Nouvelle

On achève bien les chevaux

Écrivain

Le célèbre roman de McCoy, emblématique de l’anti-rêve américain, paraît originellement en 1935, puis, en France, chez Gallimard (« Blanche »), en 1946, dans la traduction de Marcel Duhamel. Mais en 1953, le maître du roman noir publie « They Shoot Horses, Don’t They? », une première version inédite du roman, dans une anthologie de textes de Hemingway, Chandler, etc., préfacée par Bogart himself. Cette nouvelle n’avait jamais été traduite en français. La voici en primeur de la sortie prochaine du Quarto McCoy dirigé par Benoît Tadié. Traduction par Michael Belano.

C’est bizarre, la façon dont j’ai connu Gloria. Elle aussi essayait de percer dans le cinéma, mais je ne l’ai su que plus tard. Un jour que je marchais dans Melrose Avenue en revenant des studios Paramount, j’ai entendu quelqu’un brailler dans mon dos, « Hé ! Hé ! », alors je me suis retourné, et c’était elle qui accourait dans ma direction en me faisant de grands signes. Je me suis arrêté et j’ai agité la main à mon tour. Lorsqu’elle est parvenue à ma hauteur, hors d’haleine et agacée, je me suis rendu compte que je ne la connaissais pas.

— Saloperie de bus ! a-t-elle lâché.

J’ai tourné la tête et remarqué, un demi-bloc plus loin, l’autobus qui descendait vers Western Avenue.

— Oh, ai-je commenté. J’ai cru que c’était à moi que vous faisiez signe…

— Pourquoi est-ce que je vous aurais fait signe ?

J’ai éclaté de rire.

— Je sais pas… Ça m’est déjà arrivé. Vous allez de mon côté ?

— Tant qu’à faire, autant aller à pied vers Western, a-t-elle répondu. Ce bus…

Et on a commencé à marcher en direction de Western Avenue.

C’est comme ça que tout a commencé et, à présent, ça me paraît bien étrange. Je n’y comprends rien du tout. J’ai tourné et tourné et retourné tout ça dans ma tête et je n’y comprends toujours rien. J’essaie de rendre service à quelqu’un, je lui fais une faveur, et en fin de compte, je me fais tuer.

Prenez le matin où j’ai fait la connaissance de Gloria. Je ne me sentais pas très bien ; j’étais encore un peu malade mais j’avais entendu dire qu’ils cherchaient des figurants pour un film russe à la Paramount. Alors, j’y étais allé parce que j’avais besoin de boulot, mais aussi, parce que si j’étais pris, j’espérais bien qu’un metteur en scène me repérerait et me donnerait ma chance. Une chance sur un million sans doute, mais une chance quand même. Il fallait la saisir, un point c’est tout ; peu importe comme vous vous sentez. Je me suis donc rendu à la Paramount. J’ai passé la matinée à traîner là avec les autres jusqu’à ce qu’un des assistants ne vienne nous annoncer, « Rien pour aujourd’hui », et comme ça je suis reparti. Je marchais sans but précis ; je me baladais simplement quand j’avais entendu brailler Gloria.

On a donc descendu Melrose, faisant connaissance au fil du trajet. En arrivant à l’angle de Western, je savais qu’elle était Gloria Beatty, une figurante qui ne réussissait pas très bien, et elle, elle savait tout de moi. Elle m’a tout de suite plu, alors je lui ai proposé d’aller voir un film, ou de s’asseoir dans un parc. Il y avait un parc tout près.

— Eh bien, j’ai aucune envie de voir un film. Ça m’agace toujours de voir jouer d’autres femmes alors que je sais que je suis aussi bonne qu’elles.

