Roman (extrait)

L’ange transtibétain

Écrivaine

Des deux prochains romans de Yoko Tawada, l’un est traduit du japonais et l’autre de l’allemand. Voici le début du second, sur lequel plane la figure de Paul Celan, que l’écrivaine connaît bien. Patrik, ou « le patient », est invité à Paris pour un colloque consacré au poète. Il arpente Berlin, obligé de seulement tourner à gauche. Il arpente sa psyché troublée, trouvant dans l’amitié avec un « ange » peut-être un peu de paix. Traduit par Bernard Banoun, et à paraître aux éditions Verdier.

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Croissance chantable

 

À chaque carrefour, le patient regrette de n’avoir pas sur lui un dé qui déciderait à sa place s’il faut aller tout droit ou tourner. Aller tout droit, cela veut dire traverser la rue suivante. Ignorer le feu qui est au rouge, ou s’arrêter ? Il serait trop prosaïque pour lui d’attendre sagement que le feu passe au vert, ignorer la couleur du sang serait trop risqué. Et si par hasard le feu était vert ? Cela non plus ne serait pas une solution. Car le hasard n’existe pas. Ou s’il existe, il est truqué.

Vert, non, rouge non plus. Ne lui reste plus que la zone intermédiaire neutre du feu jaune. L’œil jaune coing reste ouvert deux secondes avant de se refermer. Pour profiter de cet espace de temps, il faudrait se métamorphoser en panthère. Le patient, qui n’est pas une panthère, fera mieux de renoncer totalement à franchir le dos du zèbre puis de tourner sur la gauche. Il se trouve heureusement sur la partie gauche de la rue, ce qui n’est pas un hasard puisqu’il prend toujours à gauche en sortant de l’immeuble, que ce soit le sien ou celui de sa copine.

S’il prenait sur la droite, il tomberait bientôt sur une supérette où travaillent une caissière au mauvais œil et une autre au regard miséricordieux. Laquelle des deux lui prendra son argent ? Entrer dans un supermarché, c’est la roulette russe.

Il prend sur la gauche et arrive donc bientôt à un café. En passant devant, il observe les clients qui boivent leur café, il moissonne leurs visages comme des épis d’or. Il note un front, un front intelligent, celui d’une femme. Le souffle du patient se fait plus saccadé et la sclère de ses yeux s’illumine. Le collier d’argent de la femme scintille comme la Voie lactée, et ses lèvres bavardent inlassablement. Face à elle est assise une autre femme coiffée de la même façon. Soudain, la bouche de la femme se tait. Qu’il est merveilleux, ce moment où un silence se fait et où les lèvres s’entrouvrent, mais sans voix, comme pour donner un baiser au patient. Le baiser ne sera pas pour cette fois. Le scénario n’en est pas encore écrit. Le patient n’arrive pas à écrire car il trouve que les mots habituels sont laids. Par exemple, l’expression donner un baiser a un goût de salade de concombres. On pourrait remplacer l’expression par celle-ci : plaisirs linguaux de la nuit. Mais alors, ce serait du plagiat.

Le regard du patient se fait plus critique, plus froid lorsqu’il observe les lèvres de l’inconnue. Elles ont quelque chose qui ne va pas. Ces lèvres sont disposées à l’horizontale comme deux morceaux de chair morte. D’où ce défaut de structure, une lèvre se trouvant au-dessus de l’autre comme pour signaler que c’est elle la lèvre supérieure. La moindre hiérarchie suffit à attrister le patient. Les lèvres devraient être verticales et jouir des mêmes droits. Alors qu’il est en train de trop réfléchir, se produit ce qu’il redoute le plus : les lèvres absolument idéales apparaissent devant lui. Elles n’ont ni forme ni couleur. Sont parfaites, mais mortes. Le patient tousse violemment dans son coude, couvrant la moitié de son visage. Puis il laisse retomber son bras, sourit timidement et s’efface devant un passant. Je n’en ai pas besoin, non, je m’en sors sans donner de baisers, vraiment, je vous en prie,passez donc, vous savez, pour être honnête, je ne supporte pas le contact intense en ce moment. Profitez donc à ma place de tout ce qu’on propose ici. Je suis sûr que vous me remplacerez dignement.

