Roman (extrait)

Impossibles adieux

Écrivaine

Hospitalisée à Séoul, Inseon appelle à l’aide son amie Gyeongha, qui, à sa demande, se rend chez elle, sur l’île de Jeju. En 1948, un massacre y fut perpétré par les autorités à la recherche des « rouges ». La neige, la forêt, la nuit freinent l’arrivée de la narratrice découvrant cette mémoire à travers le film d’Inseon, un film où elle s’interviewe elle-même. Han Kang, Booker Prize 2016, publie son prochain roman chez Grasset (traduction Kyungran Choi et Pierre Bisiou). Extrait de la deuxième partie.

3.

Vent

Une dépouille au bord de la fosse a attiré mon attention.

 

La plupart des cadavres étaient allongés sur le ventre, crâne vers le bas et os des jambes étendus. Pas celui-ci, qui était allongé sur le côté, face au mur de la fosse, les genoux pliés. Comme ce que nous faisons, nous, quand nous avons du mal à trouver le sommeil, quand nous sommes malades ou que nous avons des soucis.

 

L’article en dessous de l’image expliquait qu’en toute hypothèse, les victimes avaient été alignées par dix le long de la fosse, avaient été fusillées, étaient tombées dans la fosse avant qu’un nouveau rang de victimes ne les remplacent, à leur tour fusillées, et ainsi de suite.

À cet instant, je me suis fait la remarque que si ce corps ne se trouvait pas dans la même position que les autres, c’est qu’il était probablement encore vivant quand il avait été recouvert de terre. Que c’est sans doute pour la même raison que les os des pieds de ce cadavre portaient ces chaussures en caoutchouc. Les chaussures étaient petites, à l’échelle de la dépouille, il devait s’agir d’une femme ou d’un enfant.

Sans trop y réfléchir, j’ai plié le journal et l’ai fourré dans mon sac à dos. Je suis rentrée chez moi et, après avoir rangé mes affaires, j’ai découpé la photographie pour la conserver dans un tiroir de mon bureau. C’est une photographie trop violente pour être regardée la nuit, je n’ouvrais ce tiroir que les après-midi ensoleillés, j’ouvrais, la regardais, refermais. J’ai essayé de prendre la position de ce cadavre, je me suis allongée sur le côté, sous mon bureau, genoux repliés.

La chose étrange, c’est qu’en prenant cette position, il me semblait que la température de la pièce changeait. Aucun rapport avec la chaleur qu’offraient les rayons du soleil hivernal en pénétrant loin dans la maison, ni avec celle prodiguée par l’ondol, notre chauffage au sol traditionnel, dans la chambre. C’était comme si des bulles gazeuses, chaudes, remplissaient la pièce. Tu sais, quand tu touches du coton, des plumes ou la peau d’un bébé, il y a cette douceur qui demeure dans ta main. C’était la chaleur que j’aurais obtenue si j’avais pu presser cette douceur et la distiller.

 

Vers le Nouvel An, je me suis dit que j’allais en faire le sujet de mon prochain film, l’histoire de cette personne sans nom, sans âge, sans sexe. Une victime parmi des milliers arbitrairement arrêtées puis abattues à Jeju après le déclenchement de la guerre de Corée, une personne dotée d’une ossature fine et qui portait des chaussures en caoutchouc de petite taille.

S’il s’agissait d’un adolescent, il devait être à peu près du même âge que ma mère à l’époque. Je voulais traiter l’après de ces deux personnes. Les soixante années que l’une avait passées sous la piste d’un aéroport, sous les secousses répétées de dizaines d’avions par jour atterrissant ou décollant, et les soixante années passées par l’autre dans cette maison isolée, avec une scie en fer sous sa couette.

Mon angle, ce serait le processus d’enquête sur cette personne. Je commencerais par montrer la photographie à l’équipe qui avait effectué les fouilles, pour qu’ils me disent où avaient été conservés les restes humains et les quelques objets retrouvés. J’avais tout juste lu un article expliquant que des recherches ADN étaient en cours sur une cinquantaine de ces dépouilles. Il était donc possible que ce cadavre fît partie de ceux soumis aux tests. Si tel était le cas, je pourrais passer à l’étape suivante, interroger la famille du défunt.