Parfait, j’étais content qu’elle ait opté pour le parc, parce que je peux vivre trois ou quatre jours avec ce que m’auraient coûté deux entrées au cinéma, et qu’en plus, c’était vraiment un joli parc. J’y allais souvent. C’était l’endroit idéal pour s’asseoir et laisser vagabonder son imagination. Le parc n’était pas grand, de la taille d’un bloc, mais le soir, il était toujours calme et sombre, cerné par les palmiers. Ils devaient faire une quinzaine de mètres de hauteur, longs et fins, brutalement échevelés à leur sommet. Ils ressemblaient à une rangée de vieilles filles dignes et élégantes. C’était un endroit magnifique, un endroit irréel. À travers les arbres, on distinguait les ombres trapues des buildings et des appartements, et le ciel tout entier était empourpré par l’enseigne rouge qui brillait au sommet d’un des immeubles. Tous les gens qui passaient par-là avaient aussi le visage rouge, aucun d’entre eux ne donnait l’impression d’aller quelque part, comme des oiseaux aux ailes estropiées.

— C’est charmant, a dit Gloria. Je ne soupçonnais pas l’existence d’un tel endroit.

— C’est vrai. Asseyons-nous.

On s’est assis. L’air était doux, chaud, et au-dessus de nos têtes, la lune chevauchait des lambeaux de nuages. J’adorais ce parc. Il m’inspirait toujours une ambition secrète. Je voulais réussir dans le cinéma, apprendre tout ce qu’il y avait à apprendre, puis, une fois devenu metteur en scène, je tournerais un film entier ici, dans ce parc, sur les gens qui s’y trouvent.

— Même sans avoir de boulot, c’est joli, a dit Gloria. Alors si j’avais du boulot, ce serait le paradis.

— Ça fait longtemps que t’es arrivée à Hollywood ?

— À peu près un an. J’ai tourné dans quatre films. J’aurais pu en faire plus, mais je n’ai pas réussi m’inscrire à Central.

— Ah non ? Bizarre, moi non plus.

À moins d’être inscrit à Central Casting, on avait peu d’opportunités. Les studios appelaient Central, disaient avoir besoin de quatre Suédois, ou de six Grecs, ou d’un couple de gangsters, ou d’une grande duchesse, et Central faisait le nécessaire.

Je voyais bien pourquoi Gloria n’avait pas réussi au cinéma. Elle était blonde, petite, bien habillée et aurait pu paraître séduisante, mais malgré tout je ne l’aurais pas qualifiée de jolie pour autant. Son visage paraissait trop marqué ; n’importe qui aurait compris qu’elle n’avait aucune chance. Mais vous auriez du mal à croire ce que certains sont capables d’endurer pour tourner dans un film.

— La production doit bien faire des choix, a-t-elle dit. Les choses ne peuvent pas aller plus mal.

— Pas de doute, on a vraiment touché le fond. Pourquoi est-ce que t’as décidé de venir à Hollywood ?

Elle est restée assise sans dire un mot pendant une bonne minute, puis elle a relevé la tête pour contempler le ciel.

— Oh, j’en sais rien. J’avais cette envie au fond de moi qu’il fallait que j’assouvisse. Quoi qu’il en soit, ça vaut toujours mieux que la vie que je menais là-bas, chez nous.

Je lui ai demandé d’où elle venait.

— Du Texas. J’étais dans un orphelinat. Je me suis enfuie.

Elle a ri et a tourné les yeux vers moi.

— Je suis toute seule. Personne n’en a rien à fiche de moi.

Je n’ai rien répondu.

— Je songe à laisser tomber le cinéma, a-t-elle dit, mais qu’est-ce que je pourrais faire d’autre ? Je ne peux pas chercher du travail, et je ne retournerai pas dans cet orphelinat. Parfois, j’aimerais avoir le cran de me jeter par la fenêtre, ou sous un tramway…

— Je comprends ce que tu ressens.

— Ce serait tellement bien que quelqu’un invente une pilule qu’il suffirait de prendre pour s’endormir et ne plus jamais se réveiller…

— Je crois que tout le monde a connu ce genre de pensées un jour ou l’autre. C’est plutôt une bonne chose qu’elle n’ait pas été inventée. Il ne resterait plus personne, sinon.

