Roman (extrait)

La Cité de la victoire

Écrivain

Pampa Kampana, enfant, voit mourir sa mère, est choisie par la Déesse qui la dote de pouvoirs magiques, puis, adulte, crée ex nihilo une cité où les femmes seraient les égales des hommes. Rushdie prend un grand plaisir à jouer le jeu du manuscrit retrouvé avec cette « traduction » d’une ancienne épopée indienne. Les siècles passent, l’héroïne demeure, les guerres aussi. À paraître à la rentrée chez Actes Sud, traduit par Gérard Meudal. Extrait du chapitre 3.

C’était une petite pièce qui ne ressemblait à aucune autre pièce du palais, dépourvue de toute décoration, aux murs ordinaires blanchis à la chaux, sans aucun meuble à l’exception d’un socle en bois nu. Une haute fenêtre étroite laissait passer un rai de lumière qui tombait directement sur la jeune femme au-dessous comme un rayon de grâce angélique. Dans ce décor austère, frappée comme par la foudre par la lumière éblouissante, assise en tailleur, les yeux fermés, les bras étendus reposant sur ses genoux, le pouce et l’index de chaque main formant une boucle, les lèvres légèrement entrouvertes, se tenait Pampa Kampana, perdue dans l’extase de l’acte de créer. Elle gardait le silence, pourtant Domingo Nunes eut l’impression quand il fut introduit en sa présence par Bukka Sangama qu’un grand flot de mots s’écoulait d’elle, de ses lèvres entrouvertes, ruisselait le long de son menton et de son cou, de ses bras et se déversait sur le sol, s’échappant d’elle comme une rivière s’échappe de sa source pour se répandre dans le monde. Les chuchotements étaient si doux qu’ils étaient à peine audibles et à un moment Domingo Nunes se dit qu’ils devaient être le fruit de son imagination, qu’il se racontait à lui-même une sorte d’histoire occulte pour donner un sens au spectacle impossible dont il était témoin.

Alors Bukka Sangama lui murmura à l’oreille : « Vous l’entendez, n’est-ce pas ? »

Domingo Nunes hocha la tête.

« Elle est ainsi vingt heures par jour, dit Bukka, puis elle ouvre les yeux, mange un petit peu, boit quelque chose, ferme les yeux et s’allonge pour trois heures de repos. Puis elle se rassoit et recommence.

— Mais que que que fait-elle au juste ? demanda Domingo Nunes.

— Posez-lui la question, dit doucement Bukka. C’est l’heure où elle ouvre les yeux. »

Pampa Kampana ouvrit les yeux et vit le beau jeune homme qui la contemplait, une lueur d’adoration sur le visage et, à cet instant, la question de la demande en mariage de Hukka Raya Ier et peut-être à sa mort du prince héritier Bukka (tout dépendait de qui survivrait à l’autre) connut des complications nouvelles. Il n’eut même pas à lui demander quoi que ce soit. « Oui, répondit-elle à la question informulée, je vais tout vous dire. »

Elle avait fini par ouvrir la porte verrouillée qui donnait accès aux souvenirs de sa mère et de sa petite enfance, et ceux-ci s’étaient librement déversés et l’avaient emplie de force. Elle parla à Domingo Nunes de Radha Kampana, la potière, qui lui avait appris que les femmes pouvaient pratiquer la poterie aussi bien que les hommes et tous les autres métiers masculins ; elle lui parla du départ de sa mère qui avait laissé en elle un vide qu’elle s’efforçait à présent de combler. Elle évoqua le bûcher et la déesse qui s’exprimait par sa bouche. Elle raconta l’histoire des graines qui avaient fait pousser la ville sur le lieu même de son propre malheur. Tout nouvel endroit où des gens ont décidé de vivre demande du temps avant d’être perçu comme réel, dit-elle, cela peut prendre une génération ou davantage. Les premiers occupants arrivent chargés d’images du monde dans leurs bagages, avec des choses venues d’ailleurs plein la tête, mais le nouvel endroit leur paraît étrange, ils ont du mal à croire en lui, même s’ils n’ont nulle part ailleurs où aller et ne peuvent être personne d’autre. Ils se débrouillent de leur mieux avec leur héritage et puis ils commencent à l’oublier. Ils en racontent une partie à la génération suivante, ils oublient le reste et les enfants en oublient encore davantage et modifient leur état d’esprit, mais ils sont nés ici, c’est là toute la différence, ils sont de cet endroit, ils sont cet endroit et cet endroit est eux, et leurs racines en se développant apportent à ce lieu la nourriture dont il a besoin, alors il fleurit, bourgeonne, il se met à vivre et lorsque les premiers occupants disparaissent, ils peuvent partir heureux car ils savent qu’ils ont initié quelque chose qui va perdurer.