Avant, je devais enregistrer une brève interview de ma mère, alors je suis venue à la maison avec mon matériel. C’est que, en introduction, j’avais prévu cet entretien avec elle, une conversation entre nous au sujet des récoltes d’hiver, de son sommeil difficile, ce genre de choses. Je ne voulais pas exposer ma mère. Je comptais juste montrer ses mèches sous son oreille, une partie de son cou, ses mains, rien qui permette de l’identifier. Pour seule vue complète d’elle, je pensais à un plan de dos, ma mère endormie sur sa couette matelassée avec une scie rouillée dessous, cela devrait suffire pour le film.

Je suis descendue d’avion le matin, j’ai pris le bus et j’étais à la maison avant midi.

Ma mère se trouvait au village, elle aidait les voisins pour la récolte des mandarines et ne rentrerait donc que le soir, ce qui me laissait du temps pour préparer le tournage du lendemain. Je cherchais un endroit qui convienne, j’ai essayé de placer une chaise devant le mur en plâtre de l’entrepôt. J’ai positionné la caméra, le microphone et, dans l’idée de faire un test, je me suis assise là et me suis mise à parler.

Je n’avais pas prémédité d’évoquer la grotte, ni mon père. Ce ne sont pas des sujets sur lesquels je reviens souvent. Je n’ai pas compris moi-même pourquoi je me lançais dans ce récit. Si je ne pouvais plus m’arrêter, je ne pouvais pas non plus continuer éternellement. Comme ça, dos à ce mur, bégayant, j’ai tourné tout le plan que ma caméra pouvait enregistrer en une fois. Et j’ai recommencé, et recommencé encore.

 

Cette nuit, alors que je cherchais le sommeil, j’ai compris que les choses prenaient un autre tour. Je n’ai pas parlé de l’interview à ma mère et le lendemain, au petit matin, je suis allée au village avec ma caméra frontale. Je t’ai parlé de ce village, celui qui est abandonné, de l’autre côté de la rivière dont le lit est à sec ?

J’avais grandi tout près et je m’étais rendue de nombreuses fois dans cette rivière asséchée, pourtant c’était la première fois que je la traversais. Je m’étais attendue à ce qu’il reste des murs de pierre, mais non. Et pourtant, je pouvais reconnaître les emplacements des maisons comme des rues. Là où les arbres ne poussaient pas. Une petite ruelle menait à des habitations qui avaient dû être si douillettes et qui n’étaient plus que des terrains nus. D’autres emplacements avaient dû porter des maisons plus importantes, dans les cours desquelles des bambous s’élevaient aujourd’hui vers le ciel.

Impossible de situer la maison de mon père. Le village n’avait ni adresse ni plan.

Parce que personne, jamais, ne m’avait dit de quel côté du village celle-ci se trouvait, ni quelle avait été sa taille.

 

 

Le vent vient de renverser je ne sais quoi, dans la cour, avec un son métallique, sourd. Sans doute la pelle que j’avais abandonnée contre le mur, à côté de la porte de l’atelier. En écho à ce bruit, semblable à une grosse perle, de la cire fondue coule le long de la bougie.

Plus le vent souffle plus la flamme se tord en tous sens. Y aurait-il un objet invisible qui relie la bougie au plafond ? La flamme s’étire à la verticale, déterminée à l’atteindre, pour le brûler. Une flamme si longue, c’est toute ma main, pas seulement un doigt, qui pourrait passer au travers.

À entendre toutes les fenêtres de la maison secouées dans leurs châssis, des pensées me viennent. La neige qui recouvrait l’arbre au centre de la cour a dû s’envoler. Que ses larges branches rappelant des fougères doivent s’être réveillées et maintenant se tordre en tous sens. Que les beaux arbres de la forêt qui s’étend jusque devant l’entrée de l’atelier tremblent certainement, nus de neige.

 

Mon père avait dix-neuf ans cette année-là.