— Si j’en avais le courage, je me tuerais.

— Pourquoi ? Pour une femme, c’est moins difficile de réussir à faire son trou.

Elle m’a fixé, un étrange sourire plein de sagacité sur le visage.

— Je vois ce que tu veux dire. Mais si tu le penses vraiment, tu es cinglé.

— D’accord, mais…

— Écoute. N’essaie pas de mettre ton nez dans mes affaires. Oh, non pas que j’aie plus de scrupules que la plupart des dames de cette industrie, mais c’est difficile, même si t’es une femme. Comment est-ce que tu fais pour t’approcher des gars qui pèsent vraiment ?

— Je crois que t’as raison. Je vais être honnête avec toi, Gloria : je ne crois pas que tu aies beaucoup de chances de réussir.

Je pensais qu’elle allait se fâcher, mais tant pis vu qu’elle était très honnête avec tout le monde, il était temps que quelqu’un lui dise la vérité en face. En fait, elle ne s’est pas fâchée et elle était même d’accord avec moi.

— Peut-être qu’un jour j’aurai ma chance, a-t-elle dit. En attendant, puisqu’on parle franchement, il faut que quelqu’un te dise que tu n’es pas un canon de beauté non plus.

— Oh, je sais. Mon but n’est pas de devenir une star. Je veux travailler dans les studios pour apprendre. Je travaillerais même gratuitement, si j’en avais l’occasion. Je veux apprendre. Je veux devenir metteur en scène. J’aimerais réaliser des films.

— Quel genre de films ?

— Oh, je sais pas trop. Des films sur les gens comme nous. Sur ceux qui vivent dans le noir, dans des petites chambres, qui travaillent à l’usine…

— En attendant, tu crèves de faim.

— Je cherche du boulot, mais le boulot est rare.

— Une amie à moi a essayé de me convaincre de participer à un marathon de danse, sur la jetée, a-t-elle dit. Repas et lit gratuits tant qu’on tient le coup et mille dollars si on gagne.

— Le côté repas gratuit est plutôt alléchant.

— C’est pas tout : un tas de producteurs et de réalisateurs fréquentent les marathons de danse. Il y a toujours la possibilité qu’ils vous repèrent et vous confient un rôle dans un film… Qu’est-ce que t’en dis ?

— Je danse pas très bien…

— Pas grave. Il faut juste rester en mouvement.

— Je crois qu’il vaut mieux pas que j’essaie. J’ai été assez malade et je ne suis pas en forme. Je risque d’avoir du mal.

— Bien sûr que non ! s’est-elle exclamée.

C’est ainsi que l’on s’est inscrits au marathon de danse. Je suis allé voir ma logeuse pour lui dire que j’allais participer à un marathon et que je souhaitais lui laisser mon sac et mes affaires jusqu’à ce que je puisse lui payer tout ce que je lui devais, et elle a accepté. Ça ne lui a pas fait plaisir, mais avait-elle vraiment le choix ?

Le marathon de danse n’était pas aussi drôle qu’on croyait. Ce n’était pas aussi rose que ça en avait l’air. Certes, on était nourris et logés, mais il fallait le mériter. L’épreuve se tenait à l’intérieur d’une grande salle de bal, sur la jetée, dans laquelle on avait installé des gradins sur les côtés ; il y avait trois maîtres de cérémonie et deux petits orchestres. Quarante couples s’étaient inscrits, mais il y en aurait eu au moins une centaine ou plus si les organisateurs n’avaient pas coupé court aux inscriptions. Gloria et moi ne serions pas entrés si l’amie de Gloria n’avait pas glissé un mot en notre faveur à l’un des organisateurs. Elle le connaissait très, très bien.

