Roman (extrait)

Ces gens-là

Musicien, écrivain

Le Brésil à l’honneur avec un extrait du prochain roman de Chico Buarque, spécialement pour ceux qui ignoraient que le compositeur et interprète de « Partido alto » n’écrivait pas que des chansons et avait reçu le prix Camões 2019. C’est d’ailleurs ici une histoire d’écrivain. Manuel Duarte, carioca, sexagénaire, sur le retour (à moins que ?), divorcé, ruiné, voit le monde lui devenir étranger. Journal intime et roman épistolaire s’entrelacent en un puzzle comique et acide. À paraître chez Gallimard, traduit par Mathieu Dosse.

Rio, le 30 novembre 2018

Très cher,

Ne croyez pas que j’ai oublié mes engagements, cela me peine beaucoup d’avoir une dette envers vous. J’aurais dû vous remettre le manuscrit fin 2015, et trois ans ont passé. Sans doute le savez-vous, je suis passé par des tribulations variées : une séparation, un déménagement, une assurance caution pour mon nouvel appartement, des frais d’avocat, une prostatite aiguë… bref, l’enfer. Outre ces ennuis personnels, il m’a été fort difficile de me consacrer à des songeries littéraires sans être touché par les événements récents de notre pays. J’ai déjà dépensé l’avance que vous m’avez généreusement accordée, et j’essaye maintenant de trouver le calme nécessaire pour ébaucher un ouvrage sur lequel je travaille sans relâche. Je sais bien qu’il est malvenu de vous importuner à un moment où la crise économique ne semble pas s’être résorbée comme on s’y attendait. Je suis bien conscient des conditions difficiles du marché éditorial, mais si vous pouviez, très cher ami, m’accorder une nouvelle avance sur mes droits d’auteur, je ferai le nécessaire pour m’isoler pendant quelques mois dans les montagnes afin de vous offrir un roman qui vous procurera sans doute de grandes joies.

Bien à vous.

 

7 décembre 2018

Après ma séparation, j’ai quitté le bord de mer pour vivre à nouveau en haut d’une côte, presque à la même adresse que j’avais partagée, des années auparavant, avec ma première femme. Elle habite toujours cet immeuble à la façade en céramique, quatre bâtiments plus bas que le mien, et elle a déjà dû me voir passer sous ses fenêtres. Peut-être croit-elle que je tente une réconciliation, quoiqu’elle sache parfaitement que je suis adepte des promenades péripatétiques, surtout les jours où je m’assois pour écrire et que je me sens enchaîné, la vue saturée par les lettres. Je gagne la rue chaque fois que les lettres durcissent sur la page, entassées les unes sur les autres comme les petites pierres noires et blanches du trottoir où je marche. Peu à peu, mon regard est emporté par une voiture, une jupe, une feuille, un petit lézard, des enfants en uniforme, des oiseaux. Plus loin, je ne vois plus que des couleurs, des contours, des ombres, des halos, et des idées éparses me viennent à l’esprit, certaines bonnes, d’autres mauvaises, et je monte et descends la côte, qu’il fasse beau ou qu’il pleuve, pensant à voix haute, discutant avec moi-même, avec ces contractions du visage, ces tics nerveux et ces gestes incohérents dont parle le poète, ces grimaces qui font que les portiers hochent la tête : hum, voilà le cinglé qui est de retour.

