Poésie

La guerre

Ecrivain

Il y a 5 ans jour pour jour, AOC publiait « Tueurs ». Le poète Jean-Michel Espitallier nous avait alors confié ce texte, où il décrivait sans les commenter des scènes d’exactions à partir de leurs vidéos, photos, témoignages, et qui allait devenir son livre Tueurs, publié en 2022. Dans lequel, comme l’a écrit Bertrand Leclair dans nos colonnes, il « pousse la poésie dans ses plus sombres retranchements objectivistes ». Son exploration de l’objet « guerre » continue, au plus près du réel, du côté des victimes et des témoins, et de la forme en vers.

Alors que j’étais immergé dans mon travail préparatoire pour Tueurs (Éditions Inculte, 2022), je tombai de temps en temps sur des témoignages de victimes ou d’autres acteurs de la guerre (soldats du rang, secouristes, médecins, reporters, etc.), témoignages qui, par leur force documentaire, leur effet de vérité, parfois leur puissance émotionnelle, me paraissaient particulièrement pertinents pour décrire des situations de guerre. Je décidai de les retranscrire, à part, en m’interdisant bien entendu de les inclure dans le livre puisque celui-ci n’interroge que le point de vue des tueurs et, de fait, ne restitue que leurs paroles. Au fil du temps, cette masse documentaire, issue, comme pour Tueurs, d’à peu près tous les grands conflits des XXe et XXIe siècles, est devenue si importante que j’ai commencé à entrevoir ce qu’elle pourrait avoir de signifiant afin d’approcher sous un autre angle, et plus totalement, la question de la guerre, de déplacer la perspective pour en saisir la réalité avec plus d’acuité et poursuivre ainsi mon travail d’élucidation (c’est-à-dire de démystification d’une guerre « fraîche et joyeuse », « chirurgicale » et même exclusivement res militaris). M’interroger encore sur cet objet innommable qu’est l’ultraviolence guerrière et sa déshumanisation.

Mais comment changer la focale, comment réécrire ces récits pour leur donner plus de tranchant, comment les importer dans un travail d’écriture, un travail de poésie, sans détériorer, par ma subjectivité, c’est-à-dire par des effets de style, la parole dite, sans trahir les témoignages, sans paraphraser les témoins, sans faire offense aux victimes ? Me souvenant que, comme l’écrit si justement Jean-Christophe Bailly, le vers c’est de la « prose coupée », je me mis à déchirer ces textes en vers afin de voir ce que cette opération pouvait produire d’intensité supérieure et, peut-être, de frôlement au plus près du réel. Je coupai donc dans les proses, en vers courts, provoquant instantanément un ralentissement des récits au gré d’une distribution nouvelle de ces bribes de langues désormais morcelées, dans un geste objectiviste semblable au geste du Reznikoff d’Holocauste. La nouvelle architecture et la nouvelle motricité de ces textes ainsi découpés en petites unités métriques apportent instantanément à ces paroles une violence beaucoup plus perceptible que dans les proses originelles mais aussi une dimension documentaire brute, voire brutale, permettant à ces squelettes de langues, éclairés au scialytique, une plus intime proximité avec l’effroyable expérience vécue de la guerre.

 

Poème n° 1
Anonyme, Ex-Yougoslavie

Un soldat s’est approché
Et a pointé
Le canon
De son arme
Sur la nuque de
Mon mari.
Il l’a emmené vers les champs
De maïs.
À ce moment-là,
Je ne ressentais
Plus rien. Je n’avais
Pas peur,
Je n’étais
Pas triste,
J’étais complètement
Vidée.
Je n’ai
Rien dit.
Je suis montée
Dans le bus
Comme un robot et
Nous sommes partis.
C’est seulement
Au moment

Le chauffeur
A mis
De la musique
Que j’ai senti
La révolte
Monter
En moi.