La première semaine, six couples ont été éliminés. Ils ne tenaient pas le rythme. C’était vraiment pénible. Il fallait danser ou bouger pendant une heure cinquante avant de bénéficier de dix minutes de pause pendant lesquelles on avait le droit de dormir. Mais durant ces dix minutes, il fallait aussi faire tout le reste : soigner ses pieds, se raser, manger, etc.

La première semaine a été la plus difficile. Les spectateurs n’étaient pas nombreux, les participants avaient tous les pieds et les jambes gonflés, et on entendait sans discontinuer le martèlement de l’océan au-dehors. Ça n’aidait pas. Au cours de cette première semaine, j’ai perdu connaissance deux fois, et ils m’ont rapidement emporté dans les vestiaires des hommes pour me déshabiller et me plonger dans un grand bac d’eau glacée préparé pour ce type d’urgences. Si l’ammoniac et les sels ne vous réveillent pas, ils vous balancent dans l’eau glacée. Vous avez droit à sept minutes, sinon, vous êtes disqualifié. La seconde fois que je suis tombé dans les pommes, j’ai failli être disqualifié du marathon et de la vie tout court. Je ne pèse pas bien lourd, et quand ils m’ont jeté dans l’eau, ma tête a heurté un bloc de glace qui flottait.

Après la première semaine, les spectateurs ont commencé à affluer. Ils venaient de partout – Hollywood, Los Angeles, Santa Monica, Pasadena, Glendale –, et parfois d’aussi loin que San Diego. Ce qui est drôle avec les marathons de danse, c’est que ça faisait l’effet d’une maladie contagieuse. J’ai observé les gens qui venaient nous voir, et quand ils s’asseyaient, on pouvait lire la jalousie sur leur visage. Ils auraient aimé être à notre place. Il y avait cette vieille dame qui restait des jours entiers. Elle apportait sa couverture de l’armée, l’enroulait autour de ses épaules, et s’endormait dans son siège – elle déjeunait dans une cafétéria du bâtiment. Gloria lui avait parlé, elle lui avait déclaré que si elle avait été plus jeune, elle aurait aimé participer au prochain marathon.

— Elle est folle, j’ai dit à Gloria.

— Tout le monde est fou.

— Non, mais regarde ces gens. La plupart d’entre eux ont un boulot, une maison, un salaire. Pourtant ils nous jalousent. Pourquoi ?

— Tout le monde est fou, a dit Gloria.

La deuxième semaine, seulement quatre couples ont été éliminés, et la troisième, aucun. Chaque soir, la salle était bondée mais il ne se passait pas grand-chose sur la piste. Plus personne ne s’évanouissait ni rien : les participants s’étaient habitués au rythme. Les spectateurs ont commencé à réclamer de l’action. Ils aimaient nous voir tomber d’épuisement, alors les organisateurs ont décidé de prendre les choses en main.

C’est comme ça qu’a commencé le derby. Un grand ovale a été peint sur le parquet et chaque soir, les concurrents devaient tourner autour en marchant le plus vite possible. Il fallait marcher : interdit de courir. Les tours étaient décomptés, et le couple qui avait fait le moins de tours était éliminé. De quoi garantir de l’action.

Le derby était sans conteste une épreuve brutale. Ça faisait déjà trois semaines qu’on concourait, on était exténués et agacés, alors cette nouvelle épreuve, chaque soir, ça a été la goutte d’eau. Je maudissais tous les gens qui venaient nous voir. Vous ne pouvez pas imaginer à quoi ça ressemblait. J’étais tellement à bout…  Une nuit, j’ai rêvé que mes pieds se prenaient dans une crevasse et que quelqu’un m’attachait une corde autour du cou, je me suis réveillé au moment où j’allais être écartelé entre les deux.

— Bon sang, a dit Gloria. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Barrons-nous d’ici. Laissons tomber la course de ce soir. J’en peux plus.