 

13 décembre 2016

Pour commencer par le commencement, le petit Noir jure qu’il se souvient que sa mère lui avait chanté un ponto de macumba dès sa venue au monde. Avant même de pouvoir la regarder, il l’entendait, car l’audition, tout comme l’odorat, est antérieure à la vue ; en vérité, comme ses sens étaient encore imprécis, il confondait, nouveau-né, la voix de sa mère avec l’odeur du lait. Plus tard, à l’époque où elle était employée comme cuisinière chez un chef d’orchestre italien, elle abandonna la macumba pour chanter à l’église. Comme elle emmenait son fils au travail, la femme du chef d’orchestre, une blonde très catholique, se prit d’affection pour le petit garçon, mais réprimandait la mère chaque fois qu’elle chantait distraitement dans la cuisine. Un jour, pour agacer la patronne, l’enfant chanta à la place de sa mère. Cela éveilla aussitôt l’intérêt du chef d’orchestre, qui l’initia à l’opéra, aux partitions et au solfège, jusqu’à ce qu’il atteigne au sublime en chantant les arias de Mozart. Cette voix d’ange…

 

15 décembre 2016

La mère changea d’emploi et interdit à l’enfant de voir le chef d’orchestre. Pour l’empêcher de quitter la maison, elle lui inculqua la peur des cochons. Elle lui parla des histoires scabreuses qu’elle entendait le pasteur raconter. Il grandit en croyant que ces cochons énormes, qui se promenaient en liberté, mangeaient les roubignoles des enfants de la favela du Vidigal. Lorsqu’il se réveilla un jour chez le pasteur avec des pansements au lieu des testicules, il n’eut aucun doute, c’étaient les cochons. Adulte, il devint obèse comme un cochon, mais il garda cette voix d’ange.

 

9 décembre 2018

En descendant la rue, je suis tombé sur un promeneur de chiens qui semble être nouveau dans le quartier. C’est un métis chétif qui conduit et qui est conduit par une dizaine de chiens, parmi lesquels le labrador de madame Maria Clara. Madame Maria Clara était allée chez le médecin avec son fils et il n’y avait personne chez elle pour récupérer l’animal. Le portier refusait de le garder, car il pouvait salir le hall d’entrée, malgré le petit sac plastique rempli de crottes que le promeneur lui avait montré. La nuit vient de tomber quand je vois le jeune homme assis sur la bordure du trottoir avec le labrador (les autres chiens avaient sans doute été remis à leurs maîtres). J’arrive chez moi, écris ces quelques lignes, ouvre une bouteille de vin, réchauffe un soufflé et vois un match de foot à la télé. Je me couche bien après minuit, j’ai sommeil, mais je n’arrive pas à dormir. En pyjama, je monte en voiture dans le garage, descends la rue en marche arrière, trouve le promeneur assis au même endroit avec le chien et les installe sur la banquette arrière. Dans l’appartement, après avoir reniflé mon entrejambe, le chien s’étale dans la cuisine et rejette la nourriture pour chats que je lui propose. J’offre au promeneur un Coca et un reste de soufflé froid qu’il accepte avec plaisir. Il me remercie chaleureusement de pouvoir regarder la télé et dormir sur le canapé du salon. Puis il me demande s’il devra aussi m’enculer.

 

Rio, le 23 septembre 2017

Cher M. Balthasar,

C’est avec grand plaisir que j’ai reçu de votre publisher la nouvelle selon laquelle votre équipe souhaite lire ma traduction avant le lancement de votre livre en langue portugaise. On m’a en outre signalé que, puisque vous parlez couramment l’espagnol et n’êtes pas, en tant que fan de bossa-nova, entièrement étranger au doux parler brésilien, vous alliez vous-même jeter un œil sur mon travail. Je suis ainsi très honorée de vous faire parvenir ma dernière version, afin que vous puissiez la commenter. Je vous préviens que j’ai pris la liberté de changer quelques signes de ponctuation, comme les deux-points dont l’original regorge et qui peuvent souvent être remplacés par des points et des virgules, bien plus distingués à mon sens. J’ai également supprimé quelques points d’exclamation car je les trouve, en toute franchise, redondants.

Permettez-moi d’ajouter que j’ai hâte de vous rencontrer personnellement lors de votre prochaine venue au Brésil.

