Nouvelle

Évaporée

Écrivain

Les jōhatsus : on appelle ainsi ceux qui, au Japon, semble-t-il pour fuir une dette, une responsabilité, un danger, disparaissent volontairement de la vie sociale, se dissipent dans ses marges. Sans doute abandonnent-ils ainsi ceux qui les aiment dans un étrange deuil. Benjamin Hoffmann, qui a publié il y a un an un roman sur L’Île de la Sentinelle (Gallimard), travaille en ce moment sur le sujet des « évaporés » et en a écrit une nouvelle proche de l’imaginaire des animés et de Murakami.

Il existe au Japon, dans les quartiers marginaux des villes tentaculaires, des individus vieillissants qui laissent doucement grandir la distance avec leur nom.

Celui qu’ils portent désormais, ils le déclinent comme une leçon apprise, comme un document tendu aux autorités avec une inclination de la tête ; mais celui qu’ils gardent au fond du cœur, ils ne le prononcent jamais, ou bien très rarement et pour eux seuls ; jusqu’au jour où il s’évanouit comme une inscription sur la roche que le passage du temps a effacée. C’est alors qu’un processus amorcé plusieurs décennies auparavant rejoint son terme. La trace de leur vie passée a disparu de la dernière mémoire au monde qui la retenait : ils se sont évaporés.

On les appelle les jōhatsus. C’est un mot japonais (蒸発) qui signifie : « évaporation ». Ceux qu’il désigne vivaient autrefois à Matsumoto, dans les Alpes japonaises ; ou bien à Sapporo, au nord, sur l’île d’Hokkaido. Ils avaient des parents et un frère, une petite fille et un mari ; ils avaient des collègues et des amis ; et un matin sans prévenir, glissant au long des murs que l’aube illuminait à peine, avec au bout du bras une valise contenant leurs effets personnels et peut-être, une ou deux photographies, ils sont montés dans le premier train qui sortait de leur ville. Leurs raisons à cela étaient diverses et parfois, on ne les comprenait que plus tard ; peut-être même qu’on ne les comprenait jamais vraiment, qu’eux-mêmes demeuraient incapables de nommer les raisons de leur geste. On racontait juste que l’un n’arrivait plus à payer ses dettes ; que l’autre avait perdu son emploi ; qu’une autre fuyait un mari violent ; ou bien qu’une responsabilité, une faute étaient trop lourdes à porter. Combien sont-ils ? Cent mille par an, si l’on en croit certaines études ; plus de cinq cent mille, d’après d’autres calculs. Comment être sûr ? Pour un citoyen dont la disparition est signalée, deux et plus s’évaporent en silence.

Sur Internet, les articles se multiplient pour expliquer leur décision. La société nippone serait étouffante ; les journées de travail interminables, poussant au karoshi – la mort par épuisement – jusqu’à dix mille employés par an. Quant à l’échec, il serait intolérable pour ceux qui l’ont subi : un examen raté, un licenciement et la fuite leur apparaît soudain comme l’unique solution. En vérité, ce ne sont pas les causes sociales de ces disparitions qui sont exceptionnelles mais la possibilité concrète de les mener à bien. La mine grisâtre, le regard glissant sur les panneaux publicitaires et leurs fragments d’ailleurs luxueux, les usagers des métros à New York et Berlin songent aussi souvent à s’enfuir que leurs homologues d’Osaka et Tokyo. Et sur les autoroutes du monde entier, convergeant comme des phalènes vers les lueurs de la ville, les conducteurs levés trop tôt sont parfois tentés, comme ceux de Kyoto et Kobe, de manquer leur sortie pour rouler aussi loin que possible. Le fardeau d’être en vie est partout à peu près aussi lourd ; seules les difficultés qui le composent changent d’un pays à l’autre ; et que nous venions de France ou du Japon, le moment vient toujours où nous songeons à nous envoler. Si la société japonaise a quelque chose d’unique, ce n’est pas dans sa capacité à inspirer des projets de fuite mais dans les solutions qu’elle vient leur apporter.