 

Il avait trois petites sœurs et un petit frère, la plus jeune étant née au début de l’année, le plus âgé ayant douze ans. Mon père aimait tout particulièrement la benjamine. Il paraît que c’est lui qui avait trouvé son prénom, Eunyeong. Les autres frères et sœurs s’appelaient Hakyeong, Sukyeong, Jinyeong et Huiyeong. Il avait dissuadé mon grand-père de la nommer Sunyeong, disant que c’était un prénom trop gentillet pour un bébé déjà trop mignon.

Ma grand-mère lui avait acheté un blouson serré à la taille pour qu’il le porte au-dessus de son uniforme de lycée, et au printemps, quand les lycéens étaient en grève, il était revenu à la maison pour économiser les frais de pension et il avait gardé le bébé tout le temps à l’intérieur de son blouson. Pour montrer le duvet sur la tête du bébé, il ouvrait le haut de la fermeture Éclair quand il croisait un ami. Pour entendre les filles pousser des petits cris d’émerveillement en voyant le bébé tendre sa petite menotte et saisir le col de sa chemise. Lorsque ma grand-mère le grondait, de crainte qu’il ne la fasse tomber, il la rassurait en répondant qu’il la tenait bien serrée dans ses bras. Que même s’il chutait, il se jetterait aussitôt sur le dos pour que le bébé n’ait rien.

Le fils aîné était le seul homme en âge d’être soupçonné par l’armée et la police d’entretenir des liens avec le groupe d’environ trois cents rebelles qui vivaient dans la montagne. Mes grands-parents étaient inquiets pour lui. Des rumeurs circulaient, disant que des policiers avec un accent du nord débarquaient dans chaque village et arrêtaient les jeunes hommes pour les interroger. Un jour, ayant entendu dire que les anciens policiers de la brigade spéciale, celle qui avait collaboré pendant l’occupation japonaise, étaient toujours en place et continuaient à torturer comme avant la libération, qu’ils avaient même tué un lycéen au poste de police du bourg, mon grand-père avait décidé d’envoyer mon père se cacher seul dans une grotte. Pendant la journée, mon père allumait sa lampe à huile et étudiait – il espérait, quand les choses iraient mieux, pouvoir passer les concours d’entrée aux universités de Séoul –, et quand le soleil se couchait, il l’éteignait pour ne pas trahir sa présence et restait assis, à attendre. Il ne rentrait à la maison que vers minuit, prenait un repas froid, dormait un peu puis repartait au petit matin vers sa grotte, emportant quelques patates cuites à l’eau avec une pincée de sel, enveloppées dans un papier.

Cette nuit de novembre, mon père avait quitté sa cachette et rentrait chez lui comme d’habitude. Alors qu’il traversait la rivière à sec, il avait entendu des sifflements et les alentours s’étaient soudain illuminés. Les maisons étaient en feu.

D’instinct, il avait compris qu’il était trop tard pour s’enfuir. Il était donc resté caché dans un bois de bambous, au bord de la rivière, et c’est là qu’il avait entendu sept détonations venant du terrain vague. Puis il avait vu les soldats diriger à coups de sifflet les villageois à travers les bois. Il était loin mais avait pu reconnaître ses deux petites sœurs qui marchaient en se donnant la main. Des petits enfants qui trottinaient, des femmes portant leur bébé dans les bras, des personnes âgées au dos voûté qui se traînaient, tombaient parfois, ralentissant la marche du groupe, houspillées par les soldats qui sifflaient et les menaçaient de leurs fusils.

Après que le cortège avait complètement disparu de sa vue, mon père s’était précipité au village. Il s’était retourné une fois, des flammes montaient aussi du village d’en bas. Elles étaient si hautes, si violentes, qu’il avait pu voir les nuages blancs dans le ciel.

Arrivé à son village, il n’avait pu que constater l’embrasement général, hormis les murs en pierre des maisons et les murets en pierre des enclos. En arrivant dans sa cour, il avait été surpris par des taches rouges éparses, c’étaient les jarres de piments qui avaient explosé sous l’effet de la chaleur. Il n’avait trouvé personne dans la maison, il avait alors couru au micocoulier d’où il avait entendu des tirs. Il avait vu sept corps. L’un d’entre eux était mon grand-père. Les militaires avaient consulté les registres des habitants pour chaque maison, les hommes absents étant considérés comme ayant rejoint les rebelles, un membre de leur famille était exécuté en représailles.