Le patient est surpris, car la personne qui se tient derrière lui pour le remplacer n’est pas un homme mais une femme. Les femmes font beaucoup de choses mieux que les hommes et il n’y a rien de répréhensible à se faire remplacer par une femme. Pour être honnête, il ne croit même pas que cela relève de la tradition des rôles travestis, mais il se dit que c’est lui qui porte par mégarde un pantalon. Il faudrait qu’il l’enlève, et comme il ne pourrait pas se rendre au travail dans une telle tenue, il préfère rester au lit. Tomber malade est une chose, se mettre en arrêt maladie en est une autre. Le médecin clique les mots sur l’écran. Fatigue, apathie, manque d’appétit, difficultés de concentration, troubles du sommeil : rien que des mots inventés ! Le patient sait bien que tous les mots sont inventés, et pas seulement ceux-ci, il sait bien qu’ils n’ont pas germé dans la terre.

Il lui faut une remplaçante, c’est clair. Radin, l’institut ne finance qu’un demi-poste, c’est-à-dire qu’il ne paie qu’un demi-chercheur. Un demi-humain ne peut pas rester en bonne santé. Son autre moitié, celle qui n’a pas de poste, tombe malade elle aussi. Les deux moitiés de malade sollicitent deux consultations entières chez leur médecin. À l’institut, on a besoin d’une remplaçante avec deux mains. En fin de compte, il s’agit de deux personnes, et pas d’une demi-personne. Pourquoi l’institut n’a-t-il pas d’emblée créé deux postes ?

Le patient veut tendre la main à sa remplaçante, mais il ne voit plus de femme et sa main flotte en l’air sans but. Bizarre. Voici un instant à peine, elle était debout derrière moi. Elle a peut-être perdu courage. Qui, désormais, franchira à ma place la porte à battants ?

Le patient aperçoit au loin une silhouette bien découpée. Une dame qui, telle une comète, arrive de la même direction que lui. Il a honte. Sa chemise déteinte, des boutons qui manquent, un porte-monnaie ne contenant que quelques pièces. La dame est la fleur entre toutes les fleurs. Le parfum de camomille lui monte au nez, le picote jusqu’au cerveau. Le patient voudrait s’agenouiller. Car c’est une prima donna, elle tient toujours le rôle principal, c’est une diva, mais avec la modestie d’une ornithologue. Chaque pas, elle le pose en mesure, et pourtant sa démarche n’a rien de saccadé, elle n’est qu’un long souffle élégant que rien n’interrompt. Elle marche d’un pas doux et décidé, sans hésitation elle franchit la porte à double battant.

Le patient est rempli de fierté. La plupart des mélomanes croient que cette cantatrice vit aux États-Unis, lui seul sait qu’elle vit à Berlin. Elle habite même dans son voisinage, quelque part à droite de chez lui, sans quoi elle ne serait pas toujours derrière lui.

Il prend toujours sur la gauche quand il sort de son immeuble. Il ne quitte guère son immeuble car il ne quitte guère son lit. Il ne se rappelle pas quand il a quitté son oreiller pour la dernière fois. Quand le médecin l’interroge, il répond qu’il va se promener chaque matin. Il le dit pour faire plaisir au médecin, mais curieusement, la blouse blanche lui recommande de rester à l’intérieur : il serait irresponsable de sortir, surtout quand on n’est pas capable d’identifier un danger invisible. Mais le patient est plus rapide qu’une personne émotionnellement stable à identifier un danger. Passant outre à la mise en garde du médecin, il sort. Il sort chaque matin, ou bien il ne sort jamais : il ne sait pas trop.

À gauche dans sa poitrine, le cœur bat à un rythme accéléré, à droite le jour se termine avec l’achat de lait au supermarché. Sans lait, il trouve que le café a un goût de brûlé. Et avec du café, c’est le lait qui a un goût de brûlé. Le lait qu’il achète ne contient que 3,5 % de mère. Le reste est paternel. Le lait est aqueux, avec un goût un peu salé. Personne ne veut lui dire où l’on peut acheter du lait plus épais.

Aucune direction n’est entravée par un mur et l’on peut aller où l’on veut. Mais si les choses tournent au sérieux, il reste une direction et une seule : celle qui va des coulisses à la scène. En réalité, le mur épais qui les sépare est en velours, le rideau est lourd, mais n’importe qui peut l’ouvrir. Une partie de la scène est éclairée sans merci, c’est l’endroit où doit se placer la cantatrice. Une fois qu’elle a franchi le seuil, plus question de revenir en arrière, et personne, pas même cette artiste expérimentée, ne contrôle parfaitement ses propres cordes vocales, car les voix n’appartiennent pas seulement à l’humanité. Si l’être humain est lâché par sa voix, personne ne peut lui venir en aide, pas même le firmament de l’art semé d’étoiles dorées. Les musiciens qui jouent des vents, des cordes et des percussions remplissent l’espace de son, à l’extrême, pour créer, l’instant d’après, un grand silence où la prima donna doit attaquer toute seule sa première note. Il y a toujours un chant à chanter, mais auparavant il faut créer le silence dans lequel ce chant pourra naître.

