L’élargissement
2
Quelques jours seulement après que la Vierge Marie fut apparue à sa femme, Jaroslaw comprit qu’il devait divorcer. Il était clair pour lui qu’un homme ne pouvait plus être heureux avec cette femme, ni même faire une carrière en Pologne. Cependant le déclencheur de son désir de divorcer était aussi l’obstacle qui s’y opposait : cette femme autrefois tellement cynique, prête à toutes les concessions du moment qu’elle puisse vivre dans le luxe, était maintenant inspirée par la Vierge et refusait de mettre fin à un mariage scellé par un sacrement.
Adam Prawdower referma le livre. Avait-il envie de continuer sa lecture ? Tout le monde parlait de ce roman à clés sur les élites politiques de la capitale. Un certain député était-il gay, ce qui pouvait permettre de le faire chanter ? Il n’était pas évident d’identifier ce député, mais chacun avait son hypothèse. Un fonctionnaire haut placé du ministère pour le Développement économique était-il vraiment corrompu ? Avait-il recyclé des subventions européennes dans des entreprises qu’il dirigeait à travers des hommes de paille ? De qui pouvait-il s’agir ? Et un membre du parti avait-il une liaison avec une secrétaire du parti, qui avait obtenu du coup un poste important dans les chemins de fer polonais ? Chacun avait son idée : Lui ! Non, lui !
C’était un roman de gare rempli de calomnies mais inattaquable, car ceux qu’il diffamait n’étaient pas clairement identifiables, une fiction utilisant tout simplement des préjugés très répandus, un jeu avec des fantasmes qui se prolongeait sur les réseaux sociaux en pleine ébullition – qui est le politicien dont la femme a vu apparaître la Vierge ? Qui est le député gay ?
Et c’était ça dont parlait tout Varsovie ? Des rumeurs ! Adam n’en revenait pas. Mais personne n’évoquait le véritable scandale qui se déroulait pourtant sous les yeux de tous : la trahison politique du premier ministre. Tous les idéaux du temps de leurs combats, bafoués et vendus. Leurs conquêtes, leurs victoires étaient peu à peu annulées, détruites. Cependant les électeurs discutaient pour savoir qui était le politicien dont la femme avait vu la Vierge. C’était déprimant.
Dorota se faisait du souci. Adam était plus renfermé et absorbé que jamais. Elle l’appelait le Prince des Ténèbres, mais il ne riait pas. Quand l’avait-elle vu rire pour la dernière fois ? Trois semaines plus tôt, le samedi, quand il était revenu d’une longue promenade avec un chiot.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Un brachet polonais, ogar polski. Tu connais bien Une vie de chien*, cette boutique de l’avenue de la Chasse où on vend des chiots ? En passant devant, je l’ai vu dans la vitrine.
Il déposa sur la terrasse le petit chien, le poussa et éclata de rire en le voyant tomber à la renverse puis se remettre sur ses pattes.
Dorota était furieuse.
Il ne me reste que trois mois de congé parental, dit-elle. Et ensuite ?
Le chien de chasse des rois, dit-il. Il vous protégera.
Vous ? De qui parles-tu ? De notre fils et de moi ? Pourquoi ne dis-tu pas : « nous » ?
Il donna une nouvelle bourrade au chiot en riant.
Et maintenant, ils avaient un chiot qui faisait pipi dans la maison. Adam s’en fichait, il rentrait tard du travail, après quoi il restait longtemps assis sur la terrasse ou dans son bureau, à rêvasser dans son attitude typique, la tête baissée et la main gauche posée sur son oreille mutilée. Ou bien il lisait et prenait des notes.
Dorota aimait son mari. Son côté distant, même quand il s’exclamait : « Moi aussi ! », sa difficulté à se livrer sans réserve, il fallait qu’elle les comprenne. Et elle comprenait, mais il lui arrivait quand même de se demander parfois : pourquoi ? Pourquoi devait-elle comprendre ? Devoir n’était pas un verbe qui convenait à l’amour. Mais ensuite, il y avait de nouveau un moment où il prononçait des phrases qui donnaient l’impression à Dorota de se rapprocher de lui, et d’un coup elle retombait dans le piège de la compréhension. Puis il se taisait encore. Et ce qu’elle ne voulait pas comprendre, ce qu’elle ne comprendrait jamais, c’était cette haine qui depuis quelque temps semblait l’obséder. Il ne voulait pas en sortir, il repoussait tout appel à la raison ou à l’apaisement.
« Non, ce n’est pas de la haine. C’est de la loyauté. Nous avons prêté serment. »
La haine empoisonnait son âme et finirait peut-être par empoisonner aussi leur mariage, voire à détruire leur vie. Cette haine, totalement irrationnelle aux yeux de Dorota, qu’il vouait à son ancien meilleur ami, son « frère de sang » auquel il se sentait lié à jamais par un serment remontant à leur enfance, Mateusz, l’actuel premier ministre de la République de Pologne.
Dorota jugeait insensé, absurde, absolument inutile de détruire l’amitié de toute une vie sous prétexte d’une trahison qu’elle ne trouvait pas vraiment évidente. Peut-on réellement parler de trahison, quand un conflit surgit entre les idéaux politiques de la jeunesse et les possibilités de la realpolitik ? S’agit-il d’une trahison avérée, alors qu’on prête à un ami de jeunesse qui a fait carrière des intentions qu’il n’a jamais exprimées ?
