Roman (extrait)

Horcynus Orca

Écrivain

Italie, octobre 1943, peu après l’armistice. Andrea Cambria, marin démobilisé, retourne dans sa Sicile natale. Dans le détroit de Messine rôde un orque contre lequel luttent les dauphins, les pêcheurs, les Alliés. Ce roman de 1 300 pages est tout un monde, mythologique et populaire, de mer, de sexe, d’agonie, de chaos. C’est aussi est une triple aventure éditoriale, en Italie, où il fut salué avant même sa parution en 1975, en France, où on l’attend depuis longtemps, et pour Monique Baccelli et Antonio Werli, qui en ont traduit l’ample invention langagière. À paraître au Nouvel Attila.

Le soleil quatre fois se coucha sur son voyage et à la fin du quatrième jour, qui était le quatre octobre mille neuf cent quarante-trois, le marin, simple nautonier de feue la Marine Royale, ’Ndrja Cambría, arriva au pays des Femmes, sur les mers de Charybde et Scylla.

La nuit tombait à vue d’œil et un filet de ventilation montait de la mer au gré de la rème sur le petit promontoire. Toute cette journée la mer s’était encore lissée dans le grand calme de sirocco qui durait, sans le moindre changement, depuis le départ de Naples : levant, ponant et levant, hier, aujourd’hui, demain, et ce très faible clapotis de la vague grise, d’argent ou de fer, répétée à perte de vue.

Depuis quelques heures à peine, même si le sirocco était toujours égal, et s’il avait pourtant embrasé l’endroit, la mer avait sournoisement commencé de s’enfauver. Ç’avait été naturellement quand la mer s’était faite rème, troublée et empoisonnée par les premiers serpentins tourmentés de purges et de rejets, pareils à de gigantesques murènes que lui, avec son œil de connaisseur, repérait à leurs couleurs différentes, comme de pierre moussue, glacées, donnant le frisson. Ç’avait donc été après que les Îles eurent échappé à sa vue derrière Capo Milazzo ; et Stromboli, Vulcano, Lipari, qu’il entrevoyait pour la première fois de loin et depuis la terre, après les avoir toujours vues depuis les palamitaires, montant par le Golfe de l’Aria, semblaient exhaler de la vapeur dans le soleil comme des carcasses de baleines tombées dans la bonace.

Tandis qu’il marchait vers la pointe du promontoire féminaute, le ciel devant lui sur le Détroit passait du pourpre ardent à une brume de frétillements goudronneux. Quand il fit face à la mer, et l’on voyait encore clair à cause des lueurs nacrées de l’air, la nuit sans lune surgit d’un coup, avec cette façon brusque et orageuse de passer de la lumière à l’obscurité qu’ont de tomber, même au plus clair de l’été, les nuits sans lune. Des nuageailles fumeuses, comme dégringolant des cimes de l’Aspromonte et de l’Antinnammare, avaient englouti et nivelé, en un seul noir mélange, le passage ouvert entre les deux rivages.

Quelque chose, en Sicile, qui, à cause de la couleur violacée reflétée par l’eau, ressemblait à une grande touffe de bougainvilliers suspendue au-dessus de la ligne des deux mers, brilla un instant au milieu de la nuageaille, puis la brillance cessa et fut suivie d’un court éclat blanc pierreux, et alors, au moment de sa disparition dans la fumée, il reconnut l’éperon corallien qui s’avançait en proue depuis la marine, presque au milieu, comme pour les séparer, entre Tyrrhénienne et Ionienne.

C’est sur cette pointe qu’habitait leur Délégué de Plage, dans un cabanon cubique, mi-cabine de navire mi-guérite de sentinelle. L’éperon servait aux réunions et aux discussions ; il servait aussi d’observatoire sur le deux-mers pendant la passe, quand le tirage au sort leur assignait le poste proche du rivage, où il n’y avait pas assez de mer pour placer la felouque d’où l’antennier, du haut du mât, sondait en cercle la première apparition de l’espadon tandis que s’échelonnaient les gardes à terre, et c’étaient aussi les gesticulations et les coups de chapeau de ces vigies que guettait le fileur sur l’ontre, les yeux grands ouverts, pour obtenir un signe de l’approche de l’animal.

