Poésie

La vie d’après Williams

Écrivain

Bernard Chambaz sait rendre hommage aux poètes qu’il aime et raconter des histoires au moyen de la poésie. On l’a vu dans son recueil paru au printemps, e bientôt muet (Flammarion), avant que son roman paru en cette rentrée, La Peau du dos (Le sous-sol), confirme le plaisir qu’il prend à redonner vie au passé. De la ville de Paterson, William Carlos Williams a fait son célèbre poème. Ici, c’est Ivry-sur-Seine qui reprend des couleurs.

aujourd’hui le panache blanc des deux cheminées
de l’usine d’incinération
monte
droit
dans le ciel
c’est rare
il n’y a pas de vent
les mouches au-dessus des poubelles
et les étourneaux autour
du panache
Je me fous des mouches, je les emmerde
moi aussi mais
elles me poursuivent et je ne sais pas comment
les excommunier
elles forment un panache de corps flottants
des étoiles des petits soleils
noirs qui nous minent le crâne à petit feu
soli invicto
le soleil vainqueur dont l’empereur
Julien frappait les étendards de ses légions
lui l’apostat qui campait
aux abords d’Ivry l’hiver 358
qui décrivit ce qu’il vit : « le fleuve charriait comme des dalles de marbre ; vous connaissez, bien sûr la pierre de Phrygie, voilà à quoi ressemblaient les blocs glacés de cette masse blanche, blocs énormes qui s’entrechoquaient et qui n’étaient déjà pas loin d’établir un passage continu »
puis ce fut la débâcle
de grandes inondations et la chute de l’empire
romain

 

 

il arrive encore que la Seine soit prise par les glaces
– je l’ai vue –
et souvent elle déborde
à chaque fois la crue est inexorable
la décrue prétexte à désolation :
« le désespoir des travailleurs devant le spectacle de ce qui fut leur modeste mobilier est impossible à décrire. Ici, c’est un tas de vaisselle, de verreries, de papiers, de photographies, le tout l’un sur l’autre, recouvert d’une boue jaunâtre et d’une odeur irrespirable »
écrit le chroniqueur anonyme de La Banlieue de Paris
« journal politique littéraire artistique et financier »
en janvier 1910
et la Seine s’était arrêtée de monter
au pied des marches de l’église
après que rue du Liegat
les marchands avaient sauvé d’un rien leurs chevaux
de la noyade
parce qu’on n’était pas au Far West
et que les chevaux d’ici
ne savaient pas
nager

 

 

avant Williams et moi avant
les mérovingiens
et l’apostat
au temps de La Guerre des Gaules
ces berges
furent un champ de bataille où s’illustrèrent
les cohortes romaines du légat
Titus Labienus
multipliant les ruses
comme dans l’Iliade
simulant la fuite se dissimulant dans les marais
disposant des fagots de joncs
– encore utilisés par les chars pendant la deuxième guerre
mondiale – tuant à tour de bras
(hostes sunt interfecti)
pas de quoi intriguer les élèves
du collège Molière
option latin
qui ont franchi le cap de rosa rosa rosam
et déjà vu des roses
rouges et des avalanches au centre commercial
Grand-ciel mais pas de quoi
les émerveiller
non plus

 

naguère gamins nous allions un peu plus loin
– après l’usine des eaux –
nous baigner
dans la Seine – c’était avant la piscine
Robespierre et avant
de nous intéresser aux filles –
je me souviens des noisetiers
et d’un prunellier
de l’abondance des poissons qui scintillaient
au bout de la ligne d’un vieil
homme assis sur un tabouret en toile
rayée bleu
et blanc
celui qui passerait
à nouveau ici rue de la Baignade
découvrirait un centre d’hébergement d’urgence
pour les migrants
des chalets pour dormir des yourtes
pour y manger
un pédiatre
made in Paterson convaincu
que notre monde a la chance d’être cosmopolite

 

 

et à la baignade alors
il y avait un petit bain un grand bain
un plongeoir
pour qui n’avait pas peur de sauter
des cabines collectives
gratuites où nous pouvions
nous changer et des cabines individuelles
destinées aux rupins
une plage
entre sable et ciment
des tables des victuailles
sur les tables des limonades glacées
un petit vent qui agitait doucement
les feuilles des arbres
cinq ou six parasols pour se protéger du soleil
qui finissait par descendre
par-delà l’usine des eaux
vers le couchant où règnent la barque
d’Osiris et le crocodile sacré
à la baignade d’Ivry-sur-Seine il y avait
Emile et Maurice et Pierrot
il y avait encore
les petits-fils à Venise
et quelques vieux copains aux prénoms
vaguement hispano-polonais

 

 

retour par la place Gambetta
qui n’a pas trop changé
malgré les fouilles
du côté de l’entrepôt du Bazar de l’Hôtel de Ville
détruit un jour
de fête avec fanfare buffet campagnard
spectacle de magie
et les archéologues mettent au jour
des vestiges de l’âge
du bronze ancien
une maison à un étage en forme de trapèze
des tessons de céramiques des éclats
de silex une hache polie
en pierre verte une dizaine de pi­rogues néolithiques
à fond plat et en chêne sous les rails
du tramway et des nappes
d’alluvions
le BHV effacé comme avant lui
l’usine automobile Delahaye-Hotchkiss
« jusqu’à sa fermeture, j’ai travaillé dans les services techniques, à l’atelier de plomberie ; j’ai toujours effectué le même travail ; ça m’a fait quelque chose de voir qu’il avait été détruit ; j’y ai passé la moitié de ma vie ; entre collègues, on se connaissait bien ; c’est toujours avec plaisir que je partais le matin au boulot ; changer de vie, ce n’est pas évident, mais c’est comme ça » – Iltaf Djafardji