Il les a exprimées ! Il a parlé clair et net !
Clair et net ? Pure rhétorique de campagne électorale !
Ils n’avaient pourtant rien à faire de la politique intérieure polonaise. Ils vivaient à Bruxelles, dans une maison confortable derrière laquelle s’étendait un beau jardin, rue d’Oultremont, près de la station de métro Merode. Le jardin abritait d’énormes rosiers, dont le vendeur de la maison était particulièrement fier. Voici la rose « Doktor Kurt Waldheim », ainsi nommée d’après l’ancien secrétaire général de l’ONU qui a envoyé dans l’espace un message à l’intention d’extraterrestres, vous vous souvenez ? Non ? C’était sans doute avant votre temps. Et cette rose-là s’appelle « Doktor Wolfgang Schüssel », je l’ai rapportée de chez moi, en Basse-Autriche. Malheureusement, elle est très vulnérable aux pucerons, au début le purin d’ortie est efficace mais ensuite il faut passer à des remèdes plus énergiques.
Toutes vos roses ont-elles passé le doctorat ? demanda Dorota.
Pas celle-ci, ma préférée, la rose « Sang viennois ». Elle a des fleurs rouge foncé, et pas d’épines. Vous pourriez vous coucher sur ces roses comme sur un lit douillet.
Un vrai bain de sang !
Le vendeur éclata de rire. Il leur laissa un bidon de poison pour traiter Waldheim, Schüssel et le Sang viennois, afin « que ces roses soient toujours une joie pour vous ». Dorota aimait le jardin, les roses, la terrasse en béton lavé avec le grill qui rouillait sous la pluie bruxelloise mais faisait toujours son office, quand Adam revenait avec des saucisses de la boucherie Lanssens, les meilleures de Bruxelles. Ils n’avaient pas seulement l’impression d’avoir eu de la chance et de mener une existence agréable, leur vie leur paraissait aussi chargée de sens car ils n’avaient pas des emplois quelconques mais des occupations professionnelles auxquelles ils adhéraient pleinement. Adam travaillait pour la Commission européenne, à la Direction générale pour le voisinage et les négociations d’élargissement, où elle l’avait rencontré en arrivant à Bruxelles comme stagiaire après ses études de droit à Bologne et son master en European and transnational law à l’université de Göttingen. Le père de Dorota était un Polonais, qui avait fui à l’Ouest après l’instauration de la loi martiale. Sa mère était une Italienne. Dorota avait sept ans tout juste quand le rideau de fer avait disparu. Elle avait rendu visite à plusieurs reprises à ses grands-parents en Pologne, d’abord avec ses parents puis seule, elle était italienne mais avait aussi conscience de ses origines polonaises, cela dit le patriotisme ou le nationalisme polonais lui étaient totalement étrangers. Elle se souvenait avec quel étonnement elle avait entendu son grand-père se lancer en s’étranglant presque dans une diatribe contre « les Allemands », alors qu’elle poursuivait ses études à Göttingen et était amoureuse d’un condisciple qui s’appelait Hermann. Ses grands-parents avaient été si heureux, quand elle avait épousé un peu plus tard Adam, un Polonais issu d’une famille célèbre. Une dernière joie qu’elle leur avait offerte.
Tu es un fonctionnaire européen ! Tu ne joues plus aucun rôle à Varsovie ! En quoi la politique intérieure polonaise te regarde-t-elle ?
La politique intérieure ? Dorota, je t’en prie, nous sommes en train de préparer la Conférence sur les Balkans à Poznań. C’est de la politique européenne. Et Mateusz est l’hôte de la conférence, bien sûr. Si tu savais toutes les pressions que nous subissons. Les coups de téléphone, les mails…
Le premier ministre te téléphone ?
Pas en personne. Il a ses sous-fifres, qu’il commande comme une armée. Et une armée n’arrive jamais avec des intentions pacifiques.
Les familles d’Adam et de Mateusz étaient intimement liées depuis plusieurs générations. En 1863 déjà, lors de l’insurrection de Janvier, les grands-pères de leurs grands-pères avaient combattu ensemble contre les Russes dans le même bataillon de partisans. Telle était l’ancienneté des traditions familiales. Plus tard, leurs grands-pères paternels participèrent au combat clandestin contre les nazis au sein de l’Armia Krajowa, l’Armée de l’intérieur. Puis leurs pères, à partir de 1981, entrèrent à leur tour dans la clandestinité pour lutter contre les communistes, qui avaient proclamé la loi martiale et réprimé le soulèvement de Solidarność. Ils mirent sur pied l’armée clandestine Solidarność Combattante, un atelier d’armement, une radio pirate, un service de renseignement. Passant de cachette en cachette, ils organisaient des sabotages, des attentats à l’explosif, ils enlevaient et tuaient des officiers de la Służba Bezpieczeństwa, la police secrète polonaise, laquelle torturait et assassinait dans ses caves. Ces pères devenus des étrangers. Adam et Mateusz avaient tous deux treize ans, quand leurs pères entrèrent dans la clandestinité. Leurs mères ne voyaient plus leurs maris que rarement, dans des appartements de conspirateurs ou dans une cabane au fond d’un bois, où elles étaient amenées par d’autres combattants. La mère d’Adam tomba enceinte, de même que celle de Mateusz six mois plus tard. Elles mirent toutes deux au monde des filles, qui grandirent comme des sœurs. Quant à Adam et Mateusz, ils partirent étudier chez les Frères à Poznań, c’était le meilleur moyen de protéger les fils de deux combattants clandestins identifiés comme tels par la SB, en les transférant dans le royaume de l’Église catholique, où même les services secrets n’avaient pas si aisément accès, sous prétexte de les préparer à la prêtrise. On passa sous silence le père juif d’Adam. D’après ses papiers, Adam avait été baptisé, ça suffisait. C’est alors que les deux jeunes hommes commencèrent à s’éloigner l’un de l’autre, même s’ils en furent longtemps inconscients, jusqu’au moment où ils finirent par se haïr. Avec le recul, tout remontait à cette période.