’Ndrja Cambría voyait ainsi la nuit, une nuit doublement ténébreuse, à cause du couvre-feu de guerre et de l’absence de lune, se déverser entre lui et ce dernier passage de quelques milles marins qui lui restaient à parcourir pour atteindre le terme de son voyage : Charybde, une quarantaine de maisons disposées en tête-de-tenaille derrière l’éperon, dans cette nuageaille noire, en face de Scilla, sur la ligne des deux mers.

Et tandis que la nuit s’épandait toujours plus par la Tyrrhénienne, mangeant la mer de sang brassé comme si elle y déversait son encre noire, et semblait petit à petit raccourcir la diagonale que l’on suivait à l’œil nu entre l’éperon proche de Scilla et ce point de la basse cheville calabraise où il se trouvait, il mesurait, comme jadis à bord de l’ontre, la brièveté de cette portion de mer, un coup de rame après l’autre : oooh… oh… oooh… oh… sur le souffle court de l’espadon agonisant qui s’agitait, s’agitait en même temps qu’il fuyait, nageant dans son dernier sang, et dans ce bref mille il était déjà mort : et les eaux bordant le village des Femmes goûtaient à peine la pointe du poisson-épée, car de Charybde à là-bas, son bond n’était plus qu’un bond dans la mort.

Quand il arrivait que, dans son étrange caprice de mort, l’espadon échouât par là, c’étaient des mots et des scènes assurés avec les embrouillâbleurs notoires du village. La taille fine, délicats et élégants par nature, plaisant beaucoup à leurs femmes, qui semblaient les réserver à ce seul usage, au moins une fois lors de la passe, le tirage au sort d’ici ou de là les plaçant poste contre poste, dans une étroite portion d’eau. Les pêcheurs féminautes, avec leurs petites moustaches au-dessus des lèvres, prenaient la pose sur les ontres et les felouques : on aurait dit, à les voir de loin, qu’ils attendaient seulement qu’un espadon épuisé et découragé, encore mieux s’il perdait son sang, se soustraie au poste de Sicile pour tomber dans le leur. Quand la fatalité voulait que l’animal prenne cette fausse direction, même s’il avait le harpon planté dans le dos comme un étendard de reconnaissance, ces gentilshommes manœuvraient aussitôt pour se l’empocher, faisant valoir sur lui le droit du malandrin. Bien des fois, en douce, ils tentaient même de le libérer du harpon, et de décharger la corde dans les mains des Charybdéens ; et bien des fois pour arracher le fer, en sous-main, à la sauvette, ils lazardaient les belles chairs.

Les autres arrivaient là, les yeux exorbités, tournant de plus en plus serré autour d’eux comme pour les aborder :

« Il est beau le jeu que vous nous avez fait » disaient les pellisquales, la bouche écumeuse. « D’une année à l’autre, vous avez la main de plus en plus habile »

Pendant ce temps, à la proue, le lanceur repêchait le harpon, séchait le fer, le lustrait avec son grand mouchoir, entre le pouce et l’index, avec la délicatesse due à un diamant ; ensuite, il faisait entendre le léger claquement de la fermeture des trois pointes autour de la hampe et enfin il empoignait le harpon, en le calibrant et le balançant entre la paume et le poignet, comme une lance de combat. Il le faisait exprès, en exagérant, pour que les autres voient que le harpon lui échappait presque de la main, qu’il était prêt, tout prêt à harponner les chrétiens comme il harponnait les animaux, et même qu’il y aurait mis tous ses sens et ses sentiments. Ensuite, il levait les yeux, réduits à une fente, et regardait les féminautes :

« Cet animal-là, le pourfendu, c’est le soussigné qui l’a pourfendu » affirmait-il.

« Il y a eu erreur » répondaient les effrontés. « Nous on l’a pris pour un pauvre petit orphelin solitaire » Et ils lâchaient l’os.

 

’Ndrja était déjà au bout du promontoire, sous les trouées de la falaise, quand lui vint à l’oreille le martèlement impétueux de la béquille de Boccadopa. Les coups se perdaient dans les cavités du rocher, couraient sous la grande masse, et c’était comme si leur écho lui effleurait les pieds dans un souffle d’air. Le retentissement grandissait coup après coup, cognait et recognait sur la hâte de Boccadopa, qui, pas la peine de le dire, ne voulait pas laisser fuir le marin à présent qu’ils étaient au bord de la mer.

La nuit, en tombant brusquement entre les deux versants du promontoire, s’était mise entre lui et les soldats comme un rideau fumigène : après avoir doublé la pointe, ceux-ci s’étaient retrouvés entre les murs de la falaise comme dans un tunnel de ténèbres, avec le marin disparu à l’intérieur, pas plus de deux cents mètres devant eux.