Avec une immense et ancienne admiration,

Sincèrement vôtre,

Maria Clara Duarte

 

Rio, le 9 octobre 2017 

Cher M. Balthasar,

Je n’ai jamais eu l’intention de vous énerver. De fait, mon rôle n’est pas de pointer les incohérences d’un livre déjà publié, avec le succès que l’on connaît, dans votre pays. Mais si l’on considère la page 297, lorsque vous dites que les doigts du pianiste maintiennent un accord parfait, le lecteur pourrait avoir l’impression que le piano résonne toujours, ce qui est démenti dans la même phrase. Voilà pourquoi j’ai suggéré que ses doigts maintiennent leur position, ou, si vous préférez, la position de l’accord, pendant que le pianiste et la femme affamée s’échangent des regards dans le silence du salon. Il est assez frustrant, pour moi, de m’appliquer à travailler avec soin sur un livre, au-delà du simple devoir professionnel, pour m’entendre ensuite dire que je dois m’en tenir au texte. Mais qu’il soit fait selon votre volonté, l’auteur est toujours roi. J’aurai plus de temps à consacrer à ma difficile vie de famille et ne vous importunerai plus avec de nouvelles lettres qui, du reste, ne vous arrivent peut-être même pas en mains propres, car je crains d’être en train de correspondre avec votre secrétaire. Laissons donc le pianiste avec son accord parfait qui résonne dans le silence du salon. Je ne discute même pas votre affamée, même si le terme voluptueuse me paraît infiniment plus adapté à cette femme qui est pratiquement couchée sur le couvercle du piano. Je conserverai également votre pratiquement, là où j’avais proposé un presque afin d’éviter la répétition des adverbes portant le suffixe ment. C’est ici une question d’élégance, et non d’une supposée fureur sémantique que vous ou votre secrétaire cubaine me prêtez.

Bien cordialement,

Maria Clara Duarte

 

Rio, le 27 octobre 2017

Monsieur,

Celle-ci est la dernière « impertinent letter » que je vous adresse. Sachez que j’envisage simplement de ne pas signer la traduction de votre long roman, ou d’employer un pseudonyme. Si je n’ai pas encore pris cette décision, c’est que je crains que mon éditeur ne réduise mes honoraires au strict minimum, c’est-à-dire dix dollars le feuillet, soit environ quatre-vingts dollars la journée, ce qui conviendrait au travail d’une dactylographe rapide. Vous n’y êtes pour rien, mais je ne gagne pas ma vie grâce à la littérature ; je vis de traductions simultanées lors de congrès et séminaires. La littérature, pour moi, ne devrait être que source de plaisir, car elle ne me permettrait pas de subvenir aux besoins de mon fils qui, ce n’est un secret pour personne, a un père absent et demande des soins particuliers.

Je suis certaine que votre roman remportera, malgré tout, un grand succès commercial dans mon pays.

Je vous adresse cordialement mes adieux,

M. C. D.

 

21 septembre 2018

Ma femme posa ses pinceaux et, devançant la bonne, alla elle-même ouvrir la porte. Deux gaillards évoluèrent dans le hall avant d’entrer dans le salon avec un long paquet enveloppé dans du papier bulle. On le pose où ? demanda l’un d’eux. Ici, là, devant la fenêtre, debout face à la mer, dit-elle en palpant le colis, sans doute pour savoir où se trouvait le devant de l’objet, qui ne pouvait être autre chose qu’une statue. Puis elle congédia les livreurs et s’attela à éclater les bulles, avant de découvrir, sous le plastique, un papier cartonné marron ficelé avec du ruban adhésif qui exigea des ciseaux de cuisine. Peu à peu, un objet doré, de ma taille, en émergea, peut-être un totem ; non, un homme. Après avoir couru vers la chambre, elle revint avec un bandeau vert et jaune qu’elle passa autour du buste de la statue en or, peut-être avec l’intention d’en rehausser l’effet kitsch. Je trouvai seulement que c’était de mauvais goût, mais ne dis rien, on ne se parlait déjà plus. La statue et elle auraient plus de choses à se raconter.