La voix ne sort pas de sa bouche. Elle commence ailleurs. Quelque part en l’air, très haut, où lui fait signe un ange invisible. Personne, dans le public, ne peut localiser ce son.

Le patient garde les yeux rivés sur l’étui en plastique du DVD, ce sont les battants de la porte derrière laquelle la cantatrice a disparu. Il observe les clientes du café. On dit que les femmes sont la moitié de l’humanité. Mais ce compte ne peut pas être juste. Elles sont clairement plus de la moitié. Sinon, le système s’effondrerait. Où qu’il regarde, les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Les femmes montrent leur peau au soleil. Bras éclatants, nuques semées de taches de son et un V entre les seins couverts. Il y a aussi des femmes qui rejettent leur opulente chevelure en rapprochant leur visage du patient. Pour ne pas être dépassé par la situation, il recule à petits pas. Déjà ses pieds ressentent le bord du trottoir. Un pas de plus en arrière et il tombera du haut du pavé.

Seuls les bourgeois ont le droit d’aller à la salle de concert. Même s’il pense en son for intérieur que la bourgeoisie n’est pas meilleure que le peuple, seulement un peu plus arrogante, le patient voudrait en être. Car la cantatrice se donne tant de peine et elle chante en italien. Par gratitude, ils votent populiste ou, comme dit le patient, peupliériste. Quand on veut éviter le mot people, on écrit peuplier. La diva, modeste et travailleuse, apprend le livret russe, elle chante, et le peuple soutient l’autocrate. Le patient ferme les yeux pour être seul. Il préfère se trouver dans un auditorium vide. Vide, cela veut dire aussi rempli de morts. Comme aucun mort n’achète de billet d’entrée, la salle de concert est officiellement vide. Les morts apparaissent dans les statistiques, à part cela ils restent invisibles et vont là où il y a de la musique. Lui aussi, se dit le patient, il devrait être mort pour être de la partie. L’idée d’être mort lui plaît, ou mieux encore : celle de devenir mort. Comment devient-on mort? Ce n’est pas la même chose que mourir. Être joyeusement mort et toujours de la partie.

Arrivé là, il se caresse le front avec trois doigts. Un geste qui l’apaise. Il ne veut pas trop penser, il veut marcher. Marcher, c’est penser sans mots. Il a du mal à éloigner de sa tête les mots d’écume. Son cerveau n’est pas un espace. C’est une masse compacte de mots sans rapports les uns avec les autres. Et il n’y a pas que son cerveau : le moindre poil de ses sourcils et de ses cils est fait de mots. L’estomac est plein de mots qu’il ne digère pas. Ce matin, au petit déjeuner, il a mangé le mot pain. La veille ou l’avant-veille ou un autre jour situé en tout cas dans le passé, il s’était acheté du pain de mie au supermarché. Il lui fallait absolument du lait, il avait tourné à trois coins de rue, chaque fois sur la gauche. C’est ainsi qu’il était arrivé jusqu’au supermarché, où le mot mie avait sonné comme amie.

Tranche est un mot délicat, on le dirait tramé de soie. Une tranche de pain. Cela sonne comme un corps de femme chaud enveloppé dans un tissu de soie. Pas la femme entière, mais une fine tranche d’elle. Même si le lait a un goût de brûlé, il y a dans le pain une tranche d’espoir. Le patient croit ne manger que des mots. En réalité, il digère tout ce qui va avec les mots. Sans doute avait-il mangé le pain en même temps que le mot pain, puisque comme toujours, il avait faim sans avoir d’appétit.

Chaque jour à la même heure, il observe la belle cantatrice. Il trouve amusant qu’elle ne sache apparemment pas qu’il sait qui elle est. Sous prétexte qu’elle porte une capeline classique, de larges lunettes de soleil et un ample foulard lui couvrant la bouche, elle s’imagine que personne ne la reconnaît. Elle ne sait pas que le patient reconnaît les gens à leurs doigts, pas à leur visage. Autrefois, quand il était debout au dernier rang du poulailler, la cantatrice, sur scène, n’était pas plus grande qu’un dé à coudre. Il ne distinguait pas ses doigts. Depuis la fermeture des salles de concert, le patient est toujours au premier rang chez lui. Jamais la scène n’a été aussi proche. Quand il se met au lit au retour d’un espace musical digital et dort toute la nuit les yeux ouverts, un jour clair l’attend. Autrefois, les jours gris sur gris étaient fréquents. Désormais, tous les jours sont uniformément irradiés et frappés par le soleil, et la ville est bidimensionnelle. C’est au patient lui-même d’ajouter les ombres pour continuer à penser en relief.