Les jōhatsus jouissent d’une protection légale. Contactez les organismes bancaires, les compagnies de téléphone ou la police afin de vous enquérir des faits et gestes d’un disparu : si vous n’avez ni preuve d’un crime, ni témoin à présenter, on opposera un refus poli à vos requêtes. Sans craindre la délation des distributeurs automatiques ni des caméras de surveillance, les jōhatsus franchissent les frontières administratives et se réinventent dans une nouvelle préfecture. Au nom du respect de la vie privée et de valeurs démocratiques, le Japon admet un droit fondamental, le droit à disparaître, que le reste du monde n’a pas su reconnaître. Ceux qui le font valoir prennent une décision sans retour. Dès lors qu’une compagnie discrète est venue emporter leurs possessions dans l’anonymat d’une autre ville, ce sont des difficultés sans fin qui débutent. Il faut créer une nouvelle vie en se gardant toujours que la première ne vous rattrape ; il faut se méfier des autres et de soi-même, de ce besoin qui vous tenaille d’envoyer un message, de prendre des nouvelles ; ce besoin de rentrer d’où l’on vient pour renouer le fil rompu des jours. Combien sont-ils à Yokohama et Kawasaki, Hiroshima et Fukuoka, à se tenir longtemps, très longtemps sur leur garde, jusqu’au jour où tant d’années ont passé que leur visage n’est plus le leur ; tant d’années que leurs ennemis sont morts avant d’assouvir leur vengeance ; tant d’années que leur petit garçon est devenu père à son tour ?

En disparaissant, les jōhatsus condamnent ceux qui les aiment à la prison. Ils les enferment dans la seconde précise de leur départ en emportant avec la clé l’intégralité des horloges. Le temps passe et leurs parents restent immobiles, à guetter jusque dans leur sommeil la sonnerie d’un portable, le choc d’un poing contre la porte ; à la manière de somnambules, ils reviennent lors de jours aussi noirs que les nuits dans la même chambre accomplir les mêmes gestes ; ils s’abîment dans la contemplation d’antiques trophées, de vieilles photographies et, précautionneux, sortent des armoires pour doucement les déplier des étoffes surannées où ils cherchent les molécules de parfum d’une présence ancienne ; ils mesurent le passage des années à l’évanescence d’une fragrance aimée. Avec leurs proches, les jōhatsus ont fait des spectres.

Souvent, je me suis demandé si je ne devrais pas partir de nouveau à sa recherche. Arpenter le quartier de Kamagasaki à Osaka ou bien de Sanya à Tokyo, là où les évaporés, dit-on, sont nombreux à trouver refuge, vivant de menus emplois rémunérés en espèces, trouvant leur compte à l’indifférence, jusqu’à l’invisibilité qui les enveloppe. Mais outre qu’une telle entreprise était presque assurément vouée à l’échec – car il se pouvait tout aussi bien qu’au lieu de se cacher au Japon, Namiko se soit enfuie à l’étranger –, après les efforts des premiers mois, quelque chose m’a empêché de poursuivre. S’évaporer était son choix, un choix que je devais respecter. Mais peut-être se trouverait-il qu’à l’avenir, pourvu que je fasse preuve d’une patience égale à la sienne ; pourvu que je me tienne disponible et accessible, attentif aux signes et aux messages ; au bout d’un an peut-être, ou bien d’une durée beaucoup plus longue ; oui, peut-être se trouverait-il que ce soit elle, un jour, qui veuille me retrouver.

 

 

— Pourquoi es-tu venu ici ?

Elle me pose cette question en détachant bien chaque syllabe, dans ce français sans accent qu’elle parle avec un souci constant de perfection. Je réfléchis un long moment avant de lui répondre, les yeux tournés vers le cygne qui glisse sur les douves du palais impérial. Des nuages épais traversent le ciel ; le temps est à l’orage.