Le petit Bukka était stupéfait de la voir si volubile. « Elle ne parle jamais autant, dit-il, perplexe. Quand elle était plus jeune, elle est restée neuf ans sans prononcer un mot. Pampa Kampana, pourquoi parlez-vous tant tout à coup ?

— Nous avons un invité, fit-elle en regardant fixement les yeux verts de Domingo Nunes, et nous devons faire en sorte qu’il se sente comme chez lui. »

Tout le monde provient d’une graine, lui dit-elle. Les hommes sèment des graines dans les femmes et ainsi de suite. Mais dans le cas présent c’était différent. Une ville tout entière, des gens de toutes sortes et de tous âges, poussant de la terre le même jour, de telles fleurs n’ont pas d’âme, elles ne savent pas qui elles sont parce qu’en vérité elles ne sont rien. Mais une telle vérité est inacceptable. Il était nécessaire, dit-elle, de faire quelque chose pour guérir la multitude de son manque de réalité. Sa solution : la fiction. Elle inventait pour eux leur vie, leur caste, leur religion, le nombre de frères et sœurs qu’ils avaient, les jeux auxquels ils avaient joué dans leur enfance et envoyait ces histoires chuchotées à travers les rues jusqu’aux oreilles qui avaient besoin de les entendre, écrivant ainsi le grand récit de la ville, créant son histoire après lui avoir donné la vie. Certaines de ses histoires provenaient de ce Kampili aujourd’hui disparu, des pères massacrés et des mères immolées par le feu, elle s’efforçait de faire revivre ce lieu ici même, ramenant les morts d’autrefois parmi les vivants récemment apparus ; mais les souvenirs ne suffisaient pas, il y avait trop de vies à animer, et l’imagination devait donc prendre le relais là où la mémoire faisait défaut.

« Ma mère m’a abandonnée, dit-elle, mais je serai leur mère à tous. »

Domingo Nunes ne comprenait pas grand-chose à ce qu’on lui racontait. Mais tout à coup, il entendit un chuchotement, il l’entendit non pas grâce à ses oreilles, mais dans sa tête, un chuchotement qui s’enroulait autour de sa gorge, dénouant ses blocages intérieurs, démêlant ce qui était embrouillé et libérant sa langue. C’était à la fois grisant et terrifiant et machinalement il s’empoigna la gorge tout en criant. Assez. Encore. Assez.

« Les chuchotements connaissent vos besoins, dit Pampa Kampana. Les gens neufs ont besoin d’histoires qui leur racontent qui ils sont vraiment, honnêtes, malhonnêtes ou entre les deux. Toute la ville disposera bientôt d’histoires, de souvenirs, d’amitiés, de rivalités. On ne peut pas attendre une génération entière pour que la ville devienne réelle. Il faut s’en occuper immédiatement, afin que puisse exister un nouvel empire ; afin que la ville de la victoire puisse gouverner le pays, pour s’assurer que les massacres ne se produiront plus jamais et que plus aucune femme ne soit contrainte de marcher à travers des murs de flammes et que toutes les femmes soient traitées mieux que des orphelines à la merci des hommes dans l’obscurité. Mais vous, ajouta-t-elle, comme si elle venait d’y penser incidemment alors qu’en réalité c’était ce qu’elle voulait véritablement dire, vous avez d’autres besoins.

