Les 43 d’Iguala
1. Aveux
J’aurais préféré éviter de le faire, mais cela s’est révélé impossible. J’ai dû aller à l’encontre du ton mesuré qui domine le langage de la politique, de la vie publique, et même de la littérature et du journalisme. Les belles formes qui, trop souvent, prétendent cacher la réalité.
Je dois parler de ce dont personne ne veut plus parler. Je dois m’exprimer contre le silence, contre l’hypocrisie, contre les mensonges. Et je le fais parce que je sais que d’autres, comme moi, un peu partout dans le monde, partagent la même certitude : l’influence de la perversion a dévoré la civilisation, l’ordre institutionnel, le bien commun.
On pourrait me rétorquer que ce n’est nullement le cas, que tout va mieux maintenant pour l’humanité que par le passé, que la démocratie impose à chacun une échelle de perfectibilité, que les attentes des gens sont manifestes, que la liberté a atteint pour la première fois son climax historique : science, raisonnement logique, économie de libre marché, individualisation, contrat social liant les responsabilités des gouvernants et des gouvernés, multilatéralisme des rapports planétaires.
Pourtant, l’obstination des faits vient contredire un discours si trompeur. Et la couleur grise tend à s’imposer dans un monde qui admettait jusque-là toute la richesse du spectre chromatique. C’est le gris sans équivoque des cendres de ceux qui sont morts dans l’indignité, des cloaques et des immondices bouillonnantes, du marécage trouble, de « l’impartialité » politique et de l’utilitarisme au nom des causes idéologiques.
Tous les soirs, avant de m’endormir, une rumeur grave monte jusqu’à mes oreilles, et augmente peu à peu jusqu’au désespoir. À ce moment-là, lorsque je remarque que ce bruit provient d’un point subtil, lointain, interne, comme sous-jacent dans le quotidien, et qu’il semble apporter avec lui le souffle inquiétant d’une catastrophe imminente, à cette limite qui lie mon angoisse à un vertige soudain, à l’annonce d’un trouble tellurique et cruel, vaste et expansif, à ce moment précis un silence s’impose et fait taire toute menace, une lucidité en suspens qui clarifie les craintes, les perplexités, les indices.
J’ai remarqué cette rumeur pour la première fois il y a des années. Et le temps a passé avant que je ne la perçoive à nouveau. Ou peut-être, plongé comme je l’étais dans une sensation de promesse, de naïveté ou de confiance, me suis-je habitué à lui faire la sourde oreille. L’inattention aide à vivre, oui, mais elle se révèle finalement un crédit qu’on ne peut rembourser. Je ne suis plus disposé à la laisser grandir.
J’ai devant moi, sur mon bureau, des photographies, des documents, des rapports, des transcriptions judiciaires, des témoignages, des enregistrements, des vidéos, tous relatifs à la cruauté extrême qui s’est déchaînée une nuit d’été dans une ville du sud du Mexique ; une cruauté qui, par un entrecroisement pernicieux d’événements, de prédestinations, de hasards et d’intentions, est devenue la parfaite illustration du règne de la perversité sous l’apparence de normalité : là où confluent le pouvoir et le contre-pouvoir de l’ordre global.
En d’autres termes, un fidèle portrait du monde qui vient (ou qui, en nombre d’endroits, est déjà là) et que nous refusons de voir : la banalité de l’atrocité au royaume de la politique formelle, de la propagande toute-puissante, du spectacle, de la prévisibilité des télécommunications et de la neutralité du discours public. Nous sommes passés du tribut des sociétés totalitaires et leur barbarie inhérente au risque des sociétés globalisées et l’imminence de leur barbarie.
La volonté avilie tend à fédérer les négativités éparses et remet au goût du jour l’extermination de personnes avec le soutien du formalisme institutionnel. La rumeur dont je parlais était une exhalaison de la Brèche qui annihile l’humain et s’ouvre peu à peu sans que personne ou presque ne la prenne au sérieux. Un vent noir : effet immense et contagieux, létal et persistant. Pour le comprendre, le deviner ou le suggérer, nous n’avons que des bribes d’idées, des mots, des vers, une musique particulière, comme celle de Tom Waits lorsqu’il chante : « You gotta keep the devil way down in the hole. / He’s got the fire and the fury at his command…» (« Tu dois maintenir le diable dans son trou. / Le feu et la fureur sont à ses ordres…»). Le mal est inscrit dans ce que nous acceptons en tant que monde normal : des temps sombres. Le mal concret des abus et des injustices.