— En fait, j’avais prévu de m’installer au Mexique.

Namiko se met à rire.

— Si, si, je t’assure, au début, je voulais vraiment partir là-bas. C’est pour ça que j’avais rendez-vous avec la directrice des relations internationales. Quand je suis entré dans son bureau, elle raccrochait son téléphone et m’a demandé tout de suite : « ça vous dirait, un emploi au Japon ? » Un camarade venait de se désister et elle avait besoin de quelqu’un pour prendre son poste de lecteur à l’université Waseda. Au fond, j’avais surtout envie de m’en aller et Tokyo, c’est encore plus loin de la France que le Mexique.

— Qu’est-ce que c’est, ton problème avec la France ?

— Je ne suis pas très sûr de ce que je peux y devenir.

— Et tu espères l’apprendre ici ?

— J’aimerais bien.

— Tu n’as jamais regretté d’être venu au Japon ?

— Jamais depuis que je t’ai rencontrée.

Un joli sourire se dessine sur le visage de Namiko, un sourire qui lui vient de l’enfance et la fait doucement rayonner. J’aimerais l’embrasser mais je sais qu’elle n’aime pas les démonstrations de tendresse en public alors, je me retiens. Cette fois le temps tourne vraiment à la pluie, le tonnerre vient de gronder. Elle se lève et je la suis comme je le fais depuis le premier jour : elle est mon guide à travers Tokyo, je m’en remets à elle, heureux de me laisser surprendre. Je voudrais bien qu’elle m’invite dans son appartement où je ne suis encore jamais allé. « Vers là-bas », m’a-t-elle répondu un jour avec un geste vague, lorsque je lui avais demandé dans quel quartier elle habitait. Il y a tant de choses que j’ignore encore à son sujet ; en réalité, j’aurais meilleur temps de faire la liste de ce que je suis parvenu à apprendre.

Avec une complète certitude, je pourrais dire : qu’elle utilise l’application Pairs, puisque c’est grâce à elle que nous nous sommes rencontrés ; qu’elle parle un français idiomatique, ce qui m’arrange car six mois après mon arrivée inopinée au Japon, je n’ai toujours que des rudiments de la langue locale ; qu’elle fume beaucoup trop, en faisant semblant de ne pas m’entendre lorsque je lui conseille d’arrêter ; et qu’elle a des moyens conséquents, comme l’indique la négligence avec laquelle elle sort à tout bout de champ une carte de crédit couleur platine. Avec une moindre confiance, je pourrais ajouter qu’elle est chanteuse de jazz (elle est prolixe sur ce genre musical quoiqu’elle refuse de m’inviter dans les clubs où elle se produit, sous prétexte qu’ils sont fermés aux gaijins) ; qu’elle est un peu plus âgée que moi (deux ou trois ans de plus : pas davantage) ; et qu’elle doit bien m’aimer puisque, depuis notre rencontre le semestre dernier, nous passons tous les dimanches ensemble et deux fois par semaine, lorsque la nuit est tombée, elle se glisse dans ma chambre sur le campus où je n’ai pas le droit de recevoir de visites. Mais parmi toutes les choses que j’ignore – qui sont ses parents ? a-t-elle des frères et sœurs ? Ces questions elle les élude avec un sourire pâle et un regard absent, comme si la langue qui nous relie venait soudain de rompre – celle qui me préoccupe le plus, celle à laquelle je repense souvent, c’est l’identité de l’homme qui nous a suivis « ce soir-là » – ce soir dont, avec une véhémence qui m’avait surpris et dont elle n’avait jamais donné auparavant l’exemple, elle m’a défendu de jamais reparler.

