Forecast
Première partie
Je vais vous raconter une histoire.
La décision
Le 2 avril 2018,
il y a un peu plus de deux ans,
un avocat, défenseur des droits civiques,
61 ans,
mince, lunettes à fine monture métallique,
sort se promener dans Prospect Park,
près de chez lui à New York.
Il a passé sa veste par-dessus son épaule,
elle se balance à son doigt pendant qu’il flâne à travers le parc.
Il s’arrête, regarde autour de lui,
comme s’il examinait l’herbe,
comme s’il cherchait quelque chose.
Puis il reprend sa promenade.
Il a pris une décision.
Le printemps est inhabituellement chaud cette année,
le printemps est inhabituellement chaud depuis 10 ans.
Il a pris une décision.
Drôle de temps, non ?
D’après une enquête de 2015,
dans les dernières 48 heures,
94 % des gens ont parlé de la météo.
C’est la seule chose qui nous concerne tous.
Nous parlons du temps qu’il fait quand nous n’avons plus rien à dire.
Robert Fitzroy a été le premier à parler de forecast, de « prévision »,
c’était vers le milieu du XIXe siècle.
Il parlait de « prophétiser le temps qu’il fera ».
Il a été le premier à faire des prévisions quotidiennes
et il a sauvé comme ça la vie de milliers de gens.
Fitzroy s’est intéressé à la météo à une époque
où des ouragans se levaient sur l’Atlantique sans que personne n’en ait été prévenu,
de sorte que des milliers de gens mouraient tous les ans en mer.
Des milliers de morts à cause du vent.
Crépuscule civil
La pression atmosphérique augmente peu à peu,
une zone de basse pression s’est formée au-dessus de l’Atlantique,
venant de l’est, elle se rapproche lentement d’une zone de haute pression,
sans vouloir se déporter vers le nord,
et elle amène de l’air plus frais et plus sec.
Le soleil va se coucher dans une quinzaine de minutes,
à 20 heures 16 pour être exact,
sous un angle de 291°, nord-nord-ouest.
Mais il ne fait pas encore nuit,
il nous reste encore environ 38 minutes
– une dernière fenêtre de clarté qui s’éteint.
Le soleil se trouve encore à 6° de profondeur
et il est possible de lire à l’extérieur.
C’est ce que les météorologues appellent le « crépuscule civil ».
« La formidable puissance de la lumière céleste calcine d’un seul coup
les bienfaits des campagnes déjà si vertes
et les tempêtes laissent la terre stérile, la neige
et les pluies torrentielles détruisent les fruits. »
Papillon
En 1922,
pour calculer une prévision pour les 6 prochaines heures,
il fallait 6 semaines.
Généralement, les résultats étaient faux et ils arrivaient trop tard.
De toutes petites imprécisions dans les données
modifiaient complètement le résultat.
L’effet papillon, comme on l’a baptisé par la suite.
Plus froid que l’Antarctique
Mais le fait est :
nos comportements individuels et collectifs
provoquent un tourbillon polaire et il fait plus froid à Chicago que dans l’Antarctique,
des vents de type cyclonique se mettent à souffler à plus de 120 km/h.
Là maintenant, par exemple,
le temps, ici, devant la porte,
est calme et paisible,
une typique soirée d’un mois de mai,
à peine un souffle d’air,
les températures sont bien au-dessus de la moyenne,
avec une température de 13° C,
vent modéré de sud-ouest,
calme et paisible.
Là où il y a plus de place
Encore que – des stratocumulus arrivent de l’est,
averse prévue dans la nuit.
De fait, cette maison serait un bon abri.
Ses murs pourraient même résister à un ouragan.
Mais pas à une crue,
venir ici en cas d’inondation serait une erreur,
le toit est étanche, c’est vrai, mais pas les portes ni les murs.
Dans certaines situations il vaut mieux quitter sa maison
et ne pas revenir.
Mais cette maison conviendrait bien en cas de tempête.
Une tempête, à strictement parler, ça n’est rien d’autre que de l’air
qui se déplace à grande vitesse d’une zone de haute pression
vers une zone voisine de basse pression
où il y a plus de place.
Des poids lourds projetés dans les airs
Une chose qui n’a rien d’extraordinaire en soi,
mais qui peut projeter des poids lourds dans les airs
ou tuer quelqu’un.
Pendant que je vous parle,
parallèlement à notre atmosphère réelle,
un modèle mathématique de l’atmosphère virtuelle globale
est élaboré par des supercalculateurs
qui intègrent des millions de données en temps réel
pour le maintenir à jour.
Pour savoir quel temps il fera dans cinq jours,
les scientifiques appuient sur le bouton avance rapide,
ils accélèrent le temps.
En 1951, le premier véritable calculateur météo avait besoin de 24 heures
pour prédire le temps des prochaines 24 heures.
Même avec l’aide d’un supercalculateur, les mathématiques pouvaient
tout juste suivre le rythme de la météo.
Prévoir le temps qu’il fera semble plus difficile que se soustraire à la pesanteur.
Voler n’est qu’un truc pour retarder le moment où on tombe.
En 1889 les frères Wright fabriquaient des vélos,
en 1900 ils se sont mis à faire des avions,
en 1903 ils ont volé avec le premier avion à moteur
et en 1968 Apollo 11 s’est posé sur la lune.
Mais faire des prévisions météorologiques reste une chose difficile.
Il y a trop de papillons
qui déclenchent ou empêchent les tornades.
Un soupir peut arrêter un ouragan.
Un chant peut dompter les vagues.
Comment le vent peut vous tuer
Le vent peut vous tuer de plusieurs façons :
Premièrement :
le vent vous emporte dans les airs
jusqu’à ce que vous voliez presque aussi vite que lui
et puis vous vous fracassez.
Deuxièmement :
le vent projette autre chose dans les airs,
dans votre direction,
quelque chose de plus léger mais de tranchant
qui vient vous frapper.