L’écriture a entre autres pour mission de sonder la persistance d’une perversité qui se voudrait invisible. La liberté humaine en tant qu’idéal a culminé dans celle d’annihiler les personnes en profitant des interstices entre les règles universelles.
Et cette atrocité a lieu comme si de rien n’était. Au nom des idéologies et des institutions, c’est le statut même d’humain qui est broyé. Le mal s’est installé parmi nous en s’inscrivant dans les replis de la foi et de l’argent, de la guerre et de la technique. Il faut éviter à tout prix, contre toute fiction, contre toute vilenie cynique et grossière, d’en faire partie. Je refuse de me taire, je ne m’autoriserais ni l’amnésie ni le mépris. Crier est un pouvoir, de même que survivre, c’est être présent.
Cette histoire a lieu à l’instant même dans d’autres parties du monde et nous refusons de le voir. Si quelqu’un le nie ou le met en doute, je le mets au défi de lire ce livre en entier.
À l’ère de l’ultra-capitalisme des machines et de sa spirale proliférante, une réflexion active s’impose.
Ma véhémence cherche à clarifier, elle se base sur les faits et soutient prudemment dix thèses :
1. Rien de ce qui est écrit dans ces pages n’est de la fiction.
2. Je crois en la défense des droits de l’homme et je défends un principe de respect des personnes dans mon travail d’enquête et d’écriture sur les 43.
3. Il m’importe de présenter le contexte historique, nécessaire afin d’enrichir l’approche des faits, et de ne pas tout réduire à un combat entre les bons et les méchants.
4. Je consigne ma propre perspective critique, mes expériences ou ma façon de travailler lorsque cela se révèle pertinent.
5. J’affirme que l’État, du niveau municipal jusqu’au gouvernement fédéral, a une responsabilité politique et judiciaire dans le massacre d’Iguala et j’apporte des arguments pour étayer cette affirmation.
6. J’affirme la même chose s’agissant des États-Unis et j’expose mes raisons.
7. Je rejette l’enquête officielle, la jugeant inconsistante et incomplète.
8. Je me méfie de ceux qui voient dans les phénomènes de violence au Mexique une sorte de fatalité ou d’atavisme.
9. Cette œuvre documente les raisons historiques, socio-politiques et matérielles de la violence dans ce pays, comme l’ont fait mes livres précédents.
10. Je décris pourquoi et comment les 43 et d’autres étudiants ont été exposés à des risques extrêmes par la faute de leurs dirigeants, que je dénonce.
Nous devons retrouver la lucidité face à cette actualité de l’horreur consentie et exercer notre liberté de transformer cette réalité funeste.
2. Le massacre
La nuit du 26 septembre 2014 à Iguala, dans le sud du Mexique, un groupe d’étudiants de l’école normale rurale d’Ayotzinapa qui voyageaient dans deux bus ont « exproprié », comme ils en avaient l’habitude, trois autres bus du service public de la gare routière d’Iguala[1].
Leur projet était de retourner dans l’école en question et de se préparer à se rendre avec ces bus à la manifestation du 2 octobre à Mexico, laquelle a lieu chaque année en mémoire des morts de la place de Tlatelolco lors du mouvement étudiant de 1968.
À 21 h 30, un groupe de policier a rattrapé les véhicules ; un affrontement a eu lieu durant lequel la police a fait usage de ses armes à feu, causant la mort de trois jeunes. Quelques rues plus loin, la police les a de nouveau interceptés et a de nouveau ouvert le feu. Certains étudiants sont parvenus à fuir et à se réfugier dans des maisons du voisinage, d’autres ont cherché à s’abriter au milieu des bus.
Vers 23 heures, ailleurs, à la sortie de la ville, un groupe armé a tiré sur un autre bus, dans lequel voyageaient les membres de l’équipe de football Avispones de Chilpancingo, et sur une voiture, ce qui a conduit au décès de trois personnes supplémentaires. Vingt-cinq blessés ont également été dénombrés.
Après ces deux événements, selon l’enquête de police, 43 élèves de l’école normale ont été séquestrés, battus et assassinés par des membres du groupe criminel Guerreros Unidos [« Guerriers unis »] avec la complicité de policiers municipaux. Leurs corps ont été brûlés pendant la nuit pour effacer toute trace du crime.
