Poésie

Tu parles d’un poem

Peintre, poète

Dans les colonnes d’AOC, en décembre 2020, et à propos de l’Antidictionnaire des couleurs du poète, artiste et professeur de couleur Pierre Mabille, Eric Loret avait écrit ceci : « C’est une poésie presque parlée, des choses quotidiennes (mais pas “petites”, sans niaiserie énamourée), qui tombent dans l’esprit et sous les sens comme les atomes de Lucrèce. » C’est d’ailleurs un des effets de la chute du « e » de ses « poems » : une invitation à les dire à voix haute.

 

Juste une idée

qui tient la route
en six lignes max
je l’ai notée là
c’était il y a longtemps
toi tu la lis à l’instant

 

En TGV

le front sur la vitre
soudain réveillé
à cause du froid au front

(froid au front
essaie un peu
de le dire vite)

front au froid
minipoem tagué
au doigt sur la buée

et loin derrière
hop un arbre
qu’on appelle tremble

hop les autres
appelés freine
être ou charme

 

On avance

dans la lumière de plus en plus
cuivrée on voit les éoliennes
toutes petites là-bas on peut les
saisir entre le pouce et l’index

et au fur et à mesure qu’on avance
le son de nos pas s’améliore c’est
en marchant que tout s’arrange tout
se passe bien on dit ok ça roule

on parle de ce qu’on pourrait faire
demain ou tout à l’heure et
au fur et à mesure qu’on avance
on oublie ce qu’on disait y a cinq minutes

les personnes les endroits les passions
deviennent ovnis qui frôlent
nos épaules décollent ondulent et
disparaissent loin derrière nous

comme si on les découvrait
sous un gros caillou toutes sortes
de phrases fourmillent et l’une après
l’autre s’envolent dans l’air et

l’air il est tiède

 

Les rideaux

fenêtres ouvertes sur l’air du soir
ils frissonnent ondulent danseuses fatiguées
mais parfois
un geste grandiloquent
façon magistrat
surjoué
vitesse lente

(au loin derrière les nuées
fauves dévorant la lune)

nuit d’été en chaleur
rideaux qui soupirent
l’air fait sa grande folle
le vent il tombe
raide dingue de moi
il glisse
ses doigts
ses doigts légers

dans mes cheveux

 

Heureusement

vérifier le mail
la liste des destinataires
relire la petite bombe
à retardement

par amour du drame
appuyer sur envoi (son
de fusée loin qui décolle
en oblique façon mouette)

sur l’écran noir plus tard voir
son propre visage reflété comme
la tête d’un mec qui a fait fortune
en composant des sonneries

un mec au sourire vide
devant son reflet noir
c’est pas encore moi
ni toi heureusement

 

La force de l’âge

ce soir désolé
je suis une vieille femme

une vieille femme qui somnole
devant la finale de la coupe

de la coupe
du monde

bonsoir tout le
monde désolée

 

Vingtetunième siècle

moi plus tard je ferai tueur à gages calme
implacable arrogant aussi antipathique que
alaindelon

parfaitement raccord dans ce monde du vingtetunième siècle
oui c’est moi l’homme qui se plaque dos au mur et visse
le silencieux

zéro idée zéro enfance on passe à côté de moi sans
me reconnaître moi plus tard je serai grave dangereux et
encore pire

en noir et blanc juste une silhouette grise avec dedans
un projet dark et tout autour l’air tremble sous un soleil de
plus en plus hardcore

aujourd’hui personne ne me croit mais en 2058 après JC
on dira dans le fond ce vieux type on le connaissait mal c’était
un faux gentil

 

Un arbre

 ses racines
s’étendent
il paraît
aussi loin dans la terre
que dans le ciel ses
branchages

il paraît il
paraît-il paraît qu’il
aurait enterré son reflet
mais c’est
à vérifier ça
se discute

 