 

3 janvier 2019 

Le comptable m’a appelé pour me dire que j’étais dans le rouge. Et maintenant ? Et maintenant, je m’interroge. Il est neuf heures du matin, il fait chaud, les géraniums à la fenêtre sont tout secs. Il y a du pain de mie dans le frigo, du beurre, deux tranches de jambon, et j’ai appris à faire du café avec la cafetière électrique. La femme de ménage savait s’y prendre pour arroser les géraniums, mais la voisine du dessous se plaint des gouttes d’eau quand c’est moi qui le fais. Le journal est dans le hall d’entrée, avec sa fausse première page, une imitation de une où toutes les nouvelles sont en réalité des annonces publicitaires. J’étais fâché lorsque le chat griffait le journal et pissait dessus, pourtant maintenant il me manque. Certains disent que les angoras sont suicidaires, mais la femme de ménage m’assure qu’il a sauté pour attraper un colibri. Elle a montré du doigt le chat écrabouillé dans l’aire de jeux de l’immeuble, or je n’ai pas voulu descendre, elle n’avait qu’à l’enterrer sous le parterre, pas loin de là. La femme de ménage arrivait tôt, buvait un café et avait l’abominable manie de feuilleter le journal avant moi. Elle essayait ensuite de masquer son geste, mais je voyais bien les plis irréguliers des pages, comme ceux d’un pantalon mal repassé. Je sentais également, à son goût âcre, que le café avait été réchauffé, et s’il y a bien quelqu’un qui ne me manque pas, c’est la femme de ménage.

 

15 janvier 2019

Au lieu de prendre le cap Sud, après avoir frôlé le Pain de Sucre, l’avion vole au-dessus de Rio de Janeiro à basse vitesse. Je suis amusé à l’idée que le pilote, tout comme moi, n’ait pas envie de quitter Rio ni hâte d’arriver à São Paulo. Ou alors il a décidé de nous proposer un circuit panoramique de la ville, afin de montrer aux passagers nos plages, la forêt de Tijuca, le Christ Rédempteur, le stade Maracanã et les favelas, parmi d’autres attractions touristiques. Nous prenons finalement la route habituelle par-dessus l’océan, mais voilà que l’avion fait tout à coup demi-tour, sans doute à cause de problèmes techniques. Souriante, l’hôtesse de l’air passe dans la travée et rassure les passagers qui s’échangeaient des regards inquiets. Nous sommes de nouveau sur le point d’atterrir sur la piste de l’aéroport Santos-Dumont lorsque, au dernier moment, l’avion se redresse et survole au-dessus de la ville, à mon avis pour brûler du carburant avant de tenter un nouvel atterrissage. Le problème, c’est que les turbines commencent à fumer, et l’hôtesse de l’air, toujours souriante, parvient à peine à contenir l’agitation des passagers. On dit que, un peu avant de mourir, on voit notre vie défiler du début à la fin dans notre tête, comme au cinéma. C’est ce que je vois, non comme dans un film, mais à travers le hublot, lorsque l’avion passe en vol rasant par-dessus Rio de Janeiro. Voici la maternité où je suis né, la maison de mes parents, l’église où j’ai été baptisé, l’école où j’ai insulté le prêtre, le terrain de foot où j’ai marqué un but avec le talon, la plage où je me suis presque noyé, la rue où j’ai pris un coup de poing au visage, les cinémas où j’ai flirté, le bâtiment du cursus préuniversitaire que j’ai laissé tomber, les adresses des mariages que j’ai laissé tomber, et près du cimetière, l’avion prend de l’élan, se redresse encore, accélère et pénètre les nuages. Moins d’une minute plus tard, le pilote décide à nouveau de redescendre et nous repassons au-dessus de la maternité, de la maison de mes parents, de la tour de l’église, tout comme la première fois. C’est comme si en volant en cercle l’avion reproduisait chaque fois plus fidèlement le trajet de ma vie, me faisant toujours revoir les mêmes femmes, les mêmes films, revenir aux mêmes adresses, aimer répéter les mêmes erreurs. L’hôtesse de l’air se penche sur chaque siège pour vérifier les ceintures de sécurité, et à ceux qui lui demandent si on s’en sortira vivants, elle répond en souriant : avec un miracle, oui. La clameur des prières se mêle maintenant aux cris de désespoir, et depuis mon hublot je crois voir mon appartement, un accrochage entre deux voitures dans la rue qui grimpe, un chat aux poils hérissés, l’œil d’un chien. Le commandant de bord entonne un Ave Maria dans le haut-parleur, alors que l’hôtesse de l’air passe avec son chariot et distribue des rosaires et des Bibles. J’ouvre l’Ancien Testament, mais mes lunettes de lecture dont les verres sont périmés ne me permettent pas de distinguer les lettres minuscules. Dévidant le rosaire, je cherche vainement à me rappeler une quelconque prière, tandis que mes compagnons d’infortune me jettent, à juste titre, des regards courroucés. L’avion est sur le point d’être déchiqueté avec une centaine de croyants à son bord pour la seule et unique raison qu’un athée a depuis longtemps perdu foi dans les miracles. Des masques tombent devant tous les passagers, sauf devant moi, et c’est alors seulement que je remarque, sur le siège voisin, la présence de mon père, qui détourne le visage et refuse de me donner une misérable bouffée d’oxygène. Désabusé, je contemple l’hôtesse qui signe une croix sur mon front et je murmure : maman. C’était mon dernier souffle de vie. Je me réveille aussitôt tout emmêlé dans mon drap, avec la télévision allumée : à partir d’aujourd’hui, par décret présidentiel, je suis autorisé à avoir quatre armes à feu chez moi.