Entre-temps, toutes les scènes ont rouvert. C’est du moins ce qu’on dit. Mais le patient a désappris l’usage des moyens de transport. Il n’arrive plus à se positionner sur le quai de façon à éviter qu’un fou ne puisse le pousser sur la voie. Rien que les escaliers menant au quai sont un problème. En les descendant il pense à l’enfer, en les montant à l’échafaud.

Sortir de chez soi. Ce serait le premier pas. Comme citoyen, il a le droit de quitter la réalité à tout moment. Debout sur le trottoir, il peut être sûr que la cantatrice arrivera sur sa droite. S’il prend sur la droite, la rencontre ne durera pas plus d’une seconde. Il prend sur la gauche et la célébrité le suit. Il a peur qu’elle, n’ayant pas peur, continue tout droit son chemin tandis que lui, incapable de traverser la prochaine rue, sera obligé de prendre sur la gauche. Il a la surprise de la voir tourner sur la gauche et entrer dans le café. Dedans, ce doit être frais, sombre et agréable. Mais, même si le soleil est trop fort pour tout le monde, personne n’ose vraiment s’installer à l’intérieur. Les sans-abri, eux, de toutes les façons, sont exposés à sa lumière à longueur de journée. Et pour ceux qui peuvent s’offrir l’ombre réparatrice, s’asseoir en terrasse tient de l’alibi. Quant à l’hiver où les gens pourront se remettre d’un été calamiteux, le clore véritablement, cet hiver ne viendra pas. Et à défaut d’hiver, il manquera aussi le printemps.

Autrefois, entre les actes, il y avait ce qu’on appelait les entractes : le rideau se ferme et le public ne voit plus la scène. Le patient était vexé. Comment la cantatrice peut-elle lui imposer de ne plus rien voir ? La tête penchée, il gagnait le promenoir et se retrouvait tout d’un coup au milieu d’une masse humaine. La plupart des gens étaient des couples aisés aux cheveux argentés soigneusement ondulés. Le désespoir le poussait à commander au comptoir un verre de mousseux dont l’acidité le démangeait intérieurement. Les gens se tenaient les uns près des autres, lui se sentait d’autant plus seul.

C’en est fini, par bonheur, de la solitude des entractes. Dans le pays entier, les pauses sont interdites. Plus de récréations dans les cours d’école. Plus de pauses dans les champs d’asperges. Les salles de concert avec entracte sur entracte sont fermées. Il ne reste désormais plus que de brefs applaudissements entre deux actes sur un DVD, et le spectacle reprend sans entracte. Assis au premier rang, le patient savoure cette vie nouvelle. Il jouit d’une vie sans entracte. À l’école, il détestait les récréations. Pendant le cours, il pouvait se concentrer sur la maîtresse, qui appréciait cet écolier calme et doué. Et puis il y avait de la matière à apprendre, sur laquelle il pouvait travailler. Pendant les récréations, les repères lui manquaient.

Laissant là le bâtiment scolaire de son souvenir, le patient marche vers la grande porte à battants. Pour qui se sent assez fort, aucune porte n’est verrouillée, se dit-il. Mais cette porte à battants est une femme et seule une femme peut l’ouvrir. L’espace intérieur aussi est une femme. Bien sûr, cette femme n’est pas une matriochka. Même si elle en était une, je ne suis pas un Casse-Noisette pour danser avec elle. Je reste dehors. Ça ne me dérange pas. De toute façon, je n’aime pas les poupées. Une jeune fille poupine pue le pipi. Je l’ai souvent dit à ma copine. Ce qui me plaît, c’est une femme mûre, artiste et plus célèbre que moi. Ma copine éclate d’un rire moqueur et demande : Tiens, tu es célèbre, toi ? Et depuis quand? Il y a deux personnes qui te connaissent : ta mère et moi. Le visage de ma copine se fendit en deux moitiés et laissa apparaître le visage de ma mère. Est-ce que toutes les femmes sont une seule et même matriochka ? Combien de fois me faut-il traverser l’apparence d’une femme pour donner un baiser à une strate plus profonde ?