Quand ils eurent quatorze ans, ils prêtèrent le serment de la Solidarność Combattante devant un représentant de l’armée clandestine envoyé par leurs pères. Après avoir été bénis par le père Piotr, ils restèrent seuls avec cet homme, qui s’appelait Konrad.
En sa compagnie, ils descendirent dans les catacombes de la cathédrale Saints-Pierre-et-Paul pour rejoindre le sarcophage de Bolesław VI, duc de Grande-Pologne. Était-ce un hasard ou Konrad connaissait-il les origines juives d’Adam ? En 1264, Bolesław avait publié la Charte de Kalisz, un édit de tolérance qui définissait la situation des Juifs en Pologne et posait les fondements de l’existence relativement autonome qu’ils purent mener jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. La Charte prévoyait entre autres des peines à l’encontre des profanateurs de synagogues ou de cimetières juifs. Elle punissait également ceux qui accuseraient les Juifs de meurtre rituel. Elle réglementait les activités commerciales des Juifs et protégeait leur vie et leurs biens.
En y repensant plus tard, Adam ne pouvait croire que ce fût une coïncidence s’ils avaient prêté serment devant les ossements de ce souverain ami des Juifs. Les hommes de l’ombre, les combattants de la Pologne libre ne laissaient rien au hasard. Quand ils prenaient les armes, c’était toujours conformément à un plan mûrement réfléchi, jamais sous l’effet d’une impulsion. Ils faisaient de même avec les symboles, les signaux qu’ils envoyaient. Cette certitude était très importante pour Adam.
Konrad leur déclara qu’ils n’étaient évidemment pas destinés à la prêtrise, leur vocation était ailleurs.
Il faisait froid, très froid, et Adam et Mateusz n’avaient sur le dos que leur chemise blanche de séminariste, mais ils brûlaient du désir d’être admis dans l’armée de leurs pères, en ces lieux souterrains de la sainte Pologne. Ils passèrent leurs bras autour de leurs épaules, après quoi l’initiation commença et Konrad leur parla… des femmes.
À présent, il était temps qu’ils y soient préparés, leur dit-il. Ils allaient commencer à s’intéresser aux femmes, ils allaient tomber amoureux, connaître leurs premières déceptions, maudire leur manque d’assurance, souffrir d’angoisses, mais toutes ces souffrances ne seraient que les douleurs de l’enfantement de cette liberté qui leur resterait : la liberté d’aimer. L’amour revêt bien des formes, il faut s’y préparer, mais il est impossible d’être vraiment prêt, de planifier ses propres réactions, sauf sur un point : on peut toujours se demander si l’amour est une tempête émotionnelle menaçant d’échapper à tout contrôle ou s’il est le fondement d’une solidarité inconditionnelle. Comment puis-je être sûr que la personne que j’aime ne me trahira pas, parce qu’elle craint pour sa vie, par déception ou pour se venger de blessures que je lui aurais infligées ? En cas de doute, ils devaient garder le silence, même s’ils aimaient. C’est tout ce qu’on pouvait dire à ce sujet. En revanche, il fallait qu’ils soient préparés…
Il fit une pause, les regarda, pointa le doigt sur Adam et demanda : De quelle couleur est le ciel ?
Bleu.
Faux, répliqua Konrad. Tu as tout faux.
Surpris et déconcertés, Adam et Mateusz se serrèrent l’un contre l’autre.
Il faut que vous soyez préparés aux interrogatoires, reprit Konrad. Quand on vous interrogera, vous devrez avoir conscience d’une chose : vous ne savez rien. Et vous devrez tirer toutes les conséquences de cette ignorance. De quelle couleur est le ciel ? Vous l’ignorez. Qu’ils regardent dehors, vous, vous n’en savez rien. Peut-être est-il bleu, peut-être gris, ou peut-être noir s’il se couvre à cause d’un orage, comment pourriez-vous le savoir dans la salle d’interrogatoire ? Qu’ils regardent donc par la fenêtre. Vous ne pouvez pas leur donner la réponse. Dès que vous commencez à répondre à des questions innocentes, vous entrez dans l’engrenage des réponses, y compris à des questions qui font de vous des coupables à leurs yeux et d’après leurs procès-verbaux. Il faut que ce soit clair : vous ne savez rien. Et pour commencer, vous ignorez quelle est la couleur du ciel, si jamais ils vous le demandent. Qu’ils regardent par la fenêtre, comme ça ils auront la réponse. Qui sont tes amis ? Allez, dis-nous qui sont tes amis… Konrad pointa le doigt sur Mateusz.
