Roman (extrait)

La maison en pain d’épices

Romancière

Nous sommes en 2010. Le « demi-dieu » de la tech Bix Bouton développe OwnYourUnconscious. Désormais, et le succès de cette technologie est immense, chacun peut accéder au moindre de ses souvenirs et les partager en échange de ceux des autres. Dans le fil de Qu’avons-nous fait de nos rêves ?, Jennifer Egan développe son propre réseau social narratif en multipliant les personnages, mondes alternatifs, voix et formes pour dire le prix d’un morceau du gâteau de nos désirs et de notre mémoire. Premières pages aujourd’hui de ce roman à paraître chez Robert Laffont, dans la traduction de Sylvie Schneiter.

Le Charme de l’Affinité

 

1

 

— Une envie me tenaille, déclara Bix, qui s’étirait les épaules et le dos à côté du lit, un rituel du soir avant de se coucher. Celle de parler, tout simplement.

Lizzie croisa son regard au-dessus des boucles sombres de Gregory, leur dernier-né, en train de téter.

— Je t’écoute, murmura-t-elle. Il prit une profonde inspiration.

— C’est… je ne sais pas. Compliqué.

Lizzie se redressa. Bix se rendit compte qu’il l’avait inquiétée. Délogé, Gregory brailla :

— Mama ! J’arrive pas à l’attraper.

Il venait d’avoir trois ans.

— Il faut sevrer ce gamin, marmonna Bix.

— Non, protesta vivement Gregory, lançant un coup d’œil réprobateur à Bix. Je veux pas.

Lizzie céda aux tiraillements de son fils, se rallongea. Bix se demanda si le benjamin de leurs quatre enfants ne risquait pas, avec la complicité de Lizzie, de proroger sa petite enfance jusqu’à l’âge adulte. Il s’étendit à côté d’eux et, angoissé, regarda sa femme au fond des yeux.

— Qu’est-ce qui ne va pas, mon amour ?

— Rien, mentit-il.

Le problème était trop omniprésent, trop informe pour être expliqué. Il le chassa avec une vérité :

— Je n’arrête pas de penser à la 7e Rue Est. À ces conversations.

— Encore, souffla-t-elle.

— Encore.

— Pourquoi ?

Bix n’en savait rien – d’autant qu’il n’avait prêté qu’une oreille distraite 7e Rue Est, alors que Lizzie et ses copines s’interpellaient dans un cumulus de fumée de cannabis, telles des randonneuses désorientées au cœur d’une vallée brumeuse : En quoi l’amour est-il différent de la lubricité ? Le mal existe-t-il ? Bix était à mi-parcours de son doctorat quand Lizzie s’était installée chez lui, et il avait déjà eu ces conversations au lycée et pendant ses deux premières années à l’université de Pennsylvanie. Pour l’heure, il était nostalgique de ce qu’il avait éprouvé en entendant par hasard Lizzie et ses amies depuis son perchoir devant l’ordinateur de SPARCstation, relié par un modem au Viola World Wide Web, la conviction secrète, jubilatoire, que le monde que ces étudiantes cherchaient tant à définir en 1992 serait bientôt obsolète.

Gregory pompait. Lizzie somnolait. Bix s’enferra.

— Est-ce qu’on pourrait avoir ce genre de conversation ?

— Quoi, maintenant ?

Elle semblait vidée – était vidée sous ses yeux ! Bix savait qu’elle se lèverait à 6 heures pour s’occuper des enfants, tandis qu’il méditerait avant de passer des coups de fil en Asie. Une vague de désespoir l’envahit. Avec qui discuter sur le mode informel, ouvert, estudiantin propre à la fac ? Tous ceux qui travaillaient à Mandala chercheraient à lui plaire d’une manière ou d’une autre. Ceux qui n’y travaillaient pas s’imagineraient qu’il avait une idée en tête, que c’était peut-être un test – probablement un test – dont la récompense serait un emploi à Mandala. Ses parents, ses sœurs ? Malgré tout l’amour qu’il leur vouait, il ne s’adressait jamais à eux de la sorte.

Une fois Lizzie et Gregory profondément endormis, Bix se leva et alla déposer son fils dans son lit de bébé. Il décida de se rhabiller et de sortir. Il était plus de 23 heures. Marcher seul dans les rues de New York à n’importe quelle heure, davantage encore à la nuit tombée, enfreignait les consignes de sécurité de son conseil d’administration, aussi renonça-t-il à la contrefaçon d’un costume de zazou qu’il venait d’ôter (inspiré par les groupes ska qu’il adorait au lycée) et au petit fédora qu’il portait depuis sa sortie de l’université de New York quinze ans plus tôt, un étrange moyen pour se sentir moins exposé après qu’il avait coupé ses dreadlocks. Il exhuma de son placard une veste militaire de camouflage, une paire de chaussures éculées et, tête nue, s’enfonça dans la nuit de Chelsea, irrité par l’air froid sur son crâne – certes dégarni à présent. Il s’apprêtait à faire signe à la caméra pour que les agents de sécurité le laissent rentrer et récupérer son chapeau quand il avisa un marchand ambulant au coin de la Septième Avenue. Il parcourut la 21e Rue jusqu’à l’étal, essaya un bonnet en laine noire, s’inspecta dans une petite glace ronde fixée sur le côté du stand. Il paraissait normal, fût-ce à ses yeux. Le camelot accepta son billet de cinq dollars comme il l’aurait fait avec n’importe qui d’autre ; Bix en conçut une joie malicieuse. Lui qui s’attendait à être reconnu où qu’il aille, l’anonymat lui faisait l’effet d’une nouveauté.