Dans le noyau de la tête, un chien se met à aboyer. Ce ne sont pas que des aboiements, mais aussi des hurlements et des hennissements. Tais-toi ! Je dois faire le tri dans mes pensées ! Chaque aboiement heurte depuis l’intérieur la sensible paroi de verre de son front. Le patient donne quelques coups de pied à la bête, qui aboie de plus en plus fort. Soudain, le silence se fait, le patient sait que son entrée est attendue, mais il ne connaît aucun air qu’il puisse chanter. Pourquoi ai-je fait du mal au chien? C’est Aorta, mon chien adoré. Combien de fois l’ai-je embrassé en pleurant ? À l’époque, quand, la tête embrumée, j’avais saisi mon couteau à fruits, il avait bondi gaiement sur mes genoux et j’avais laissé retomber le couteau. Son propriétaire précédent, qui le battait, l’avait abandonné en forêt, mais à moi, ce husky de Sibérie vouait une pleine confiance. Il avait été recueilli par un photographe américain en quête d’espèces de cèdres particulièrement rares, qui l’avait conduit dans un refuge. J’avais lu l’annonce dans un journal local et j’étais allé le chercher. Dès le premier jour, il mangeait dans ma main : biscuits, chips, feuilles d’automne. Aujourd’hui encore, je sens sa langue de chien, chaude, rêche, sur ma paume et entre mes doigts. Pour mes parents, le chien s’appelait Franz. Je ne leur ai jamais révélé son vrai nom. Aorta ! Ce nom, c’est un secret personnifié qui demeurera à jamais dans mon cœur, même quand je serai sous terre.

Ils prétendent que je suis malade parce que je sors de chez moi tout en restant à la maison. Il existe une maison du souvenir. La quitter, c’est entrer dans une autre maison. Il n’y a rien de contradictoire à rester dans un monde tout en le quittant. Lui, il peut faire son entrée tout en se retirant. Il peut rester un patient tout en étant un Je.

Le patient se nomme Patrik. L’une de ses stratégies de survie consiste à se désigner parfois lui-même, dans son monologue intérieur, comme « le patient ». Je, pour Patrik, c’est le pronom personnel, la première personne, et donc la plus importante dans une solitude singulière. La troisième personne est une issue de secours. Car il n’est pas sain de prononcer toujours le débonnaire mot je et de parer les verbes allemands d’une même désinence. Possède, pense, mange, aime, lave, achète. En voilà une monotonie! Quel compositeur permettrait à son librettiste de terminer toujours sur un e ?

Il n’est pas rare que Patrik se sente enfermé dans une prison de la première personne. La clé qui permettrait de le délivrer à tout moment de sa cage repose dans sa main. La porte ne s’ouvre pas si facilement. Mettre ce truc en fer dans la serrure et tourner, ça fait mal. Un homme moderne doit vouloir l’ouverture. Ouvrir, cela fait mal. Fermer, cela apaise. Le trou de la serrure est le trou de son oreille. Un sang épais lui coule de l’oreille. Même si cela fait mal, mieux vaut parfois être un patient qu’un Je. Sinon, il a beau respirer, il n’a plus d’oxygène. Un seul pneumothorax, c’est encore supportable. S’il en a plusieurs à la suite, cela lui donne la fièvre. Et s’il a de la fièvre, il n’est pas obligé de se rendre à l’aéroport.

Quand Patrik s’était inscrit au colloque Paul-Celan de Paris, le comité d’organisation lui avait répondu par une question.

« Quelle est votre nationalité ?

– Pourquoi cette question ?

– Selon la nationalité, c’est telle ou telle fondation qui prendra en charge votre vol. »

Patrik répond RFA et regrette d’avoir employé l’abréviation. C’est lâche de parler uniquement en majuscules. Je suis un AT de l’IRLB et je viendrai au CIPC par AF : c’est ça, une réponse modèle? Mon amour-propre n’est pas de taille à s’exprimer en minuscules. Les majuscules protègent les gens. Par la suite, il avait écrit aux organisateurs qu’il ne souhaitait pas participer au colloque car, semblait-il, on y attachait de l’importance à l’origine des gens.