Mateusz dit : Mes amis…
Il regarda Adam et…
Konrad lança : Tu n’en sais rien. Rien du tout. Qui peut savoir qui sont ses amis, ses amis authentiques, loyaux, ses faux amis, les traîtres qui se sont insinués dans tes bonnes grâces… Ils savent tout ça mieux que toi. Tu ne peux pas, tu ne dois pas répondre. Qu’ils regardent dans leurs dossiers, ils ont des informateurs, des mouchards, ils savent mieux que toi qui sont tes amis. Toi, tu l’ignores. Tu ne peux pas répondre, c’est compris ? Tout le truc est là : ils commencent par des questions banales, toutes simples, et tu t’imagines que c’est facile, anodin, que tu n’as qu’à répondre et montrer tout de suite ta bonne volonté, en faisant semblant de coopérer, de cette façon tu seras plus crédible… Et c’est justement ça, la faute, tu tombes ainsi dans le piège de la coopération. Vous devez donc faire bien comprendre dès le début que vous ne savez rien. Après quoi, ils vous menaceront. Nous tenons ta sœur. Comment réagis-tu ?
Je vous en prie…
Non, tu ne les pries de rien du tout. Tu ne dis rien. Rien ! Tu dois leur faire comprendre que tu n’ouvriras pas la bouche. Si tu ne sais rien, pourquoi devrais-tu savoir quelque chose parce qu’ils tiennent ta sœur ? Tu dois leur montrer que tu préférerais mourir que de dire de quelle couleur est le ciel. Et que même le meurtre de ta sœur n’apporte aucune réponse. C’est alors seulement que tu leur poseras problème. Quand ils se rendront compte que la mort n’a pas d’importance à tes yeux et qu’ils n’arriveront donc à rien, même avec les pires menaces. Ils veulent des réponses ? Un mort ne leur en donnera aucune.
Ma sœur… commença Adam.
Quoi, ta sœur ? l’interrompit Konrad. Je vais vous raconter une histoire.
C’était une histoire qui, d’après Adam, faisait du héros un monstre. Adam et Mateusz jurèrent « sur leur vie ». Cependant, une perplexité subsista dans l’âme d’Adam, comme un trou noir.
Il était une fois un paysan appelé Érasme, raconta Konrad. La Gestapo arriva et l’interrogea sur les partisans. Mais Érasme garda le silence. Ils tuèrent son fils sous ses yeux. Érasme resta muet. Ils tuèrent sa fille. Érasme ne dit pas un mot, ne poussa pas même un gémissement. Ils tuèrent sa femme. Érasme se taisait toujours.
On attendait d’eux qu’ils se sacrifient ainsi, comprirent les deux adolescents. Main dans la main, ils prêtèrent serment. Mais…
Pendant longtemps, Adam n’avait pas voulu s’avouer les doutes qui le rongeaient. Ses professeurs remarquèrent les symptômes de ces doutes, mais les interprétèrent faussement. Ils croyaient qu’il doutait de sa vocation de prêtre, comme plusieurs autres séminaristes, et il eut droit à des sourires indulgents. Ils savaient pourtant qu’il n’était pas destiné à devenir un prêtre, mais un soldat. Cependant, il était travaillé par ses doutes sur le serment qu’il avait prêté avec Mateusz. Comment pouvait-on vivre avec ce serment qui vous engageait à une froideur aussi inhumaine face à la mort de ceux à qui on était lié par une autre loyauté, celle de l’amour et de la fidélité ? Par exemple, était-il censé assister sans un mot, sans un geste, à l’exécution de Mateusz ? En serait-il vraiment capable, tant qu’il conserverait une lueur de l’espoir de pouvoir sauver la vie de son ami, fût-ce au prix d’une trahison qui ne serait qu’une ruse ? Et inversement : Mateusz, son meilleur ami, son compagnon d’armes, regarderait-il vraiment en silence…
Une nuit, il posa cette question à Mateusz, dont le lit était près du sien. Tu en serais vraiment capable ?
Un froid glacial régnait dans le dortoir. En hiver, il n’était pas rare que les séminaristes découvrent à leur réveil du givre sur les couvertures et les oreillers. Mais jamais Adam n’avait eu aussi froid qu’en cet instant où Mateusz répondit : Je t’abattrais de ma propre main, si tu disais ne serait-ce que la couleur du ciel.
Adam fut effrayé. En même temps, la honte l’envahit aussitôt, la mauvaise conscience le brûla.
Bien entendu, il comprenait que l’important était de protéger les autres combattants. Ce n’était pas le bonheur de son ami qui était en cause, mais la liberté de la Pologne, le bonheur du peuple. Pourtant…
À l’époque, il ne savait comment s’expliquer, mais il éprouvait un profond malaise, une angoisse, un désarroi face à cette contradiction insupportable : il fallait des héros pour créer un monde plus humain, mais à quelle humanité pouvait-on s’attendre dans un monde qui exigeait des héros qu’ils soient inhumains ?