 

Poème n° 2
Anonyme, camp de Lipowa 7, Gouvernement général de Pologne

La nuit
On nous a fait
Sortir
Des baraques,
À moitié nus et
Pieds nus.
Il a fallu
Qu’on reste
Un long moment
Dans la neige,
À plat ventre
Sur le sol
Couverts de neige.
Ils nous ont battus.
Puis on nous a ordonné
De rentrer
Dans nos baraques
En courant,
Et pendant
Qu’on courait,
Ils nous battaient
Et
Lâchaient
Leurs chiens.

 

Poème n° 3
Combattant de l’Armée syrienne libre, Syrie

Les soldats nous accueillaient
Au cours de ce qu’ils appelaient
La « welcome party ».
On était jetés
Sur le sol
Et ils se mettaient
À nous frapper
Avec tout un tas de
Choses :
Câbles électriques d’où sortaient
À l’extrémité
Les fils de cuivre,
Petits crochets pour nous arracher
La peau,
Barres
De métal,
Tuyaux
En plastique,
Lanières de caoutchouc
Découpées
Dans des pneus,
Qui faisaient un bruit particulier,
Comme
Une petite explosion.
La plupart du temps,
J’avais les yeux bandés
Mais j’essayais de
Voir
Quelque chose.
Tout ce que je pouvais voir
C’était
Du sang,
Le mien,
Celui des autres.
Dès le premier coup,
On perdait tous nos repères.
La douleur
Venait ensuite.

 

Poème n° 4
Annick Castel-Pailler, guerre d’Algérie

Quelqu’un
Est entré,
A plaqué
Un journal contre
L’ampoule,
J’ai essayé
D’appeler,
Il
M’a menacée encore plus,
Il
M’a empêché de
Continuer à crier,
Il
M’a dit que
Si je continuais à crier
Tous
Ses camarades
Viendraient
Les uns
Après
Les autres,
Et puis
J’étais
D’une extrême faiblesse
Après presque trois semaines
Passées
Dans cette horreur,
Je n’avais
Plus de force,
Je ne pouvais pas
Me débattre contre
Lui,
Alors
Bêtement
Je
Lui
Ai dit que
J’étais mariée, que
J’avais
Une petite fille,
J’essayais, vraiment stupidement,
J’essayais de faire en sorte qu’
Il ait, qu’
Il ait
Un brin
De conscience,
De sentiment, comme si…
Et voilà. Et puis
Après
Il
Est reparti, et
Il
Est allé
Se vanter
Auprès
Des CRS.

 

Poème n° 5
Prisonnier serbe, camp de Čelebići, Ex-Yougoslavie

C’est Esad Landzo
Qui m’a fait
Sortir.
Il m’a donné des coups dans
Les côtes,
Le ventre,
La hanche,
Les dents,
Il en est tombé
Quelques-unes.
Alors il m’a dit :
« Tu préfères que je tue
Qui ?
Tes deux fils ou
Toi ? »
J’ai répondu :
« Tue-moi. »
Il m’a ordonné
De
M’allonger.
Je l’ai fait,
Il a ouvert
Un flacon et
M’a aspergé
La
Jambe
Droite.
C’était
De l’essence,
Je l’ai sentie et
Il a mis
Le feu
Avec
Un briquet
Ou
Une allumette.
C’est lui qui
Nous emmenait
Pisser.
Les uns pissaient et
Les autres
Devaient boire
Cette pisse.
Je suis
L’un de ceux
Qui ont bu
La pisse
Des autres.
Je me souviens des deux frères
Vaso et Veseljko Dordić.
Ils ont dû,
Excusez-moi,
Se sucer
Mutuellement
Les organes sexuels.
Sous nos yeux
À tous,
Dans
Le hangar.