Je savais que même si elle se sentait mal, elle irait mieux dans trois ou quatre jours.

— Il faut qu’on s’accroche, j’ai dit. C’est peut-être notre jour de chance. On paie le prix fort, mais on décrochera peut-être la timbale.

— Foutaises.

C’était dur, certes, mais je crois aussi qu’on manquait de perspectives. C’est alors qu’un des organisateurs est venu nous annoncer qu’un gros studio allait réaliser un film intitulé Le Marathon de danse, et que le scénariste et le réalisateur seraient présents pour choisir quelques concurrents qui joueraient dans le film, de quoi nous donner envie d’y mettre encore plus de peps.

— Allons-y, j’ai dit à Gloria, et montrons à cette bande d’incompétents où ils ont atterri. Montrons à ces gens qui a le plus de peps.

Gloria et moi avons fait de notre mieux ce soir-là, mais ça n’était pas terrible. Je crois qu’on en a trop fait. D’abord, je me suis écroulé, si bien qu’elle a dû me tirer par la ceinture et me coller des baffes pour me réveiller ; puis c’est elle qui s’est écroulée, et ç’a été à mon tour de lui coller des baffes. Certains participants étaient des vieux briscards qui arrivaient à dormir sur l’épaule de leur partenaire sans s’arrêter de bouger ; Gloria et moi, non. Ce soir-là, tout le monde a mis un coup de collier…  et on a découvert plus tard que le scénariste et le réalisateur ne travaillaient même pas dans le cinéma. C’est fou, ce dont certains sont capables juste pour voir un spectacle sans payer.

Après cet épisode, Gloria est devenue encore plus déprimée, encore plus morbide. Pendant un temps, j’avais cru qu’elle avait mis de côté ses problèmes ; c’était vraiment un autre monde, cette salle dans laquelle on oubliait même à quoi ressemblait le soleil, quel bruit faisaient les automobiles et les tramways. Et puis soudain, quelque chose a cédé en elle. Elle s’est mise à s’apitoyer sur son sort, elle ne pouvait plus se sortir cette histoire d’orphelinat du crâne. Elle n’avait jamais connu sa mère ni son père, ni même aucune figure maternelle ou paternelle ; elle disait n’avoir jamais rencontré quelqu’un de bien. Moi non plus, mais je n’ai rien dit.

Gloria ne comprenait pas pourquoi elle était venue au monde. Elle avait pour habitude d’insulter père et mère au point que, j’en étais sûr, les spectateurs pouvaient l’entendre. Elle parlait sans cesse de mourir : il ne devait pas s’écouler une journée, ou même une heure, sans qu’elle demande à Dieu de l’achever. Elle clamait qu’elle serait plus heureuse morte, qu’elle n’était bonne à rien. Une fois, elle m’a dit : « Quand une fille en arrive au point où même un marin ou un routier n’a plus envie de la culbuter, il est temps de rendre les armes. » Puis elle répétait : « Il est trop tard pour moi, et si je continue à vivre, je vais finir par gâcher la vie de quelqu’un ou mettre au monde un gosse comme mes parents l’ont fait avec moi. Je déteste tout le monde, mais quand même pas à ce point. Je ne voudrais pas faire venir au monde un gosse. Chaque enfant a le droit d’avoir une chance de se battre, or si c’est moi sa mère, il ne l’aura même pas. Il devrait exister une loi pour interdire aux pauvres d’avoir des gosses. J’aimerais être morte. »

Elle me tapait tellement sur les nerfs que j’ai fini par lui demander pourquoi elle ne se butait pas elle-même.

— J’en ai pas le courage, a-t-elle dit.

Elle ne croyait en rien ni en personne. Je n’arrêtais pas de lui dire de tenir bon, sans quoi on allait être éliminés. Elle ne m’écoutait pas. Ce soir-là, on a été éliminés.