Ça peut se passer de différentes manières,
ça peut vous tomber dessus,
vous transpercer
ou dans certains cas vous décapiter.
Le vent arrache un arbre et s’en sert comme d’une raquette.
Il déracine des lignes électriques et les transforme en fouets
ou en lassos électrisés.
Les voitures, il en fait des torpilles.
Troisièmement :
le vent fait s’écrouler la maison dans laquelle tu t’es réfugié.
Le vent transforme ta maison en tombeau.
Prévisions
Aujourd’hui, en 2020, nous pouvons prévoir la météo à cinq jours,
avec une précision de 90 %.
L’humidité de l’air est actuellement de 60 %
mais elle est en constante augmentation,
il va se mettre à pleuvoir faiblement avec une probabilité de 75 %.
Le vent a atteint une vitesse de 19 km/h,
les isobares sont encore confortablement éloignées les unes des autres
mais elles se densifient,
ce qui fait croître la vitesse du vent et produit un petit changement de direction –
de sud-est à nord-nord-est.
Mais pour le moment le temps est calme et paisible.
Crépuscule nautique
Lorsque le brouillard se lève en mer,
il peut envelopper complètement un bateau en quelques minutes.
Sur un petit voilier,
il arrive qu’on ne voie même plus la pointe de son propre mât.
Certains marins racontent la panique qui les saisit à chaque fois.
On perd l’orientation, la clairvoyance, le calme.
Le brouillard joue aussi des tours à l’ouïe,
il atténue les bruits, ça devient plus difficile de savoir d’où ils viennent.
Il n’y a qu’une chose à faire : éteindre son moteur.
Pour entendre au moins le danger qui s’approche.
Couper le moteur,
ne plus bouger et tendre l’oreille.
Il y a un peuple indonésien, les Bajau,
qui passent leur vie sur leurs pirogues.
Quand ils sont plongés dans le brouillard, ils se mettent à chanter.
Ils ont des chants spéciaux de brouillard :
les Bajau savent où sont les autres, où ils sont eux-mêmes.
Ils ont aussi des chants magiques pour dissiper le brouillard,
et peut-être aussi pour se rappeler à eux-mêmes qu’ils existent encore,
même s’ils sont perdus dans cette impalpable
jungle blanche.
Lorsque le brouillard a disparu, chassé par le chant,
on peut espérer revoir l’horizon.
Le moment du crépuscule où, avec un peu de chance,
on aperçoit les premières étoiles au-dessus de l’horizon
et que le soleil est encore à 12° de profondeur,
les météorologues l’appellent le « crépuscule nautique ».
Cette étroite fenêtre temporelle où on peut naviguer avec une grande précision
– quand on voit à la fois l’horizon et les étoiles, avant qu’il fasse trop noir.
Paradise lost
Le poète John Milton,
à une époque qu’on appelle aujourd’hui le petit âge glaciaire,
a écrit un sombre poème, Le Paradis perdu.
Certains disent que c’était à cause du temps qu’il faisait.
Milton s’est mis à écrire Le Paradis perdu
au cours d’un hiver particulièrement froid.
Dans son poème, le temps est imprévisible et impitoyable,
un univers de mort, en proie aux extrêmes,
la chaleur et le froid,
la sécheresse et les inondations.
« En même temps le vent du midi s’élève, et avec ses noires ailes volant au large,
il rassemble toutes les nuées
de dessous le ciel ;
et alors le firmament épaissi se tient
comme un plafond obscur : en bas se précipite
la pluie impétueuse,
et elle continua jusqu’à ce que la terre ne fût plus vue. »
DB
Le 10 avril 2018
– cela fait maintenant une semaine –,
l’homme qui est allé se promener dans Prospect Park,
l’homme qui a pris une décision dans ce parc,
prénom David, nom Buckel,
prend le bus jusqu’à la station-service.
Il entre dans la station-service et achète un bidon d’essence – 20 litres.
Le bidon blanc est posé entre ses pieds quand il revient chez lui
en bus.
Il regarde dehors,
il fait beau,
il fait beaucoup plus chaud qu’avant,
beaucoup plus chaud qu’il ne devrait.
David Buckel laisse le bidon d’essence dans le couloir,
David Buckel a un bel appartement,
petit mais coquet,
avec des plantes et deux gigantesques bibliothèques Billy de chez IKEA.
C’est peut-être sans importance,
mais David adore les fougères,
leurs délicates feuilles recourbées.
Elles lui rappellent les semaines qu’il a passées dans la forêt,
après une grave dépression,
quand il avait tout juste vingt ans.
Peut-être que ça a commencé là
Peut-être que tout a commencé en 1988,
lorsque James Hansen a expliqué devant le Congrès américain
le concept de changement climatique,
comment les émissions de CO2 réchauffent l’atmosphère,
il a exposé ses modèles qui prévoyaient
une hausse de température de 2° d’ici 2020,
ce qui fut présenté alors comme une véritable catastrophe,
qu’il n’aurait pourtant pas été si difficile que ça d’éviter.
C’est peut-être là que tout a commencé,
quand James Hansen a pris la parole devant le Congrès
et qu’il ne s’est rien passé.
Ou plutôt le contraire de ce qui aurait dû se passer.
La maison brûlait, mais au lieu de la quitter,
au lieu d’éteindre le feu,
nous avons débranché l’alarme incendie et mis la climatisation en route.
Et nous nous sommes confortablement installés – dans notre maison en flammes.
Depuis 1988, le monde industrialisé a doublé ses émissions de CO2.
Depuis l’intervention de James Hansen,
nous avons causé autant de dommages à la planète
que pendant tous les siècles et les millénaires qui ont précédé.
C’est l’œuvre d’une seule génération.
C’est peut-être à ce moment-là que nous nous sommes trompés,
que nous avons fait fausse route.
Song lines
Les aborigènes d’Australie trouvent leur chemin
à travers l’immense désert australien
grâce au chant.
Ces chants, ils les appellent des song lines.
