Roman (extrait)

Trust

Écrivain

L’histoire de Benjamin Rask, héritier d’une famille d’industriels, traverse celle des crises économiques des États-Unis. Marié à la discrète Helen, et parvenu au sommet d’une fortune financière considérable à New York en ce début de XXe siècle, il défraye la chronique. Le dispositif narratif de ce deuxième roman d’Hernan Diaz, Pulitzer 2023, et à paraître aux Éditions de l’Olivier, met en abyme krach et frénésie, raison et psychose, légende et vérité. Traduction de Nicolas Richard.

La discipline, la créativité et une régularité de machine étaient des facteurs essentiels – mais pas les seuls – au nouveau niveau de réussite de Rask. Sa prospérité était en phase avec l’optimisme tonitruant de l’époque. Le monde n’avait jamais rien vécu de comparable à la croissance de l’économie dans les années 1920. La production atteignait des sommets inédits, de même que les bénéfices. L’emploi, déjà en plein essor, progressait encore. L’industrie automobile arrivait à peine à répondre à la demande insatiable de vitesse qui s’était emparée de la nation entière. Les miracles industriels du moment étaient promus à travers tout le pays dans les postes de radio que tout le monde voulait posséder. À partir de 1922, la valorisation des titres sembla connaître une ascension verticale. Si, avant 1928, rares étaient ceux qui croyaient possible que cinq millions d’actions fussent échangées en une journée à la Bourse de New York, dans la seconde moitié de l’année, ce plafond devint presque le plancher. En septembre 1929, à la clôture, le Dow Jones atteignit son plus haut historique. À peu près à cette époque, Irving Fisher, professeur à Yale et autorité de la nation en matière d’économie, déclarait que le cours des actions avait « atteint ce qui paraît être un haut plateau permanent ».

Grâce à la surveillance clémente du gouvernement et à sa réticence à perturber ce merveilleux rêve collectif, les opportunités étaient là pour quiconque les voyait et savait les saisir. Par le truchement de ses banques, par exemple, Rask emprunta des liquidités auprès de la Réserve fédérale de New York à cinq pour cent, pour ensuite les prêter sur le marché monétaire au jour le jour à au moins dix pour cent, et même jusqu’à vingt pour cent. Il se trouvait simplement que les transactions sur marge – l’achat d’actions avec des fonds empruntés auprès de maisons de courtage tout en utilisant ces mêmes actifs comme garantie – étaient montées en flèche, passant d’environ un à sept milliards de dollars, le signe manifeste que le grand public s’y était mis en masse et que les gens, la plupart peu instruits du fonctionnement des marchés financiers, spéculaient avec de l’argent qu’ils n’avaient pas. Et pourtant, Rask, d’une manière ou d’une autre, semblait avoir une longueur d’avance à chaque virage. Il avait créé son premier fonds d’investissement au moins une demi-décennie avant que ne prolifèrent d’autres établissements similaires, à la fin des années 1920. À titre de bonus pour sa réputation de génie financier, Rask valorisait son portefeuille bien au-delà du prix du marché des actions le composant. Qui plus est, en sa double capacité de banquier d’affaires et de promoteur de plusieurs fonds d’investissement, il était en mesure de créer certains des titres que, précisément, il vendait – ainsi émettait-il régulièrement des actions ordinaires qu’il achetait en totalité (ou distribuait à ses investisseurs favoris), avant de les revendre au grand public jusqu’à quatre-vingts pour cent au-dessus du prix d’achat d’origine. Chaque fois qu’il voulait éviter d’être dans le viseur de la Bourse de New York, il effectuait ses opérations à San Francisco, Buffalo ou Boston.