En ce début octobre, le vent était d’un froid mordant. Bix prit la direction d’Uptown dans la Septième Avenue, comptant rebrousser chemin au bout de quelques pâtés de maisons. Mais quel plaisir de marcher dans l’obscurité ! Cela le ramenait aux années de la 7e Rue Est, aux soirées du début où les parents de Lizzie venaient la voir de San Antonio. Ils croyaient qu’elle partageait un appartement avec son amie Sasha, également en deuxième année à l’université de New York, une fable que celle-ci corroborait en faisant la lessive dans la salle de bains à l’arrivée des parents les premiers jours du semestre de l’automne. Lizzie avait grandi dans un monde où les Noirs n’existaient qu’en tant que domestiques ou caddies du country club de ses parents. Elle redoutait tellement leur réaction horrifiée, prévisible, s’ils découvraient sa vie commune avec un Noir, que Bix était chassé du lit au cours de leurs premières visites, même s’ils séjournaient dans un hôtel de Midtown ! Il n’y aurait pas de conséquences s’ils ne faisaient que s’en douter. Aussi Bix marchait-il, s’écroulant parfois dans le laboratoire technique sous prétexte de passer une nuit blanche. Autant de déambulations qui s’étaient gravées dans son corps : une obstination à continuer d’avancer quels que soient son ressentiment et son épuisement. Penser qu’il avait supporté cela l’écœurait – même si la gestion actuelle de tous les domaines de leur vie familiale par Lizzie le justifiait, dans une sorte de bilan cosmique : il pouvait désormais travailler et voyager à sa guise. La profusion de bonnes choses qui lui étaient arrivées depuis pouvait être considérée comme un dédommagement pour ces marches forcées. Il n’empêche, pourquoi ? Les rapports charnels étaient-ils à ce point géniaux ? (Eh bien, oui.) Manquait-il à ce point d’amour-propre qu’il tolérait les pensées magiques de sa petite amie blanche sans protester ? Avait-il aimé être son secret illicite ?

Non. La complaisance de Bix, son endurance étaient dues à l’emprise de sa Vision, qui le consumait avec une clarté hypnotique par ces soirs de pénible exil. En 1992, Lizzie et ses amis n’avaient qu’une très vague idée de ce qu’était Internet, tandis que Bix percevait la vibration d’un réseau invisible de connexions se forçant un passage dans le monde familier à la manière de fêlures fissurant un parebrise. La vie qu’ils connaissaient ne tarderait pas à être éradiquée, éliminée ; à ce moment-là, tout le monde se lèverait à l’unisson dans une nouvelle sphère métaphysique. Bix l’imaginait semblable aux peintures du Jugement dernier dont il collectionnait les reproductions, mais sans l’enfer. L’inverse : désincarnés, les Noirs seraient délivrés de la haine qui les cernait et les emprisonnait dans le monde physique. Ils pourraient enfin se déplacer et se réunir à volonté, libérés des entraves imposées par des gens comme les parents de Lizzie – ces Texans anonymes qui s’opposaient à lui bien qu’ils ignorent son existence. Le terme de « réseau social » ne serait employé pour décrire l’activité de Mandala qu’une dizaine d’années plus tard, pourtant Bix l’avait conçu longtemps avant sa concrétisation.

Dieu merci, il avait gardé ce fantasme utopique par-devers lui – vu de 2010, cela semblait naïf. Sauf que l’architecture élémentaire de la Vision – tant mondiale que personnelle – s’était révélée. En 1996, les parents de Lizzie avaient assisté (avec raideur) à leur mariage à Tompkins Square Park – au demeurant sans plus de raideur que les parents de Bix pour qui des noces convenables n’incluaient ni magicien, ni jongleurs, ni farandoles. À la naissance des enfants, tout le monde s’était détendu. Depuis la mort du père de Lizzie l’année précédente, la mère de Lizzie appelait Bix tard le soir quand elle savait que sa fille serait endormie pour parler de la famille : Richard, l’aîné, aimerait-il apprendre l’équitation ? Les filles apprécieraient-elles une comédie musicale de Broadway ? L’accent nasillard texan de sa belle-mère avait beau lui taper sur les nerfs lorsqu’elle était présente, cette même voix désincarnée lui procurait une indéniable satisfaction. Chaque parole qu’ils échangeaient sur les ondes lui rappelait qu’il avait eu raison.

Il avait suffi d’un matin pour que les conversations de la 7e Rue Est se terminent. Après une nuit passée à faire la fête, deux des plus proches amis de Lizzie étaient allés nager dans l’East River et l’un, embarqué par le courant, s’était noyé. Les parents de Lizzie étaient là, une circonstance qui avait propulsé par hasard Bix à proximité de la tragédie. Il était tombé sur Rob et Drew aux petites heures du matin dans l’East Village, avait pris de l’ecstasy avec eux, puis, au lever du soleil, ils avaient tous les trois traversé la passerelle menant à la rivière. Bix était rentré chez lui au moment de la nage irrationnelle, qui s’était passée plus loin. Bien qu’il ait précisé chaque détail lors de l’enquête de police, tout était vague désormais. Dix-sept ans s’étaient écoulés. Il arrivait à peine à se représenter les garçons.

Il tourna à gauche dans Broadway, continua jusqu’à la 110e Rue – c’était la première fois qu’il se baladait de la sorte depuis qu’il était devenu célèbre plus d’une décennie auparavant. Il ne s’était jamais attardé longtemps dans le quartier de Columbia, or les rues vallonnées et les imposants immeubles d’avant guerre accrochèrent son regard. Levant les yeux sur les fenêtres éclairées de l’un d’entre eux, Bix eut l’impression de capter une puissante effervescence d’idées.