La forme de la mélodie cartographie le paysage qu’ils traversent,
le chant les conduit à la rivière, leur indique où il y a de l’eau,
l’ombre d’une forêt,
un promontoire rocheux.
Un chant peut servir de carte géographique.
Un chant peut vous mettre à l’abri.
C’est pour ça qu’il est strictement interdit de modifier le paysage.
Parce que ça voudrait dire la mort.
Comment le vent peut vous tuer
Quatre :
le vent peut aussi vous tuer à petit feu,
parce qu’il empêche les livraisons de nourriture,
qu’il rend les routes impraticables,
coupe les communications téléphoniques et les antennes-relais.
Cinq :
il vous empêche de respirer assez d’oxygène.
Je parle des vents qui soufflent à très haute vitesse,
bien au-delà de 160 km/h.
On se noie dans l’air,
oui, c’est possible,
on peut se noyer dans l’air.
Une forêt ou un chœur
Le 13 avril 2018,
tard le soir,
c’est une soirée calme et paisible,
David Buckel est chez lui,
il est assis à son bureau,
il écrit des lettres.
Il en écrit quatre,
qu’il glisse chacune dans une enveloppe de couleur brune.
Quand il a fini,
il reste assis sur sa chaise,
enlève ses lunettes
et contemple fixement une carte postale devant lui,
elle est floue, on voit à peine ce que c’est,
mais ça ressemble à des gens ou à des arbres
qui se tiennent serrés les uns contre les autres.
Un suicide
J’ai évoqué Robert Fitzroy, qui a inventé le terme de « prévision météorologique ».
J’avais presque oublié qu’il s’est suicidé en 1865,
il s’est tranché la gorge avec un couteau.
Après son suicide, le Parlement britannique a interdit pendant 13 ans
que des prévisions météo soient publiées en Angleterre.
Pour les adversaires de Fitzroy, son suicide était la preuve
que toute tentative de prévoir le temps qu’il fera
était un péché d’hybris,
la science s’était montrée présomptueuse et idiote
à vouloir regarder dans l’œil cyclopéen et courroucé de Dieu.
Après sa mort, son système d’alerte contre les tempêtes,
qui avait sauvé la vie de milliers de gens,
a été abandonné,
pour des raisons soi-disant religieuses,
mais des motifs plus obscurs étaient en jeu.
Les grandes firmes de sauvetage maritime de Cornouailles et du Devon
étaient intervenues auprès de la Chambre des représentants,
se plaignant que les prévisions de Fitzroy
mettaient leurs affaires en danger.
Le lobby du sauvetage maritime a pu obtenir
l’interdiction des prévisions météorologiques
qui avaient sauvé tant de bateaux et de marins de la tempête.
Mary Pilon sort faire son jogging
Nous revoici le 14 avril 2018,
tôt le matin.
La journaliste Mary Pilon vient de rentrer après un long séjour à l’étranger.
Elle souffre encore du jet lag et sort de chez elle vers 6 heures du matin
pour aller faire un jogging dans Prospect Park.
Le soleil s’est levé à 5 heures 55,
aujourd’hui il va faire un temps splendide.
Soleil levant sur panneaux LED
Quatre ans plus tôt, en 2014,
les autorités chinoises ont installé dans certaines villes noyées sous la pollution
d’immenses panneaux LED qui montrent des vidéos du lever du soleil.
Ça aide les ouvriers à s’orienter dans l’espace et dans le temps,
même quand ils sont plongés dans le smog.
Peut-être auraient-elles dû essayer avec le chant.
Mary Pilon court toujours
Quand Mary Pilon arrive dans Prospect Park,
elle fait un petit sprint pour s’échauffer.
Au bout d’un kilomètre, elle est au milieu du parc
et elle ralentit son allure.
Paradise
Cinq mois avant que Mary Pilon n’aille courir dans Prospect Park,
en novembre 2017,
dans le sud-est de Los Angeles,
un feu de forêt, le Woolsey Fire, a si rapidement réduit en cendres la petite ville de Paradise
que les 50 000 personnes qu’il a fallu évacuer
couraient à côté des voitures qui explosaient,
tandis que leurs baskets fondaient sur l’asphalte.
À Santa Rosa, les jantes en alu des voitures coulaient
le long des rues comme de petits ruisseaux de mercure.
Paradise regained
Jamais aucune espèce n’a fait subir une telle chose à la planète,
du moins depuis l’époque où,
il y deux milliards d’années,
les cyanobactéries
– des algues bleu-vert –
ont rejeté dans l’atmosphère tant de gaz
– le déchet propre à leur mode d’existence –
qu’un point critique a été atteint
et que le climat a basculé.
La composition de l’atmosphère en a été modifiée à jamais,
elle est devenue toxique pour les autres formes de vie archaïque de la planète.
Le gaz toxique que ces bactéries produisent, c’est l’oxygène.
La « grande oxydation » ou la « catastrophe de l’oxygène »
est la première extinction massive de l’histoire de la Terre,
c’est celle qui a eu le plus de conséquences.
Elle a permis que naisse l’essentiel de ce que nous appelons aujourd’hui « la vie »,
nous inclus.
On croirait presque retrouver l’innocence.
Crépuscule civil, NY
Je reviens au 14 avril 2018,
c’est tôt le matin.
David Buckel, l’homme qui s’est promené dans Prospect Park,
l’homme qui a pris une décision dans ce parc,
David Buckel qui aime les fougères,
n’a pas bien dormi cette nuit.
Il se lève vers 4 heures.
Dehors il fait encore noir.
Il prend son petit-déjeuner
et tout en mâchant les quartiers de fruits qu’il a soigneusement épluchés,
il se dit
que c’est bizarre de manger – compte tenu de ce qu’il va faire aujourd’hui.
David Buckel quitte son immeuble vers 5 heures et demie,
dehors il fait déjà clair, mais le soleil ne s’est pas encore levé.
David Buckel se souvient qu’on appelle ce moment de l’aube le « crépuscule civil »,
il se dit que c’est le bon terme.