Chaque homme et chaque femme se sentait en droit de prendre part à la prospérité qui régna au cours des dix années suivant la guerre et de profiter des miracles technologiques qui l’accompagnèrent. Et Rask contribuait à alimenter cette idée de possibilités illimitées en créant de nouveaux établissements de crédit et des banques qui fournissaient de l’argent liquide à des conditions alléchantes. Ces banques (entre lesquelles d’occasionnelles rivalités fictives étaient entretenues pour attirer les clients) ne ressemblaient nullement aux augustes institutions de marbre, avec leurs employés aux chemises amidonnées qui avaient intimidé les clients pendant des générations. C’étaient au contraire des lieux accueillants avec des caissiers chaleureux – et il y avait toujours moyen d’obtenir un prêt pour une automobile, un réfrigérateur ou un poste de radio. Rask se lança aussi dans le financement de lignes de crédit et de plans de versements échelonnés en partenariat avec des magasins et des fabricants, afin qu’ils puissent proposer ces options de paiement directement à leurs clients. Ces dettes innombrables et parfois insignifiantes (contractées auprès de services de prêt, de banques plus modestes et de diverses entreprises de crédit lui appartenant) étaient regroupées sous forme de valeurs mobilières, lesquelles étaient ensuite négociées en Bourse. Il voyait, en bref, que la relation avec le consommateur ne se terminait pas avec l’achat d’une marchandise ; il y avait davantage de bénéfices à tirer de cet échange.

Il créa également un trust exclusivement destiné aux travailleurs. Une petite somme, quelques centaines de dollars sur un modeste compte d’épargne, suffisait pour mettre l’affaire en route. Le fidéicommis abondait à hauteur de cette somme (voire la doublait ou la triplait) pour l’intégrer ensuite à son portefeuille et la négocier sous forme de valeur mobilière. Un enseignant ou un agriculteur pouvait adosser sa dette à de confortables paiements mensuels. Si chacun avait le droit de devenir riche, c’était Rask qui lui accordait ce droit.

Aux points culminants ou dans les creux jalonnant cette phase de prospérité, lorsque l’optimisme ou la panique alimentaient la frénésie des investisseurs, il n’était pas rare que le téléscripteur se retrouve à la traîne du marché. Si le volume d’opérations était suffisamment important, le décalage pouvait être de plus de deux heures, rendant obsolètes les indications du ruban au moment où il sortait de la machine. Mais c’était dans ces moments d’extrême obscurité que Rask atteignait véritablement des sommets, comme si c’était uniquement en pilotant sans visibilité qu’il pouvait voler aux plus grandes altitudes. Ce qui n’était pas une mince contribution à son statut légendaire.

La vitesse à laquelle Benjamin étendait sa fortune et la sagesse avec laquelle Helen la distribuait étaient perçues comme la manifestation publique du lien étroit qui les unissait. Cela, allié à leur nature insaisissable, fit d’eux des créatures mythiques de la société new-yorkaise à laquelle ils accordaient si peu de crédit, et leur stature fabuleuse ne faisait que croître avec leur indifférence. Leur vie conjugale, néanmoins, ne se conformait pas pleinement à la fable d’un couple harmonieux. L’admiration de Rask pour Helen frisait le respect empreint de crainte. La trouvant insondable et intimidante, il la désirait avec une forme d’ardeur mystique, essentiellement chaste. Le doute, un sentiment qui ne l’avait jamais visité avant son mariage, s’accrut au fil des années. Si, au travail, il était toujours sûr de lui et déterminé, à la maison il devenait indécis et timide. Il élaborait des conjectures compliquées autour de Helen, tissées de liens de causalité qui s’emmêlaient vite en de vastes filets de suppositions, qu’il dénouait et renouait selon d’autres motifs. Helen sentait son hésitation et tentait de l’apaiser.