 

9 avril 2017

Quand j’ai divorcé pour la première fois, il y a plusieurs années, ma femme m’a traité de machiste et de misogyne. Hors d’elle, elle avait parlé sans réfléchir car, connaissant mieux que personne le sens exact et même l’étymologie de chaque mot, elle savait que ceux qu’elle avait prononcés n’étaient pas corrects. Ce n’est pas mon genre de frapper les femmes, et je n’ai aucun plaisir à blesser leur cœur. Je préfère celles qui m’arrivent déjà blessées par un autre homme ; les femmes trompées, par exemple, les femmes en colère, le visage brûlant. Mais rien ne se compare aux épouses aveuvées encore jeunes et fidèles. Celles qui s’accrochent au cercueil fermé, lors de la veillée funèbre du mari mort dans un effroyable accident. Je suis incapable de voir une photo de ce genre de veillée sans songer à qui sera le prochain à coucher avec la veuve, pendant combien de temps elle résistera, quels seront ses sentiments confus quand, enfin, elle s’abandonnera. J’apprécie également les femmes qui pleurent pendant l’orgasme. Je mens : tu es triste ?, ça t’a fait mal ? Il existe vraiment un lien mystérieux entre la compassion et la perversité.

 

Rio, le 24 janvier 2019

À l’attention du syndic de la résidence Saint-Eugene

Je suis Maître Marilu Zabala, j’habite l’appartement 201 et je suis sûre de parler au nom de la grande majorité des résidants de la résidence Saint-Eugene. Le nouveau locataire du 702 – on dit qu’il est écrivain, mais je n’ai jamais entendu parler de lui – n’est évidemment pas obligé de saluer ses voisins, ni même de nettoyer ses chaussures boueuses quand il rentre. Je ne peux pas exiger de civisme de sa part, et je ne l’ai jamais réprimandé pour avoir pris l’ascenseur principal en short et parfois même suant à grosses gouttes et torse nu, ce qui est d’ailleurs interdit par le règlement intérieur de la résidence. Je porte plainte malgré tout, au nom de la sécurité et de la tranquillité de tous les résidants, y compris moi-même. Car en plus de se faire livrer à manger et à boire à des heures avancées de la nuit, on m’a rapporté un mouvement incessant de femmes dans l’appartement de cet individu. Il m’est déjà arrivé deux ou trois fois d’avoir le déplaisir d’apercevoir, depuis ma fenêtre, certaines prostituées, pardon, mais c’est le mot qui convient, car on ne pourrait parler, dans le cas présent, de filles légères, d’escort-girls ou employer d’autres euphémismes du même genre, certaines prostituées sortir d’un Uber pour monter au septième étage. Ce sont vraiment des professionnelles de la plus basse extraction, et je ne dis pas cela à cause de leur physionomie, car je suis juge fédérale et je n’ai pas de préjugés raciaux, mais à cause du manque manifeste de décence avec lequel elles s’habillent et de la vulgarité avec laquelle elles hurlent au téléphone. Je ne doute pas que nous ayons bientôt des orgies au 702 jusqu’au petit matin, effrayant les enfants, perturbant notre sommeil et résonnant dans la rue, ce qui portera d’évidents préjudices à la réputation de la résidence Saint-Eugene.

Dans l’attente des mesures qui s’imposent,

Marilu (201)

 

25 janvier 2019