 

Poème n° 6
Hal Kushner, marine, Vietnam

On n’avait rien à manger,
Ça nous rendait fous.
Un jour on a vu
Le chat
Du commandant du camp
Qui se promenait
En liberté,
Dans le camp.
On a attrapé
Le chat,
On l’a tué,
On lui a coupé la tête
Et les pattes
Et il nous restait son corps
D’environ
Un kilo.
Un garde est arrivé
Pour inspecter les lieux
Et il a vu une des pattes
Qu’on avait mal enterrée.
Il a immédiatement compris
Que c’était
Le chat
Du commandant
Et a demandé qui avait fait
Ça.
On a été deux
À se dénoncer
Comme meneurs
Et on a été
Frappés
Très durement.
Ensuite ils m’ont attaché
Très solidement
Avec le corps
Du chat
Autour du cou,
Et m’ont laissé ainsi
Attaché
Contre un bâtiment
Toute la journée.
L’autre meneur
Qui avait été passé
À tabac
Est mort
Quelques jours plus tard.
Mais pour moi,
Le pire c’était
De n’avoir pas pu
Manger
Le chat.

 

Poème n° 7
Martin Almada, Paraguay

D’abord,
Ils m’ont brûlé
Les yeux,
Avec des lumières
Très fortes
Et
Des chocs électriques
Aux testicules
C’était des méthodes que
Les États-Unis
Avaient créées
Au Paraguay
On m’a arraché les ongles
Aussi,
Ça a commencé par là.
Ils enregistraient
Mes cris et appelaient
Ma femme
Au téléphone
Pour lui faire écouter.
Ma femme a cru
Qu’ils m’avaient
Coupé la langue aussi.
Au bout de dix jours
Ils ont appelé ma femme
Pour
Lui dire que
Le maître subversif
Était mort et qu’il fallait
Venir récupérer
Son corps.
Et elle a fait
Une crise cardiaque
Et la police m’a dit
Qu’elle s’était
Suicidée.

 

Poème n° 8
Ali Al-Kaissi, prison d’Abou-Ghraib, Irak

Encore aujourd’hui,
Je ne peux pas
Me laver
Dans ma salle de bain
Parce que
Je repense
Aux tortures
Par
L’eau.

 

Poème n° 9
Ancilla, Rwanda

Mon mari était
Tutsi
Moi je suis
Hutu
Mon mari m’a convaincue
De retourner
Chez mes parents.
Il m’a dit :
« C’est nous qu’ils
Cherchent,
Ils veulent
Nous tuer,
Fuis avec
Les enfants,
Essaie de
Les sauver. »
Mon mari et mon beau-père
Se sont enfuis
De leur côté.
Je suis partie
Avec mes cinq enfants et
Ma belle-mère.
Nous avons passé
La nuit
Chez
Quelqu’un
Mais les gens ont commencé
À rôder
Autour
De la maison
En disant que cette personne
Cachait
Des Tutsis
Ma belle-mère m’a dit:
« La situation devient
Grave,
Prends les enfants et
Va
Chez tes parents. »
Je me suis d’abord rendue
Chez ma tante
Mais quand le mari de ma tante
M’a vue,
Il s’est écrié :
« Mon Dieu, ces enfants vont se faire
Tuer,
Il vaut mieux que tu ailles
Chez tes parents. »
Mes parents s’étaient
Enfuis,
Les tueurs les recherchaient parce que
Mon frère était marié
Avec une Tutsi.
Je me suis quand même installée
Chez eux
Puis
Les gens qui traquaient
Les Tutsis sont arrivés.
Ils m’ont dit:
« Femme, que fais-tu
Avec ces enfants ? »
Je n’ai rien répondu.
« Tu t’es enfuie
Avec eux et c’est eux
Que nous cherchons.
Tue-les. »
J’étais
Consternée.
Ils m’ont laissée là,
Ils n’ont rien fait.
Je ne peux pas dire
Que c’est eux
Qui ont tué
Mes enfants.
C’est moi
Qui les ai
Tués.
Je me suis rappelée que mes parents
Cultivaient
Des légumes
Et qu’ils devaient avoir
Des pesticides.
J’ai cassé le cadenas, où on les conservait.
J’ai pris un flacon
De pesticide,
Je l’ai fait boire
À mes enfants
Sans le diluer.
Ils
L’ont
Bu.