Mais elle avait beau essayer (et elle ne ménageait pas ses efforts), elle était incapable de réciprocité face aux sentiments de Benjamin. Si elle était impressionnée par ses exploits et touchée par sa dévotion, et bien qu’elle se montrât toujours gentille, attentive, voire tendre avec lui, il existait une force ténue mais inéluctable, de l’ordre de la répulsion entre deux aimants, qui provoquait chez elle un mouvement de recul proportionnel à la proximité de Benjamin. Elle n’était jamais cruelle ni dédaigneuse envers lui – au contraire, elle était plutôt une compagne prévenante et même affectueuse. Toutefois, dès le tout début, il sut qu’il manquait quelque chose. Et, sachant qu’il savait, elle tâchait de compenser cela de maintes manières prévenantes quoique insuffisantes. Benjamin ressentait toujours un plaisir frustré en ces occasions.

Autour de ce noyau d’inconfort silencieux, ils réussirent à bâtir un mariage solide. Peut-être cette solidité venait-elle en partie, précisément, du vide dissonant et de leur volonté de le compenser. Mais il est vrai aussi qu’il existait un lien entre eux. Tous deux savaient que, en dépit de leurs différences, ils étaient faits l’un pour l’autre. Avant leur rencontre, aucun des deux n’avait jamais connu quelqu’un capable d’accepter ses idiosyncrasies sans sourciller. Chaque interaction avec le monde extérieur avait toujours supposé une forme de compromis. Maintenant, pour la première fois, ils éprouvaient le soulagement de ne pas avoir à s’adapter aux exigences et protocoles inhérents à la plupart des échanges – ni à consacrer une partie de leur attention au malaise qui prévalait chaque fois qu’ils refusaient de se plier à ces conventions. Plus important encore, ils découvraient dans leur relation la joie de s’apprécier mutuellement.

Si les Rask ne cessèrent jamais d’être une énigme captivante dans leur cercle immédiat, l’attention du public décrut proportionnellement à la distance le séparant du centre. Les récits purement fictionnels sur la vie du couple dans les pages mondaines et la presse à sensation devinrent plus brefs, sporadiques, et finirent par disparaître ; la nuée de photographes rôdant autour de la demeure familiale se dispersa ; les images peu nombreuses et de très mauvaise qualité des jeunes mariés, utilisées maintes et maintes fois dans le cadre de reportages fantaisistes, disparurent des actualités. En raison de ses intérêts commerciaux en constante expansion, Benjamin apparaissait régulièrement dans la presse, mais en l’espace d’un an, on cessa de mentionner Mme Rask dans les journaux, hormis lorsqu’il s’agissait de ses œuvres caritatives. Seule à la maison (les horaires de Benjamin au bureau étaient de plus en plus longs), passant généralement inaperçue dans la rue, et ayant trouvé, pour la première fois, un groupe de gens qui partageaient son état d’esprit et avec lesquels une amitié était possible, Helen vivait finalement le genre de vie qui lui avait paru jusqu’alors inaccessible.

Malgré le désir initial de Benjamin d’avoir un successeur, ils n’éprouvaient nul besoin de questionner ni même de chercher des causes au fait qu’ils n’avaient pas d’enfant.

 

 

La plupart d’entre nous préfèrent croire que nous sommes les sujets actifs de nos victoires mais seulement les objets passifs de nos défaites. Nous triomphons, mais ce n’est pas vraiment nous qui échouons – nous sommes ruinés par des forces qui nous dépassent.

Au cours de la dernière semaine d’octobre 1929, quelques jours suffirent à la plupart des spéculateurs – du financier de haut vol dans le quartier des affaires de Manhattan à la femme au foyer qui boursicotait à San Francisco – pour passer d’agents de leur succès, imputable uniquement à leur propre flair et à leur implacable volonté, à victimes d’un système profondément faillible, voire corrompu, qui était à lui seul responsable de leur chute. Un effondrement des indices, une épidémie de peur, une frénésie de ventes motivée par le pessimisme, une incapacité générale à répondre aux appels de marge… Quelle que soit la cause de l’effondrement des cours qui, à son tour, suscita une panique, une chose était claire : aucun de ceux qui avaient contribué à faire enfler la bulle ne se sentait responsable de son éclatement. C’étaient les répercussions d’un désastre aux proportions presque naturelles, pour lesquelles on ne pouvait blâmer personne.