Il avait rapporté sur son dos, jusqu’à sa maison, le corps de son père, l’avait déposé dans la cour avant de couper à la hâte des feuilles de bambou. Pour linceul, il avait déposé ces feuilles sur le visage et le corps de son père, puis était allé au hangar qui se consumait encore pour en sortir une pelle au manche à demi brûlé. Il avait attendu que le fer refroidisse et avait alors recouvert de terre le corps sous les feuilles.

 

 

La flamme orange monte, se balance et fléchit, libre. Inseon poursuit son récit sans quitter la bougie des yeux.

« Je n’ai pas raconté cette partie, dans mon film. »

Je hoche la tête. En effet. Devant le mur de plâtre elle avait juste évoqué l’obscurité de la grotte et les pas dans la neige qui s’effaçaient comme par magie.

« Ce sont des histoires que ma mère m’a confiées peu avant de perdre la tête. De sorte qu’au moment du tournage, je n’en savais encore rien. »

Je sens le vent sur mes joues et sur mon nez. L’abat-jour qui surplombe la table se balance lentement. La flamme de la bougie qui s’étirait vers le toit se rétracte d’un coup, presque à s’éteindre. J’ai l’impression que quelque chose au-dehors enlace la maison et que son souffle terrible et glacial pénètre par les moindres fentes du toit, des portes et des fenêtres.

« À peine une semaine après, mon père se faisait arrêter, dit Inseon en détachant ses yeux de la flamme. Il ne pouvait tenir juste avec l’eau de la grotte. Il était descendu à la recherche de céréales épargnées par l’incendie. et était tombé sur des policiers. Ils s’étaient embusqués pour arrêter ceux qui viendraient enterrer les corps.

— Alors il a retrouvé sa famille ? »

Inseon fait non de la tête.

« Le commandement de l’armée et celui de la police n’agissaient pas de la même façon. Il est resté enfermé dans une brasserie avec d’autres, sur un quai de Jeju, pendant une quinzaine de jours, avant d’être expédié avec le reste du groupe au port de Mokpo. La police locale les attendait au débarcadère, c’est là que chacun a appris la durée de sa peine et son lieu d’incarcération. »

Sous la flamme qui danse, il est difficile de savoir si le visage d’Inseon change d’expression à chaque instant ou si ce n’est qu’un jeu d’ombre et de lumière.

« Que sont devenus ceux que les militaires avaient embarqués ?

— Ils ont été enfermés un mois dans une école de P***, avant d’être tous passés par les armes en décembre, sur le sable blanc qui est maintenant une plage pour touristes.

— Tous ?

— Tous, sauf les familles proches des militaires et des policiers. »

 

 

Même des nourrissons ?

 

Parce que leur but était de les exterminer.

 

Exterminer qui ?

 

Les rouges.

 

La porte d’entrée claque comme si quelqu’un la secouait violemment. La flamme de la bougie qui restait recroquevillée autour de la mèche se gonfle soudain. Inseon pose calmement le dos de ses mains sur la table. Dix doigts propres côte à côte. Elle se lève en les appuyant sur le meuble et dit :

« J’ai quelque chose à te montrer. »

Je la suis du regard, elle se dirige vers sa chambre, ouverte mais sombre. Elle fait un pas après l’autre, escortée par le bruit d’un objet qui tombe dans la cour, de la bâche malmenée et du vent qui gémit et siffle. Son mouvement est lent, silencieux, comme si elle se servait de tentacules invisibles plutôt que de ses yeux.