 

 

Namiko m’avait donné rendez-vous à l’entrée du Golden Gai. C’est une zone interlope au cœur de Tokyo, étroite, vaguement éclairée par des néons et des ampoules éparses, composée de six ruelles à peine et lovée dans le quartier du Kabukichō. On s’y rend tard dans la nuit pour boire dans l’un des bars minuscules où l’on est presque assis sur les genoux du patron. Tous sont dotés d’une ambiance et d’un style musical propres, blues ou RnB, rock anglais ou flamenco : ce sont des niches, au propre comme au figuré. Avec ses talons, Namiko ce soir-là était presque aussi grande que moi. Elle était vêtue d’une jupe courte et d’un T-shirt moulant qui m’avaient donné très envie de l’emmener chez moi, chez elle ou dans l’un des love hotels qui sont légion dans cette partie de la ville. Mais elle avait insisté pour me faire découvrir Les Quatre Cent Coups, un établissement dont la patronne était une amie de longue date. Et comme c’était la première fois que Namiko parlait de me présenter quelqu’un, j’avais accepté avec une joie secrète, en me disant que peu à peu, pourvu que je fasse preuve d’une patience suffisante, toutes mes questions à son sujet finiraient par trouver leurs réponses.

Je ne l’aurais jamais remarqué tout seul, ce type dans notre dos. C’est sa raideur à elle qui m’avait alerté : la manière qu’elle avait eu de se retourner une fois puis de regarder vers le sol, fixement, le pas tout à coup plus rapide, la nuque rigide, avec quelque chose d’éteint, non, de mort dans les yeux. J’avais jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule et aperçu cet homme à trois ou quatre mètres de distance, un petit monsieur aux jambes courtes et arquées, aux cheveux blancs coupés en brosse, vêtu de noir, qu’il aurait été aisé de semer à la course ou de renverser d’un coup de pied s’il l’avait fallu tant il semblait faible et fatigué, vraiment inoffensif.

— Qu’est-ce qui se passe, Namiko ?

— Rien, a-t-elle répondu sèchement, tournant dans une ruelle sur notre gauche.

J’ai de nouveau regardé en arrière : le vieil homme avait disparu. Nous avons continué un moment, j’hésitais à questionner Namiko, elle marchait à présent devant moi pour laisser les passants nous croiser quand la silhouette de l’inconnu s’est détachée au bout de la venelle que nous remontions. J’ignorais comment il avait réussi à se transporter là aussi vite et c’était cette incongruité, l’impression absurde et cependant tenace qu’il ait sauté par-dessus les toits pour nous barrer le passage qui donnait quelque chose de surnaturel, du moins de perturbant à cette confrontation. Il nous observait avec un vaste sourire qui s’épanouissait sur sa face, un sourire espiègle qui lui dessinait des rides au coin des yeux, on aurait dit un grand-père qui vient de découvrir ses petits enfants lors d’une partie de cache-cache et j’allais lui demander ce qu’il nous voulait quand ce sourire s’est brusquement rétracté, faisant place à une expression indéfinissable, opaque, comme si la nacre d’un masque rigide avait soudain couvert ses traits. Tétanisée, Namiko ne disait rien, et c’est à l’instant où deux hommes se sont détachés derrière le vieillard, deux hommes qui semblaient avoir couru pour le rejoindre, qu’elle m’a saisi par le bras pour m’entraîner dans le bar le plus proche.