En route pour le métro (encore une première en dix ans), il s’arrêta devant un lampadaire festonné de dépliants signalant la perte d’animaux domestiques ou vantant des meubles d’occasion. Une affiche accrocha son regard : une conférence donnée sur le campus par l’anthropologue Miranda Kline. Ils se connaissaient parfaitement. Un an après la fondation de Mandala, Bix avait découvert le livre de l’anthropologue, Structures des Affinités, dont les concepts avaient jailli dans son esprit à la manière de l’encre d’un calamar et l’avaient rendue très riche. Que MK (le surnom affectueux qu’on attribuait à Kline) ait déploré l’usage que Bix et sa clique avaient fait de sa théorie n’avait qu’affûté la fascination qu’elle exerçait sur lui.

Des papillons manuscrits étaient agrafés sur l’affiche : Parlons-en ! Interrogations interdisciplinaires en langage simple. Une réunion de présentation était prévue dans la foulée d’une conférence de Kline programmée trois semaines plus tard. Il photographia le poster et, rien que pour s’amuser, arracha un des papillons de Parlons-en ! qu’il fourra dans sa poche, sidéré que des gens continuent de coller des feuilles en papier dans le nouveau monde qu’il avait contribué à créer.

2

Au jour annoncé sur le papillon, Bix se retrouva au septième étage d’un de ces immeubles aussi désuets que majestueux situés à proximité de Columbia – peut-être s’agissait-il de celui qu’il avait admiré de la rue. L’appartement ressemblait agréablement à ce qu’il avait imaginé : parquet patiné, moulures blanches tachées, gravures encadrées et petites sculptures (les hôtes étaient des professeurs d’histoire de l’art), fixées aux murs et aux portes, coincées entre des rayonnages de livres.

Hormis les hôtes et un autre couple, les huit participants à Parlons-en ! ne se connaissaient pas. Bix avait décidé de renoncer à la conférence (à supposer qu’il soit parvenu à resquiller une entrée) ; même déguisé, cela lui semblait incorrect en raison de l’antipathie de MK à son égard. Son camouflage consistait à se faire passer pour « Walter Wade », étudiant de troisième cycle en génie électrique – en d’autres termes Bix dix-sept ans auparavant. Sa conviction de paraître bien plus jeune, à quarante et un ans, que la plupart des Blancs, lui avait insufflé le culot de prétendre être étudiant. Il avait toutefois eu tort de croire que les autres membres du groupe de discussion seraient blancs : Portia, la femme de l’hôte, était asiatique, sans oublier la professeure d’éthologie originaire du Brésil. La plus jeune, Rebecca Amari, une doctorante en sociologie (la seule autre étudiante, en dehors de « Walter Wade »), était ambiguë ethniquement, noire, subodorait-il – il y avait eu un éclair de reconnaissance entre eux. Rebecca était en outre d’une beauté désarmante, rehaussée et non atténuée par ses lunettes à la Dick Tracy.

Heureusement, Bix avait, pour passer inaperçu, rassemblé également d’autres accessoires. Il avait acheté en ligne un foulard d’où des dreadlocks sortaient à l’arrière. Le prix était exorbitant, mais elles semblaient naturelles et leur poids entre ses omoplates était comparable au toucher d’un fantôme. Bix, qui avait senti celui-ci des années durant, se réjouissait de le retrouver.

Dès qu’ils furent installés dans des canapés et des fauteuils et qu’ils se furent présentés, Bix, incapable de réprimer sa curiosité, demanda :

— Alors, elle était comment, Miranda Kline ?

— Incroyablement amusante, répondit Ted Hollander, le mari de Portia.

Il semblait avoir une bonne cinquantaine d’années, une génération de plus que sa femme. Leur petite fille s’était déjà précipitée dans le séjour, poursuivie par une babysitter étudiante.

— Je l’imaginais renfrognée, mais elle était presque espiègle, ajouta-t-il.

— Ce sont les gens qui volent ses idées qui l’aigrissent, commenta Fern, directrice du département des études sur les femmes et le genre, plutôt amère elle-même, estima Bix.

— On a beau avoir utilisé ses idées d’une façon qu’elle ne prévoyait pas, il ne me semble pas qu’elle ait qualifié cela de vol, objecta Ted.

— Elle appelle ça de la perversion, non ? suggéra timidement Rebecca.

— Elle est d’une beauté surprenante, dit Tessa, une jeune professeure de danse dont le mari, Cyril (philosophe et mathématicien) était également présent. Même à soixante ans.

— Hum, la reprit gentiment Ted. Ce n’est pas si vieux.

— En quoi son physique est-il pertinent ?

C’était une question provocatrice de Fern à Tessa. Cyril, qui prenait toujours le parti de son épouse, se rebiffa.

— Miranda Kline dirait que ça l’est. Plus de la moitié des Caractéristiques pour Affinités de son livre ont un rapport avec l’apparence physique.

— On trouve sans doute l’explication à chacune des réactions que Miranda Kline suscite en nous dans Structures des Affinités, affirma Tessa.

Malgré les murmures d’assentiment, Bix était certain qu’à part lui (et il se gardait de le préciser), Cyril et Tessa étaient les seuls à avoir lu le chef-d’œuvre de Kline, une mince monographie où des algorithmes décrivaient la confiance et l’influence mutuelles des membres d’une tribu brésilienne. Le Génome des Attirances, comme on l’intitulait souvent.

— On connaît davantage Kline – parce que les réseaux sociaux ont coopté son ouvrage – qu’on ne connaît son œuvre, c’est triste, constata Portia.

— Sans cooptation, il n’y aurait pas eu cinq cents personnes dans l’auditorium, fit observer Eamon.

En visite, historien de la culture à l’université d’Édimbourg, il écrivait un livre sur les critiques de produits. Son visage long et impassible semblait masquer une fébrilité illicite, telle une maison banale qui abriterait un laboratoire de méthamphétamine, pensa Bix.

— Peut-être que se battre pour le dessein initial de son travail est un moyen de garder un lien avec lui – d’en rester propriétaire, suggéra Kacia, la professeure d’éthologie brésilienne.