Je suis né à Francfort et, quand je dis cela, les petits futés aux langues bien pendues s’exclament aussitôt : Ah! Francfort-sur-l’Oder, à la frontière polonaise ! Non, je suis né sur les rives du Main. Le Main est un affluent du Rhin, qui n’est pas une possession de l’Allemagne. Mais qui parle ici de posséder ? Je parle de ce qui coule. Je sais bien qu’aucune fondation ne veut jeter l’argent dans l’eau courante. Stop ! Le patient ne veut pas penser, il veut marcher. Marcher, c’est penser rythmiquement sans virgules. Il oublie totalement qu’il s’appelle Patrik, il marche vaillamment avec ses jambes qui n’ont que faire d’un nom propre. Les jambes sont les jambes. La tâche d’aujourd’hui est de sortir de chez soi et de faire dix mille pas. C’est facile de quitter son domicile. Il faut avoir quitté la maison de ses parents pour commencer sa vie. La vie se trouve d’abord dans une rue vide. Mieux vaut prendre sur la gauche. Patrik a un frère cadet qui a quitté lui aussi la maison familiale à dix-huit ans. Il ne s’est pas orienté vers la gauche, mais vers la droite. Cela le gênait, que son aîné ait les cheveux longs, qu’il passe son temps dans un café et qu’il lise des livres de bonnes femmes. Le patient n’est pas sûr d’avoir réellement fréquenté si souvent un café. Il ne sait pas non plus s’il a réellement un frère d’extrême droite. Il ne connaît que trop bien ses lèvres intérieures, qui aiment mentir. Elles mentent tant qu’elles peuvent. Elles mentent jour et nuit. Elles mentent inlassablement, sans raison ou pour une raison inconnue de lui. Qu’est-ce que ça lui apporte d’avoir un frère qui soit membre actif d’un parti populiste ou, pour employer l’expression maison, d’un parti peupliériste ? Mais si, ça lui apporte quelque chose. Absolument, ça lui apporte quelque chose d’avoir un faux frère. C’est un point de repère. Le patient n’a pas de boussole intérieure. Mentir judicieusement lui permet de dessiner dans sa tête le plan d’une ville. Mentir, ça sert. Néanmoins, inventer de toutes pièces sa propre vérité n’est pas une vertu. Le patient souffre de mauvaise conscience. Mais une chose le réconforte : il ment sans voix et, en cela, cette manie ne nuit pas à son environnement.

Ses lèvres du dehors sont probes et fidèles. Il ne ment jamais à sa copine. Il lui raconte tout, par exemple qu’il s’est épris de cette cantatrice qu’il trouve plus mature et plus équilibrée qu’elle. La copine lance des regards de feu et, les doigts tremblants, lui tend une figue mûre. Odeur douceâtre. Le fruit a une peau soyeuse. Si le patient mord dans sa chair, le dedans du corps apparaît, rouge et juteux, avec vaisseaux, fibres et chair. Ça, une figue ? Patrik a un goût de sang sur la langue. Sa joue gauche brûle, le tympan est cotonneux. Sa copine lui a peut-être flanqué une forte gifle. Elle a peut-être crié. Ce qui s’est passé est loin de lui.

La copine doit l’avoir traité de loser aux cheveux longs qui s’intéresse à des genres morts. C’est quoi, des genres morts ? La poésie ? L’opéra ? L’amour ? Qu’est-ce que la copine a vraiment dit ? Les phrases originales sont perdues, elles ne peuvent pas être restituées. Le patient ne se souvient que de sa traduction, comme cela arrive souvent dans la vie.

Elle a pour copain un mollasson qui passe son temps au café à lire des vers doucereux. Que devrait-il faire d’autre ? Fonder une entreprise ? Non. La copine serait déjà contente qu’il sache choisir méthodiquement des poèmes marquants pour en établir des interprétations intrépides, ce qui lui vaudrait d’obtenir un poste à l’université. Pour cela, bien sûr, ses interprétations doivent être irréfutables. Il doit supporter sans crier toutes les piques qu’on lui lance.

La copine pense qu’un tel mollasson ne peut pas réussir son brevet de maturité. La copine oublie l’essentiel. Le patient a déjà un poste, et, qui plus est, c’est un poste très convoité. Soulagé, il expire profondément. Ce ne sont que des cauchemars, tout ça. Une fois réveillé, il a un emploi fixe de collaborateur indépendant d’un institut réputé. Mais quelques secondes plus tard, il ne sait plus avec certitude s’il a vraiment accepté ce poste ou s’il l’a héroïquement refusé. Son employeur pathologisait Celan, souillait Ingeborg Bachmann, banalisait Nelly Sachs et offensait d’autres poètes éminents, comme si c’était là sa vocation. Comment puis-je accepter d’avoir pour patron un homme pareil ?

Voilà que mes lèvres intérieures se remettent à mentir. Personne ne m’a proposé d’emploi. Personne ne m’a convoqué à un entretien d’embauche. Comment aurais-je pu refuser un poste ? Pourtant, on ne peut pas affirmer que personne ne m’ait jamais convoqué. Il y en avait un qui voulait m’avoir. Un choucas. Un matin, il m’avait demandé si j’avais envie de venir lui chanter mon couplet. Une quantité de sang m’était montée à la tête et mon cœur s’était mis à cogner contre ma cage thoracique, car j’avais le trac et un grand désir d’auditionner. Je m’imaginais dans le rôle d’Octavian du Chevalier à la rose chantant ses phrases à genoux devant la Maréchale. Non, pas possible, puisque Octavian est chanté par une voix féminine. Alors que ferai-je dans l’avenir si l’homme que je voudrais être est joué exclusivement par une femme ?

