Poésie

Blues en noir et blanc

Poète

Le recueil à venir aux Éditions Ypsilon, dont la publication originale allemande date de 1995, est la première traduction en France de la poète May Ayim. Née en 1960 de père ghanéen et de mère allemande, enfant abandonnée, elle fut une figure du mouvement afro-allemand féministe et antiraciste. « Dans ces poèmes, il y avait de la passion et de l’ironie, et quelque chose de profondément captivant » : l’écrivaine Maryse Condé, en avant-propos de cette belle édition bilingue, témoigne de sa rencontre à Berlin avec une jeune femme qui mourut, par suicide, à 36 ans. Notre série d’été consacrée à la littérature étrangère de la rentrée s’achève ainsi, sur ces notes de blues. Traduction par Lucie Lamy et Jean-Philippe Rossignol.

presque absolument pas

depuis toujours je ne te connaissais absolument pas
et après que nous nous
sommes vues cinq minutes
il y a des années
presque pas

cinq minutes cheveux bruns yeux marrons
bouche inquiète
cinq minutes et à l’époque neuf mois
maternité contrainte
depuis toujours nous ne nous connaissions absolument pas
et désormais presque pas

 

1985
Pour Ursula

 

 

relations lointaines

les mains de ma mère sont blanches
je sais
je ne la connais pas
ma mère
les mains

les mains de mon père
je sais
sont noires
je le connais à peine
mon père
les mains

à part

visions
au-dessus d’une culpabilité grise
des baisers d’ombre
dans les ténèbres

à part

souvenirs
son visage joyeux à elle contre son front à lui
l’allemand douloureux
sur les lèvres

à part

oublier
ses lèvres à elle son visage à lui
douleurs joie
mots africains

à part

avant de se séparer
la fille
mise à part

je sais
ses doigts sombres à lui
sur ma main
sais
ses traces claires à elle
sur ma peau
des baisers d’ombre en passant

relations lointaines
espaces reliés
entre les continents
chez soi sur le chemin

je sais
des souvenirs par moment
je sais
l’horizon vivant
entre les mains

 

1992
Pour Sewornu et Hiavor

 

 

pas complètement un poème d’amour

j’avais un amoureux
je l’aimais l’aime encore
il m’aimait m’aime aussi
nous nous disions disons
favori-terrorisés
pour nous consoler

je me suis séparée me sépare
revenais reviens pourtant toujours
et encore
en avant en arrière
bas et hauts
lui aussi

nous nous tyrannisions tyrannisons au plus intime
assoiffés d’amour et jaloux
d’ordinaire parfois c’est à peine soutenable
et puis finalement si

nous aimerions bien
être éloignés l’un de l’autre
– très loin –
s’en aller et partir et
marcher avoir marché ensemble

pourtant nous aimions aimons encore mieux rester
coincés à l’intérieur
l’un près de l’autre côte à côte
certainement pas
trop serrés

 

1991
Pour Rita

 

 

toi

je n’écris
pas
pour le plaisir d’écrire
je ne dis
pas
pour le plaisir de faire des vers
ce poème
veut te dir


May Ayim

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