— Peut-être qu’elle aurait développé de nouvelles théories si elle n’était pas tellement occupée à défendre l’ancienne, objecta Eamon.

— Combien de théories majeures un ou une universitaire peuvent-ils produire au cours d’une vie ? demanda Cyril.

— En effet, murmura Bix, étreint par une appréhension familière.

— Surtout si elle a commencé tard, ajouta Fern.

— Ou qu’elle a eu des enfants, renchérit Portia, jetant un regard anxieux à la petite cuisinière de sa fille, au coin du séjour.

— C’est la raison pour laquelle Miranda Kline ne s’y est pas mise plus tôt, expliqua Fern. Après avoir eu deux filles l’une après l’autre, elle a été abandonnée quand ses bébés portaient encore des couches. Kline est le nom de famille du mari, pas le sien. Un genre de producteur de disques.

— C’est dégueulasse !

Bix s’était obligé à proférer ce gros mot comme élément de son déguisement. Il avait la réputation de ne pas jurer ; sa mère, une professeure de sixième au collège, avait proféré un mépris tellement cinglant sur le côté pénible, répétitif et infantile de la grossièreté qu’elle en avait supprimé le côté transgressif. De sorte que Bix, adulte, adorait se distinguer ainsi des autres précurseurs en matière de technologie dont les crises de colère obscènes étaient tristement célèbres.

— De toute façon, le mari est mort. Qu’il aille au diable, conclut Fern.

— Oh là là, il y a une rétributiviste parmi nous ! s’exclama Eamon, avec un haussement de sourcils suggestif. Malgré l’objectif affiché du recours à un « langage simple », les professeurs étaient irrésistiblement portés au jargon Bix imagina les confidences sur l’oreiller entre Cyril et Teresa, truffées de termes tels que « desideratum » et « purement conceptuel ».

Rebecca croisa son regard et il sourit – une sensation aussi grisante que celle de se mettre torse nu. L’année précédente, à l’occasion de ses quarante ans, on lui avait offert un superbe opuscule intitulé Bixpressions, un glossaire explicatif des mouvements à peine perceptibles de ses yeux, de ses mains, de son corps. À l’époque où il était l’unique doctorant noir du laboratoire d’ingénierie de l’université de New York, Bix riait beaucoup des plaisanteries des autres et s’efforçait de les amuser, une dynamique qui le laissait vide, le déprimait. Une fois son doctorat obtenu, il cessa de rire au travail, puis de sourire, cultivant à la place un air d’extrême attention. Il écoutait, il participait, mais presque sans réaction visible. Cette discipline avait accru sa concentration à un point qui, il en était rétrospectivement convaincu, l’avait aidé à se montrer plus astucieux et à déjouer les plans de forces prêtes à l’absorber, le coopter, l’écarter et à le remplacer par un Blanc, comme tout le monde s’y attendait. Bien sûr, on ne s’en était pas privé – d’au-dessus, d’en dessous, de l’intérieur, de tous côtés. Tantôt il s’agissait d’amis ; tantôt il faisait confiance ; jamais trop. Bix prévoyait, longtemps avant qu’elle ne s’organise, la moindre campagne destinée à le saper, et il était toujours prêt à répondre. Les gens ne pouvaient le devancer. Bix finissait par donner un emploi à quelques-uns, exploitant leur énergie pour faire progresser son travail.

Son père avait considéré son ascension avec méfiance. Employé zélé arborant la montre en argent reçue lorsqu’il avait pris sa retraite d’une fonction de gestion dans une entreprise de chauffage et de refroidissement près de Philadelphie, il avait défendu la décision du maire Goode de bombarder les « canailles » du mouvement écologique MOVE qui « mettaient le maire dans une position intenable » (les mots de son père) en 1985. Bix avait seize ans, les disputes qui l’avaient opposé à ce dernier au sujet de ce largage d’explosifs et de ses conséquences, la destruction de deux pâtés de maisons avait creusé un gouffre entre eux qui ne s’était jamais vraiment comblé. Encore maintenant, Bix sentait l’effluve de sa désapprobation – parce qu’il avait été trop entreprenant, ou qu’il était devenu une célébrité (donc une cible) ou qu’il n’avait pas tenu compte des sermons paternels (prononcés généreusement à la barre du bateau d’où il péchait le long du littoral de Floride) dont le refrain se résumait pour lui à : Ne vise pas trop haut ou prépare-toi à prendre des coups.

— Je me demande, dit Rebecca, songeuse, un peu timidement, si ce qui est arrivé à la théorie de Miranda fait d’elle un personnage tragique. Au sens des Grecs de l’Antiquité s’entend.

— Voilà qui est intéressant, commenta Tessa.

— On doit avoir la Poétique, répondit Portia.

Stupéfait, Bix regarda Ted se lever pour chercher un exemplaire de l’œuvre d’Aristote. Aucun de ces universitaires ne semblait avoir ne serait-ce qu’un BlackBerry, encore moins un iPhone – en 2010 ! Cela revenait à infiltrer un groupe clandestin de luddites ! Bix se mit aussi debout, ostensiblement pour aider Ted, en fait un prétexte pour parcourir des yeux l’appartement. Des étagères tapissaient le moindre mur, même dans le vestibule. Bix examina le dos d’ouvrages d’art d’une taille démesurée et de vieux livres de poche jaunis. Des photos pâlies dans de petits cadres étaient disséminées parmi les volumes : garçonnets souriants devant une immense maison au milieu de tas de feuilles ratissées, de congères ou d’une dense flore estivale. Des garçons avec des battes de base-ball, des ballons de foot. Qui étaient-ils ? La réponse fut donnée par une photo où un Ted Hollander infiniment plus jeune portait l’un d’eux afin qu’il accroche une étoile sur un sapin de Noël. Ainsi, le professeur avait eu une vie antérieure – en banlieue ou peut-être à la campagne, où il avait élevé des fils avant la photographie numérique. Portia avait-elle été son étudiante ? La différence d’âge était éloquente. Mais pourquoi supposer que Ted avait largué son ancienne vie ? Peut-être était-ce l’inverse.