Sans me regarder ni répondre à mes questions, elle s’est installée aussitôt au comptoir, elle a commandé deux whiskys à une serveuse vêtue d’un T-Shirt Nirvana alors que dans les haut-parleurs de la petite salle bondée, c’étaient les Pixies qui passaient un peu trop fort, et Namiko a dû forcer sa voix pour se faire entendre au téléphone qu’elle a sorti de sa poche, parlant en japonais avec un débit continu et, m’a-t-il semblé, un ton plaintif, presque implorant, tandis que la jeune femme apportait nos verres avec une expression trop absente pour ne pas révéler qu’elle tendait l’oreille à ce que disait Namiko et qu’incapable de rien comprendre à son propos, à ce qui se passait, je m’accrochais à la seule parole qu’il m’était possible d’identifier dans le flot continu de son discours où elle revenait régulièrement, une parole qu’elle a fini par répéter une dernière fois comme si elle était le point culminant de ce qui ressemblait fort à une plaidoirie : nikagetsu, « deux mois ». Enfin elle s’est tue, tête baissée, son front était barré d’une grande ride verticale pendant qu’elle écoutait la réplique pour moi inaudible de son interlocuteur, puis elle a hoché la tête et répondu quelque chose que je n’ai pas davantage entendu que le reste avant de raccrocher. Sa main tremblait un peu lorsqu’elle a porté le breuvage à ses lèvres et j’ai attendu quelques instants pour y poser la mienne. C’est alors qu’elle s’est tournée vers moi et m’a déclaré avant que j’aie le temps de prononcer un mot, avec dans le regard toute la colère et la détresse causées par cette scène qui me prenaient pour cible :

— Si tu veux me revoir, ne me demande jamais qui est cet homme.

C’était mon tour d’hocher la tête d’un air perdu et impuissant. Nous avons bu nos whiskys avant d’en commander deux autres, en écoutant la bande son des années quatre-vingt-dix, Foo Fighters et Rage Against the Machine, Soundgarden et The Smashing Pumpkins, égarés dans nos pensées, ne sachant trop que dire. J’ai fini par reprendre sa main dans la mienne qui m’a semblé froide et comme inerte et quand nous sommes enfin sortis du bar, seule la pluie rebondissant sur le bitume se trouvait là à nous attendre.

 

 

Nous quittons les abords du Palais impérial où la pluie commence à tomber et comme si elle avait lu dans mes pensées, Numiko m’invite pour la première fois chez elle. « J’habite à Shinjuku », me dit-elle simplement. Elle me guide par les rues et les couloirs du métro et comme toujours, au lieu de regarder où nous allons, c’est sur elle que mes yeux s’attachent, sur sa démarche volontaire qui me laisse toujours un peu en retrait, là, dans son sillage, sur ses jambes graciles et cette chevelure noire où passent des reflets bleus, de sorte qu’après six mois à Tokyo, je suis toujours aussi ignorant de la ville que le jour de mon arrivée au Japon tandis que de son corps, je pourrais dessiner des cartes très précises, des plans avec des itinéraires d’un point à l’autre, ceux qui mènent d’un passage sensible au suivant, d’un lieu de plaisir au prochain dont mes mains et mes lèvres sont les flâneurs infatigables. J’en reconduis l’étude à peine arrivé chez elle et ce n’est que plus tard, quand la nuit est tombée derrière les vastes baies vitrées et que l’orage se poursuit en brouillant les lumières de la mégalopole, qu’elle me fait visiter l’appartement le plus luxueux où il m’ait jamais été donné d’entrer, un loft avec des espaces immenses et ouverts, communiquant entre eux par des balcons et des escaliers qui tournent sur eux-mêmes, une merveille architecturale dont l’élégance multiplie les questions que je me pose au sujet de Namiko : d’où vient la fortune nécessaire pour vivre dans un endroit pareil et pourquoi ne s’y trouve-t-il, en-dehors des livres qui remplissent toutes les étagères disponibles et traînent sur le plancher, ni objets, ni photographies révélant quelque chose d’intime à propos d’elle ? Et comment se fait-il, au fond, qu’elle fréquente ce Français de vingt-quatre ans, incertain de ce qu’il compte faire de lui-même, n’ayant rien de mieux à lui offrir que sa chambre estudiantine et ne voyant guère plus loin que cette année au Japon ?