De manière très similaire à la panique de 1907, pendant toute la semaine du krach de 1929, les présidents des plus grandes banques du pays, avec le gouverneur de la Réserve fédérale de New York et les présidents et associés principaux des grandes sociétés fiduciaires et autres agences de courtage, tinrent des rendez-vous secrets afin de tâcher de trouver la meilleure stratégie pour soutenir le marché. À nouveau, comme en 1907, les discussions qui durèrent toute la nuit eurent lieu à la bibliothèque Morgan’s, présidées cette fois-ci par le fils de Pierpont, Jack. À nouveau, Rask fut appelé pour dispenser ses conseils et une aide matérielle. Et à nouveau, Rask déclina l’invitation.

Malgré le soutien organisé des banquiers, l’intervention d’industriels et la garantie d’hommes politiques et d’universitaires qui promirent à de multiples reprises que les conditions du marché étaient « fondamentalement saines », les valeurs continuèrent de dégringoler. Le lundi 21 octobre, environ six millions d’actions furent vendues, un record absolu qui fit retarder de deux heures tous les téléscripteurs boursiers du pays. Ce volume historique fut éclipsé par l’hystérie boursière des jours suivants. Le jeudi 24, presque treize millions d’actions furent échangées ; le mardi 29, plus de seize millions. Les téléscripteurs accusèrent un retard de près de trois heures. La foule se pressa à Wall Street et se rassembla aux portes des banques et des maisons de courtage dans tout le pays. Tandis que les sociétés d’investissement faisaient naufrage et s’auto-cannibalisaient, il y eut un raz-de-marée d’ordres de vente mais pas d’acheteurs. Inévitablement, cette vague se brisa, laissant derrière elle un océan d’actions invendables et un marché ravagé.

Seul un homme parut immunisé contre la catastrophe. Il fallut quelques jours aux collègues de Rask, abasourdis, pour prendre toute la mesure de la situation. La presse leur emboîta le pas. Rask ne s’était pas contenté de voguer dans la tempête sans subir de dommages ; il avait en fait enregistré des bénéfices phénoménaux. Discrètement, et par le biais de ses filiales, durant les mois d’été qui avaient précédé le krach, il avait commencé à liquider ses positions et à acheter de l’or, tandis que cet actif, convoité et dévoré par la spéculation, se raréfiait à la fois à Wall Street et à Londres. Ce qui attira plus encore les regards scrutateurs fut la précision avec laquelle il avait vendu à découvert d’énormes quantités d’actions détenues par les mêmes sociétés qui furent, plus tard, particulièrement meurtries voire détruites par la crise. Il avait négocié au coup par coup des prêts d’actions, quand leur valeur était au plus haut, auprès d’une myriade de courtiers et les avait immédiatement revendues, juste avant qu’elles plongent. Comme s’il avait su que le marché allait s’effondrer, il avait simplement attendu que ces mêmes actions touchent le fond, les avaient rachetées pour trois fois rien et les avait restituées aux courtiers alors qu’elles étaient désormais sans valeur, faisant au passage un bénéfice colossal. Il y avait quelque chose de glaçant dans la rigueur systématique avec laquelle il avait procédé, depuis la manière de cibler les entreprises jusqu’au calendrier de ses transactions et la discrétion avec laquelle il avait procédé. Entre-temps, alors que son opération était en cours, il avait coupé net tous les liens restants avec ces dettes qu’il avait regroupées et vendues sous forme de titres – le tout allant faire défaut peu après. Il s’était même débarrassé de tous ses trusts, y compris celui qu’il avait conçu pour les travailleurs. Le mercredi 23 octobre, une marée inouïe d’ordres de vente inonda par surprise la salle des marchés. Personne ne connaissait la source de cet afflux, mais à la clôture de Wall Street, seulement deux heures plus tard, le marché avait perdu plus de vingt points. On se souviendrait du lendemain comme étant le Jeudi noir. Cinq jours plus tard, le Mardi noir, le Dow Jones perdit quatre-vingts points et, à ce moment-là, les actions s’étaient dépréciées de l’équivalent de la moitié du produit national brut.