Pouvait-on repartir de zéro sans tout plaquer ?

Cette question ne fit que redoubler la peur que Bix avait éprouvée quelques minutes plus tôt, si bien qu’il battit en retraite dans les toilettes. Il évita de se regarder dans le miroir piqué au-dessus d’un lavabo en porcelaine ventru et s’assit sur l’abattant du cabinet. Il ferma les yeux pour se concentrer sur sa respiration. Sa Vision originelle – cette lumineuse sphère d’interconnexions qu’il avait conçue pendant ses années de la 7e Rue Est – était devenue l’activité de Mandala : sa mise en œuvre, son développement, son parachèvement, sa monétisation, sa vente, sa viabilité, son amélioration, son actualisation, son omniprésence, sa standardisation, sa mondialisation. Un travail qui serait bientôt achevé. Et puis quoi ? Il avait depuis longtemps conscience d’une digue suggestive au milieu de son paysage mental, de l’autre côté de laquelle sa prochaine vision se tenait à l’affût. Sauf que chaque fois qu’il tentait de jeter un œil derrière, il avait un blanc. Une étendue décolorée qu’il avait d’abord abordée avec curiosité : s’agissait-il d’un iceberg ? D’une vision liée au climat ? Du rideau vierge d’une vision théâtrale ou de l’écran vide d’une vision filmique ? Peu à peu, toutefois, il avait senti que loin d’être une substance, la blancheur était une absence. Un néant. Bix n’avait d’autre vision que celle qu’il avait presque tarie.

Il s’en était rendu compte d’une façon déterminante un dimanche matin, quelques mois après ses quarante ans, tandis qu’il se prélassait au lit avec Lizzie et les enfants, et son épouvante l’avait précipité aux toilettes, où il avait vomi en cachette. L’absence d’une nouvelle vision déstabilisait son sentiment d’accomplissement ; quelle valeur avait ce qu’il avait fait si cela ne menait à rien – si, à quarante ans, il était réduit à acheter ou voler ce qui restait de ses idées ? Il en devenait obsédé, se sentait traqué. Avait-il dépassé les bornes ? Au cours de l’année qui avait succédé à cet atroce matin, l’Anti-Vision l’avait poursuivi, parfois à peine perceptible, sans jamais s’évaporer complètement, qu’il accompagne les enfants à l’école ou dîne à la Maison-Blanche, ce qu’il avait fait à quatre reprises depuis l’arrivée au pouvoir de Barack et de Michelle. Il était capable de prononcer un discours devant un public de milliers de personnes, ou d’aider Lizzie au lit à atteindre un orgasme fuyant, lorsque la vacuité inquiétante se mettait à bourdonner en lui, présage d’un vide qui le ravageait et le révulsait. Il avait plus d’une fois imaginé qu’il se cramponnait à Lizzie et gémissait : « Au secours, je suis fini. » Mais c’était au-dessous de Bix Bouton de dire à qui que ce soit une chose pareille. Il fallait avant tout qu’il tienne le coup. Qu’il remplisse ses rôles de mari, de père, de patron, d’icône de la technologie, de fils obéissant, de contributeur politique important, de partenaire sexuel infatigable. L’homme qui désirait reprendre des études dans l’espoir que cela susciterait une nouvelle révélation qui façonnerait le restant de sa vie devait être un autre.

À son retour dans le séjour, Bix découvrit Cyril et Tessa plongés dans un livre avec un plaisir sensuel, comme s’ils dégustaient un pot de glace.

— Vous l’avez trouvé, lança-t-il.

Sourire aux lèvres, Tessa brandit un tome d’Aristote, de la même collection que le volume des Grandes Œuvres que ses parents avaient acheté en même temps que leur Encyclopædia Britannica qu’ils aimaient tant. Enfant, Bix l’avait consultée avec vénération, la citant dans ses devoirs sur les cannibales, sur la ciguë et sur Pluton, lisant les entrées sur les animaux uniquement par plaisir. Quatre ans auparavant, lors de l’emménagement de ses parents dans leur modeste appartement en copropriété de Floride – ils avaient refusé sa proposition de leur en acheter un plus grand, par orgueil (son père), par humilité (sa mère) – Bix avait mis les volumes dans des cartons qu’il avait laissés sur le trottoir devant la maison de West Philadelphia où il avait grandi. Dans le nouveau monde qu’il avait contribué à créer, personne n’aurait besoin d’ouvrir une encyclopédie sous sa forme matérielle.

— D’après ce que je comprends d’Aristote, commença Tessa – remarquez, je suis professeure de danse, il existe sans doute un million de pages érudites là-dessus –, Miranda Kline n’est pas un personnage tragique. D’après elle, ceux qui se sont approprié sa théorie auraient dû lui être apparentés pour qu’elle soit profondément tragique. Une manière d’accroître la trahison et l’ironie dramatique.

— N’a-t-elle pas vendu la théorie ? Ou les algorithmes ? demanda Kacia.

— Je crois qu’un mystère plane à ce sujet, répondit Portia. Quelqu’un les a vendus, mais pas Kline.

— C’était sa propriété intellectuelle, comment un autre a-t-il osé faire ça ? intervint Fern.

Un des acquéreurs des algorithmes de Kline – Bix – se tortilla, dégoûté par sa duplicité. À son grand soulagement, Ted lança :

— J’ai une autre question : grâce aux algorithmes de Kline, les plates-formes de réseaux sociaux ont pu prédire confiance et influence, ce qui leur a permis de faire fortune. Est-ce forcément mal ?

Stupéfaits, ils se tournèrent tous vers lui.