Les traîtres n’avaient pas droit à l’existence, il en était conscient. Sur ce point, aucun doute n’était possible, aucun compromis. Il savait alors qu’il ne trahirait jamais Mateusz. Mais il savait aussi que Mateusz ne donnerait pas un sou si jamais on enlevait Adam et qu’on exigeait une rançon pour le libérer, car « on ne paie pas pour le mal ».
Il l’avait dit très clairement. Malgré tout, ne pourrait-on pas trouver un compromis ? Un compromis qui ne laisserait aucun doute sur leur refus de tout compromis, si absurde que cela puisse paraître ?
Adam passait des nuits sans sommeil. Il ne remettait pas en question leur serment, mais il sentait que Mateusz s’éloignait de plus en plus de lui, depuis qu’ils s’étaient liés ainsi à la vie, à la mort.
Il lui fallut environ trente ans pour comprendre. Ou du moins, il crut comprendre. Ce n’étaient pas ses propres appréhensions et incertitudes, le problème, mais l’incapacité de Mateusz à douter, son dogmatisme, sa conviction presque religieuse d’avoir raison, son enthousiasme à sacrifier sa famille et ses compagnons d’armes pour prouver ainsi avec éclat qu’il n’était pas un traître envers le peuple polonais. De même qu’autrefois il aurait regardé sa sœur se faire tuer sous ses yeux, en gardant un silence glacial, sans même pousser un gémissement, de même il regarderait aujourd’hui une horde d’antisémites cracher sur Adam et le rouer de coups.
Devenu premier ministre, Mateusz avait encouragé l’antisémitisme « pour la défense du peuple polonais ». Fondamentalement, la Pologne était innocente. Les Allemands et les Juifs voulaient rejeter sur les Polonais la responsabilité de l’holocauste, mais les Juifs eux-mêmes y avaient contribué. La formule de la « complicité juive », le jeu politique avec l’antisémitisme, tout cela était un scandale pour Adam. C’est à ce moment qu’il comprit qu’il était trahi par l’homme auquel il aurait sacrifié sa vie dans la clandestinité. Mateusz avait-il oublié en quel lieu symbolique ils avaient prêté leur serment ? Devant le sarcophage de Bolesław VI, le protecteur des Juifs. Et le père d’Adam, un Juif, avait combattu au côté du père de Mateusz dans l’armée clandestine. Ne s’en souvenait-il pas ? Adam était d’origine juive, Mateusz le savait, lorsqu’il avait prêté avec lui le serment de la Solidarność Combattante. Il avait tout oublié, tout trahi. Ils avaient été protégés, au temps où ils étudiaient dans l’école des frères à Poznań, le séminaire était un camouflage et non une initiation au fanatisme religieux. Le catholicisme militant de Mateusz, son mépris des Juifs, sa haine des musulmans et de tous les adeptes d’autres croyances, c’était la preuve non de sa fidélité à son serment mais de sa trahison, car ce serment avait pour but l’instauration de la liberté. Oui, ils s’étaient battus pour la liberté. Et maintenant qu’il était le chef du gouvernement, il gouvernait le pays comme s’il était toujours occupé et dirigé par des étrangers. Par les banquiers juifs et par Bruxelles. Il n’était pas fidèle à leur combat pour la liberté, et trahissait la liberté qu’ils avaient conquise.
Il est fou, c’est un danger public !
Qui ?
Là ! Une interview de Mateusz. Écoute-moi ça :
Je voudrais rappeler que les Polonais ont été les premiers à s’opposer activement au fascisme. Ils ont aussi été les premiers à vaincre le communisme, c’est aussi grâce à nous que le mur de Berlin est tombé, et je vous déclare que si la Commission européenne continue de nous sanctionner pour nos décisions souveraines et d’entraver notre développement, la Pologne s’occupera de mettre également un terme à l’Union européenne.
Mettre un terme à l’Union européenne ! Voyons, Adam ! Ce n’est qu’un braillard ! Qui peut prendre ça au sérieux ?
Ce journal, par exemple : le Financial Times.
Une fois encore, Adam était rentré tard, son fils Romek était déjà au lit. Il s’était assis sur la terrasse avec le journal, en disant qu’il avait déjà mangé un sandwich « gezond » chez Exki et n’avait plus faim, mais qu’une Wyborowa lui ferait du bien. Le chien, qu’il avait appelé Maladusza, sauta sur ses genoux. Adam le gratta derrière les oreilles et Dorota demanda : Tu ne veux pas aller voir Romek ? Il dort déjà. Embrasse-le, qu’au moins il n’oublie pas l’odeur de son père.
Puis ils restèrent assis sur la terrasse, c’était l’une des dernières soirées encore douces de l’année, ils n’avaient envie ni l’un ni l’autre de se lever pour aller se coucher, la bougie du photophore s’éteignit et les petites lueurs dans le ciel surgirent d’un coup. Adam déclara :
Le problème, c’est que, pour Mateusz, Érasme est un paysan polonais.