Peut-être que ça a commencé là
Peut-être que tout a commencé le 16 juillet 1945 à 5 heures 29,
peut-être que c’est à ce moment-là que nous nous sommes trompés,
que nous avons fait fausse route,
tôt le matin,
avant que l’aube ne pointe au-dessus du désert du Nouveau Mexique,
quand on a fait exploser la première bombe atomique.
Le Manhattan Project, sous la direction du physicien Robert Oppenheimer.
Quand il a vu pour la première fois le nuage en forme de champignon,
qu’il a aperçu le flash à travers ses verres fumés
et qu’il a senti l’onde de choc le saisir,
on raconte qu’Oppenheimer a cité la Bhagavad Gita :
« Maintenant, je suis devenu la mort, le destructeur des mondes. »
Mais il est probable qu’il a simplement dit : « Ça marche. »
Peut-être que c’est là que nous nous sommes trompés ou que nous avons fait fausse route.
Le feu puis la pluie
La publication du Paradis perdu
a été reportée à deux reprises à cause du temps qu’il faisait.
D’abord, il y a eu la vague de chaleur de 1666, qui a provoqué le Grand Incendie de Londres
et détruit toute la ville,
entre autres la maison de l’éditeur de Milton.
Puis est venue une pluie exceptionnellement longue,
bientôt suivie par une épidémie de peste,
qui a tué son éditeur.
Comment un coup de chaleur vous tue
Voici comment un coup de chaleur vous tue,
voici comment les gens mourront, surtout dans les villes :
la nuit, les températures baissent à peine.
On n’a pas bu assez d’eau,
peut-être qu’on a oublié de le faire,
la chaleur vous fait perdre la mémoire,
on est distrait à cause des taux très élevés de CO2.
On n’a pas pissé depuis des jours,
on ne transpire plus,
le cœur bat à une vitesse inquiétante.
La température du corps grimpe au-dessus de 40° C
et le corps ne peut plus se refroidir.
La peau devient rouge, des vertiges peuvent survenir,
beaucoup font aussi de l’hyperventilation.
On se met à avoir des hallucinations.
Fièvre
Si on veut comprendre ce qu’est une différence de quelques degrés,
le mieux est de se représenter le réchauffement climatique comme de la fièvre.
C’est la différence entre
une température corporelle de 37° et une température de 40°.
À 37° tout va bien, au-dessus de 40° c’est éventuellement la mort.
Ça fait 3° de différence.
Les Nations Unies font l’hypothèse d’un réchauffement climatique de près de 4° C
par rapport à l’ère préindustrielle
si nous continuons comme ça.
Maintenant ça brûle tout le temps
Quand on parle avec les pompiers,
ils disent que les feux de forêt ont changé.
C’est un nouveau type de feu,
les incendies se comportent autrement, disent les pompiers,
un comportement qu’ils n’avaient jamais observé jusque-là.
Les incendies ont trouvé de nouvelles façons de se propager.
Un incendie peut subitement déclencher une salve d’incendies,
à des kilomètres de l’endroit où le feu a d’abord pris.
Autrefois, il y avait un moment de l’année où ça brûlait, maintenant ça brûle tout le temps.
Les flammes créent leur propre système climatique,
elles projettent des tornades de feu dans les airs,
remplissent le ciel de pyrocumulus
qui produisent des éclairs et allument de nouveaux incendies.
À cause du vent, les avions bombardiers d’eau restent cloués au sol.
Une vitre insonorisée
James Hansen a dit un jour qu’être expert du climat,
c’est comme crier derrière une vitre insonorisée pour avertir les gens
que leur maison brûle.
Ils sont dans la maison,
vous êtes dehors,
vous voyez que la maison brûle,
vous voulez les avertir
mais ils ne vous entendent pas,
ils restent tranquillement assis dans leur canapé
à fumer leur pipe.
Golf
Une des causes fréquentes de feu de forêt dans le sud de la Californie :
les étincelles produites par un club de golf qui heurte une pierre.
Un cercle parfait
Le 14 avril 2018,
David Buckel sort de son appartement,
il ferme sa porte derrière lui – « Bizarre », se dit-il une deuxième fois –,
et prend la direction du parc,
il porte un lourd sac à dos.
Après avoir fait quelques pas,
il se rend compte qu’il est trop peu habillé pour la fraîcheur du matin,
il fait demi-tour, grimpe l’escalier,
va chercher une veste et referme la porte de son appartement.
L’avocat de 61 ans, avec ses cheveux coupés à la Leonard Cohen
et son pas athlétique,
marche en direction de Prospect Park
et retourne à l’endroit qu’il a repéré il y a une semaine.
Il pose son sac à dos,
s’approche des fourrés et se met à ramasser de grosses pierres
qu’il ramène vers le coin d’herbe où il a posé son sac.
Après avoir rapporté une vingtaine de pierres,
il les dispose soigneusement en cercle, un cercle d’un mètre de diamètre,
comme s’il posait les fondations d’une petite maison ronde.
Anticyclone
Un anticyclone persistant est installé sur l’ouest de la Russie,
cette situation résulte d’un courant d’air continental relativement chaud et stable
qui se dirige vers l’Europe centrale.
Mais je n’ai pas parlé du point de rosée,
la température potentielle de saturation en vapeur d’eau,
qui laisse également supposer la présence d’une masse d’air maritime, subtropical.
D’autre part
et simultanément,
on observe plusieurs zones dépressionnaires au-dessus de l’Atlantique,
mais les hautes pressions sur le continent
empêchent les zones baroclines d’atteindre l’Allemagne.
Le diagramme thermodynamique indique par ailleurs
une stratification stable de l’atmosphère au-dessus du pays.
Il faudrait aussi mentionner la couche d’inversion de subsidence relativement faible,
située à 850 mbar.
Dans la couche limite,
la convection favorise le développement de nuages cumuliformes,
mais étant donné la baisse assez marquée du point de rosée
la couverture nuageuse ne devrait s’étendre que modérément, le temps restera sec.