Un quart d’heure avant le début du derby, elle a perdu ses moyens. C’était déjà arrivé auparavant, et on avait réussi à régler ça, mais cette fois, j’ai su que c’était fichu. Son esprit, ou en tout cas ce qui lui en restait, s’était brisé. Je l’avais senti se briser aussi nettement que si j’avais rompu un bâton de mes propres mains. Cette fois, elle avait décidé que c’était la fin.

Malgré tout, je lui ai servi un discours plein d’entrain et je l’ai traînée derrière moi. Peine perdue. Elle restait pliée en deux, alors l’infirmière et les deux soigneurs l’ont précipitée vers le centre de la piste, où était installé un lit, et j’ai continué à tourner, seul. J’étais capable de m’en sortir : quand son ou sa partenaire était à l’infirmerie, il fallait faire deux tours pour en valider un. Je les voyais s’affairer autour de Gloria allongée dans le lit de camp, frictionner ses pieds et ses jambes, lui faire sentir des sels.

Elle ne bougeait pas, j’ai commencé à avoir peur. Je savais que c’était fichu, d’accord. On avait droit qu’à deux minutes pour recouvrer ses esprits lors du derby. L’un des arbitres de la piste m’a rattrapé en essayant de me parler, mais les spectateurs criaient tellement que je l’entendais à peine. On leur servait ce qu’ils aimaient.

— Je crois qu’elle ne reviendra pas, m’a-t-il glissé à l’oreille.

J’ai continué de marcher à toute vitesse, sans répondre. J’étais moi-même chancelant ; les lumières semblaient flotter et les pâles visages des gens ondoyaient comme dans une mer de cendres.

— Trente secondes, hurla le maître de cérémonie dans le micro.

Je ne disais rien. J’avais l’impression de me tenir debout, immobile, mes jambes pompant de haut en bas sans m’emmener nulle part. La dernière chose dont je me souviens, c’est de me dire que j’allais m’effondrer, et qu’il valait mieux m’éloigner de la balustrade sous peine d’y laisser quelques dents…

Je suis revenu à moi dans le vestiaire. L’un des masseurs qui s’occupaient de mes jambes a dit :

— Pas de chance.

J’étais allongé là, les yeux au plafond, à me sentir grand parce que j’étais étiré à fond.

— Tu dois y retourner pour officialiser ta disqualification, a-t-il dit.

— Où est Gloria ?

— Elle va bien. Comment tu te sens ?

— Je me sens bien.

Il m’a raccompagné dans la salle. Le derby était terminé. Tout le monde a applaudi quand on est arrivés sur la piste. Le maître de cérémonie m’a assis sur une chaise, Gloria était à côté de moi sur une autre, et il s’est lancé dans un discours arguant combien on était courageux, combien tout le monde était désolé que nous soyons éliminés. Il nous a officiellement annoncé notre disqualification et a demandé au public de nous applaudir tandis qu’on redescendait sur la piste. Ce que les gens ont fait. Gloria les a maudits avant de se mettre à pleurer.

— Hé, ne pleure pas, j’ai dit. Au moins, maintenant, on va pouvoir dormir.

— Je ne veux pas dormir. Je ne veux plus jamais dormir. Combien d’argent est-ce qu’on a ?

J’avais à peu près vingt dollars. Pendant les sprints et les différentes épreuves, les spectateurs jetaient de l’argent sur la piste, que les participants se partageaient. La moitié des vingt dollars appartenait à Gloria.

— À peu près vingt dollars, j’ai dit.

— Super.

On était en train de plier bagages lorsqu’un des organisateurs est revenu. Il s’appelait Colter et avait été très sympathique avec nous.

— Je suis désolé, les enfants, a-t-il dit.

— De quoi êtes-vous désolé ? a demandé Gloria. Vous n’y êtes pour rien.

— Je sais, a dit Colter. Mais c’est dur pour vous deux, alors j’ai pensé que vous accepteriez peut-être ceci…

Et il m’a tendu un billet de dix dollars. Je l’ai pris en le remerciant. Nous avions désormais trente dollars.