Peu après, Inseon revient avec l’une des boîtes rangées dans la bibliothèque métallique. Il fait noir, comment a-t-elle pu la trouver, connaissait-elle si parfaitement son emplacement ? Elle pose la boîte près de la bougie et en ôte le couvercle à deux mains. Elle en sort, l’un après l’autre, des petits livres qu’elle empile sur la table. Ils portent des papillons adhésifs où elle a marqué des mots-clefs et d’autres, encore plus petits, vert clair et vert foncé. Mon regard s’arrête sur un cadre photo qu’Inseon n’a pas sorti, qui est resté au fond de sa boîte. C’est une photographie en noir et blanc, petite comme une paume, qui représente un jeune couple portant costume et robe de studio photographique.

Je reconnais de suite la jeune femme assise sur le tabouret, la mère d’Inseon. Quand je l’ai rencontrée, elle me donnait l’impression d’une dame qui aurait vieilli sans cesser d’être une jeune fille mais, contrairement au visage délicat que j’avais imaginé, c’est là une jeune femme dont le corps rayonne, d’une vitalité chaleureuse et tranquille. Celui qui semble fragile, c’est l’homme svelte qui se tient debout à ses côtés, une main sur l’épaule de la jeune femme. Ses traits sont nets, de la porcelaine blanche, ses grands yeux brillent d’un éclat humide. Pour les yeux et le physique, Inseon tient de lui, pour le reste, de sa jeune mère.

 

 

Le livre dont la couverture porte le « N° 12 » à côté de son titre « Secheon‑li » qu’Inseon retire de la pile, parcourant son dos du bout du doigt, ne m’est pas étranger. J’ai vu cette série pour la première fois en hiver 2012, sur les étagères de la Bibliothèque nationale. À l’époque, je me documentais sur les faits, commis en Corée ou à l’étranger, en rapport avec mon projet de roman sur la ville de K, et j’avais sciemment évité ce livre qui regroupait les témoignages oraux relatifs aux massacres qui avaient eu lieu sur cette île, village par village. J’avais été accablée par le rapport d’enquête de six cents pages et d’autres ouvrages s’y rapportant, ainsi que par la trentaine de témoignages directs annexés.

Inseon l’ouvre à la page marquée d’un petit papillon vert clair. Elle me présente le livre dans le bon sens afin que je le lise facilement. Je le prends.

 

C’est vrai, pour la vue mer, rien de tel que ma maison. Assis là, dans mon salon, j’ai une vue directe sur la plage et le large. Ce jour-là, j’ai tout vu de ma chambre. J’avais trop peur pour ouvrir alors, du doigt, j’avais fait un trou dans le papier occultant de la porte.

 

Comme il fait sombre et que les caractères sont petits, je dois glisser le livre sous la flamme de la bougie et rapprocher mon visage pour déchiffrer le texte. L’odeur de vieux papier monte à mes narines, ces feuilles ont vécu de nombreuses années d’alternance entre humidité et temps sec.

 

Au coucher du soleil, deux camions sont arrivés, bondés. Ils devaient transporter une centaine de personnes. De leurs baïonnettes, les soldats ont délimité un carré dans le sable, là-bas. J’ai cru entendre qu’ils criaient des choses comme Tenez-vous droits ! Ne vous asseyez pas ! Restez alignés ! mais je n’en suis pas certain à cause du vent qui soufflait de terre. En revanche j’entendais les coups de sifflet. Au bout d’un moment, les gens étaient rangés calmement dans le carré et les sifflets se sont tus.

Un soldat, un haut gradé je pense, a donné des ordres et dix hommes du carré sont passés devant les autres, face à la mer. Ils se tenaient debout, bien droits, sans doute se demandaient-ils quelle punition les attendait, quand d’un coup les soldats ont tiré sur eux, dans le dos, et ils sont tous tombés en avant. Les soldats réclamaient dix nouvelles victimes mais personne ne voulait plus s’avancer et les rangées s’emmêlaient. Brandissant leurs fusils, les militaires leur ont crié de se tenir droits. Quelques-uns qui étaient à l’arrière se sont rués hors du carré, en direction de ma maison.