Globalement, tous les indices de stabilité sont positifs :
l’énergie potentielle de convection disponible et l’énergie d’inhibition de la convection
sont toutes deux à 0 J/kg.
L’indice de stabilité de Showalter est de 14,04, la couche inférieure de la troposphère est stable.
Au fil de la journée,
puisque nous vivons le jour,
nous avons assisté à la stabilisation rapide des couches basses de l’atmosphère,
un low level jet pourrait maintenant se former.
Et un peu de brouillard de rayonnement près du sol.
Mais dans l’ensemble,
tout est calme et paisible.
Il n’y aucun signe de tempête en formation.
Je répète : il n’y aura pas de tempête,
pas dans l’immédiat.
Pas le moindre effet durable
L’accord de Paris s’est fixé pour objectif
de limiter le réchauffement climatique à 2° C
par rapport au niveau préindustriel.
J’ai fait une liste de ce qui arrive dans un monde
où il fait 2° de plus.
Premièrement : le niveau des océans monte de 48 cm, des côtes sont inondées
partout sur la Terre. Dacca (18 millions d’habitants), Karachi (15 millions), New York (8,5 millions)
et des douzaines d’autres métropoles sont littéralement inhabitables.
Deuxièmement : il y a 143 millions de réfugiés climatiques. Ils quittent les lieux trop menacés
pour en chercher d’autres qui sont moins exposés au changement.
Troisièmement : le nombre de conflits armés croît de 40 %.
Quatrièmement : 400 millions d’êtres humains manquent d’eau.
Cinquièmement : la moitié des espèces animales a disparu.
Sixièmement : le rendement des cultures céréalières baisse de 12 %.
Septièmement : le revenu national brut par habitant baisse d’environ 13 %.
Ces faits n’ont pas le moindre effet durable.
Un cercle parfait
En 2018,
après une série de feux de forêt provoqués par des températures record,
les pompiers de l’Attique, en Grèce,
ont retrouvé à quelques mètres de la mer un cercle de corps calcinés.
Ils n’avaient pas réussi à atteindre l’eau à temps,
s’étaient mis en cercle et s’étaient pris dans les bras pour mourir.
Les quatre saisons
Un siècle environ après la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb,
50 millions d’indigènes étaient morts de la variole ou de la guerre.
Des forêts ont donc poussé là où il y avait autrefois des champs ou des prairies.
En 1610, ces arbres avaient absorbé tant de CO2 dans l’atmosphère
– le principal gaz à effet de serre, comme nous savons tous –
qu’il en a résulté une petite période de glaciation.
À cause de ce refroidissement, les arbres se sont mis à pousser plus lentement en Europe,
ce qui a produit un bois très dense, sonore,
le bois des Stradivarius, comme on l’appelle, qui a servi à fabriquer
les fameux violons et violes de gambe.
Pendant le petit âge glaciaire, il y a eu des écarts climatiques extrêmes
et de grandes différences entre les saisons,
ce qui a incité Vivaldi à écrire Les Quatre Saisons,
un concerto pour ce nouveau type d’instrument.
Sans l’épidémie de variole, cette musique n’aurait jamais existé,
et la recomposition de Max Richter non plus.
Une maison dans la tête
Dans l’armée,
on entraîne les soldats pour qu’ils résistent à la torture et à l’isolement,
on leur fait construire une maison dans leur tête, minutieusement,
jusqu’au moindre détail :
l’odeur de la cuisine,
la sensation que procurent les murs,
la couleur des rideaux.
Enfermés dans leur cellule,
ils construisent une maison dans leur tête
– une maison dans la maison –,
un refuge,
pour ne pas devenir fou.
Ce qui doit être fait
J’ai fait une liste de ce qui doit être fait.
Elle est constituée de deux points.
Premièrement : pour limiter le réchauffement climatique à 2° C,
il faut ramener à zéro les émissions de CO2 partout dans le monde.
Deuxièmement : nous devons arriver ensuite à des émissions négatives.
Ce qui veut dire : absorber de nouveau du CO2 dans l’atmosphère.
Ce qui se passe actuellement
J’ai aussi fait une liste de ce qui se passe actuellement :
Premièrement : les émissions de CO2 n’ont jamais été aussi élevées.
Deuxièmement : les lois et les règlements sont assouplis ou abolis.
Troisièmement : les industries utilisant des énergies fossiles reçoivent en moyenne
des subventions de 5 000 milliards de dollars par an.
Quatrièmement : une grande partie de cet argent est réinvestie
dans la désinformation sur le changement climatique
et dans les opérations de lobbying pour empêcher de nouvelles restrictions.
Troisième puis quatrième
Tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, la Grande Bretagne est restée
le plus gros émetteur de CO2 au monde.
Depuis 1911, ce sont les États-Unis qui tiennent fermement
la première place des niveaux de CO2 cumulés.
L’Allemagne occupe depuis cette même date le troisième rang,
elle a brièvement cédé sa place à l’URSS en 1973,
mais elle est redevenue le troisième plus gros émetteur mondial de CO2 en 1983,
avant de reperdre sa place en 2001 au profit de la Chine.
En 1850, la Grande Bretagne était première avec 4 000 gigatonnes,
les États-Unis sont aujourd’hui numéro un avec 400 000 Gt,
presque le double de l’actuel numéro deux, la Chine,
et le quadruple des quantités de CO2 émises en Allemagne,
environ 90 000 Gt.
L’année sans été
En 1816, toute l’Europe a été prise de panique
parce que le printemps n’arrivait pas.
Même en juin et juillet, il faisait encore très froid
et en septembre il s’est mis à neiger.
Des villages entiers sont restés pris dans la glace pendant des mois.
On l’a appelée « l’année sans été ».
Personne ne pouvait savoir qu’on avait vécu un hiver volcanique,
provoqué par l’éruption du Mont Tambora en Indonésie.
Globalement, les températures ont chuté de presque un degré.
Des maisons que nous avons bâties
J’ai fait une liste des gens célèbres qui se sont construit une cabane dans la forêt.