— En fait, je n’en sais rien mais ne prenons pas ça comme allant de soi, réfléchissons-y. Si vous regardez un match de base-ball, chaque action est mesurable : la vitesse et la technique du lancer, quel joueur se place sur la base et comment. Le jeu a beau être une interaction dynamique entre êtres humains, il est aussi possible de le décrire quantitativement, en employant des chiffres et des symboles destinés à ceux susceptibles de les décrypter.

— Tu es ce genre de personne ? lança Cyril, incrédule.

— Oui, il l’est, affirma en riant Portia, enlaçant son mari.

— Mes trois fils étaient membres de la Little League[1], on peut considérer qu’il s’agit du syndrome de Stockholm, ironisa Ted.

— Trois ? s’étonna Bix. Je croyais qu’ils étaient deux. Sur les photos.

— La malédiction du cadet, tout le monde oublie Ames. Quoi qu’il en soit, je soutiens que la quantification en tant que telle ne sape pas le base-ball. Au contraire, elle approfondit la compréhension que nous en avons. Alors pourquoi répugnons-nous tant à ce qu’on nous quantifie ?

Une recherche superficielle en ligne avait appris à Bix que Ted Hollander avait connu une réussite universitaire en 1998, l’année où Bix avait créé Mandala. Déjà au milieu de sa carrière, Ted avait publié Van Gogh, le peintre du son, un texte où il démontrait les corrélations entre la technique des coups de pinceau et la proximité de créatures bruyantes tels les cigales, les abeilles, les grillons, les pics – traces microscopiques dont Ted avait détecté l’ADN dans la peinture.

— Ted et moi sommes en désaccord à ce sujet, dit Portia. J’estime que si l’objectif de quantifier les êtres humains est de tirer avantage de leurs actes, c’est déshumanisant – voire orwellien.

— Mais la science est quantification, objecta Kacia. Nous résolvons des mystères et faisons des découvertes ainsi. À chaque nouvelle étape, nous craignons toujours de « franchir la ligne de démarcation ». Ce qu’on appelait blasphème autrefois est devenu une notion plus vague qui revient à en savoir trop. Dans mon labo, nous avons commencé, entre autres choses, à externaliser la conscience animale…

— Pardon, l’interrompit Bix, croyant avoir mal entendu. Qu’est-ce que vous faites ?

— Nous sommes capables de télécharger les perceptions d’un animal, précisa Kacia, en nous servant de capteurs cérébraux. Je peux, ainsi, capter une partie de la conscience d’un chat et la visionner avec un casque exactement comme si j’étais ce chat. En fin de compte, cela nous aidera à comprendre la différence de perception des animaux, ce dont ils se souviennent – leur mode de pensée.

Bix fut soudain extrêmement attentif.

— Aussi rudimentaire que soit encore la technologie, une controverse sévit déjà : franchissons-nous une ligne en violant l’esprit d’un autre être sensible ? Ouvrons-nous la boîte de Pandore ?

— Cela nous ramène au problème du libre arbitre, déclara Eamon. Si Dieu est omnipotent, sommes-nous des marionnettes ? Dans ce cas, vaut-il mieux le savoir ou l’ignorer ?

— Que Dieu aille au diable, c’est Internet qui m’inquiète, dit Fern.

— Une entité omnisciente en mesure de prédire et de contrôler ton comportement, même si tu crois être à l’origine de tes choix, c’est ça, pour toi ? demanda Eamon.

Il lança un regard complice à Rebecca, il avait flirté avec elle toute la soirée.

Tessa s’empara de la main de Cyril et s’exclama :

— Ah ! Voilà qui devient intéressant.

3

Bix sortit de chez Ted et Portia sous l’emprise d’un espoir incandescent. À certains moments de la discussion, il avait senti un changement en lui, un réveil de la pensée pareil à ceux d’un lointain passé. Il descendit en ascenseur avec Eamon, Cyril et Tessa, tandis que les autres s’attardaient pour regarder quelques bas-reliefs en plâtre que Ted avait achetés à Naples des décennies plus tôt. Devant l’immeuble, Bix traîna, énonçant des banalités, ne sachant trop comment se séparer d’eux poliment. Il n’avait pas envie qu’ils sachent qu’il se rendait Downtown : un étudiant de Columbia pouvait-il y habiter ?

Il s’avéra qu’Eamon allait à l’ouest et que Cyril et Tessa prenaient le métro pour Inwood : chassés du quartier de Columbia à cause des prix de l’immobilier, ils n’avaient pas eu droit en tant que chargés de cours à un logement de la faculté. Bix songea avec un sentiment de culpabilité à sa maison de ville de quatre étages. Les professeurs avaient indiqué qu’ils n’avaient pas d’enfants, et une branche de la monture métallique des lunettes de Cyril était fixée avec un trombone. En revanche, le courant passait entre cet homme et cette femme ; apparemment, les idées leur suffisaient.

Galvanisé par la liberté de mouvement que lui procurait son déguisement, Bix marcha vers Central Park. Mais les arbres désolés à moitié dépouillés qui se détachaient sur un ciel blafard le rebutèrent avant qu’il n’y soit parvenu. Il aurait aimé qu’il neige ; il adorait les nuits de neige à New York. Il aspirait à se retrouver dans le lit océanique, à côté de Lizzie et de ceux des enfants qui y avaient été drossés par un cauchemar ou le besoin de téter. Il était 23 heures passées. Il revint sur ses pas jusqu’à Broadway et monta dans une rame de la Ligne 1, puis, à la 96e Rue, il repéra un Express train et changea, espérant aller plus vite qu’en Local train[2]. Du sac à dos de Walter Wade, il exhuma un autre accessoire : l’exemplaire d’Ulysse qu’il avait lu en troisième cycle aux fins explicites d’acquérir de la profondeur en littérature. Ce que l’ouvrage lui avait concrètement apporté, c’était Lizzie, en qui (par un calcul que Miranda Kline aurait sûrement pu expliquer) l’association de James Joyce et des dreads arrivant à la taille déclenchèrent un irrésistible désir sexuel. Chez Bix, une paire de bottes en cuir verni marron dépassant les genoux de Lizzie avait fait partie du calcul. Il avait gardé Ulysse comme fétiche, même si son aspect écorné provenait davantage du passage du temps que de relectures. Il l’ouvrit au hasard.