Dans la désolation générale, au milieu des décombres, Rask était le seul homme encore debout. Et jamais il n’avait été aussi grand, car la plupart des pertes des autres spéculateurs avaient été ses gains à lui. Le chaos et l’agitation lui avaient toujours profité, comme ses opérations magistrales durant les retards accumulés par les téléscripteurs boursiers l’avaient prouvé, mais ce qui se passa au cours des derniers mois de 1929 était sans précédent.

Une fois que la situation fut suffisamment claire, le public réagit sans tarder. Pour commencer, il fut dit que c’était Rask qui avait orchestré tout le krach. Sournoisement, il avait aiguisé un appétit irresponsable pour des dettes dont il savait depuis le début qu’elles ne pourraient être honorées. Subtilement, il avait largué ses actions et entraîné la chute des marchés. Ingénieusement, il avait fait circuler des rumeurs et alimenté la paranoïa. Impitoyablement, il avait renversé Wall Street, qu’il avait mis à sa botte avec son avalanche de ventes juste la veille du Jeudi noir. Tout – les distorsions sur le marché, l’incertitude, la tendance baissière conduisant à la vente panique, et finalement le krach qui ruinerait tant de gens – avait été manigancé par Rask. Derrière la main invisible, il y avait la sienne.

En dépit des discours enflammés, des caricatures dans les magazines et les journaux (où Rask était représenté, le plus souvent, comme un vampire, un vautour ou un porc), et de la prolifération de révélations floues ou purement inventées concernant sa carrière, aucune personne saine d’esprit ne pouvait croire qu’un seul homme était en mesure de faire tomber l’économie entière d’une nation – et, à sa suite, celle d’une bonne partie de la planète. Pourtant, presque tout le monde trouva commode d’avoir un bouc émissaire, et l’excentrique semi-reclus faisait parfaitement l’affaire. Nonobstant, même s’il n’avait pas échafaudé la crise, il était indiscutable que Benjamin Rask en avait tiré des bénéfices incalculables. Dans les cercles financiers du monde entier, y compris parmi les légions d’ennemis qu’il s’était faits, cela l’éleva à des hauteurs divines.

 

 

Chère Helen,

Vous savez combien je suis débordé de travail – les conférences, les chroniques, les articles et (hélas) cetera. Tout semble conspirer contre mon écriture. Or il est nécessaire que je termine ce manuscrit. Je suis absolument navré, mais je vais devoir poliment déclarer forfait pour la soirée lecture à votre charmante bibliothèque jusqu’à la fin de la saison. Je vous en prie, souhaitez-moi bonne chance pour mon satané roman !

Bien cordialement,

Winnie

 

 

Chère Madame Rask,

J’espère que ces quelques lignes vous trouveront en bonne santé. Trois années durant, j’ai organisé une série de concerts pour les travailleurs de Catalogne, présentant les plus grands solistes et chefs d’orchestre du monde à des ouvriers, des paysans et des étudiants. Je finance l’association des Concerts pour les travailleurs en organisant des récitals privés, comme celui que je devais donner chez vous la semaine prochaine. Ayant récemment entendu parler en détail de la terrible crise qui secoue votre pays depuis quelques mois, j’estime que le silence sera sans doute plus pertinent que la musique. Par ce silence, j’espère honorer la détresse des frères et sœurs américains des travailleurs de Catalogne à qui le récital de la semaine prochaine était en définitive destiné. J’espère que vous et vos invités me pardonnerez cette annulation de dernière minute.

Bien sincèrement,

P. Casals

 

 

Chère Madame Rask,

Merci beaucoup pour votre lettre. J’aimerais pouvoir vous rendre la pareille pour le soutien que vous m’avez apporté ces deux dernières années. Mais, comme vous le savez, mon éditeur a fait faillite et globalement les affaires ne sont pas brillantes. Maintenant que j’y pense, peut-être vous ai-je EFFECTIVEMENT rendu la pareille, après tout.