Premièrement : Henry David Thoreau, c’est là qu’il a écrit Walden.
Deuxièmement : Gustav Mahler, il a composé 7 de ses 9 symphonies dans sa cabane.
Troisièmement : Martin Heidegger y a écrit Être et temps.
Quatrièmement : Ludwig Wittgenstein son Tractatus.
Cinquièmement : Joan Mitchell a peint plusieurs de ses tableaux dans la forêt.
Sixièmement : Ted Kaczynski, aussi connu sous le nom d’« Unabomber »,
c’est de sa cabane qu’il a envoyé des colis piégés à diverses personnes
qui travaillaient au développement de nouvelles technologies.
Tous ont essayé d’échapper à la civilisation,
tous ont échoué.
Methylocapsa gorgana
Les chercheurs prévoient
que près d’un milliard de tonnes de méthane
provenant du dégel du permafrost
seront libérées dans les décennies à venir.
Le méthane est un gaz à effet de serre environ 30 fois plus puissant que le dioxyde de carbone.
Le sort de l’humanité
dépend désormais d’une bactérie « mangeuse de méthane »
– la Methylocapsa Gorgana.
Si nous étions capables d’extraire le plus de méthane possible de la glace
avant qu’elle ne dégèle,
l’effet de serre serait moins intense.
Ce qui veut dire qu’il y aurait quelques millions de morts en moins.
Avec la chaleur
Avec la chaleur, disent certaines études, la criminalité s’accroît,
avec la chaleur les insultes sur les réseaux sociaux se multiplient,
avec la chaleur les bagarres et les cas de violence domestique redoublent.
Plus il fait chaud, plus les automobilistes en colère klaxonnent longtemps.
Plus il fait chaud, plus il est probable que la police fera usage de ses armes.
Ce sont des faits, des statistiques établies.
Une étude estime qu’en 2099, rien qu’aux États-Unis, les températures élevées provoqueront
22 000 meurtres supplémentaires,
180 000 viols supplémentaires,
3,5 millions d’agressions
et 3,76 millions de vols.
Un cercle parfait
À Runit, l’une des îles Marshall,
les États-Unis ont construit un dôme en béton de 115 mètres de diamètre
pour recouvrir les déchets radioactifs qu’ils ont laissés sur l’île
après y avoir fait exploser en 12 ans, de 1946 à 1958,
67 bombes atomiques.
Les habitants, ceux qui ont survécu,
ceux dont les cheveux et les dents ne sont pas tombés
après que des cendres blanches se sont répandues sur eux
sans que personne ne les ait avertis,
ceux qui ne se sont pas mis à vomir,
en bref ceux qui ont survécu
appellent le dôme « la tombe ».
Actuellement, la coupole en béton se fissure,
la tombe a des fuites
et toute l’île, y compris la tombe,
est menacée par la montée des eaux due au changement climatique.
Aucune maison n’est assez solide pour résister à la puissance de 67 bombes atomiques.
De nouvelles cartes géographiques
J’ai fait une liste des glaciers dont le sort de l’humanité va dépendre :
Un : le glacier de l’île du Pin,
deux : le glacier Thwaites,
trois : le glacier Amundsen.
Ils se trouvent tous sur les glaces de l’Antarctique
qui sont rapidement dévorées par les eaux chaudes qui les entourent.
Si la glace se rompt,
les glaciers s’enfonceront dans l’océan,
nous devrons redessiner les cartes de géographie
et des milliers de gens devront fuir vers des terres plus hautes.
Un espoir radical ou on ne chantait presque plus
Le point aveugle de toute civilisation,
c’est d’être incapable
d’imaginer vraiment sa propre disparition.
Les Crows étaient une tribu indienne autrefois nomade et prospère,
on les a mis dans des réserves,
ils ont dû construire des maisons
et rester là où ils étaient.
Les bisons qui avaient façonné leur vie
avaient disparu
et c’est le même sort qui les attendait à présent.
Juste avant de mourir,
le célèbre chef des Crows, Plenty Coups,
a expliqué à son biographe
que le déclin de son peuple était lié à l’histoire des bisons.
« Quand le bison a disparu, lui a-t-il raconté,
le cœur de mes gens est tombé par terre
et ils n’ont plus pu le ramasser.
Après, il ne se passait plus rien,
on ne chantait presque plus. »
C’est ce qu’il a expliqué.
Combien il était dur de vivre après la mort des bisons,
qu’il avait fallu beaucoup de courage et d’imagination,
qu’il avait fallu s’avouer son propre désespoir
et y puiser du courage.
« Un espoir radical », c’est le nom que Plenty Coups a donné
à cette curieuse forme de désespoir actif, courageux.
Comprendre qu’on peut bâtir le paradis en enfer.
Apprendre à chanter même mort.
Forêts ivres
Un des premiers signes du dégel du permafrost,
c’est ce qu’on appelle les « forêts ivres » :
des arbres qui se dressaient verticalement sur le sol consolidé par la glace
se mettent à pencher, à s’incliner,
à s’affaisser ou à tomber,
comme s’ils étaient ivres.
Une sorte d’arbre
Le 14 avril 2018,
la journaliste Mary Pylon est toujours en train de courir
dans Prospect Park, près de chez elle,
ses huit kilomètres habituels,
depuis le temps elle connaît chaque irrégularité et chaque courbe du parcours.
Elle ralentit et s’arrête.
Elle ne bouge plus, elle voit quelque chose,
à quelques mètres de l’allée.
D’abord elle ne sait pas ce qu’elle voit
ou ce qu’elle regarde.
Elle croit d’abord que c’est une sorte d’arbre,
un tronc ou une branche tombée dans l’herbe.
Un autre joggeur s’arrête.
« C’est pas vrai », il dit.
Pluie
Les longues pluies et les averses ont commencé en mai
et elles ont continué presque sans interruption tout l’été et tout l’automne.
Dans toute l’Europe du Nord, les inondations ont détruit les moulins et les ponts.