Des semaines plus tard, les autorités mexicaines ont trouvé des cendres et quelques os dans la décharge d’une commune voisine, Cocula, ce qui signifie en nahuatl « le lieu des rixes » ou « des ondulations ».
Au début du mois de décembre 2014, une étude génétique des cendres, menée à l’université d’Innsbruck en Autriche, a permis d’identifier l’un des 43 : Alexander Mora, 19 ans.
Parmi ces 43, il convient de s’attarder sur le cas de Julio César Mondragón, 22 ans, qui, effrayé par le harcèlement policier et les tirs avec des armes à gros calibre dirigés contre lui et ses camarades, s’est enfui en courant avant d’être finalement rattrapé par la police. Une autre version affirme au contraire qu’il a vaillamment fait face aux tirs. Son corps a été retrouvé des heures plus tard dans une zone industrielle d’Iguala : il avait été torturé, ses globes oculaires étaient sortis de leurs orbites, on lui avait écorché la peau du visage et il était mort d’une fracture crânienne.
Le gouvernement de l’État de Guerrero et celui de la commune où s’est déroulée l’agression contre les normaliens sont aux mains du Parti de la révolution démocratique (PRD). Le gouvernement fédéral est, quant à lui, occupé par des membres du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI).
Les autorités fédérales, qui dès le début ont été mises au courant des événements de cette nuit-là, ont refusé d’intervenir au prétexte que ce qui s’était passé concernait le gouvernement local, alors qu’elles savaient parfaitement que la délinquance organisée constitue un délit fédéral.
Certains témoignages d’étudiants et d’autres personnes, récoltés par le parquet de Guerrero, affirment que les policiers fédéraux et les militaires du 27e bataillon d’infanterie ont participé activement aux événements, ce que nie l’enquête officielle, qui affirme que les policiers fédéraux, tout comme l’armée mexicaine, ont seulement été témoins de ce qui s’est passé cette nuit-là. Une manœuvre inutile.
En général, les infractions sont commis soit par action, soit par omission. Dans le cas d’Iguala, les militaires comme les policiers et les agents de sécurité du gouvernement fédéral qui étaient présents ou qui ont donné des ordres cette nuit-là sont coupables d’une infraction par omission et ont, par conséquent, une responsabilité dans les délits d’assassinat, de torture et de disparition forcée de personne qui ont alors été commis.
Le 4 novembre 2014, le gouvernement fédéral a annoncé l’arrestation du président municipal d’Iguala, José Luis Abarca, et de son épouse María de los Ángeles Pineda pour leur participation supposée aux événements. Il a également annoncé l’incarcération de policiers municipaux et de délinquants.
Selon le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (1998), ce qui s’est passé lors de cette nuit d’été au sud du Mexique constitue un crime contre l’humanité impliquant l’État mexicain, le gouvernement fédéral, celui de l’État de Guerrero et celui de la commune où se sont déroulés les actes barbares en question[2].
Ce massacre a connu une consécration planétaire, paradoxe de l’époque, lors d’un événement de l’industrie du divertissement : pendant sa performance à la cérémonie des Grammy Latinos en novembre 2014, René Pérez, du duo Calle 13 de Porto Rico, portait un débardeur noir avec la légende « Ayotzinapa. Il en manque 43 ». Cette image a fait le tour du monde et le chanteur a ajouté : « Je vais parler de la lutte qui a lieu au Mexique. Nous sommes tous Ayotzinapa. On ne peut pas permettre que des choses pareilles continuent d’avoir lieu aujourd’hui. Vive le Mexique ! ». Le Mexique : le pays de l’impunité[3].
Octavio Paz a écrit :
Pourquoi ?
La honte, c’est de la colère
tournée contre soi-même :
si
un pays entier a honte
c’est un lion qui s’apprête
à bondir[4].
3. Territoire rouge
Ayotzinapa, qui signifie en nahuatl « fleuve des courgettes » ou « des petites grenouilles », est une localité au climat semi-tropical et à l’environnement montagneux située à 400 kilomètres au sud de la capitale mexicaine, dans la périphérie de Tixtla. Son centre, à 125 kilomètres d’Iguala, est occupé par l’École normale rurale Raúl Isidro Burgos, fondée en 1926 lors d’une croisade pour l’éducation d’envergure nationale dans le Mexique de la post-révolution[5]. Aujourd’hui, il y a 245 écoles normales publiques dans les 32 États du pays, dont 17 écoles normales rurales. C’est l’héritage d’un temps qui voyait dans l’éducation une garantie du bien-être social.