— Aujourd’hui est le jour de la résurrection, déclara Domingo Nunes sans bégayer. Ele ressuscitou, comme on dit dans ma langue. Il est ressuscité. Mais je vois bien que c’est quelqu’un d’autre que vous essayez de ressusciter, quelqu’un que vous aimiez et qui s’est immolé par le feu. Vous employez vos pouvoirs magiques pour donner vie à toute une ville en espérant que c’est elle qui va revenir.

— Votre problème d’élocution, dit Bukka Sangama, où il est passé ?

— Elle a chuchoté à mon oreille, répondit Domingo Nunes.

— Bienvenue à Vijayanagar », dit Pampa Kampana. Elle prononça le v presque comme un b, ce sont des choses qui arrivent.

« Bizana… ? répéta Domingo Nunes. Je m’excuse. Comment l’avez-vous appelée ?

— On commence par dire vij-aya, la victoire, dit Pampa Kampana. Puis on prononce nagar, la ville. Ce n’est pas si compliqué. Nag-gar. Vijayanagar : la cité de la victoire.

— Ma langue ne peut pas prononcer de tels sons, avoua Domingo Nunes. Pas à cause de mon défaut d’élocution. C’est juste que ça ne sort pas de ma bouche de la manière dont vous le prononcez.

— Comment votre langue souhaite-t-elle prononcer ce nom ? demanda Pampa Kampana.

— Bij… Biz… donc, tout d’abord, Bis… et ensuite… naga, répondit Domingo Nunes, ce qui nous donne – et là je vais faire de mon mieux – Bisnaga. »

Pampa Kampana et le prince héritier Bukka éclatèrent de rire tous les deux. Pampa applaudit et Bukka, lui lançant un regard féroce, vit qu’elle venait de tomber amoureuse.

« Alors, c’est donc Bisnaga, dit-elle en battant des mains. Vous nous avez donné notre nom.

— Qu’est-ce que vous dites ? s’écria Bukka. Vous comptez laisser cet étranger définir notre ville d’après les borborygmes de sa langue fourchue ?

— Oui, fit-elle. Cette ville n’est pas une cité antique dotée d’un nom ancien. Elle vient tout juste d’apparaître, tout comme lui. Ils sont identiques. J’accepte ce nom. Désormais cette ville s’appelle et s’appellera Bisnaga.

— Le jour viendra, dit Bukka d’un ton révolté, où nous ne permettrons plus à des étrangers de nous dire qui nous sommes. »

 

(En raison de son engouement pour Domingo Nunes et sa prononciation confuse, Pampa Kampana décida d’évoquer à la fois la ville et l’empire sous le nom de « Bisnaga » tout au long de son poème épique, dans l’intention peut-être de nous rappeler par là que, même si son poème s’inspire de faits réels, il existe une distance inévitable entre le monde imaginaire et le monde réel. « Bisnaga » n’appartient pas à l’histoire, mais seulement à elle. Après tout, un poème n’est pas un essai ni un reportage. La réalité de la poésie et l’imagination suivent leurs propres lois. Nous avons choisi de nous laisser guider par Pampa Kampana, c’est donc sa ville imaginaire de « Bisnaga » qui est ainsi nommée et décrite ici. Toute autre interprétation reviendrait à trahir l’artiste et son œuvre.)

 

Même si Pampa Kampana restait plongée dans sa transe de chuchotements vingt heures par jour, les nouveaux sentiments qu’elle éprouvait visiblement pour l’étranger – elle le cherchait du regard pendant la seule heure où elle gardait les yeux ouverts – causaient un grand mécontentement royal. La nouvelle de la toquade de Pampa parvint aux oreilles du roi Hukka Raya Ier avant que Nunes ne lui fût présenté pour la première fois et l’agaça prodigieusement. Le Portugais, qui n’en avait pas été informé, se présenta au roi avec des assauts de courtoisie et il évoqua son don pour les récits de voyage.