— « Eurêka ! s’écria Buck Mulligan. Eurêka ! »

Bix, qui lisait, perçut qu’on le regardait. Une sensation tellement habituelle dans sa vie normale qu’il mit un moment à réagir. Il finit par lever les yeux. Assise à l’autre bout de la rame, Rebecca Amari l’observait. Il lui sourit et lui adressa un signe de la main. Elle fit de même. Il fut soulagé de découvrir que rester séparé après s’être salué ne semblait pas poser de problème. Vraiment ? Peut-être que se borner à un salut silencieux après des heures d’une discussion animée avec un groupe était asocial. Bix avait oublié les règles tant il était rarement confronté à des questions de codes sociaux. Dans le doute, sois toujours courtois. Une maxime de sa mère d’une politesse exemplaire qu’il avait trop intériorisée pour ne pas se la rappeler. Rangeant à contrecœur Ulysse, il traversa la rame pour rejoindre Rebecca, s’installa sur le siège près d’elle. Une erreur, en eut-il aussitôt l’impression – ils se touchaient du genou à l’épaule ! À moins qu’un contact physique ne soit désormais la norme pour les usagers du métro ? Le sang lui monta au visage, il en eut le vertige. Il se fustigea : quand un banal échange social pouvait provoquer un infarctus, ça n’allait plus du tout. La célébrité l’avait rendu débile.

— Tu habites le sud de Manhattan ? réussit-il à formuler.

— Je vais retrouver des amis, et toi ?

— Pareil.

À cet instant, par la fenêtre, Bix vit défiler sa station – 23e Rue. Il était dans un Express train, ça lui était sorti de l’esprit. Rebecca descendrait-elle au prochain arrêt, celui de la 14e Rue, pour se rendre dans le quartier baptisé

« MANDALA » – pour Mandala-land ? Un an après les attentats du 11-Septembre, Bix y avait inauguré son nouveau campus, lequel s’était agrandi, englobant bâtiments industriels, entrepôts et rangées de maisons, jusqu’à ce que cela devienne un sujet de plaisanterie : quand on ouvrait des robinets plus bas que la 20e Rue Ouest, c’était de l’eau Mandala qui coulait. À l’approche de la 14e Rue, Bix songea à descendre et à rentrer chez lui à pied, mais l’idée de traverser son campus déguisé lui parut de l’ordre d’une bizarre provocation. Un Downtown Local train s’arrêtait justement ; il décida de le prendre pour un arrêt supplémentaire avant de rebrousser chemin dans un Uptown Local train.

— Tu descends là ? demanda Rebecca, tandis qu’ils sortaient du train.

— Non, je change.

— Tiens, moi aussi.

Ils restèrent debout dans la rame de la Ligne 1 en direction du sud. Bix eut un léger soupçon : Rebecca l’avait-elle reconnu et le suivait-elle ? Loin d’avoir l’air impressionnée, elle était détendue, aussi céda-t-il au plaisir de ce trajet de métro à côté d’une jolie fille. Une lubie le saisit soudain : pourquoi ne pas profiter d’être Downtown pour aller jusqu’au vieil appartement de la 7e Rue Est et regarder leurs fenêtres, une première depuis une décennie ?

Comme il s’apprêtait à descendre à Christopher Street, Bix s’aperçut que l’attitude de Rebecca suggérait le départ. Effectivement.

— On va au même endroit ? lança-t-elle en riant, alors qu’ils montaient l’escalier.

— C’est peu probable.

Mais Rebecca tourna elle aussi dans la 4e Rue Ouest. De quoi réveiller les soupçons de Bix.

— Tes amis sont à l’université de New York ?

— Certains d’entre eux.

— Cachottière.

— C’est ma nature.

— Paranoïaque.

— Prudente.

Bix fut content que les bruits de la ville comblent le silence. Rebecca marchait en regardant droit devant elle, ce qui lui permettait d’admirer, par des coups d’œil en coin, la délicatesse de ses traits réguliers, ses pommettes piquetées de taches de rousseur évoquant des ailes de papillon. Peut-être que sa grande beauté la rendait prudente. Peut-être que ses lunettes à la Dick Tracy servaient à la masquer.

Elle lui jeta un regard et surprit celui qu’il portait sur elle.

— C’est fou à quel point tu ressembles à Bix. Vous pourriez être frères.

— Nous sommes noirs l’un et l’autre, expliqua Bix, un sourire aux lèvres.

C’était sa réponse toute prête destinée à un interlocuteur blanc. Rebecca se mit à rire.

— Ma mère est noire. En fait, à moitié noire, à moitié indonésienne. Mon père, lui, est mi-suédois, mi-juif syrien. On m’a élevée en tant que juive.

— Ça ne te rapporte pas un prix dans la loterie du métissage ?

— Eh bien, si. Chacun me considère comme sa semblable.

Bix la scruta et, émerveillé, souffla :

— Tu as le Charme de l’Affinité.

Une formule glanée dans les Structures des Affinités. Selon Miranda Kline, le Charme de l’Affinité était un atout majeur octroyant à ses rares bénéficiaires le statut pérenne, enviable, d’Allié Universel.

— Tu n’étais même pas à la conférence, s’étonna Rebecca.

— J’ai… fait des recherches.

Ils avaient attendu que le feu passe au vert à Bowery ; ils avancèrent en silence jusqu’au prochain pâté de maisons. À l’angle de la Deuxième Avenue, Rebecca pivota brusquement vers lui.