La science, c’est trop d’ascèse pour moi. Une pas-encore-science ou une déjà-plus-science me convient mieux. J’y aurai mon rôle à jouer. Le patient n’avait jamais envisagé de suivre une voie rectiligne. Selon sa copine, il était un mollasson qui traînait dans les cafés et lisait de la poésie, de nos jours il n’y avait que ces types-là pour porter les cheveux longs, qui avaient passé de mode au moins trois fois. Le patient a-t-il réellement les cheveux longs ? On voit ses deux oreilles, qui s’affirment dans une bizarre nudité. Elles ont quelque chose d’un coquillage, quelque chose de féminin. Je vais les couper et les rendre à ma mère. Vincent Van Gogh s’est coupé une oreille et l’a offerte à une prostituée. Par cet acte, le peintre avait atteint son but. Il ne voulait pas rester enfermé comme un lépreux derrière des barreaux de bambou. Sa maladie a la cote, c’est presque de quoi couronner un artiste. Le patient, lui, a les cheveux courts et les oreilles intactes. Il s’est rasé la tête récemment. Il n’en pouvait plus des mots qui logent dans les cheveux. Les moines tibétains se rasent le crâne parce que les cheveux pensent toujours aux femmes nues. Les cheveux pensent ? Sûrement. Plus que le cerveau. Cela avait été spontané : avec des ciseaux de bureau, le patient avait commencé par se couper les mèches qu’il arrivait à attraper, sans se regarder dans la glace. Il n’avait pas de miroir chez lui. Le reste, il l’avait rasé avec une lame en se blessant plusieurs fois le cuir chevelu. À sa vue, sa copine s’était mise à hurler comme un frein d’urgence.

« Qu’est-ce que tu as fait à ta tête ? Je ne veux pas être avec un détenu des camps ! »

Depuis, il sait qu’elle voulait être non pas avec lui, mais avec ses cheveux. Il avait ramassé les cheveux dans la corbeille, les avait placés dans une enveloppe et les lui avait expédiés par la poste avec ce commentaire : « Tiens, le voilà, ton amour ! » On pourrait trouver cette phrase méchante. Sa question à elle, quand elle avait demandé ce qu’il avait fait avec sa tête, l’était encore plus. Elle sait bien à quel point cette question le blesse. Cela fait des années qu’il réfléchit à ce qu’on a fait avec sa tête quand il était enfant. On ne s’était sûrement pas contenté de lui raser innocemment sa tête d’enfant.

Le patient veut être un doux jeune homme aux cheveux longs lisant de la poésie. Il peut bien s’appeler Patrik. Comme patient, tant que sa maladie n’est pas nommée, il jouit de davantage de liberté. Tandis que sous son nom d’état civil, Patrik est dans l’obligation de guérir. Et si l’on faisait jouer à ce Patrik le rôle d’un homme déjà guéri ? Il n’a peut-être pas encore commencé sa carrière, certes, mais ce n’est pas une maladie. Il est encore jeune. Il peut entrer dans la chambre noire de la poésie et, prudemment, du bout des doigts, découvrir son avenir à tâtons. Il y a tant de métiers poétiques dans le monde. Ce serait bien le comble s’il n’en dégotait pas un. Interpréter, discuter, transmettre, enseigner, relire, éditer, vendre, mettre en musique, mettre en scène, traduire, et si rien de tout cela ne marche, il pourra toujours devenir poète. Ces temps derniers, la plupart des métiers se sont éteints, comme tant de splendides insectes d’Amazonie.

Lire : c’est le premier pas, quoi qu’on veuille faire plus tard. La poésie : un bon choix. Et puis Patrik est beau quand il lit. Ses cils s’allongent et ses lèvres rougissent. Rien ne le distrait, même pas une conversation bruyante à la table voisine. À côté de lui, deux femmes discutent avec ferveur assurance responsabilité civile. Elles parlent si ouvertement que leurs postillons tombent comme une pluie tropicale sur leurs tasses de moka. Le patient n’est pas encore Patrik. Le patient refait le chemin jusqu’au café et s’assoit à côté de la table où l’on discute assurance responsabilité civile.