— Vous devriez rester dormir ici encore un ou deux jours, comme ça l’infirmière pourra garder un œil sur vous, a proposé Colter. Vous ne risquez pas de dormir trop longtemps, on vous réveillera toutes les heures pour vous faire faire un tour. Il faut y aller petit à petit…

— Oh, a dit Gloria, c’est d’accord.

— Oui, j’ai dit, c’est d’accord.

Il nous a salués, et on a filé. On est sortis par la porte de derrière qui donnait directement sur la jetée. La soirée était déjà bien avancée mais quelques pêcheurs traînaient encore le long du garde-fou. On s’est assis sur un banc, à contempler l’océan. Santa Monica était sur notre droite, et plus loin, c’était Malibu, là où vivaient les stars de cinéma. C’était une nuit sans lune. Une ligne irrégulière d’écume blanche délimitait le rivage. La mer montait.

— Qu’est-ce que tu comptes faire, maintenant ? me demanda Gloria.

— Aucune idée. Trouver du boulot, je pense. J’aimerais aussi réussir à intégrer les listes de Central. Et toi, tu comptes faire quoi ?

— Je vais t’étonner. Dis, si je te confie quelque chose, tu promets de ne pas me prendre pour une folle ?

— Vas-y.

— J’ai pris la décision de mourir.

Ce genre de discussion ne me surprenait plus. Ça faisait désormais des mois que je n’entendais que ça.

— Je suis décidée, a-t-elle dit. Et vu que je n’ai pas le courage de le faire, c’est toi qui vas le faire.

Cela m’a fait rire.

— Donne-moi une bonne raison de continuer à vivre, a-t-elle dit.

— On a trente dollars.

— Et quand ils auront été dépensés, on sera de retour au point de départ. De retour sur le même bon vieux manège. Je n’en peux plus. T’as jamais pensé à te suicider ?

Je lui ai répondu que si, très souvent.

— Nous y voilà. Tout le monde y a pensé. Je suis une inadaptée…

Je n’avais pas envie d’écouter ça, mais elle a poursuivi.

— Oui, je suis une inadaptée, et personne ne le sait mieux que moi. Je n’ai rien à offrir. Je ne suis pas à ma place, ici.

— Tu peux toujours te marier, ai-je dit.

— C’est ça. Sans doute, oui. Mais avec qui ? Un homme riche ne voudrait pas de moi, et je ne compte pas me marier avec un balayeur pour me retrouver coincée dans un appartement de deux mètres sur quatre, à élever un gosse qui finira au pénitencier. Comme l’ont fait mes parents.

— Comment tu sais que c’est ce qu’ils ont fait ?

Elle m’avait raconté qu’elle ne se souvenait même plus d’eux.

— J’ai grandi dans un orphelinat, non ?

Je n’avais rien à répondre à ça.

— Bref, c’est le terminus, a-t-elle dit. Rends-moi service et tue-moi.

— Qu’est-ce qui va m’arriver ?

— Je ne sais pas. On va probablement te pendre.

— Ce n’est pas une perspective très alléchante.

— Oh que si. Tu as toi-même admis avoir souvent pensé à mourir. C’est juste que tu es comme moi, tu n’en as pas le courage. Donc si tu me tues, la justice te tuera, et aucun de nous n’aura eu à se tuer. C’est simple. Et une fois dans l’autre monde, on pourra se payer leur tête.

Je l’ai regardée. Elle farfouillait dans son sac. Elle en a sorti un petit pistolet. C’est là que j’ai compris qu’elle était sérieuse. Elle avait raison, en plus ; je devais bien l’admettre. Elle n’avait aucun moyen de subsistance. Elle était déjà partie physiquement, mentalement et spirituellement. Sa vie n’avait été qu’un enfer d’aussi loin qu’elle s’en souvenait, et rien n’allait changer.