Devenir fermier et faire pousser ma propre nourriture ne me semble pas une si mauvaise idée. Sinon, maçon. Sinon, Hollywood, et écrire pour le cinéma. Mais peut-être que la révolution arrivera avant.

Mes hommages à vous et à votre mari,

Pep

 

 

Madame Rask,

Peut-être aurez-vous la bonté de m’aider à arbitrer une dispute que j’ai eue avec quelques camarades poètes, l’autre jour. Où pensez-vous que Dante aurait logé les savants de Wall Street ? Dans le quatrième ou le huitième cercle de l’Enfer ? Avarice ou Fraude ? En fait, ce pourrait être un sujet stimulant pour l’une de vos soirées à venir. N’hésitez pas à me faire part de votre avis, si vous pouvez m’accorder une minute. Et si vous ne pouvez pas m’accorder une minute, j’accepterai une petite pièce.

Bien à vous, à tant d’égards,

Shelby Wallace

 

 

H, ma chère,

Désolée d’annuler au tout dernier moment. Froid de canard. J’espère que la lecture de demain se passera bien.

Affectueusement,

Maude

 

Durant les mois qui suivirent le krach, la maison fut vidée de son air, laissant place à un vide compact, strident. C’était comme si la réalité proprement dite, indépendamment de la perception de quiconque, était prise de vertige. Les gens autour de Helen disparurent purement et simplement. Pas tout le monde, néanmoins. Ceux qui avaient toujours essayé de l’approcher uniquement pour être plus près de Benjamin voyaient dans l’indignation publique une opportunité, et se présentaient comme de loyaux soutiens, assez courageux et fidèles pour braver la tornade aux côtés de leurs amis calomniés. Helen ne se souciait pas plus de ces obséquieux qu’auparavant. C’étaient ses nouvelles connaissances qui étaient parties en masse. Sans les écrivains et musiciens qui avaient élargi son monde au cours de ces dernières années, elle avait regagné la silencieuse cachette intérieure qui l’avait abritée durant son enfance et sa prime jeunesse, et éprouva du réconfort à retrouver ses vieilles habitudes solitaires, ses livres, le journal qu’elle tenait, ses promenades. Par le passé, elle avait cru cet espace en elle aussi vaste et sereinement inexplicable que le cosmos. À présent, elle le jugeait étroit et plat. Personne, parmi ceux qui assistaient à ses lectures et concerts, n’était devenu, au sens propre, un ami, mais en tant que groupe, tous ensemble avaient fini par constituer une présence nécessaire dans sa vie. Elle avait perdu son goût de la solitude.