— Il y a trois ans, j’étais en dernière année à l’université Smith, dit-elle avec une sorte de précipitation. Et la Sécurité intérieure a interrogé tous les meilleurs étudiants de « race indéterminée ». Surtout ceux qui étudiaient les langues.

— Waouh.

— Ils étaient plus qu’insistants. Impossible de leur dire non.

— J’imagine. Grâce au Charme de l’Affinité, tu pouvais travailler pour n’importe qui.

À l’approche de la Première Avenue, Bix se remémora ses points de repère préférés : Benny’s Burritos ; Polonia avec ses soupes extraordinaires ; le kiosque à journaux qui vendait des egg creams[3]. Lesquels existaient toujours ? Une fois sur la Première Avenue, il s’arrêta pour saluer Rebecca avant de tourner à gauche – mais elle se dirigeait aussi vers le nord. Impossibles à ignorer, les soupçons revinrent. Pressant le pas, il parcourut l’interminable artère grise en se demandant comment la confronter.

Rebecca fit volte-face.

— Promets-moi que tu ne travailles pas pour eux.

— Moi ? lança-t-il, pris au dépourvu. Qu’est-ce que tu racontes ! Travailler pour qui ?

Conscient de son déguisement, il lui sembla que sa duplicité était palpable. Rebecca s’immobilisa. Ils se trouvaient presque au coin de la 6e Rue. Elle le dévisagea avant de poursuivre :

— Tu peux jurer que tu es vraiment Walter Machin-Chose, étudiant en ingénierie électrique à Columbia ?

Le cœur cognant dans sa poitrine, Bix plongea les yeux dans ceux de Rebecca.

— Merde ! s’exclama-t-elle.

Elle se dépêcha de bifurquer dans la 6e Rue Est, mais Bix la rattrapa. Il devait régler ce problème.

— Écoute, tu as raison. Je suis… celui à qui je ressemble.

— Bix Bouton ? s’écria-t-elle, scandalisée. N’importe quoi ! Tu as des dreadlocks, bordel.

Elle accéléra comme pour lui échapper sans prendre ses jambes à son cou.

— C’est pourtant vrai, insista Bix, d’une voix douce.

Sauf que l’affirmer tout en poursuivant plus ou moins une belle inconnue dans l’East Village après minuit le fit douter de lui-même. Était-il Bix Bouton ? L’avait-il jamais été ?

— C’est moi qui t’en ai donné l’idée, tu te rappelles ?

— Tu as remarqué la ressemblance.

— C’est classique en un sens.

Rebecca avait beau sourire, Bix sentit sa peur. La situation était embarrassante. À son grand soulagement, elle cessa sa marche rapide pour le scruter à la faveur de la lumière crue du lampadaire. Ils s’étaient presque frayé un chemin jusqu’à l’Avenue C.

— Tu ne lui ressembles pas tant que ça, conclut-elle. Tu n’as pas le même visage.

— C’est parce que je souris alors qu’il ne sourit jamais.

— Tu parles de lui à la troisième personne.

— Merde.

Un rire méprisant lui échappa.

— Bix ne jure jamais, tout le monde le sait.

— Bordel de merde ! s’exclama Bix, tandis que sa suspicion revenait au premier plan. Attends un peu. (Quelque chose dans son ton poussa Rebecca à s’arrêter et à l’écouter.) C’est toi qui as surgi de nulle part. Je crois que tu m’as suivi depuis l’appartement de Ted et Portia. Comment puis-je être sûr que tu n’as pas cédé à la Sécurité intérieure ?

— C’est psychotique, s’indigna-t-elle non sans s’esclaffer, mais il perçut l’anxiété qui vibrait dans son démenti, reflet de la sienne. Mon mémoire de master portait sur Nella Larsen. Interroge-moi sur elle.

— Je n’ai jamais entendu parler d’elle.

Ils se dévisagèrent avec méfiance. La frayeur qu’éprouvait Bix le ramena à un bad trip aux champignons hallucinogènes de son adolescence quand, après un concert des Uptones, ses potes et lui s’étaient un bref instant dispersés sous l’effet de la peur. Il prit trois profondes inspirations, la base de sa pratique de la pleine conscience, et sentit que tout rentrait dans l’ordre. Qui que puisse être Rebecca, c’était une gamine. Il avait au moins quinze ans de plus qu’elle.

— Écoute, lui dit-il, se tenant à une distance respectueuse. Nous ne sommes dangereux ni l’un ni l’autre.

— Je suis d’accord, acquiesça-t-elle après avoir dégluti.

— J’accepte de croire que tu es Rebecca Amari, étudiante de troisième cycle en linguistique et sciences de la culture.

— Et moi que tu sois Walter Machin-Chose, étudiant en ingénierie électrique à Columbia.

— Entendu. Nous avons un accord.

Jennifer Egan, La Maison en pain d’épices, traduction de l’anglais (États-Unis) par Sylvie Schneiter, © Éditions Robert Laffont, 2022.

En librairie le 22 septembre.

 


[1] Fédération sportive gérant la pratique du base-ball des jeunes Américains de l’âge de cinq à dix-huit ans.

[2] Un Express train ne s’arrête qu’aux stations principales, un Local train s’arrête à toutes les stations.

[3] Littéralement « crème d’œufs », boisson new-yorkaise composée de sirop au chocolat, de lait et d’eau gazeuse.

 

Jennifer Egan

Romancière

Notes

[1] Fédération sportive gérant la pratique du base-ball des jeunes Américains de l’âge de cinq à dix-huit ans.

[2] Un Express train ne s’arrête qu’aux stations principales, un Local train s’arrête à toutes les stations.

[3] Littéralement « crème d’œufs », boisson new-yorkaise composée de sirop au chocolat, de lait et d’eau gazeuse.