La construction du bâtiment a commencé en 1931. Au cours de cette décennie, l’école d’Ayotzinapa a consolidé son idéologie nationaliste mâtinée de marxisme révolutionnaire, une idéologie toujours présente aujourd’hui parmi les professeurs et les élèves et sur les murs de l’édifice : effigies multicolores d’Ernesto Che Guevara (« Je reviendrai et je serai des millions ») ; du sous-commandant Marcos (« Nous sommes la dignité rebelle ») ; de Lucio Cabañas (« Protester est un droit »). Ou affichettes : « Ayotzinapa, berceau de la conscience sociale », « Si le gouvernement continue de réprimer et de fermer les écoles normales rurales, le Peuple aura le dernier mot (Fédération des étudiants paysans socialistes du Mexique, FECSM) ». La ténacité rebelle.
Je contemple maintenant ces étudiants tandis qu’ils marchent dans les rues de la grande ville pour protester au nom de leurs morts. Ils aimeraient que le sentiment de dépossession et la fureur qui les portent les aident à retrouver une unité de sens et de vie que la société leur a refusée. Leur regard est ferme, leur malaise est concentré dans l’éclat noir de leurs yeux, d’un tranchant minéral. Leurs slogans sont à la fois tristes et exaltants : elles font frissonner, secouent une incrédulité qui finit ébranlée. L’expérience et l’espoir dont ils disposent s’érigent en un ardent contraste.
À l’école d’Ayotzinapa, les élèves vivent en internat, plongés dans les consignes révolutionnaires sous les profils de Marx, Engels, Lénine, Mao Tsé Tung, dont ils apprennent les doctrines à travers leurs œuvres et leurs idées. Discipline et châtiment pour qui fait preuve de faiblesse. Les nouveaux, les « bizuts », le savent mieux que personne. Le bâtiment avant, sur deux niveaux et aux arches de style colonial, précède une zone plus moderne où se trouvent les salles de cours et les dortoirs.
Là s’entassent dans des lits superposés ou sur des matelas à même le sol des étudiants de l’État de Guerrero et d’autres parties du pays. L’école possède 3,6 hectares cultivables, plus 1,2 hectare sur lesquels se trouvent divers équipements, dont seuls 35 % sont consacrés à l’enseignement, le reste étant constitué de logements pour les élèves et les professeurs, lesquels jouxtent d’autres champs cultivés. Le dénuement unit les étudiants et le monde paysan. Les balustrades servent d’étendoirs pour les vêtements fraîchement lavés et dans les couloirs se renouent quotidiennement les rapports entre des élèves qui souffrent des carences éducatives d’une école ne jouissant pas des faveurs des autorités du pays. Le combat de l’école contre le gouvernement a été un problème constant au fil des décennies. Le gouvernement de Guerrero et le gouvernement fédéral voient dans cette école un foyer de subversion lié à la guérilla révolutionnaire : le péril rouge.
À Ayotzinapa, les phrases sont répétées, les voix sont à la fois douces et rauques, et c’est sur le mode de la proclamation, de la conviction, de la dénonciation et de l’autoaffirmation âpre que les étudiants s’expriment : « Nous voulons un Mexique juste », « Le gouvernement nous déçoit », « Nous sommes enragés», « Nos camarades nous manquent, nous les voulons de nouveau avec nous », « Les fonctionnaires se moquent de nous », « L’État doit assumer ses responsabilités », « Ils nous ont menti, ils nous ont trompés », « C’est la justice que nous exigeons, pas l’oubli », « Il faut savoir crier fort », « On se méfie », « Les promesses, ça suffit ! », « L’État prépare le terrain de la violence », « Le mécontentement se généralise », « Le coupable, c’est l’État »…
Et surtout: « Ils les ont pris vivants, c’est vivants que nous les voulons ! »
L’État de Guerrero est le deuxième territoire le plus pauvre de la République mexicaine, près de 71 % de sa population vit en dessous du niveau de pauvreté reconnu par le gouvernement mexicain lui-même[6]. L’État de Guerrero est divisé en 81 communes et 7 régions : Acapulco, Centre, Nord, Tierra Caliente, Costa Chica, Costa Grande et la Montagne. Sa géographie est accidentée, puisqu’il est traversé par la Sierra Madre del Sur et la Sierra del Norte. Ses principales activités économiques sont l’agriculture (maïs, sorgho, riz, citron, café, pastèque), le tourisme sur la côte à Acapulco, à Ixtapa, et à Zihuatanejo ou, à l’intérieur des terres, à Taxco, et l’exploitation minière (or, argent, cuivre, fer…)[7].