C’est pas de la pub

ce poem qui part d’une bonne intention il
peut aussi bien se lire dans les transports
ou en silence dans un fauteuil chesterfield
vertbouteille avec chats au ralenti autour etc.

c’est pas de la pub il peut être lu debout en librairie
sur un écran de téléphone assis à une table
ou classique dans les wc vautré sur un canapé
ou sous la tente à la lampe électrique

et si c’est novembre ou si par la fenêtre ouverte
on entend des camions ou si on s’endort dessus
si on pense à autre chose en lisant il reste
toujours le même poem

mais pas tellement

d’ailleurs je viens de me dire
tu parles d’un poem

 

Mon ange

c’est quoi ton nom
mon ange apprivoisé
qui dort sur mon épaule
ton haleine de nouveau-né
ta belle voix tremblée
chaude jamais pareille
suivant les mots le rythme
le pourcentage de sentiment
la mélodie

mon signe intérieur
de richesse pour
sortir de l’ombre
fermer l’œil de la nuit
t’en vas pas garde-moi
je fais comment si
tu me lâches
j’aime mieux pas
y penser

 

Je me coiffe

et pourquoi je serais pas
une beauté

les yeux noirs entourés de noir
au bord des larmes

pourquoi pas mon portrait studio Harcourt
jeune première d’avant le parlant

clarté lunaire sous le voile des cils
paupières au ralenti en fondu-enchaîné

non j’ai une meilleure idée
je vais être ex-miss-texas

avec un mètre au moins de crinière rousse
ondulant jusqu’aux fesses

debout face au miroir je me coiffe
un écrivain étendu sur le lit me contemple

je me retourne en disant « saleté
de cheveux » et Hank répond « ouais »

 

Bouge pas

dieu est un peu trop voyant
mais extralucide il paraît
un genre de drone

en vue aérienne il me
regarde de haut mais moi
je pilote ma saab décapotable

et je glisse je fends l’air
qu’il enregistre ou pas
rien à battre je fonce

rien à voir devant moi
que la ligne blanche
la tourmente l’horizon

ou alors cheval noir
ma robe scintille et fume
mon galop dévore la route

je dégage je pulvérise
l’odeur mixée des mille
demeures que j’ai hantées

yes cheval soufflant
galop nuage
cheval fumant

bouge
pas
j’arrive

 

Deux sujets au choix

insomnie c’est ma tournée
dans les différentes pièces de l’appart
crashtest sur tous sièges tapis et poufs

si je ferme les yeux
un genre de minimoi apparaît
il a mon visage version prof

il dit
deux sujets
au choix

sujet n°1:
Andy Warhol / émotion exprimée
mourir ? / masque solo
point d’interrogation

sujet number two
l’état amoureux / la technique
vous avez toute la nuit
vous avez quinze minutes

 

Joan Mitchell

quand elle commence
quand elle fabrique
sa magie blanche de l’air

elle répond à
ce que l’air fait
au regard à la peau

au dessus en dessous et
dans les champs et dans
la broussaille et dans

les labours et autour
dans tous les grands
frissons quand elle commence

elle continue de commencer
plonger plonger sans
discontinuer faudrait dire

le mot naître ou
le mot enfance
sans jamais le finir

trouver un nom pour
parenthèse ouverte
jamais fermée

pour la promesse
de l’ivresse pour
la menace d’une douceur

embrassée pénétrée
la menace d’une douceur
seulement violente

 

Zèbre en peluche

dans la salle d’attente je vais
toujours à la fenêtre pour réfléchir
quoi dire au psy en fixant

le zèbre en peluche
échoué dans la gouttière
de l’immeuble en face

un jour plus de zèbre
en début de séance je dis
le zèbre a été enlevé

( pas de réaction )

ou alors il est tombé
en tous cas je tiens à
vous signaler sa disparition

( pas de réaction )

cette nuit c’est plié
j’enverrai par texto :
on va s’arrêter là


Pierre Mabille

Peintre, poète, Professeur de couleur à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs

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