait à faire avec cette main.

L’Amie-de-la-Femme-Rousse acquiesce et appelle sa Vieille-Mère.

Gonçalo M. Tavares, Mythologies, traduit du portugais par Dominique Nédellec, © Éditions Viviane Hamy, 2022.

En librairie le 14 septembre.