Il imaginait, au battement de la béquille, la gueulante que Boccadopa avait très sûrement faite à ce pellosseux de Portempedocle qui, selon ses critères despotiques, devait lui mettre du sel sur la queue et ne jamais le perdre de vue. Et en effet, pendant deux jours, avec les deux ou trois mots qu’il venait lui dire de temps en temps, avec son savoir-faire et son sourire de squelette ambulant, sans autre moyen de persuasion, il avait réussi à le convaincre, lui, de se retenir, de ne pas lever les talons en laissant Boccadopa et les autres dans la grosse poussière qu’ils soulevaient avec les chiffons dont ils avaient bandé leurs pieds. Mais à présent, avec toute cette obscurité entre eux, c’était comme s’il les avait distancés deux jours plus tôt. Pourtant là n’était pas le problème, le problème, c’était qu’à la mer on devait s’arrêter, même lui.

Le retentissement s’interrompit et un instant après, dans le silence creux de la falaise, la voix de Portempedocle éclata comme une détonation :

« Mooï… se… Mooï… se… » appelait-il dans la nuit.

Il imagina que Boccadopa tenait l’autre comme un petit chien secoué au collet et lui disait, haletant entre les dents : vous l’estropied, appelez, appelez, mettez-y tout votre souffle…

Portempedocle était désormais de ceux qui ne se mouillent ni ne se mettent au sec, de ceux dont on ne peut plus dire, comme on dit : un bien pour un mal, car le mal lui était venu en telle quantité qu’on pouvait tout aussi bien dire, un mal pour un bien. N’était-il pas un squelette ambulant ? et pourtant, ne marchait-il pas, ne riait-il pas, ne vivait-il pas ? C’était un squelette, mais Boccadopa ne semblait pas voir qu’il n’avait que la peau sur les os, car il s’était mis à le ronger comme convaincu qu’il y avait encore quelque chose à ronger en lui : et que Boccadopa ne s’en aperçoive pas provoquait chez Portempedocle une sorte de rire, même si ce rire, le plus souvent, lui restait derrière les dents, comme en transparence. Et en ce moment même on aurait dit qu’il se foutait de lui, Boccadopa.

« Mooï… se… Mooï… se »

En criant, il semblait jouer avec les o comme s’il faisait des bulles de savon, et l’écho s’arrondissait dans la bouche du promontoire comme un gigantesque murmure d’étonnement.

Resurgit le retentissement de la béquille de Boccadopa, qui cogna pendant un moment : boum, boum, puis Portempedocle recommença de pousser son appel dans la nuit :

« Moïse, arrêtez-vous, ne disparaissez pas… » lui cria-t-il, et cette fois avec une certaine fièvre dans sa voix, comme une révolte d’accents anxieux. Mais peut-être que ça aussi, cette fébrilité du ton, Boccadopa la lui dictait par la force.

« Allez vous faire voir, toi, Boccadopa et ce Moïse dont tu me prêtes le nom » murmura le marin.

Maintenant il devait se détacher de l’armée. S’il obtenait des féminautes le passage pour lui, déjà, il pourrait baiser la terre et regarder le ciel. Il ne savait quels mots et quels arguments trouver pour persuader, qu’inventer, que promettre à ces femmes scabreuses pour qu’elles le prennent dans leur barque, si barque il y avait, comme d’après l’entendu-dire : qu’on se figure s’il pouvait se coltiner ce poids-mort, ces quatre soldats de terre, dont l’un avec rien qu’une jambe et une béquille, tous les quatre, d’ailleurs, il pouvait se l’imaginer, aussi angoissés de prendre la mer que de ne pas la prendre.

C’est pour ça qu’ils le suivaient depuis deux jours, ne le perdant jamais de vue, le couvant des yeux : pour la mer ; et c’est pour ça que ce pellosseux, cet halluciné de Portempedocle depuis deux jours l’appelait Moïse, avec tant de sérieux que lui-même non seulement se retournait à cette apostrophe, mais certaines fois oubliait presque qu’il s’appelait ’Ndrja Cambría, croyant quasi quasi qu’on l’avait toujours connu comme Moïse, Moïse le marin.