3
Si l’éloignement entre les deux frères de sang était devenu de la haine, c’était la faute du 19 octobre 2017.
Ce jour-là, un homme entra dans le bureau de poste de la Plac Defilad, dans le centre de Varsovie. Il avait un bidon d’essence dans sa main gauche, un gros ghetto-blaster dans sa main droite, et il portait en bandoulière un sac de toile avec l’inscription Nikt nie ma prawa być posłusznym, un cadeau publicitaire de la librairie Tarabuk. Au guichet, il posa soigneusement son bidon et son radio-cassette, puis il sortit du sac de toile une douzaine de lettres, lesquelles étaient adressées, comme le constata avec surprise le postier, à la première ministre, à son vice-premier ministre, aux membres de la Rada Ministrów, le gouvernement polonais, ainsi qu’aux rédacteurs en chef de la Gazeta Wyborcza et Rzeczpospolita et à d’autres journalistes influents. Le postier pesa minutieusement chaque lettre sur la balance, bien qu’elles eussent toutes manifestement la même taille et le même poids, en observant les noms des destinataires.
Avec patience, l’homme le regarda peser les lettres, les timbrer puis appliquer un tampon avec douceur, comme si le postier ne voulait pas blesser les hauts personnages auxquels elles étaient destinées.
Plus tard, le postier déclara à la police qu’il n’avait pas remarqué que l’homme avait avec lui un bidon d’essence. Lorsqu’il s’était présenté au guichet, il avait déjà posé ce bidon, et quand il était parti, le postier ne l’avait pas regardé mais s’était hâté d’aller voir son supérieur. Cela dit, l’homme lui avait paru suspect, bien sûr, tout à fait suspect, à cause des destinataires des lettres qu’il voulait envoyer. Qui donc écrit des lettres au gouvernement, pas vrai ? Il faut être toqué ou mégalo, non? Peut-être même préparait-il un attentat. Et son sac ! Le postier n’avait pu lire que le mot posłuszny, obéissant, et ça aussi, ça lui avait paru bizarre. En tout cas, il avait couru aussitôt chez le directeur du bureau de poste. Depuis 2008, ils devaient vérifier les expéditeurs et les destinataires, dans ce genre de cas, et prévenir l’Agencja Bezpieczeństwa Wewnętrznego, l’Agence de sécurité intérieure.
Dans quels cas ?
Les cas de ce genre. Quand quelque chose semblait étrange. Il n’était qu’un petit employé, qui ne pouvait évidemment pas en juger, c’est pourquoi il avait tout de suite été voir le directeur, pour qu’en plus haut lieu…
Vous n’avez donc pas jugé nécessaire de donner tout de suite l’alarme, alors que vous aviez devant vous un homme avec un bidon d’essence ?
Je n’ai pas vu ce bidon, je le jure, je ne l’ai pas vu, au nom de la Sainte Vierge ! Mais j’ai immédiatement prévenu mon supérieur…
En tout cas, les lettres n’arrivèrent jamais à destination. L’homme, qui d’après le nom de l’expéditeur s’appelait Piotr Szczęsny, paya avec une grosse coupure et sortit de son sac des feuilles de papier – des tracts avec comme titre : « Je proteste ». Pour vous ! dit-il au postier. Puis il prit le bidon et le ghetto-blaster, et il sortit.
D’après le postier, il avait payé avec un billet de deux cents zlotys, un « Zygmunt », et n’avait même pas ramassé la monnaie. Bien entendu, le postier l’avait aussitôt rapportée au directeur, puis dans la recette du jour… vraiment, il ne l’avait pas gardée… lança-t-il précipitamment. En tout cas…
Piotr Szczęsny s’installa sur la Plac Defilad, devant le Palais de la Culture, et distribua ses tracts. Je proteste. En quinze points, il reprochait au PiS, le parti au pouvoir, de restreindre les droits des citoyens, de persécuter les minorités, de bâillonner les médias, d’enfreindre la Constitution, de supprimer la séparation des pouvoirs et de détruire la justice indépendante.
Piotr avait cinq ans de plus que Mateusz, qui était alors vice-premier ministre et devait devenir premier ministre moins de trois mois plus tard. Il le connaissait depuis l’époque de la Solidarność Combattante, les derniers mois de la lutte clandestine avant la chute du Mur.
Ce n’est pas pour ça que nous nous sommes battus, Mateusz. Tu m’avais été confié, car j’ étais ton aîné. Nous avons lutté contre un régime autoritaire, pour la liberté. Après la défaite du communisme, je n’aurais jamais cru qu’il reviendrait un jour. Aujourd’hui, j’ai compris que le système autoritaire ne revient pas sous la forme du communisme mais de l’anticommunisme.
Cependant cette lettre, comme toutes les autres que Piotr Szczęsny avait portées à la poste, ne fut jamais envoyée et disparut dans les archives des services secrets.