Les jours suivants n’apportent pas de réponses mais l’oubli pur et simple de ces interrogations. Namiko se veut désormais « ma petite femme » – ces mots, ce sont les siens – et c’est parce qu’elle les emploie qu’elle se métamorphose à mes yeux, devenant, oui, par le pouvoir de ces trois termes, vraiment comme mon épouse me semble-t-il, et je sais bien que c’est un jeu de rôle dont elle s’amuse, je sais bien que l’adjectif « petite » atténue la force du nom qu’il qualifie mais notre relation prend un tour différent aussitôt cette phrase prononcée, semblable à ces formules magiques qui font surgir des mondes nouveaux, de sorte qu’à l’exception d’une bague et du souvenir d’une cérémonie, rien ne nous manque pour mener une existence parfaitement conjugale, je n’ai réintégré ma chambre que pour en rapporter mes valises, les heures de cours que je dois à l’université, c’est désormais depuis chez elle que je pars les donner tandis qu’elle m’embrasse sur le pas de la porte. Oui, nous jouons avec une conviction grandissante à Monsieur et Madame faisant les courses ensemble et préparant le dîner tous les deux, nous sommes d’autant plus repliés sur nous-mêmes que la langue dont nous faisons usage n’est connue de personne dans notre entourage de sorte que le français est notre îlot flottant dans l’écoulement des jours, nous en sommes les passagers bienheureux tandis que sur la rive défilent des paysages que nous n’avons nulle envie d’explorer, les ombres d’inconnus que nous ne nous soucions pas de connaître et nous avons beau être environnés de foules constantes, la capitale du Japon nous apparaît déserte car notre amour est comme une sphère qui nous enveloppe, comme ces bulles transparentes où se réfugient les malades que le contact du monde pourrait tuer.

Inconséquente, elle aime pousser le chauffage de notre appartement tout en se plaignant d’une chaleur excessive, des plantes tropicales s’épanouissent dans chaque pièce et fine comme une liane, Namiko leur ressemble, elle vit vêtue d’un débardeur en coton blanc et de sous-vêtements pâles tandis que, lovée dans un étrange fauteuil circulaire qu’elle emplit de son corps à la manière d’un chat sa couche étroite, elle lit des heures durant en français, en anglais, en japonais, commençant un nouveau volume à peine le précédent fini et trouvant toujours, adroite et prompte, le moment ultime pour faire tomber la cendre de sa cigarette dans une coupe de cristal. Quand elle ne lit pas il lui arrive de chanter pour moi seul les vieux standards du jazz en me regardant droit dans les yeux et lorsqu’elle entonne d’une voix plus âgée que sa propre vie « There Will Never Be Another You », je pense qu’il y a erreur sur la personne, qu’il est inconcevable qu’une femme pareille se soit donnée à moi. Chaque week-end nous faisons de longues promenades dans une partie distincte de ce patchwork de villes nommé Tokyo, parfois dans la frénésie d’Akihabara, la cité électrique, ou bien dans le sanctuaire Meiji où se trouve le Yoyogi Gyoen, jardin délicieux où l’on se croirait au cœur de la campagne japonaise et où l’idée lui vient un jour d’une escapade dans une petite ville au sud d’Osaka, tu sais, ce haut lieu du bouddhisme shingon qui s’appelle Kōyasan.

 

 

— « Sumimasen, Kōyasan e no michidesu ka ? » « Excusez-moi, la route de Kōyasan, c’est par là ? »

Assise devant sa porte, la vieille dame nous fait un grand sourire. Elle se balance sur son siège comme la cime des arbres qui l’environnent en me rappelant le Boddhisattva Jizo qui, dit-on, veille sur les voyageurs et l’âme des disparus. Sans doute les visiteurs sont rares à passer devant sa petite maison, presque une cabane en fait, en contrebas du chemin de fer qui mène à la ville sainte. Nous venons de descendre du train qui y conduit pour finir le trajet à pied, au long du sentier que suivent les pèlerins depuis des siècles. Mais à peine sortis de la station Kii-Hosokawa où un petit chat faisait la sieste au soleil, nous hésitons sur la direction à prendre. Faut-il prendre vers la gauche et cette bambouseraie ? Ou bien nous rendre dans la direction opposée en longeant ce ruisseau ? La vieille dame nous répond avec son immuable sourire, levant son doigt vers notre droite. Nous la remercions et commençons notre périple : trois heures de marche nous séparent de Kōyasan.