Appartement luxueux près de la plage du Leblon, grand salon avec 3 espaces et soleil du matin, salle à manger avec lavabo, 4 suites privatives avec salle de bains, dont une master, salon familial privatif, grande cuisine entièrement équipée, buanderie avec 2 chambres de bonne, 8 places de parking, R$ 16 700 000,00.

Vu d’ici, d’en haut, le quartier n’est pas très différent d’une favela. Le fouillis d’immeubles à toit plat rappelle un amoncellement de boîtes à chaussures sans couvercle, dans un magasin sens dessus dessous un jour de soldes. J’y ai pourtant été heureux, pendant des années, je m’y suis marié, j’y ai eu des amantes, j’y ai mangé, bu, joué au poker avec des amis, fréquenté des bureaux, des cabinets, des papeteries, des coiffeurs, des magasins de chaussures, entre autres. Mais dernièrement, c’est comme si je revenais d’un séjour à l’étranger, et qu’en mon absence le restaurant était devenu une pharmacie, la pharmacie une banque, la banque un snack, et que la population avait été remplacée par une autre, qui me snobe comme si j’étais un immigré, un indigent. Ces gens-là ne savent pas que, ces dernières années, j’ai habité dans l’avenue la plus huppée du quartier avec la belle Rosane, qui n’est plus la même, elle non plus, et qui doit sans doute me considérer aujourd’hui comme un étranger ; la dernière fois qu’elle m’a adressé la parole, c’était pour me dire que j’étais devenu un type antisocial. Or, récemment encore, c’étaient nous deux les antisociaux, nous qui menions une existence recluse de couple durant les années dorées de notre court mariage. Nous chantions à deux voix sous la douche, écoutions du jazz au lit, regardions des séries à la télé, cuisinions, mangions des huîtres fraîches livrées à domicile, et s’il n’y avait pas de champagne tous les soirs, c’était uniquement parce que mes droits d’auteur touchaient déjà à leur fin. Dans la même pièce où j’écrivais à l’ordinateur, elle avait installé un chevalet pour y dessiner ses projets de décoration, ou d’architecture d’intérieur, comme elle préférait le dire ; elle ne sortait toute seule que pour rendre visite à ses clients, tandis que je déambulais sur le sable à la recherche d’inspiration. Un jour, je ne sais plus quand, elle a commencé à trouver que je manquais d’ambition, que je devrais écrire des articles pour un grand journal, que mes livres ne se vendaient pas parce qu’ils manquaient de punch et, enfin, elle m’accusa d’être jaloux de son succès professionnel. Je crois que c’est à cette époque qu’elle s’est mise à décorer la maison de son actuel amant, un vieux qui a fait fortune en Amazonie, et qui était alors marié à une femme du monde. Pendant notre mariage déjà, je les voyais côte à côte sur les photos des magazines, Rosane, le vieux, sa femme cocue et tout un tas de visages connus, qui participaient à des cérémonies et des galas auxquels je n’ai jamais été invité. Je n’y serais pas allé de toute façon, je n’ai même pas les chaussures qu’il faut pour me rendre au Copacabana Palace, au Country Club, ou au manoir du vieux dans le Cosme Velho. Si j’y allais et que je rencontrais Rosane, je serais capable, même sans désir, de lui claquer un baiser sur la bouche pour que le vieux et tout le monde puissent voir.