Piotr Szczęsny alluma son radio-cassette et mit le son au maximum. Tandis que la chanson Kocham wolność – « J’aime la liberté » – retentissait d’un bout à l’autre de la place, il prit le bidon, dévissa son bouchon, l’inclina et s’enduisit le visage avec ses mains. Puis il souleva le bidon et fit couler l’essence sur sa tête. Il l’approcha ensuite de sa poitrine pour asperger ses vêtements, le souleva de nouveau, arrosa encore son visage. Il se mit à cracher et tousser, respira à fond, secoua le bidon, dont le contenu s’écoulait en glougloutant, jusqu’à ce qu’il ait entièrement vidé les vingt litres d’essence. « Je ne peux pas faire grand-chose/j’aime et je comprends la liberté/ je ne peux pas renoncer à elle », il brandissait le bidon en le secouant inlassablement, le liquide irritait ses yeux, ses lèvres, les muqueuses de sa bouche, maintenant c’était ses larmes, ce flot brûlant qui ruisselait sur son visage. « J’avais si peu/j’ai si peu/je peux tout perdre/je peux… » Dans la pénombre du crépuscule, il apercevait des silhouettes indistinctes, déformées, personne ne le regardait, Piotr ne chanta que ce vers, à voix basse : « … rester seul. J’aime la liberté. »
Il posa le bidon vide. Les gens n’étaient plus que des fantômes obscurs, à mesure que le soir s’assombrissait, les voitures ressemblaient à d’énormes scarabées noirs, aux yeux brillants et inquisiteurs. Soudain, la place se mit à luire d’un éclat rougeâtre, comme si un brouillard toxique envahissait la scène. C’étaient les projecteurs qui éclairaient maintenant le Palais de la Culture de leur lumière violette, bleue et rouge. Le Palais de la Culture, le « cadeau de Staline à la Pologne », dans son dos. Et devant lui, au bout de la place, les néons d’une rue animée, l’Ulica Marszałkowska.
Monsieur le Rédacteur en chef, je me suis battu dans la clandestinité pour la liberté de la Pologne. Ce combat était naturellement aussi un combat pour la liberté de la presse. Des gens innombrables, les meilleurs d’entre nous, ont sacrifié leur vie à cette cause, et je ne crois pas qu’ils auraient voulu le faire s’ ils avaient su qu’au terme de cette lutte on imposerait la liberté du mensonge, qui n’est guère différente de la presse asservie au Parti du temps de la dictature. Vous-même, Monsieur le Rédacteur en chef, vous avez qualifié de « geste patriotique » la suppression de la séparation des pouvoirs, et présenté comme une « volonté populaire » la destruction de la justice indépendante, pour laquelle tant de victimes ont lutté – cela ne vous rappelle rien ? Et que voyez-vous, quand vous vous regardez dans le miroir ? Vous pouvez encore vous battre, et je veux vous y encourager. Vous avez moins à craindre que l’armée clandestine qui a lutté pour votre liberté – cette liberté que vous trahissez aujourd’hui.
Cette lettre aussi ne fut jamais envoyée.
La chanson se termina sur un bruit léger, le radio-cassette continua de tourner à vide, Piotr s’était contenté d’enlever Kocham wolność. La rumeur du silence, puis le déclic d’un briquet.
Seuls quelques passants avaient entendu le cri perçant, ce bref hurlement suraigu rappelant une sirène, que Piotr Szczęsny poussa tandis qu’il se métamorphosait en un corps noir comme du charbon qui se livrait à une danse grotesque, enveloppé dans un manteau de flammes déchaînées. Ceux qui l’avaient entendu ne devaient jamais l’oublier.
Les gens passant à proximité se figèrent, seul un homme essaya d’approcher de la silhouette en feu, c’était une vision folle que cet homme bondissant en avant, frappant à deux reprises le corps embrasé avec sa serviette, comme s’il pouvait éteindre les flammes de cette manière, reculant puis s’élançant de nouveau en brandissant la serviette, jusqu’au moment où sa manche prit feu et où il se jeta au sol pour enlever son manteau avec force contorsions.
Ce jour-là, Adam Prawdower était venu de Bruxelles pour participer à Varsovie, en tant que représentant de la Commission européenne, Direction générale pour l’élargissement, à un forum avec des représentants du gouvernement et de l’opposition sur le thème : « L’avenir de l’UE : élargir, approfondir ou démanteler ? »
En se rendant au Palais de la Culture, il aperçut l’homme en feu. Il vit la foule qui avait accouru, entendit les cris et les sirènes, les rotations d’une lumière bleue éclairaient sporadiquement la scène, les flammes se tordaient, incandescentes, en baignant de couleurs toxiques un corps noir qui s’affaissait en se convulsant. Non, ce n’était pas un être humain, c’était impossible, il s’agissait certainement d’un mannequin qu’on avait incendié. Était-ce une manifestation, un rassemblement de protestataires ? Des membres de l’opposition ? Des anarchistes ? Qui représentait ce mannequin? Le président de la Pologne ou la chancelière allemande, à moins qu’on n’ait embrasé symboliquement le premier ministre russe ?
Non. Un être humain était bel et bien en train de brûler. La sirène, la lumière bleue : pompiers et policiers étaient arrivés. Il vit des gens tenter d’éteindre l’homme avec leur manteau, une couverture, des bouteilles d’eau. Ils reculaient d’un bond, battaient aussitôt en retraite. Leurs efforts étaient vains. C’est alors qu’Adam s’élança, il était redevenu un soldat, prêt à sacrifier… et il se jeta sur le corps en feu pour étouffer les flammes avec son propre corps, à l’instant précis où les pompiers accourus les ensevelissaient tous deux sous la mousse des extincteurs.