Le nom de l’État rend hommage à Vicente Guerrero, héros de la guerre d’indépendance du Mexique (1810-1821), né à Tixtla[8]. En 1821, Vicente Guerrero signa un accord avec l’armée royaliste espagnole, dirigée par Agustín de Iturbide, qui ratifie l’indépendance du Mexique, reconnaît la légitimité du monarque Fernando VII, établit la religion catholique comme unique religion du pays et appelle à l’union de toutes les classes sociales.
En 1829, Vicente Guerrero fut élu président du Mexique, avec le soutien du parti libéral. Dans son programme figuraient la promotion de la tolérance religieuse et de l’éducation, la protection des arts, de l’industrie, de la science et du commerce. Il signa également le décret abolissant l’esclavage dans le pays. Cette mesure lui valut l’antipathie des esclavagistes des États-Unis.
En 1831, Vicente Guerrero fut trahi par ses opposants politiques conservateurs et fusillé à Oaxaca. La persistance de cet esprit sanglant et rebelle dans l’État de Guerrero remonte à une période antérieure à l’arrivée de Cortés, quand la tribu Yopes a résisté aux Aztèques sans jamais se laisser dominer. Pendant la conquête et la colonisation, les Espagnols ont exterminé les Yopes, et cet esprit insurrectionnel s’est enraciné dans la communauté métisse, soumise à la domination de caciques et à la mentalité prémoderne ou à une politique autoritaire, selon laquelle les désaccords sont le plus souvent tranchés par la force[9]. La loi de la machette ou de l’arme à feu.
Présages : lorsque j’ai appris le massacre d’Iguala, je venais d’achever un texte sur la jeunesse et les menaces criminelles au Mexique et en Amérique latine, qui m’avait été commandé par un organisme universitaire. Dans cet article, ma conclusion est catégorique : j’y note que les institutions gouvernementales tendent à imposer des politiques uniquement répressives et laissent complètement de côté la question de la prévention, alors même qu’elles prétendent en tenir compte, tout comme elles évitent de penser la question disciplinaire du point de vue du droit pénal et de la connaissance du crime.
Le fait que des actions hâtives, autoritaires et généralement peu soucieuses de la loi soient la marque de la présence publique du gouvernement me laisse perplexe. De ce point de vue autoritaire, les problèmes doivent être « résolus » avec une promptitude inédite, ce que beaucoup applaudissent, alors même que, comme dans le cas d’Ayotzinapa, les enquêtes préalables sont bancales d’un point de vue juridique un tant soit peu critique. Il n’est pas même concédé aux victimes le minimum de justice que la société est censée garantir.
J’avais souligné dans mon texte le fait que, pour le gouvernement, la gestion ou le contrôle des dommages (par le biais d’opérations de communication dans la presse, à la radio, à la télévision ou sur les réseaux sociaux) est plus importante que la recherche de la justice, la défense de la loi et le respect des institutions.
Comme souvent, dans mon diagnostic, j’étaye mes arguments par des données et, parmi celles à ma disposition, ma préférence va aux données négatives, qui offrent le plus de contraste. Je suis d’accord avec ceux qui pensent que ce sont les chiffres alarmants qui permettent d’obtenir des avancées dans la société, car ils obligent à détecter les anomalies et les défaillances et, peut-être, à leur trouver une solution.
J’ai la fâcheuse réputation d’annoncer des maux qui, pour le plus grand malheur de tous, ont tendance à se confirmer dans les faits. C’est ainsi qu’il y a près de vingt ans, j’avais prévu dans un article la dégradation qui ne tarderait pas à étouffer tout le pays[10]. On vivait alors dans la ferveur réformiste, et rares étaient ceux qui voulaient examiner en profondeur la réalité ou le fonctionnement des institutions.