Tandis que la ville sombrait dans la crise qui suivit le krach, Helen eut davantage de difficultés à quitter la maison. Elle savait que se détourner des familles sans ressources, des files d’attente de la soupe populaire, des magasins au rideau baissé et du désespoir dans chaque visage émacié était une façon grossière de se préserver, mais elle comprenait aussi que l’angoisse qu’elle ressentait lorsqu’elle était confrontée à cette sombre réalité n’était qu’un autre de ses luxes. Helen devait reconnaître ce paradoxe chaque fois qu’elle allait se promener – jusqu’à ce qui se révélerait être sa dernière excursion au sud du parc. Elle vécut quelque chose de différent cet après-midi-là. Cela commença par un poids sur la poitrine. Une vibration dans l’air. Elle fut incapable de comprendre ce qui avait provoqué cette terreur avant de s’apercevoir qu’elle se sentait observée. Les regards. Les mines renfrognées. Partout. Les sourires narquois. Les insultes. Les sifflets. Partout. Il était plausible, même attendu, que certaines personnes la reconnaissent et la méprisent. Mais tout le monde ? La haine retentissait dans chaque son – chaque coup de klaxon, chaque sifflement, chaque cri était un juron. La haine s’écoulait de toutes les fenêtres – elle sentait les yeux se plisser, se braquer sur elle derrière chaque rideau et chaque vitre que le soleil semblait recouvrir de vif-argent. La haine s’entortillait dans chaque grimace et chaque geste de la main – chaque passant était un juge impitoyable et obscène. La femme aux valises en carton avait-elle craché à ses pieds quand elle avait traversé la rue ? Le crieur de journaux avait-il marmonné ces mots brutaux entre une édition spéciale et un gros titre ? Ces hommes échangeaient-ils des signes pour la suivre ? Pour la première fois, en plein jour, elle fut possédée par le genre de terreur qui avait souvent peuplé ses nuits depuis son enfance. Elle savait qu’une partie de l’hostilité qu’elle percevait en marchant sur Lexington Avenue – comme au cours de ses nuits sans sommeil – n’était que dans sa tête. Mais pour l’essentiel, sans aucun doute, elle était bien réelle. Son incapacité à distinguer l’une de l’autre fut sa plus grande source de panique. Le monde devint granuleux ; tous les bruits résonnaient ; son sang était trop liquide ; l’air trop épais. Ça – tout – picotait.

Elle aurait plus tard le vague souvenir de s’être précipitée chez elle, sa jupe et ses chaussures la contraignant à un trot inefficace par-dessus les flaques d’eau. Des rires.

Helen était prête à accepter et, aussi, à expier les causes réelles du vent de panique qui l’avait presque pulvérisée, cet après-midi-là. Elle paierait pour la souffrance qui avait aidé son mari à devenir riche au-delà de toute mesure. Son confinement chez elle faisait partie de la pénitence – cependant elle voyait bien que cet isolement était, en grande partie, motivé par la peur et la honte, et, par conséquent, égoïste. Il n’empêche, bien que sortant rarement de la maison, elle travailla d’arrache-pied, se consacrant pleinement à ses œuvres philanthropiques. Elle créa d’innombrables emplois en faisant construire de nouvelles résidences dans tout le pays (qu’elle attribua presque gratuitement aux familles sans domicile), fit rouvrir des usines et des ateliers dont elle acheta parfois la totalité de la production (et qu’elle offrit sans contrepartie), accorda des crédits sans intérêts (dont elle n’exigeait jamais le remboursement) à des entreprises qui promettaient de ne pas mettre la clef sous la porte. Tout ceci, elle le fit le plus anonymement possible.

La richesse de Benjamin était telle qu’il pouvait financer les initiatives altruistes de sa femme sans trop y réfléchir. Parfaitement indifférent à la réalité qui l’entourait, il n’éprouvait nul besoin ni obligation morale d’assister quiconque. Sa vie, toujours limitée à son bureau et sa maison, demeurait inchangée. La récession n’était, pour lui, qu’une saine poussée de fièvre, après quoi l’économie repartirait de plus belle. Le krach, pensait-il, avait eu l’effet d’une lancette sur un abcès. Une bonne saignée était nécessaire pour se débarrasser du gonflement, afin que le marché trouve son véritable socle et se reconstruise sur de solides fondations. Il avait même affirmé, disait-on, que, dans la mesure où il n’y avait pas eu une seule faillite bancaire résultant de la crise, cela relevait simplement d’une purge salutaire.