Un léger décalage temporel entre le patient et Patrik ne dérange personne. Le patient note que la partie inférieure des pieds de la table est rouillée. Un scénographe ne resterait pas indifférent à un tel détail. Patrik est différent du patient. Patrik peut faire abstraction d’un défaut tel que de la rouille ou une moisissure, qui ne représentent pas un danger immédiat. Patrik s’assoit très calmement, il supporte pendant quelques secondes l’attention accrue des autres clients, alors qu’au patient cela serait difficile. La curiosité des habitants des grandes villes est de courte durée. Il pourrait n’avoir plus qu’une oreille, comme le peintre hollandais, ils ne le dévisageraient pas bien longtemps non plus.

À cet instant, une serveuse aux cheveux courts disparaît à l’intérieur du café. Elle ressort avec un plateau, pose deux verres de coca-cola sur la table à l’angle et rentre sans remarquer le nouveau client, Patrik. Mieux vaut être invisible que mal vu. Et puis je ne suis pas là pour boire mais pour lire ou, plus exactement, pour devenir un Patrik qui lit de la poésie.

Au lieu de la serveuse, c’est la soprano qui apparaît et trouve un jeune homme lisant de la poésie. Elle porte une robe noire et un long collier fait de grands anneaux délicats. Patrik connaît ce bijou. Elle le portait parfois pendant ses master classes. Patrik regarde de temps en temps des vidéos où la cantatrice donne des interviews. Dans ces cas-là, bien sûr, elle ne suit pas l’intrigue d’un livret d’opéra et elle est la seule à décider de ce qu’elle porte, de ce qu’elle dit et de sa manière de bouger. Patrik constate que la cantatrice mène une double vie, il est pris d’inquiétude. Il lui reprocherait presque d’être une traîtresse.

Hofmannsthal rédigeait des didascalies très détaillées, comme s’il voulait contrôler le moindre mouvement de cantatrices futures qu’il ne connaîtrait jamais. Le moment où la Maréchale se redresse sur ses oreillers, celui où elle ferme les rideaux, celui où elle se cale en arrière, tout cela figure noir sur blanc. À la lecture du livret, Patrik éprouve une répugnance, il se sent comme un enfant auquel sa mère dicte tout. En même temps, il aimerait bien avoir un librettiste qui lui dicte le contenu de sa vie car, sans cela, elle reste vide. Patrik veut être un personnage participant à la pièce. Hofmannsthal lui pardonnera d’avoir ajouté un personnage. Celui d’un jeune homme qui se plonge dans des poèmes au point d’en oublier le monde qui l’entoure. À cette fête, d’autres convives portent à l’oreille une étiquette de prix. Ce jeune homme est intact. Plairait-il à la dame aux camélias ? Non. Il lui manque la faculté d’aimer ou, plutôt, la faculté de chanter. Chez lui, entre la gorge et la trachée, rien ne vibre qui aille au-delà de l’humain. Il est un mortel ordinaire au souffle court. Tandis qu’Alfredo, lui, est un ouragan qui chante au-delà de l’humanité comme une force de la nature.

Le patient remarque enfin que la serveuse à cheveux courts est campée devant lui et attend sa réponse. Sans connaître sa question, il répond :

« Oui, je veux.

– Qu’est-ce que vous voulez ? » demande la serveuse d’un ton railleur. Bonne question. Que veut-il ? Il a déjà tout ce qu’il faut.

« Vous savez quoi ? Je prendrai ce que vous choisirez pour moi. Car ce n’est pas toujours de moi qu’il s’agit. »

Agacée par cette réponse, la serveuse lui tourne le dos. Derrière les omoplates de la serveuse, on aperçoit une porte à battants. Une fête somptueuse se déroule derrière cette porte. La façade décrépite du bâtiment ne laisse pas supposer l’imposante fontaine de marbre qui se cache derrière. Il en jaillit du champagne, les verres des convives étincellent sous les lustres. C’est Paris. De sa démarche dansante, une courtisane va d’un monsieur à l’autre et le flatte de ses cinq langues étrangères. La tenue de la cantatrice est fleurie. Les âmes-feuilles des convives ondoient sous son haleine chaude. Cette sympathique escort-girl, c’est le personnage de Violetta. Le champagne bu, les convives passent en couples dans la pièce voisine. Violetta s’apprête à les suivre. Soudain, sa poitrine est secouée d’une toux diabolique. Elle se recroqueville sur elle-même et glisse vers un espace obscur où plus aucun projecteur ne l’atteint. Les convives se sont éloignés, sauf un homme, Alfredo, qui enlace de ses bras vigoureux la femme toussant à mort. La respiration du patient est syncopée. Un évanouissement volontaire de plusieurs secondes.

Yoko Tawada, L’Ange transtibétain, traduit de l’allemand par Bernard Banoun, postface de Sven Keromnes, © Éditions Verdier, 2023.

En librairie le 16 février.

 

 


Yoko Tawada

Écrivaine