Alerter sur des menaces ou des dangers à venir était considéré – est toujours considéré, de toutes parts – comme un métier de trouble-fête, de rancunier, d’aigri, d’activiste, de radical. Les gens sont habitués à considérer la vie comme un jeu d’intérêts ou un divertissement. Ceux qui, comme moi ou d’autres, soutiennent au contraire qu’il faut écouter les réclamations des victimes, ne se trompent pas. L’autocomplaisance consistant à se concentrer sur le positif ne sert qu’un ordre établi qui cherche à se perpétuer sans accepter ou presque le moindre changement.
Dans la capitale mexicaine, aujourd’hui, l’âge moyen est estimé entre 29 et 30 ans. Lorsque j’avais cet âge, les Sex Pistols avaient déjà crié « No future ! », un slogan générationnel qui enterrait les rêves juvéniles des sociétés industrielles à la veille de la généralisation du monde post-industriel de la globalisation financière, de la machinerie belliqueuse de l’économie rapace du libre marché et de l’autorégulation.
Ces politiques ont condamné la jeunesse du Mexique, celle de l’ensemble du continent américain, celle d’Europe, d’Asie et d’Afrique, à une sorte de juvénicide. Quelque chose de pire que l’absence de futur. Lorsque j’ai commencé à écrire et à publier des articles et toute sorte de textes, tout en jouant dans le groupe de rock Enigma ! fondé par mon frère Pablo, un de mes premiers papiers fut un entretien avec une bande de marginaux qui se faisaient appeler « Los Mierdas Punk » et s’étaient approprié une de nos chansons dans laquelle ils se sentaient représentés : « Cucaracha», dont les paroles, que j’avais écrites, prétendaient ironiser sur le mépris que la société réservait alors aux marginaux des banlieues.
Los Mierdas Punk : publier un tel nom dans une société conservatrice, consigner les témoignages furieux et désespérants de ces jeunes qui ne tarderaient pas à se perdre dans un temps des plus cruels, fut pour moi une contribution minimale et un défi auquel j’ai essayé de rester fidèle.
Entre le pays décrit dans cet article et le Mexique actuel, un horizon inquiétant s’est imposé : lorsque je l’écrivais, il y avait moins de 70 millions d’habitants dans le pays. Aujourd’hui, ils sont 121 millions et, dans une décennie, ils seront 130 millions. La République mexicaine compte actuellement plus de 16 millions de jeunes, dont la moitié vit dans la pauvreté. Et ce problème ne fait que croître : la moitié des Mexicains ont moins de 26 ans et il y a moins de garçons que de filles, lesquelles subissent des discriminations et des agressions incessantes ; la plupart d’entre elles ont été victimes d’une forme ou d’une autre de violence, d’inégalité, de maltraitance. Ces chiffres dépassent la moyenne mondiale.
Pour quelqu’un comme moi, qui a grandi sous la bannière d’une génération en quête d’un monde meilleur, le présent semble inacceptable. À part une minorité, les jeunes sont des étrangers sur leur propre terre, puisqu’ils se trouvent exposés, plutôt qu’aux indispensables opportunités d’éducation, d’emploi, de culture, de justice et de civilité, aux risques de la violence, du crime, de la toxicomanie, de l’économie informelle, des groupes criminels, des armes, de l’exploitation au travail ou de l’exploitation sexuelle.
Ils sont également exposés à un risque d’autodestruction. Les jeunes font face au dilemme de la légalité ou de l’illégalité, puisque l’option du vote en tant qu’instrument de participation ou de changement se révèle fragile à l’ombre d’un nouvel autoritarisme dissimulé, soutenu par trois piliers : une démocratie formaliste et aveugle à l’essentiel, qui défend des réformes hors de toute délibération digne de ce nom et soutient de franches contre-réformes ; une tendance à soutenir des « états d’exception » comme moyens de gouvernance, et une légitimation médiatique grâce aux positions monopolistiques des moyens de communication de masse, qui dominent les pratiques et les discours politiques, toujours selon l’uniformité de la version officielle et d’une propagande basée sur des « perceptions positives », tandis que les réseaux sociaux se contentent de servir d’échappatoire sur un mode « ochlocratique », ce que le dictionnaire définit comme le gouvernement de la foule ou de la plèbe. Une ochlocratie qui se voit réduite à un nombre limité de signes sur les écrans interconnectés d’un monde virtuel.