Tempêtes et raz de marée ont déferlé sur les côtes de Normandie et de Flandre,
la plaine flamande s’est transformée en marécage.
« Le sol était tellement détrempé que les chevaux s’enfonçaient dans la boue
jusqu’à la sangle de la selle », notait un clerc du XIVe siècle.
Les pluies diluviennes de l’été ont empêché les céréales de mûrir.
L’automne, il n’y eut donc ni blé ni seigle.
Au printemps, il fut impossible de semer l’avoine,
l’orge et l’épeautre, à cause de la pluie.
Le foin ne séchait pas.
Les prix quadruplèrent, puis doublèrent de nouveau.
Lors de la grande famine de 1315-1322, les gens ont dû manger des chiens, des chats,
des chevaux.
Ils quittaient leurs fermes, leurs villages,
ils erraient à travers champs
jusqu’à finir par se coucher au bord des routes pour mourir, le corps gonflé par la faim.
Avec la pluie, les cadavres se mettaient aussitôt à pourrir.
Il y eut environ 3 millions de morts.
Puis ce fut la sécheresse.
Ensuite la famine est revenue,
affaiblissant encore la population.
C’était juste avant que la peste noire ne déferle sur l’Europe.
Si tu me vois, alors pleure
Récemment, le niveau de l’Elbe est descendu si bas
que ce qu’on appelle les « pierres de famine » ont réapparu.
Le passé et l’avenir ne sont plus séparés que par un battement de paupières.
À l’époque de la terrible sécheresse,
les gens arpentaient par désespoir le lit asséché du fleuve,
à la recherche des dernières flaques d’eau.
Quand ils n’en trouvaient pas,
ils gravaient sur les pierres des messages pour les générations futures,
ce sont les « pierres de famine ».
On en a découvert une l’été dernier,
avec cette inscription :
« Si tu me vois, alors pleure. »
Des maisons que nous avons bâties
Sur l’île de Spitzberg, des scientifiques ont creusé au plus profond de la glace
une chambre forte
où sont stockées 980 000 variétés de graines,
pour que la Terre puisse être réensemencée
dans le cas d’une apocalypse.
C’est la Réserve mondiale de semences, The Global Seed Vault,
mais certains l’appellent le Doomsday Vault, le tombeau du Jugement dernier,
et d’autres le jardin d’Éden congelé.
Depuis son inondation en 2017,
à cause des records de température dans l’Arctique
et de la fonte des glaces,
le tombeau est surveillé en permanence par l’armée.
Une belle journée sans pluie
« I’m sorry for the mess »,
disaient une des quatre lettres
que David Buckel avait écrites la veille au soir
et le mail qu’il avait envoyé à plusieurs médias.
Il avait dispersé ses lettres dans le parc,
à proximité du cercle de pierres,
pour être sûr qu’on en retrouverait au moins une.
Il avait vérifié les prévisions météo :
il était vital qu’il ne pleuve pas.
Et 250 lamas
Il faut du temps pour qu’une civilisation disparaisse.
Il faut du temps pour que des gens décident
que leur ville est devenue inhabitable.
Il arrive que des gens sacrifient leurs propres enfants
pour que le climat redevienne comme avant,
que ce qui a eu lieu ne soit qu’un bref intermède,
une phase difficile,
une crise,
après quoi tout redevient normal,
normal voulant dire : le monde tel qu’ils l’ont connu,
le monde dans lequel ils ont grandi,
ils décident alors de sacrifier leurs enfants.
Au Pérou, au XIVe siècle, la civilisation chimù
a sacrifié 140 enfants
pour mettre fin à une longue période de pluies torrentielles
qui avaient provoqué des glissements de terrain et des inondations.
Voici comment on sacrifiait un enfant :
on lui ouvre la cage thoracique avec un couteau
et on lui arrache le cœur.
Les enfants étaient tués avec un couteau, ils ne mouraient pas étouffés par la boue.
Des maisons que nous avons bâties
Susan Sontag a écrit :
« Le temps existe pour que tout ne se produise pas d’un seul coup.
Et l’espace existe pour que tout ne vous arrive pas à vous tout seul. »
Le climat, on peut difficilement le disperser,
il nous arrive à tous,
l’espace se rétrécit.
Là où il y a plus de place
Selon les prévisions des Nations Unies,
on estime qu’il y aura 200 millions de réfugiés climatiques en 2050.
Cela correspond à l’ensemble de la population mondiale au temps de l’Empire romain.
En 2080, il y en aura un milliard ou plus.
C’est le nombre total d’êtres humains qui vivaient sur terre en 1820,
ce qui ne remonte pas si loin.
Pas le moindre effet durable
Dans l’histoire du monde, il y a eu cinq grandes extinctions de masse,
toutes, sauf une, sont liées à un changement climatique.
L’une d’elles a détruit 96 % de la vie sur terre.
Cela a commencé par un réchauffement dû aux émissions de CO2,
ce qui a libéré ensuite du méthane
et à la fin tout était mort, à part un infime reste de vie.
Aujourd’hui, nous rejetons du CO2 10 fois plus vite qu’à cette époque-là.
Cent fois plus vite qu’à n’importe quel autre moment de l’histoire de l’humanité.
Il y a aujourd’hui dans l’atmosphère un tiers de gaz carbonique en plus
qu’à n’importe quel autre moment des 800 000 dernières années.
Il y a 800 000 ans, l’homme n’existait pas.
Le niveau des océans se trouvait environ trente mètres plus haut.
Ces faits n’ont aucune espèce d’effet durable.
Des maisons que nous avons bâties
Sur l’île de Spitzberg, au fond d’une ancienne mine de charbon, des scientifiques ont bâti
une chambre forte où ils ont stocké des copies de tableaux de maîtres,
des documents et des pièces de musique.
On l’appelle le World Arctic Archive, les archives mondiales de l’Arctique.
Au plus profond du permafrost
sont entreposées des copies du Cri et de La Ronde de nuit.