 

São Paulo, le 27 janvier 2019

Chère Maria Clara,

Seule une amitié aussi longue que la nôtre me permet de vous écrire ce message, qui frôle les limites que la discrétion et l’éthique professionnelle m’imposent. Il s’agit d’un sujet fort délicat, et sans doute avez-vous deviné que je viens vous parler de Duarte, ce que je ne pouvais faire tant qu’il était marié à cette « artiste » et que votre relation avait tourné au vinaigre. Quoiqu’à distance, je vous ai soutenue quand je l’ai vu se lancer dans une telle aventure, cela fait déjà trois ou quatre ans, certainement pas plus de cinq, lorsque nous avons publié son dernier roman. Depuis lors, Duarte a promis puis ajourné la remise de nouveaux feuillets. Mais voilà que l’autre jour, afin d’hypothéquer une nouvelle avance, il m’a envoyé des esquisses « mal fagotées » d’un roman que notre maison d’édition sera visiblement dans le devoir de refuser. La simple lecture des premières pages prouve combien vous avez été importante dans la carrière de votre mari, bien au-delà de la seule révision grammaticale que vous faisiez par amour ou affection, ce qui lui a évité bien des déconvenues. Les mauvaises langues, que je rejoins presque, disent ici que vous réécriviez ses livres de la première à la dernière ligne. Ne vous effrayez point, Maria Clara, je ne vous suggérerai pas de renouer un mariage au nom de la « patrie littérature ». J’espère néanmoins que vous réfléchirez à un rapprochement intellectuel, indispensable pour le futur de notre Duarte, d’autant plus qu’il est le père de votre fils.

Avec mes amitiés fraternelles,

Petrus

P.-S. : La maison d’édition a dû vous envoyer cette semaine le dernier roman de H. Balthasar. S’il vous plaît, n’y travaillez pas pour l’instant, car son agent nous dit qu’il aimerait éventuellement tester un nouveau traducteur. Il a dû y avoir un quelque malentendu.

 

30 janvier 2019

Dans son éblouissant petit palais du Cosme Velho, l’entrepreneur Napoleão Mamede, en compagnie de l’architecte Rosane Duarte, a reçu des invités triés sur le volet pour l’inauguration de l’orphéon Nossa Senhora de Fátima, institut musical de charité dirigé par Maria da Luz Feijó et son conjoint, le chef d’orchestre Amilcare Fiorentino. Conduit par Fiorentino, un orchestre de chambre et un cœur composé de vingt chanteurs ont offert aux heureux présents un exquis répertoire d’opéra. Le point culminant de la soirée a été l’entrée en scène d’Everaldo Canindé, un jeune homme de couleur, d’origine modeste, qui a ému tout le monde avec sa voix de castrat dans l’aria La Reine de la nuit, de Mozart.