« Si vous le permettez, dit-il. Je peux vous en raconter quelques-uns pour vous divertir ? »

Hukka grogna d’un air évasif. « Il se pourrait, dit-il, que le voyageur soit d’un plus grand intérêt pour nous que ses histoires. »

Domingo Nunes ne savait pas comment il devait prendre la chose, aussi, de manière un peu confuse, se mit-il à évoquer ses voyages chez les cannibales – les Anthropophages – et ces hommes dont la tête poussait au-dessous de leurs épaules. Hukka leva la main pour l’interrompre. « Parle-nous plutôt des gens au visage anormalement pâle, les Européens blancs, les Anglais roses, de leur caractère peu fiable et de leurs perfidies. » Nunes fut désarçonné. « Sire, dit-il, de tous les Européens, la sauvagerie des Français n’est surpassée que par la cruauté des Hollandais. Les Anglais sont à présent une race arriérée mais j’ai l’intuition, même si beaucoup de mes compatriotes me désapprouveraient, qu’ils pourraient bien finir par s’avérer les pires de tout le lot et alors la carte de la moitié du monde pourrait bien se colorer en rose. Mais nous, les Portugais, sommes des gens d’honneur parfaitement fiables. Les marchands génois aussi bien que les commerçants arabes pourront vous parler de notre honnêteté. Mais nous sommes aussi des rêveurs. Ainsi nous imaginons que la Terre est ronde et nous rêvons d’en faire le tour à la voile. Nous pensons au cap d’Afrique et nous soupçonnons l’existence de continents inconnus à l’ouest de la mer océanique. Nous sommes les premiers des aventuriers terrestres mais, contrairement à des peuplades moins importantes, nous respectons nos contrats et payons notre dû en temps et en heure. »

À l’instar de ses sujets nouveau-nés, Hukka Raya Ier en était encore à s’habituer à sa nouvelle incarnation. Il avait déjà connu de nombreuses métamorphoses au cours de sa vie mouvementée. Le cours lent et facile de la vie de bouvier avait cédé la place à la discipline rigoureuse du soldat, ensuite lorsqu’il avait été fait prisonnier il y avait eu le changement forcé de religion et par là même de nom puis, après son évasion, l’abandon de sa fausse identité de converti mais aussi des tenues et uniformes de la vie militaire et une transition en forme de retour vers quelque chose qui ressemblait à sa première identité de bouvier ou du moins de paysan en quête d’un nouveau destin. Quand il était enfant il ne désirait qu’une seule chose : que le monde ne change jamais, qu’il ait neuf ans pour toujours et que son père et sa mère continuent à venir vers lui, les bras tendus, emplis d’amour, mais la vie lui avait appris sa grande leçon : tout change. À présent qu’on lui avait donné un trône sur lequel s’asseoir, il découvrait que son rêve d’enfant de figer le temps était revenu. Il voulait que cette scène, la salle du trône, les femmes gardes du corps, les meubles somptueux, fussent soustraits au monde changeant pour devenir éternels. Mais auparavant il devait épouser sa reine, il avait besoin que Pampa Kampana l’accepte et qu’elle se tienne assise à ses côtés, un collier de fleurs autour du cou, tandis que le peuple applaudirait leurs noces, et lorsque ce grand jour arriverait, le temps pourrait s’arrêter. Hukka pourrait bien être lui-même capable de l’arrêter en levant son sceptre royal et Pampa Kampana serait très probablement capable d’y parvenir parce que si elle pouvait faire exister un monde seulement à partir d’un sac de graines et de quelques jours de chuchotements, elle pourrait probablement l’entourer d’un cercle magique plus puissant que le calendrier et ils vivraient alors heureux pour toujours.

Mais le nouveau roi avait été brutalement arraché à ce rêve par l’arrivée de l’étranger et la nouvelle de l’intérêt que lui portait Pampa Kampana. Hukka se mit à imaginer la tête de l’étranger séparée de ses épaules et fourrée de paille. La seule chose qui le dissuada de décapiter immédiatement le nouveau venu c’est que Pampa Kampana désapprouverait probablement avec la plus grande vigueur une telle initiative. Pourtant il continua à observer le long cou élégant de Domingo Nunes avec une sorte de désir meurtrier.