Mais aussi les buts légendaires de Pelé, le footballeur brésilien,
et le manuscrit du Paradis perdu de Milton.
Fièvre
J’ai fait une liste des sept maladies qui continueront de se propager
à cause du réchauffement climatique :
1 la malaria
2 le choléra
3 la dengue
4 la fièvre jaune
5 la maladie de Lyme
6 l’hantavirose
7 l’insuffisance rénale chronique.
Attraper quelque chose
Mary Pilon,
toujours en tenue de jogging,
qui se tient immobile dans Prospect Park, un matin d’avril.
Elle s’approche de quelque chose
qui a les contours d’un corps
étendu le visage tourné vers le ciel et les bras en l’air,
comme s’il voulait attraper quelque chose
sans réussir tout à fait l’atteindre,
comme s’il était aveugle.
Ses jambes sont raides
et semblent recouvertes d’une matière brune
qu’elle prend d’abord pour de la boue.
Tout autour, elle voit un cercle de crasse noire,
on dirait que l’homme est sorti en rampant de la terre
ou qu’il a été frappé par la foudre alors qu’il montait la garde.
Un arbre qui tombe dans la forêt
David Buckel était un homme prudent.
Le cercle de pierres a empêché les flammes de se propager.
Personne n’a vu l’avocat de 61 ans,
vers 5 heures 55 du matin,
s’arroser d’essence
et s’immoler par le feu dans Prospect Park.
Personne ne l’a entendu crier quand il est tombé à terre,
ses habits et ses cheveux en flammes,
quand il s’est recourbé en arrière,
qu’il a tendu les bras
et qu’il est mort en inspirant de l’air chauffé à 600°.
Personne n’avait encore trouvé la lettre dans laquelle David Buckel expliquait
les raisons de son geste :
protester contre l’industrie pétrolière et le changement climatique.
Un arbre qui tombe dans la forêt sans que personne ne l’entende
fait quand même du bruit.
Le syndrome de Cotard
Le syndrome de Cotard est une maladie psychique,
la personne qui en souffre croit
qu’elle est déjà morte,
qu’elle n’existe pas,
qu’elle est en train de pourrir ou de se décomposer,
qu’elle n’a plus ni sang ni organes,
pas de membres non plus, pas de bras ou pas de jambes.
Le psychiatre Jules Cotard, qui lui a donné son nom,
l’avait d’abord appelée « délire des négations ».
Récemment, on a observé le cas d’un jeune homme épileptique
frappé deux fois par an de phases délirantes
pendant lesquelles il était fermement convaincu qu’il était mort,
tous les autres aussi,
et même les arbres,
il avertissait tout le monde que la Terre allait être détruite dans les prochaines heures.
Perdre ses jambes
Les chasseurs gwich’in savent lire la glace.
Mais pour la première fois de leur histoire,
la glace, de plus en plus mince, est devenue illisible
et elle les surprend,
la glace se rompt
et souvent ils perdent alors une jambe, ou les deux,
quand ce n’est pas la vie.
Un cercle parfait
Si on se tenait exactement au centre d’un cercle de dynamite parfait
et qu’on le faisait exploser,
on serait en sécurité,
isolé dans le vide, comme dans l’œil du cyclone.
Autour de vous, tout serait pulvérisé,
mais vous, au centre du cercle parfait,
vous resteriez indemne.
400 000 bombes
La chaleur supplémentaire qui s’accumule dans l’atmosphère
à cause de nos émissions de CO2
correspond à la chaleur de 400 000 bombes d’Hiroshima par jour.
Autrement dit quatre bombes par seconde.
Une autre prévision
Cette chaleur, c’est l’énergie
qui attise les tempêtes et les phénomènes météorologiques extrêmes.
« Les tempêtes sont causées par les crimes, anciens et nouveaux, commis par l’homme »,
prédisait il y a mille ans Hildegarde de Bingen.
Elle disait : « Nos œuvres, toutes nos actions
affectent et interagissent avec les éléments,
il y a un lien direct. »
Un espoir radical
Nous ne sommes pas capables d’imaginer
qu’il n’y a pas que les problèmes,
mais aussi les solutions qui peuvent croître exponentiellement.
Un soupir peut arrêter un ouragan,
un chant peut dompter les vagues.
Pas le moindre effet durable
– La différence entre un réchauffement de 1,5° et un réchauffement de 2°,
c’est 80 millions de gens en plus qui seront touchés par la montée des eaux.
– À 1,5°, 315 millions de gens seront victimes de la sécheresse.
– À 2°, 411 millions.
– À 1,5°, 14 % de la population sera touchée par des canicules mortelles.
– À 2°, 37 %.
– À 2°, il y aura 150 millions de morts supplémentaires
rien qu’à cause de la pollution de l’air.
Peut-être que ça a commencé là
Peut-être que ça a commencé
quand nous avons cessé d’être des chasseurs-cueilleurs,
au moment où quelqu’un a dit :
« Je ne vais pas plus loin.
Je vais construire une maison.
Je reste ici.
Je vais faire pousser du blé ou du riz,
je vais cultiver mes terres
à la sueur de mon front. »
Peut-être que ça a commencé à ce moment-là.
Quand un homme a mis une clôture autour de son champ,
qu’il a dit aux autres : maintenant, c’est à moi.
Un dernier mot
Mary Pilon se tient là debout,
elle regarde David Buckel,
c’est un duo sans paroles.
David Buckel s’est tu,
cela fait un moment qu’il a cessé de crier.
Il a laissé une dernière phrase :
« Je suis David Buckel
et je viens de m’immoler par protestation. »
Texte traduit de l’allemand par Jean Torrent.
La création (version concert live) de cette première partie de Forecast, à la Volksbühne de Berlin, en mai 2020, peut être visionnée ici.
Forecast sera donné (en anglais) les 1er et 2 juillet 2023 dans l’ancienne salle plénière du Parlement européen, à Luxembourg, dans le cadre d’une programmation du MUDAM.