S’il aidait Helen dans ses activités, c’était uniquement parce qu’il était soucieux de son bien-être à elle. Elle avait changé, et même, sa santé s’était détériorée de manière assez nette au cours des derniers mois. Elle lui assurait que son travail était son seul réconfort, et lui, non sans réticence, continuait de financer les actions de sa femme tout en attribuant son déclin au manque de sommeil et de repos. Il avait en partie raison. Il était vrai que Helen dormait à peine, mais pas parce qu’elle était accaparée par ses bonnes œuvres. Le travail était plutôt une distraction bienvenue face aux causes réelles de ses insomnies. Les peurs lui déchirant l’esprit dans le noir n’étaient plus abstraites ni incohérentes. Et la lumière du jour ne les effaçait pas. Même ses inlassables obligations humanitaires, qui tentaient de remédier aux sources les plus concrètes de son anxiété, ne lui procuraient plus de réconfort. Car ce qu’elle redoutait désormais, depuis cette longue promenade sur Lexington Avenue, c’était que la maladie qui avait possédé, transformé et consumé son père fût peut-être aussi à l’œuvre dans son cerveau à elle. Elle se sentait penser différemment et savait que, en dernier recours, peu importait que ce sentiment se fonde sur la réalité ou sur des fantasmes. Ce qui importait, c’était son incapacité à arrêter de penser à ses pensées. Ses spéculations se reflétaient mutuellement, comme des miroirs parallèles – et, à l’infini, chaque image à l’intérieur du tunnel vertigineux contemplait la suivante en se demandant si elle était l’originale ou une reproduction. Ceci, se disait-elle, était le début de la folie. L’esprit devenant de la chair pour ses propres dents.

Comme elle était de plus en plus perdue dans la nouvelle architecture tyrannique de son cerveau, et parce qu’elle ne faisait désormais plus confiance à ses pensées ni à sa mémoire, elle commença à compter sur ses journaux, qu’elle tenait avec une rigueur quotidienne. Elle espérait que son moi futur, celui qui lirait ses journaux intimes, serait capable d’utiliser ces écrits pour mesurer l’ampleur de son délire. Se verrait-elle sur la page ? Elle s’adressait constamment à elle-même dans ses écrits, demandant à la Helen future de croire que c’était effectivement elle qui, par le passé, avait rédigé ces mots – quand bien même son moi futur refuserait de le croire ; quand bien même, à la lecture, elle serait incapable de reconnaître sa propre écriture.

Helen n’avait jamais fait part à Benjamin de ses inquiétudes les plus intimes, et ce n’était assurément pas maintenant qu’elle allait commencer. Compte tenu de l’ampleur de son anxiété, elle était soulagée qu’il soit, de son côté, si ardemment consumé par ses propres affaires. À la suite du krach, le Sénat organisa des auditions devant le Comité des affaires bancaires et monétaires « afin d’enquêter de manière approfondie sur les pratiques boursières d’achat-vente, et de prêt-emprunt de titres cotés, sur les valeurs de ces titres et sur les répercussions de telles pratiques ». La comparution de Benjamin Rask devant les membres du soixante-douzième Congrès figure dans les archives publiques, et la version imprimée de ses déclarations, incluse dans un volume de 418 pages, est facilement accessible à quiconque serait désireux de l’examiner. Les auditions eurent pour fonction protocolaire de présenter au citoyen indigné quelques monstres notoires, afin qu’il puisse secouer la tête en contemplant leur photo en première page de son journal, et marmonner une ou deux injures avant de tout oublier d’eux. On ne s’attendait pas à ce que quiconque lût les transcriptions. Les rares curieux qui en prirent connaissance, néanmoins, jugèrent que nombre des suppositions concernant les transactions de Rask n’étaient pas loin de la vérité. Ses réponses aux questions accusatoires et alambiquées des sénateurs se réduisaient, pour la plupart, à des « oui, monsieur le sénateur » et « non, monsieur le sénateur », mais confirmaient qu’il s’était effectivement débarrassé de ses supports d’investissement les plus volatils au cours des mois ayant précédé l’effondrement, qu’il avait inondé le marché d’ordres de vente la veille du Jeudi noir et que, de manière assez spectaculaire, il avait vendu à découvert ses positions en prévision du krach qui s’était ensuivi. Malgré la rhétorique enflammée des gens qui l’interrogeaient, il était évident que rien de ce qu’il avait fait n’était illégal.

 

Hernan Diaz, Trust, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard, © Éditions de l’Olivier, 2023

En librairie le 18 août.

 


Hernán Diaz

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