 

31 janvier 2019

Je feuillette sans entrain les pages politiques, je cherche le football, le cinéma, les petites annonces, mais je tombe ce faisant sur un avis de décès. Fúlvio Castello Branco Jr, qui était mon camarade de classe à l’école Santo Inácio et avec qui je buvais parfois au Country, est décédé. J’avais vendu il y a quelques années ma carte de membre du club, j’avais perdu Fúlvio de vue, et c’est avec une certaine mélancolie que je descends la rue jusqu’à la promenade, où le soleil du matin m’accueille de face et fait miroiter les baies vitrées des immeubles du bord de mer. Tel un éclat de lumière que l’on aperçoit de loin, l’hideuse statue feuilletée d’or est toujours là, le pied ferme, avec son bandeau de président, devant la fenêtre ouverte de Rosane. Aujourd’hui, je donne raison à Rosane, elle n’avait pas tort de blâmer mon comportement antisocial. Si du temps de Maria Clara j’étais un auteur prolifique, c’était sans doute parce que, au lieu de marcher tout droit, je tirais profit des rencontres fortuites lors de mes balades. Dans les kiosques d’Ipanema où je m’arrêtais pour boire un jus de coco, chaque personne avec qui je parlais pouvait servir d’inspiration pour un futur personnage ; même des types qui n’avaient jamais ouvert un livre pouvaient entrer dans le mien. Rarement, une connaissance, au courant de mon office d’écrivain, me demandait : et les romans, Duarte, quand est-ce qu’il sort le prochain? Cela me remplissait de fierté, mais je ne m’étendais pas sur le sujet, car la plage, qui me servait pourtant d’inspiration, n’est pas un endroit pour parler de littérature. J’entendais suffisamment de mots sur la littérature de la bouche de Maria Clara, qui ne parlait pas d’autre chose et qui n’a jamais pris un bain de mer.

Arrivé sur la promenade de Copacabana, je choisis de prolonger la balade, de traverser le tunnel pour atteindre le cimetière São João Batista. Cela ne me coûte rien d’aller faire un saut à la veillée funèbre pour dire au revoir à Fúlvio, qui pourrait bien apparaître dans mon prochain roman avec le visage cireux d’un mort. Devant la porte de la chapelle, pleine de monde, je vois beaucoup d’hommes de mon âge, la plupart portant costume et cravate, parmi lesquels se trouvent sans doute des camarades de l’école Santo Inácio dont je ne me souviens plus. Heureusement, à l’intérieur plusieurs jeunes sont habillés simplement, car avec mon sweat-shirt et mes baskets je me sens à part. D’après les murmures dans la chapelle je comprends que Fúlvio a eu un terrible accident de moto, et en m’approchant du cercueil je constate que celui-ci est fermé. La veuve se tient à côté, et je suis surpris par son jeune âge, ainsi que par les jeunes filles qui l’entourent, à peine plus âgées que des adolescentes. Elle est menue, la taille fine, porte un tailleur noir, son corps est secoué de sanglots et des larmes coulent sur ses joues rouges. Au moment où j’essaye de me frayer un chemin pour lui adresser mes condoléances, quelqu’un me touche l’épaule et prononce mon nom. À ma grande stupeur, il s’agit de Fúlvio lui-même, en chair et en os, qui me prend dans ses bras et me remercie d’être venu, la voix tremblante : il avait vingt-cinq ans, Duarte, vingt-cinq. Je comprends tout à coup que le Fúlvio mort, c’est son fils, et je suis si surpris que je n’arrive même pas à prononcer les paroles d’usage. Je le prends rapidement dans mes bras et lui dis au revoir, mais il insiste pour m’accompagner jusqu’à la sortie. Il semble sincère en me disant qu’il est content de me revoir, et regrette de ne plus me retrouver aux happy hours des vendredis du Country. Après m’avoir pris une dernière fois dans ses bras, il me demande, la voix encore étranglée : et les romans, Duarte, c’est pour bientôt le prochain ?

 

Chico Buarque, Ces gens-là, traduit du portugais (Brésil) par Mathieu Dosse, © Éditions Gallimard, 2023.

En librairie le 2 février.

 


Chico Buarque

Musicien, écrivain