« Nous sommes donc très heureux, fit-il d’un ton lourdement sarcastique, que ce soit un gentilhomme portugais, beau et raffiné, un charmeur à la langue d’argent, qui soit venu aujourd’hui vers nous et non un représentant de ces barbares de Français ou de Hollandais ou de ces Anglais primitifs tout roses. » Et avant que Domingo Nunes ait pu ajouter un mot, le roi le congédia d’un geste de la main et il fut reconduit par deux femmes armées hors de la vue du monarque. Au moment de quitter la salle du trône, Domingo Nunes devina que sa vie pourrait bien être menacée et que cela avait quelque chose à voir avec sa rencontre de la femme chuchoteuse, et il se mit immédiatement à envisager des moyens de s’échapper. Pourtant, comme la suite des événements allait le montrer, il resterait là pendant vingt ans.

 

Lorsque Pampa Kampana émergea de sa longue période de neuf jours et neuf nuits de magie, elle ne savait plus très bien si le jeune dieu aux cheveux roux et aux yeux verts existait vraiment ou s’il n’avait été qu’une sorte de vision. Comme personne ne répondait à ses questions, sa perplexité ne fit que croître. Pourtant il fallait qu’elle laisse sa confusion de côté un moment pour aller porter le message qu’attendaient Hukka et Bukka depuis l’instant où ils étaient descendus de la montagne et entrés dans la ville du peuple au regard vide. Elle trouva les deux princes qui essayaient de tromper leur ennui en jouant aux échecs, un jeu qu’ils ne maîtrisaient parfaitement ni l’un ni l’autre, de sorte qu’ils surestimaient l’importance des cavaliers et des tours et, étant des hommes, sous-estimaient gravement la reine.

« C’est fait, dit Pampa Kampana, interrompant leurs mouvements d’amateurs sans faire de manières. Chacun s’est vu raconter son histoire. La ville est parfaitement vivante. »

Dehors, dans la grande rue commerçante, on pouvait aisément voir la preuve de son affirmation. Des femmes se saluaient comme de vieilles amies, des amoureux s’achetaient mutuellement leurs friandises favorites, des forgerons ferraient des chevaux pour des cavaliers qu’ils croyaient servir depuis des années, des grands-mères racontaient à leurs petits-enfants leurs histoires de famille, des histoires qui remontaient au moins à trois générations, et des hommes, séparés par d’anciennes querelles, en venaient aux mains pour des affronts longtemps ressassés. Le caractère de la ville nouvelle était forgé, en grande partie, par les souvenirs que Pampa Kampana avait gardés – elle ne les occultait plus à présent – de l’enseignement de sa mère. À travers toute la ville, des femmes exerçaient des métiers que partout ailleurs dans le pays on aurait jugés inappropriés. On voyait ici un bureau d’avocats géré par des avocates et des greffières, là, de vigoureuses travailleuses déchargeaient des marchandises de barges amarrées au quai sur la rive du fleuve. Des femmes faisaient la police dans la rue, travaillaient comme scribes, arracheuses de dents et jouaient du tambour mridangam tandis que des hommes dansaient à leur rythme sur une place. Rien de tout cela n’étonnait personne. La cité vivait pleinement dans la richesse de ses fictions, les histoires chuchotées à l’oreille de ses habitants par Pampa Kampana, dont le caractère fictif était noyé et à jamais perdu sous le vacarme du rythme du jour nouveau, et les murs qui entouraient les citadins avaient atteint leur hauteur définitive, imprenable et, au-dessus de l’arche de la grande barbacane, gravé dans la pierre, figurait le nom de la ville, un nom que tous ses habitants connaissaient sans la moindre hésitation et, si on leur avait posé la question, ils auraient affirmé qu’ils savaient parfaitement que ce nom provenait d’un passé lointain, transmis à travers les siècles depuis le temps légendaire où le roi singe Hanuman vivait encore et séjournait près d’ici à Kishkindha :

Bisnaga.