Mon sac est léger mais Namiko disparaît presque derrière le sien. Sans plainte ni parole, d’une foulée régulière, mesurée, elle poursuit l’ascension. Longtemps, nous demeurons seuls dans la montagne. Lorsqu’un autre voyageur se manifeste derrière nous, Namiko se retourne aussitôt : c’est un pèlerin qui approche à longues enjambées. Il nous salue de loin avec un grand geste et déjà nous rattrape. Un chapeau conique sur la tête, vêtu d’une chemise immaculée et de bas blancs, muni d’une besace et d’un simple bâton, il semble tout droit sorti d’une légende du Japon médiéval. Il nous dépasse avec une parole amicale et aussitôt s’éloigne, penché en avant, pressé de franchir les étapes marquées par les monuments de pierre. Au bord du chemin les arbres sont d’une rectitude parfaite et les bambous parfois ornés, à intervalles irréguliers, d’étranges rubans rose qui volètent au gré de la brise faisant trembler les feuilles. À quoi servent ces longues bandelettes colorées ? Quels messages communiquent-elles et à qui ? S’agit-il de prières adressées au Bouddha par nos prédécesseurs ? Ou bien d’une trace frissonnante qu’ils ont laissée de leur passage ? Nulle inscription ne les recouvre. À ma surprise Namiko dénoue l’un des rubans et sans un mot d’explication le glisse dans sa poche.

Un regain de lumière annonce l’imminence du sommet. Encore un effort et la voici : la porte Daimon. Monumentale et pourpre, elle marque l’entrée de Kōyasan. De chaque côté s’élève un géant courroucé qui repousse les esprits malfaisants d’un geste impérieux. Je photographie Namiko entre les deux gardiens ; elle semble écrasée par l’ampleur de l’édifice et son visage, dans la distance, demeure indiscernable. Nous entrons dans la cité où les temples se succèdent au long de l’axe principal. Sans difficulté nous trouvons celui où nous devons passer la nuit. Il est trop tard pour explorer la ville et sa nécropole, célèbre à travers le Japon : nous la verrons demain. Alors nous déposons nos sacs dans un coin de la chambre, avant de faire nos ablutions et de revêtir le yukata en prévision du repas qu’un moine nous apporte sur un plateau incrusté de nacre.

La nuit est tombée. Namiko et moi faisons l’amour une dernière fois, je ne sais pas que c’est la dernière. Elle ne dit rien qui laisse présager ce qu’elle s’apprête à faire ; tout juste me semble-t-elle mélancolique et plus pensive que de coutume. Tendrement, elle presse ses lèvres sur mon front avant que je ne m’endorme.

Le lendemain, elle s’est évaporée.

 

 

Longtemps, j’ai cherché Namiko. À de multiples reprises je suis retourné au commissariat de Kōyasan où les policiers me répétaient qu’ils ne pouvaient m’être d’aucun secours puisque mon amie avait disparu de son plein gré. J’ai envoyé des courriels qui tombaient dans le vide, passé des appels auxquels un message d’erreur répondait. De retour dans son appartement, je n’ai rien trouvé qui pût m’informer de sa destination : j’y suis resté un mois avant que le propriétaire ne m’invite à déguerpir. Mon idée fixe consistait à retrouver l’homme qui l’avait suivie ce soir-là. Je me suis mis à rôder des nuits durant à travers le Golden Gai ; en vain. Puis j’ai pensé à la serveuse qui pouvait se rappeler quelque chose, celle qui avait tendu l’oreille durant l’appel de Namiko. Elle m’a regardé comme un fou quand, dans un mélange barbare d’anglais et de japonais, je lui ai demandé si elle se souvenait de la conversation d’une inconnue au téléphone deux mois plus tôt. La patronne des Quatre Cent Coups ne m’a pas fait meilleur accueil : « Je ne la connais pas », m’a-t-elle répondu sèchement. L’année universitaire touchait à sa fin et il était prévu que je rentre à Paris. J’aurais pu laisser cette histoire derrière moi, renoncer à Namiko ; j’ai imploré le directeur du département des langues étrangères de me garder un semestre de plus ; cela fait seize ans que j’habite au Japon. Je ne savais pas quoi faire de ma vie et en définitive, c’est la disparition de Namiko qui a décidé pour moi.