 

Poème n° 10
Anonyme, Syrie

À cette époque,
Il y avait en moyenne
Un mort par jour
Dans la cellule.
On enroulait le corps
Dans une couverture
Et on le laissait
À côté de la porte.
Quand le gardien
Arrivait
Le matin,
Le responsable de cellule devait dire :
« C’est prêt, Monsieur ! »
Alors, le gardien disait
« Vous avez une carcasse ? »
Et le responsable répondait
De nouveau :
« C’est prêt, Monsieur ! »
Alors ils enlevaient
Le corps.
Chaque matin
Quand les gardiens débarquaient
Dans l’aile du bâtiment
Où se trouvait
Ma cellule,
Ils demandaient
Combien il y avait
De carcasses.
Cellule numéro un, combien
De carcasses ?
Cellule numéro deux, combien
De carcasses ?
Etc.

 

Poème n° 11
Anonyme, marine, Vietnam

Il y avait des soldats pulvérisés,
Littéralement.
On trouvait une chaussure
Avec une jambe dedans.
Etait-ce une jambe blanche
Ou noire ?
Qui était le marine qui était
Là ?
On essayait de s’en souvenir
Pour l’étiqueter et la mettre
Dans un sac mortuaire.
Et c’est ce qui était
Renvoyé
Au pays
Avec le nom d’untel
Ou untel.
Mais parfois on n’était même pas sûr,
Le corps avait été atomisé,
Il ne restait qu’un pied
Ou un morceau
De bras.

 

Poème n° 12
Ekatarina, Boutcha, Ukraine

Ils
m’ont demandé
De m’agenouiller puis
Ils
M’ont dit :
« Ta fille est
Très belle ».
Je les ai suppliés
De ne pas
La toucher, je leur
Ai dit : « Faites
Tout ce que vous voulez
Avec moi, mais
Ne la touchez pas. »
Ils
M’ont forcé à
Leur faire
Des fellations, ça n’en
Finissait pas,
Ils
Défilaient comme un
Tapis roulant. Il était
Impossible
De
Les
Contredire sinon
Ils
Tiraient en l’air,
Entre
Nos jambes.
Je leur rappelais qu’
Ils
Avaient
Une famille,
Des enfants, mais
Ça ne
Les
Calmait
Pas.
Tous les jours
Ils
Venaient me
Violer,
Tous les jours, même lorsque
J’avais
Mes règles.
Ils
S’y mettaient
À plusieurs. Je crois que
seuls mes yeux
Et
Mes oreilles n’ont pas été
Violés.
Ils
Menaçaient de
Détruire le quartier, de
Tuer tout le monde,
Mes voisins,
Ma fille.
Je savais qu’
Ils
Avaient déjà
Tué beaucoup
De mes voisins, et qu’
Ils
Pouvaient
Tuer n’importe qui,
Enfants,
Grand-mères,
Animal, tout ça
C’était du pareil
Au même.
Ils
Me demandaient
Où il y avait
Des jeunes, je leur disais que
Tout le monde
Avait quitté la ville.
Ils
Me disaient que, oui,
lls
Avaient tué
Et violé
Des jeunes
Et des enfants.
Moi je tentais de
Les
Implorer,
Qu’on était un même peuple,
Qu’il y avait eu
L’Union soviétique.
Ils
Disaient que leur vie était
Horrible,
Là où
Ils
Vivaient. Alors
Je leur disais : « Vous pourrez revenir
Ici, mais
Maintenant ne touchez à personne,
Cessez
De
Tuer. » Parfois
Ça marchait et puis
Tout à coup
Leur regard tournait,
Ils
Redevenaient
Fous,
Ils
Étaient
Totalement
Imprévisibles.
J’avais l’impression que
Je n’avais pas devant moi
Des soldats mais
Des gens échappés
D’un hôpital
Psychiatrique
À qui
On avait donné
Des armes et
Qu’on avait envoyés
Faire
La guerre.


Jean-Michel Espitallier

Ecrivain, Poète

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