 

 

à côté des objets
naturellement on a retrouvé des ossements
plus ou moins intacts
squelettes de sujet féminin
ou masculin d’âges
divers mais jamais très vieux et souvent
malades
un bout de mâchoire qui prouve ceci
ou cela ou pas grand-chose
sinon cette chose stupéfiante qui démontre que nous n’avons pas
tant changé
le 5 août 2013
à cause du va-et-vient des pigeons
par la fenêtre d’un logement au 10eme étage
d’une tour
rue Jean Legalleu
d’où on a une vue plongeante sur le quartier du port
un pompier a découvert le squelette
d’un homme recouvert de plumes
allongé comme un pharaon
sur son lit un fusil
à son côté
mort depuis déjà sept ans

 

 

les vins du Postillon siégeaient
rue Lénine
ils venaient du Languedoc par wagon-foudre
et occupaient 6 étages
300 camions 450 000 bouteilles par jour
avec l’étiquette à l’effigie du postillon
jurant
santé sobriété
« pas plus d’un litre par jour »
même s’il proposait le Mathusalem 6 litres
et le Nabuchodonosor 15 litres
qui permettaient de voir
venir
sans discrimination
« il n’est pas interdit aux amis clochards mais reste quand même le vin de l’élite et des fins gourmets »
mais il sera repris par Dubonnet
que nous vîmes par pièces dans les galeries du métro
Dubo Dubon Dubonnet
vermouth aromatisé au quinquina
qui ne s’éternisera pas à Ivry
« j’ai été embauché comme étalagiste aux vins Postillon en 1963 ; j’avais 17 ans et c’était mon premier travail ; j’ai gardé un excellent souvenir de cette période car je jouissais d’une grande liberté ; je suis aussi parti dans toute la France avec la diligence ; c’était un semi-remorque avec, sur la cabine, deux chevaux dressés sur leurs pattes arrière ; le camion s’ouvrait sur le côté ; on pouvait ainsi accueillir les clients pour des dégustations ; nous étions habillés en postillon ; nous nous rendions également chez les gens pour leur faire goûter nos vins ; à mon retour du service militaire, je n’ai pas été repris » – Michel Roussel

 

 

Lénine
ici c’est Postillon c’est tout rouge
un air de balalaïka
sur microsillon pour célébrer
octobre
mais c’est aussi
le stade
où nous jouions à domicile
le but adossé au mur de l’usine
tout cela acquiert ici
une beauté immédiate, proche :
des objets
la boule de cuir
une brosse pour essuyer nos chaussures
à crampons la brouette de chaux
pour tracer les lignes
de touche
la peinture écaillée sur la lisse
où se presse
une maigre foule de footeux
qui nous avaient précédés sur le terrain
et commentaient les actions
entre deux bouffées de Gauloises
une beauté immédiate
les fanions qui flottent aux poteaux de corner
une mouette qui se pose
sur la barre transversale les filets
qui tremblent

 

 

SKF – trois lettres qui roulent
comme les roulements à billes suédois
Svenska KullagenFabrik
devise magique :
Il n’y a que la Terre qui tourne sans l’aide de la SKF
trois lettres qui roulent ou qui claquent
comme l’étendard des luttes
syndicales
au début de l’infini milieu des années quatre-vingts
face aux licenciements
et à la fermeture de l’usine
occupée
les ateliers le toit délogés
à coups de grenades par les cordons de CRS
au petit matin défendus
avec manches de pioches venus des serres municipales
ou du cimetière et stock de boulons
nuage de gaz et larmes
à deux pas de la Seine pour ce fleuron ivryen
de l’industrie
puis de la désindustrialisation
et trente cinq ans plus tard le chiffre d’affaires est 85 713 milliards de couronnes soit plus de 8 milliards d’euros pro­pices à dividendes qui laissent un goût amer au slogan SKF vivra SKF vivra SKF vivra SKF vivra SKF vivra SKF vivra

 

 

aux roulements de la SKF
avaient succédé les rotatives qui imprimèrent Le Monde
– passé simple –
car c’est déjà fini
« le pari de l’écrit » a été perdu
moins de kiosques moins de lecteurs
évaporée
l’odeur de papier et d’huile
démontés leurs deux étages les rouleaux les courroies
les bassins d’encre jaune et d’encre rouge
le procédé off set en quadrichromie
noir cyan magenta yellow
le bateau est à quai
je peux toujours mettre à l’eau une barque
funéraire où m’allonger avec Sirius
et filer au bout du monde
comme dans un film de Jim Jarmush
Paterson
moi aussi cette nuit j’ai mangé les prunes qui étaient dans la glacière mais je ne sais
si tu me pardonneras

 

 

et les prunes étaient toutes rouges
comme la brouette
à la course à la brouette
lors de la fête de l’enfance et l’enfance
d’Ivry-Port
était rouge comme la préfiguration des soviets
le foulard des pionniers la foule
qui défile pour le Xème anniversaire
de la révolution d’octobre
en chantant le chant de Gloire à l’Armée rouge
derrière des banderoles
vermillon émerveillée par l’horizon
qui se dessine au bord
de la Seine
rouges aussi les tentes à chapiteau de la fête
champêtre les fleurs en papier
crépon les plumes
du rouge-gorge qu’on nomme russe
en Anjou et les murs en briques de l’usine
Yoplait le Yop à la framboise
les bacs à glaçons
tant que la neige ne se met pas à tomber à l’envers


Bernard Chambaz

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