Au début, quand je ne promenais pas son portait d’un club de jazz à l’autre, je poursuivais mes recherches en ligne pendant des heures. Je retournais sur l’application Pairs où, écartant avec impatience le profil de toutes ces inconnues, je guettais en vain l’apparition de son visage. D’abord j’ai voulu la retrouver parmi les autres ; puis je me suis résigné à la retrouver dans une autre. L’échec d’un mariage a de multiples causes mais si Yuki et moi avons fini par divorcer, c’est parce que l’ombre de Namiko se dressait sans cesse entre nous ; ma femme ne pouvait pas savoir que la seule chose que je lui reprochais, c’était de n’être pas quelqu’un d’autre. Elle s’est remariée et vit beaucoup plus heureuse qu’elle ne l’a jamais été avec moi ; j’en suis content pour elle et n’ai rien fait pour me remettre en couple.

Pendant plusieurs années, j’ai donné des cours de français dans deux universités à Tokyo, Waseda et Chuo. L’idée m’est venue d’ouvrir en parallèle une entreprise dont le but consistait à aider les voyageurs francophones à organiser leur séjour au Japon. Contre toute attente, c’est cette activité annexe qui m’a ouvert de nouvelles portes. Mon site avait un succès grandissant ; j’enseignais de moins en moins et passais toujours plus de temps à organiser l’itinéraire personnalisé de Parisiens fortunés quand, à ma surprise, j’ai reçu l’appel d’un producteur pour une chaîne nationale qui me proposait d’intervenir dans un programme consacré aux Français installés au Japon. Une chose en a entraîné une autre et j’en suis venu à présenter ma propre émission, « 30-Funkan no Furansu bunka », « Trente minutes de culture française », dans laquelle j’invite des écrivains et des artistes, des restaurateurs et des musiciens, qui viennent parler aux téléspectateurs de leurs passions. On me reconnaît dans le métro, je signe des autographes, la chaîne me verse un salaire qui me paraît toujours aussi astronomique et par un chemin parfaitement sinueux, aux yeux des autres j’en suis venu à réussir ma vie.

Mais pour moi Tokyo est vide et quand je marche sur nos traces, je me demande encore si elle m’a oublié.

Avant chacun de mes passages au studio, mon assistante rassemble les courriers envoyés par ceux que j’ai un peu honte d’appeler mes fans. Je les ouvre avec curiosité car il n’est pas rare que je découvre, entre deux lettres d’admirateurs, des propositions de projets qu’il m’arrive de retenir pour l’une de mes émissions. L’autre jour, dans un monticule un peu plus haut que de coutume, j’ai remarqué cette enveloppe. Il y manquait l’adresse de l’expéditeur et la graphie de mon nom, à moins que ce ne fût un pressentiment secret, m’ont averti de quelque chose. Je suis resté longtemps à la regarder avant de me décider à l’ouvrir. À l’intérieur j’ai trouvé un objet et rien d’autre ; un long ruban rose défraîchi, qui portait l’encre noire d’une inscription récente :

Ta petite femme.


Benjamin Hoffmann

Écrivain, Professeur de littérature française à l’université Ohio State

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