Melvill
II. Glaciologie ou la transparence de la glace
[…] j’ai pu sonder d’un coup d’œil la grande misère de la vie humaine sur terre.
Je ne veux pas dire que nous finissons tous par mourir. Ce n’est pas ça, la grande misère.
Je veux dire qu’il était incapable de me dire de quoi il rêvait
et je ne pouvais pas lui dire ce qui était réel.
Denis Johnson, « Accident en stop », Jesus’Son
Écoute, Herman : tu avances d’abord un pied, puis l’autre une fois que tu es sûr que la glace ne risque pas de se briser.
Sur l’étendue gelée, il faut garder l’équilibre et progresser avec prudence, comme si on pénétrait dans une maison qu’on ne connaît pas ou comme si on sortait d’une maison qu’on connaît pour se risquer en terrain inconnu. Car évidemment, on éprouve une sensation très étrange et en même temps familière : on se retrouve tout à coup dans un lieu qu’on n’a jamais foulé, bien qu’on y soit souvent allé ou qu’on ait fréquemment rêvé (par conséquent nous l’avons déjà fréquenté) d’y aller.
Mais jamais de cette façon-là.
On a alors l’impression d’écrire ou de dire quelque chose qu’on n’a jamais formulé ni sur le papier ni par la parole, même si on y a constamment pensé dans notre langue, avec nos mots habituels.
Ce qu’on sait faire, c’est marcher.
L’inconnu, c’est la glace.
Marcher sur la glace en pensant à des choses qui ne nous viennent à l’esprit que lorsqu’on marche sur la glace.
D’où, je le répète, l’importance d’avancer d’abord un pied, puis l’autre.
En faisant attention à ne rien casser qui soit fragile ou précieux dans le noir, surtout pas cette glace qui te soutient et sur laquelle tu progresses pour regagner ton foyer, l’éternel point de départ.
Avec autant d’attention que lorsque tu dansais en comptant chaque pas, chaque tour et chaque révérence. Comme dans un menuet ou un quadrille[1], comme dans les danses et les contredanses que j’aimais tellement et pour lesquelles on m’a tant admiré dans les salons les plus en vue de Paris et de Londres.
Avoir pied sur cette solidité q