Je crois qu’on raconte beaucoup de bêtises sur les gens qui réussissent à changer leur destinée. À la naissance, on est lancé sur des rails dont on ne peut jamais dévier. Exactement comme un poisson. Un poisson est un poisson quand il naît, et c’est toujours un poisson quand il meurt. Même en se concentrant très fort, il n’est pas près de devenir un poulpe, pas vrai ? Je me rappelle un jour, quand j’étais gamin à la ferme, où mon grand-père était en train de labourer lorsque son cheval s’est pris le pied dans un nid de serpent et s’est cassé la jambe. Le cheval n’était plus bon à rien. Mon grand-père a dû l’achever. J’avais trouvé ça horrible, mais mon grand-père m’avait expliqué que c’était la meilleure chose à faire. Il avait tiré le pauvre cheval de son malheur. Mon grand-père avait dit que ç’aurait été un crime de le laisser vivre.

Lorsque Gloria m’a tendu le pistolet, je l’ai pris.

— Tue-moi, a-t-elle dit.

— D’accord. Où ?

— Ici, a-t-elle dit en pointant sa tête du doigt.

— D’accord. Dis-moi quand.

— Maintenant.

— Une seconde, j’ai dit. Et l’argent, j’en fais quoi ?

— Achète-moi des fleurs. Des gardénias.

— D’accord.

— Vas-y.

Alors j’ai tiré.

J’ai entendu la balle la frapper, l’éclair du coup de feu a illuminé son visage et j’ai vu qu’elle souriait. Un sourire comme je n’en avais encore jamais vu. Puis un petit point rouge est apparu sur sa tempe et elle a toussé et s’est affaissée sans un mot. À moins qu’elle ait parlé, je ne sais pas. Ses lèvres ont bougé, mais je ne peux pas en être certain.

Deux hommes en train de pécher ont accouru et m’ont pris le pistolet ; j’ai entendu quelqu’un crier qu’il fallait appeler une ambulance. Rapidement, une foule s’est formée, et quant au marathon de danse ils ont entendu dire qu’il y avait eu des coups de feu dehors, ils sont tous sortis. Des sirènes ont retenti et deux véhicules ont foncé sur la jetée, effrayant la foule. Une ambulance et une voiture de police. L’un des policiers a regardé Gloria.

— En pleine tête, a-t-il dit.

L’autre m’a attrapé par le bras.

— Bon, tu l’as tuée.

— Je sais.

— Pourquoi t’as fait ça ?

— Elle m’a demandé de le faire. Je lui rendais service.

— Eh bien, en voilà une ordure serviable, a-t-il dit en me poussant dans la voiture.

Ils m’ont emmené au commissariat et fouillé, mais je n’avais rien sur moi hormis l’argent. Presque trente dollars. J’ai demandé au sergent de les prendre et de veiller à ce que quelqu’un achète des gardénias pour Gloria.

— Tu ferais mieux de les garder pour te payer un avocat, a-t-il dit.

— Je ne veux pas d’avocat. Je veux lui acheter des gardénias.

— Vingt-neuf dollars de gardénias ?

— Oui.

— Je le ferai si tu me dis la vérité. Pourquoi tu as tué cette dame ?

— Je ne sais pas, j’ai dit. On achève bien les chevaux, non ?

 

« They Shoot Horses, Don’t They? », The Fourth Round: Stories for Men, éd. Charles Grayson, New York, Henry Holt & Co, 1953 © Horace McCoy, 1953. Copyright renewed © 1981 by the Estate of Horace McCoy.

Traduit de l’anglais par Michael Belano. Reproduit dans Horace McCoy, Romans noirs, coll. « Quarto », © Éditions Gallimard, 2023, pour la traduction française.

En librairie le 23 mars.

 


Horace McCoy

Écrivain, Scénariste

Rayonnages

FictionsNouvelle