Ce qui est en jeu dépasse le domaine idéologique ou les affaires de partis : c’est un appel à l’éthique et à la responsabilité de ceux qui devraient en faire preuve. Dans tous les pays du monde, exterminer des jeunes d’une manière ou d’une autre menace de devenir une perspective banale dans le futur. Le juvénicide commence lorsqu’on s’en prend à l’université ou qu’on la détruit. Universitas : le champ des aspirations égalitaires victime de la barbarie techniciste. Les succédanés proposés en échange sont de pauvres substituts : violence, hédonisme, exploitation et consommation obligatoires…
L’esprit révolutionnaire marxiste-léniniste qui a soufflé en Amérique latine à la suite du triomphe de la révolution cubaine en 1959 a suscité au Mexique parmi certains milieux ouvriers-paysans liés au parti communiste un grand enthousiasme à l’idée de créer un mouvement populaire à tendance révolutionnaire afin de s’opposer à l’autoritarisme présidentiel du PRI, parti unique[11].
Ce fut le cas de Lucio Cabañas, professeur diplômé de l’École normale rurale d’Ayotzinapa et ancien membre des Jeunesses communistes, petit-fils d’un adepte du révolutionnaire Emiliano Zapata. Après avoir été leader étudiant au sein de la FECSM, il est devenu instituteur à Atoyac où il a entrepris d’éveiller la conscience sociale des habitants des environs. Cela lui valut l’inimitié du pouvoir local. En 1967, alors qu’il avait pris la tête d’une manifestation pacifique réclamant la démission de la direction de l’école qui, sous la pression de caciques, harcelait les pères de famille, la police ouvrit le feu sur les manifestants. Le massacre ne fit qu’aggraver des griefs ancestraux.
La douzaine de personnes assassinées, dont une femme enceinte, décida du destin de Lucio Cabañas : dès lors, il se déclara militant clandestin et partit se réfugier dans les montagnes du Guerrero, où il se consacra à l’endoctrinement populaire dans divers villages et hameaux (à travers son parti des pauvres) et au châtiment des caciques et des riches (sa Brigade d’exécution). Le mépris gouvernemental ne fit qu’aggraver la situation.
En 1974, le guérillero séquestra un candidat du PRI au poste de gouverneur, lequel fut ensuite libéré par la police, et, quelques mois plus tard, il trouva la mort lors d’un affrontement avec l’armée mexicaine. Ainsi Cabañas est devenu un symbole révolutionnaire dans l’État de Guerrero : la vie était tout ce qu’il pouvait perdre au nom de ses idéaux.
Genaro Vázquez, autre diplômé de l’école normale rurale d’Ayotzinapa, militant pour les droits sociaux et fondateur de la Centrale paysanne indépendante (CCI), opposant au régime depuis la fin des années 1950, eut un destin semblable : son combat politique se radicalisa à cause de l’intolérance des autorités. Le gouvernement le fit incarcérer et il fut libéré grâce à l’intervention musclée de ses camarades de l’Association civique nationale révolutionnaire (ACNR).
Une fois libre, il prit les commandes d’une guérilla dans les montagnes du Guerrero, qui fut combattue par l’armée mexicaine. Alors qu’il était poursuivi par les militaires sur une route de Michoacán, il aurait été blessé lors d’un accident avec la voiture qu’il conduisait et il fut assassiné par les soldats. Le fantôme du guérillero commença alors à hanter ces territoires.
L’idéologie révolutionnaire fait du sang du sacrifice l’événement déclencheur d’une lutte armée perpétuelle, comme ne manquerait pas de le rappeler en 1994 le sous-commandant Insurgente Marcos dans le Chiapas, alors qu’il prenait la tête du mouvement néo-indigéniste de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN, 1994-2000) : « Aujourd’hui, nous, les sempiternels morts, nous annonçons à nos morts que nous sommes prêts, que cette longue nuit mensongère qui refuse de voir le jour se lever a besoin de davantage de sang pour fertiliser la graine qui demain sera lumineuse, nous sommes ici pour parler à nos morts[12]. » Le futur, inscrit dans le sang, dans ce qu’ils nomment une « rage digne ».
Et, dans de nombreuses régions du monde, la solidarité avec les nécessiteux.
Sergio González Rodríguez, Les 43 d’Iguala. Étudiants disparus au Mexique : vérité et défi, préface de Marie Cosnay, traduit de l’espagnol (Mexique) par Guillaume Contré, © Éditions de l’Ogre, 2023.
En librairie le 22 août.