C’est ainsi qu’Adam en sortit avec les cheveux et les sourcils roussis, lesquels finirent par repousser. Il avait aussi une brûlure de l’oreille jusqu’au cou, une sorte de grosse cloque, ainsi que des cloques plus petites sur les paumes, qui guérirent parfaitement. « Restitutio ad integrum », déclara d’un ton satisfait le docteur Rensenbrink, le spécialiste qui soigna Adam à la clinique de l’Europe après son retour à Bruxelles. Vous avez eu de la chance, Meneer Prawdower. Quant à la zone où s’est quand même formé du tissu cicatriciel, à l’oreille et sous le pavillon… permettez-moi de dire les choses ainsi : la sensibilité du lobe n’est pas vraiment indispensable à la vie ! Je me trompe ?
Adam lança un regard étonné au médecin, lequel éclata de rire.
En tout cas, il n’y a pas de quoi vous frotter les oreilles !
C’est de l’humour flamand, pensa Adam avec indulgence, presque touché.
Adam n’avait pas reconnu Piotr, lorsqu’il s’était jeté sur lui. Et pendant les deux jours suivants, qu’il avait passés à la clinique pour soigner ses brûlures, il n’avait pas appris l’identité de l’homme qu’il avait tenté de sauver. Il ignorait que cet homme, qui n’était désigné dans les journaux que par ses initiales, était un compagnon d’armes du temps de la clandestinité et lui avait sauvé un jour la vie. Quel lien serait plus fort entre deux êtres humains que celui-ci : Il m’a sauvé la vie !? Mais Adam ne savait pas que l’homme sur lequel il s’était jeté pour le sauver était son camarade Piotr. Toutefois, ce qu’il lisait dans les journaux, durant son séjour à la clinique, le mettait en colère. D’après les articles, Piotr S. était « un malade mental », sa « démence » et son « déséquilibre psychique » étaient avérés. Et Mateusz, le futur chef du gouvernement polonais, accusait l’opposition, dans une interview pour la Gazeta Wyborcza, de « causer la mort de personnes instables par ses discours hystériques sur la menace d’une dictature ».
C’est alors qu’Adam apprit qui était le « dément » : Piotr Szczęsny, un homme qui avait combattu avec Mateusz et lui au temps de la clandestinité, et il ne pouvait croire que Mateusz l’ignorât. Une amie d’Adam, Paulina Piechna-Więckiewicz, qui était membre du parti libéral et siégeait au conseil municipal, revenait d’une séance dudit conseil au moment où Piotr brûlait sur la place comme une torche vivante. Elle avait ramassé un tract traînant sur le sol et l’avait publié sur Twitter, avec une photo du sac de Piotr portant l’inscription : « Personne n’a le droit d’obéir. Hannah Arendt » au-dessus du logo de la librairie Tarabuk.
Paulina alla voir Adam à la clinique.
Tu connaissais Piotr, dit-elle.
Oui. Comment va-t-il ? Il s’en tirera ?
Il est vivant, mais ça ne se présente pas bien.
Que pouvons-nous faire ? Mais épargne-moi les belles formules du genre : Il faut que son souvenir…
Estimons-nous heureux s’il en reste une trace, de son souvenir.
Après dix jours de souffrance, Piotr Szczęsny mourut. Dix jours pendant lesquels les médias martelèrent qu’il était déséquilibré, irresponsable, maniaco-dépressif, sous l’emprise de théoriciens du complot, les vrais coupables de sa fin tragique…
Quand Adam fut sorti de la clinique, il écrivit une lettre au vice-premier ministre, son vieil ami Mateusz. En fait, ce n’était pas une lettre. Il lui envoya une feuille de journal avec l’interview de Mateusz, sur laquelle il avait souligné quelques phrases et noté dans la marge : Tu le crois vraiment ? Ou : As-tu oublié ce que Piotr a fait pour nous, pour moi ? Ou : C’est ainsi que tu parles d’un combattant courageux ? Et tout à la fin de l’interview, où Mateusz évoquait le patriotisme en déclarant que les Juifs ne savaient pas ce que c’était mais qu’ils ne pourraient pas donner mauvaise conscience aux Polonais, même en s’immolant par le feu, Adam avait écrit : Dis-moi ça en face !
Il glissa la feuille dans une enveloppe, se rendit au bureau de poste de Plac Defilad. L’employé du guichet prit la lettre, lut le nom du destinataire et tripota son oreille d’un air pensif. Il n’en avait pas conscience, mais on aurait dit qu’il se moquait d’Adam, lequel frottait le pansement de son oreille brûlée qui le démangeait. Très lentement, le postier posa l’enveloppe sur la balance, colla le timbre et appliqua le tampon avec circonspection. En encaissant le règlement, il regarda longuement Adam. Puis il ferma son guichet et suspendit une affiche : « Veuillez vous rendre au guichet ouvert le plus proche. »
Robert Menasse, L’Élargissement, traduit de l’allemand (Autriche) par Philippe Giraudon, © Éditions Verdier, 2023
En librairie le 24 août