J’avais vingt-deux ans, mon fils aîné avait cent jours. Quand les soldats ont tiré dans notre direction, j’ai pris mon bébé et me suis cachée sous une couverture en coton. Le papa, il venait de rejoindre le groupe Minbodan proche de la police, tous les jours il se rendait au poste et ne rentrait que tard le soir. Mon Dieu, j’étais seule avec mon bébé… De toute ma vie, jamais je n’avais entendu et jamais je n’entendrai autant de coups de feu. Plus tard, le calme est revenu. À nouveau je me suis approchée du trou dans la porte, tremblant comme une feuille. Ils étaient toujours aussi nombreux sur le sable, sauf qu’à présent tous étaient étalés. Par deux, les soldats saisissaient les corps et les jetaient à la mer. C’étaient comme des vêtements qui flottaient dans l’eau.

 

 

« Dans ce livre-ci, il n’y a pas d’image mais il y a une photo. »

D’un autre livre, un petit format du type Reader’s Digest, elle ouvre la page marquée d’un papillon. Je lis la date qu’Inseon a notée au stylo noir sur l’étiquette jaune. L’automne, quinze ans plus tôt.

Sur la photographie en noir et blanc, une dame, robuste, cheveux gris frisés, coupés court, est assise sur un banc devant sa maison. Elle répare un filet de pêche. Sur la photo, elle offre un profil bourru, sans doute a-t-elle refusé d’être prise de face. S’agissant cette fois d’un article de presse et non d’un témoignage oral, les extraits ont été transcrits en coréen normatif.

 

Je ne mange plus de poissons de mer. À cette époque, il y avait la famine et j’avais un nourrisson. Si je ne mangeais pas, je n’aurais pas de lait, mon bébé allait mourir, alors j’en ai ingurgité autant que j’ai pu. Mais depuis qu’on arrive à vivre sans soucis, jamais plus je n’en avale un morceau. Ces gens-là, les poissons les ont tous mangés ?

 

Le papier fin et brillant reflète la lumière de la bougie, le livre est imprimé en caractères plus gros que le précédent, ce qui facilite la lecture. Je ne lis que les parties entre guillemets. Globalement, je retrouve les mêmes témoignages que dans l’autre livre avec toutefois quelques ajouts.

 

Tandis que claquaient les coups de feu, cachée sous ma couverture de peur que les balles n’atteignent ma chambre, mon cœur tremblait fort. C’est que je n’arrêtais pas de penser aux enfants qui étaient là-bas. J’ai vu une femme qui tenait un bébé de l’âge de mon fils, une autre, enceinte, qui devait être presque à terme, se tenait debout, une main dans le dos pour soutenir son bassin. Quand le soir a commencé à descendre, les tirs ont cessé, j’ai regardé par le trou de la porte, j’ai vu des soldats jeter à la mer les corps couverts de sang des fusillés qui gisaient sur le sable. Au début, j’ai cru à des vêtements qui flottaient dans les vagues, mais c’étaient des cadavres. Le lendemain, au petit matin, mon bébé dans les bras, je suis allée sur la plage sans le dire à mon mari. Je pensais qu’il y aurait sûrement un bébé rejeté par la mer, j’ai cherché partout, mais je n’ai trouvé aucune trace. Alors qu’il y avait tant de gens dans les camions, il ne restait rien, pas un vêtement, pas une chaussure. La plage où s’était produit le massacre était propre, tout avait été emporté par la marée durant la nuit, le sang aussi avait été lavé. Je me suis dit que c’est pour cela qu’ils étaient venus les exécuter sur la plage.

 

 

Inseon attrape le plus gros livre de la pile. À en juger par sa reliure, il doit dater de dix ans tout au plus.

« C’est son dernier témoignage. »

Quand Inseon ouvre la page repérée par un petit papillon orange, une photographie en couleur apparaît, celle d’une vieille femme aux cheveux presque entièrement blancs, telles des plumes d’oiseau. La charpente, les muscles ont disparu, c’est une autre personne dans un corps rapetissé. Assise, dos contre le pilier de sa maison, toujours la même maison, genoux pliés, ce qui fut sa vitalité frémit encore dans ses yeux grands ouverts face caméra.

 

Han Kang, Impossibles adieux, traduit du coréen par Kyungran Choi et Pierre Bisiou, © Éditions Grasset & Fasquelle, 2023.

En librairie le 23 août.

 


Han Kang

Écrivaine