On annonça neuf jours de fête et de célébrations et la nouvelle se répandit rapidement à travers toute la ville. Les dieux seraient vénérés dans les temples et on danserait dans les rues. Domingo Nunes, qui avait pris ses quartiers dans le grenier à foin du chef des palefreniers à qui il avait vendu ses chevaux, entendit parler de la fête et eut l’idée qui allait lui permettre d’échapper à la vengeance d’un monarque jaloux, ainsi qu’à son frère. Tandis qu’il s’apprêtait à se rendre aux portes du palais pour demander audience, l’épouse du palefrenier vint le voir pour lui annoncer qu’il avait de la visite. Il descendit les barreaux de son échelle en bois et devant lui se dressait Pampa Kampana qui, après avoir fourni à tous les habitants de la ville des rêves auxquels croire, voulait savoir à présent si elle pouvait croire à son propre rêve. Aussitôt qu’elle vit Domingo Nunes, elle battit des mains, ravie.

« Bien », dit-elle.

Quand leurs regards se furent croisés et que l’inexprimable eut été dit sans aucune parole, Domingo Nunes comprit qu’il avait intérêt à battre rapidement en retraite pour trouver un terrain plus sûr. « Au cours de mes voyages au royaume de Cathay, dit-il en transpirant légèrement, j’ai appris le secret de ce que leurs alchimistes appelaient au départ le distillat du diable.

— Les premiers mots que vous m’adressez aujourd’hui évoquent le diable, dit-elle. Ce ne sont pas des mots très appropriés pour un tendre discours.

— En réalité cela n’a rien à voir avec le diable, dit-il. Les alchimistes l’ont découvert par accident et en ont été effrayés. Ils essayaient de fabriquer de l’or, sans succès bien sûr, mais ils ont fini par fabriquer quelque chose d’encore plus puissant. Ce n’est que du salpêtre, du soufre et du charbon de bois, réduits en poudre et mélangés. Vous approchez une étincelle et boum ! Ça vaut le spectacle.

— En dépit de tous vos voyages, dit-elle, vous n’avez pas appris à parler aux femmes.

— Ce que j’essaie de vous dire, fit-il, c’est que, premièrement, cela peut rendre plus excitantes les festivités de la ville. Nous pouvons fabriquer ce qu’on appelle des “feux d’artifice”, des roues qui forment des cercles de feu, des fusées qui foncent dans le ciel.

— Ce que vous essayez de me dire, fit-elle, c’est que votre cœur tourne comme une roue enflammée et que votre amour est comme une fusée qui monte jusqu’aux dieux.

— De plus, deuxièmement, dit-il, en transpirant plus ouvertement, ils ont découvert à Cathay que cette substance pouvait aussi être utilisée comme une arme. Ils ont cessé de la désigner par son nom diabolique et ils ont inventé des noms nouveaux pour des choses nouvelles. Ils ont inventé le mot “bombe” pour une chose capable de détruire une maison ou la muraille d’une forteresse. Ils se sont mis à désigner le distillat sous le nom de “poudre à canon”. C’était après avoir inventé le mot “canon”.

— Qu’est-ce qu’un canon ? demanda Pampa Kampana.

— C’est une arme qui va changer le monde, répondit Domingo Nunes. Et je peux vous en construire un si vous le désirez.

— Ils ne font vraiment pas l’amour comme nous, au Portugal, dit Pampa Kampana. Je le vois bien à présent. »

Ce soir-là, lorsque la ville fut emplie de musique et envahie par la foule, Pampa Kampana conduisit Hukka et Bukka jusqu’à une petite place où les attendait Domingo Nunes environné de quantité de bouteilles pourvues de bâtonnets qui dépassaient de leurs goulots. Hukka était extrêmement agacé de voir son rival portugais, et Bukka, qui était son successeur sur le trône et, croyait-il, dans les bras de Pampa Kampana, avait lui aussi ses propres raisons d’être irrité.

« Pourquoi nous avez-vous amenés auprès de cet homme ? demanda Hukka.

— Regardez, lui dit Pampa. Regardez et prenez-en de la graine. »

Domingo Nunes tira ses feux d’artifice qui montèrent en flèche dans le ciel. Les frères Sangama, bouche bée, les regardèrent voler et comprirent qu’ils assistaient à la naissance du futur et que Domingo Nunes en serait l’accoucheur.

« Apprends-nous », dit Hukka Raya Ier.

 

Salman Rushdie, La Cité de la victoire, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, © Actes Sud, 2023.

En librairie le 6 septembre.

 


Salman Rushdie

Écrivain, Essayiste