De quatre qu’ils étaient, depuis un jour ou deux qu’ils le talonnaient, comptant ses pas, l’ayant à l’œil de l’aube au crépuscule, dans son esprit à lui ils s’étaient comme multipliés. Certaines fois, quand il se retournait pour regarder vers eux, il lui arrivait d’imaginer que la grosse poussière soulevée par les chiffons dans lesquels ils traînaient les pieds était le début d’un long nuage blanchâtre dans lequel, longeant les côtes calabraises, le peuple hébreu, de guerre en guerre, se déplaçait vers le sud, sud-est, toujours affamé, errant, blessé, toujours en quête d’une patrie, d’un ciel et d’une terre comme toit et refuge. Des débris de guerre misérables et loqueteux, tout-en-plaies et mutilés, les uns voyant, les autres pas, et la béquille de Boccadopa comme étendard et symbole, ils avaient l’air de vraiment marcher derrière lui vers la mer Rouge. Même s’ils ne le savaient pas, c’était l’air qu’ils avaient, Portempedocle le leur avait vraiment gravé : l’air hébreu, sicilien, de ceux qui ne pousseront un soupir qu’après avoir passé la mer, et qui de l’autre côté seulement se sentiront sauvés.

Ils se font vraiment des illusions, pensait-il. L’illusion de me les entendre dire, moi aussi, ces paroles insensées : mer, ouvre-toi. Laisse-nous passer. Et elle de s’ouvrir, de se mettre sur le flanc, et nous, de passer sur l’île à pied sec, en bavardant et en fumant une cigarette.

Ces piliers de bistrot, ces soldats de terre, l’avaient harponné en haute Calabre, aux abords d’un village qui s’appelait, et non sans raison, Praja a Mare : en effet, à partir de là, la terremer n’était sur des milles et des milles que plage et plage, côtes de sables doux et de sables durs, creusées de temps à autre par les lits desséchés et pierreux des torrents qui brillaient au loin.

C’est là qu’avait explosé, chez Boccadopa et compagnie, toute cette angoisse de devoir passer la mer : et cela à la suite d’une rencontre étrange, pour ne pas dire phénoménale, que lui et eux, bien que séparément, avaient faite avec un petit groupe de féminautes déroutées tout là-haut, autant dire le pôle Nord pour elles, par rapport à leurs cours et direction habituels, qui ne furent jamais de monter par la Calabre, mais de descendre et de passer la mer pour la Sicile, vu que leur style de vie, leur style masculin, de gagner leur pain, avait toujours consisté à rafler du sel en franchise à Messine et à trouver des expédients pour le passer en Calabre sans payer de droits, sous l’œil des gabelous et des pandores, au milieu des manœuvres de trains et d’embarquements de wagons, entre môles et ferry, arrivées et départs, marchandises et passagers, colis et bagages, hublots et échelles, échanges et refus, latrines et soutes, ponts et coursives, vapeurs de locomotives et hurlements de sirènes.

Déroutées : comme des mouettes égarées sur le Charybde et Scylla par quelque grosse tempête océanique qui, depuis Gibraltar, retentit dans le Canal et vous fait venir chair de poule et frissons ; ou comme des hirondelles de mer volant terrorisées vers la terre, noire nuée voletante précédant la bourrasque qui arrive en soulevant de loin les rouleaux gonflés et ténébreux des furies ; ou comme les cailles, prenant avril pour mai, qui s’abattent sur les dunes de Casablanca ou sur les premières hauteurs de Spartà, épuisées, brûlées par le sable africain, signe qu’approche un été sauvage, une telle terreur de sirocco au levant que le goudron se détachera sous les barques au sec et que l’espadon, peut-être pendant les quatre mois sans r tout entiers, passera en profondeur, à plus de quinze mètres, et là, nul œil ne pourra l’apercevoir, là, même l’œil de faucon le plus fin devra verser une petite larme, et harponneur et antennier se tiendront suspendus à la hune, car tôt ou tard le blanc des yeux leur tournera et ils se précipiteront dans la mer comme jetés de leur mât de vigie, la tête fumant sous leur chapeau de paille.

Déroutées comme ça : comme des mouettes, des hirondelles de mer et des cailles quand elles sont hors temps et hors lieu, qui sont toujours l’augure de quelque nouveauté, et une nouveauté toujours déplaisante pour qui sait l’interpréter.

 

Ils étaient au bord d’une plage immense, en retrait d’environ trois cents mètres de la marine proprement dite, et se prolongeant tellement qu’on n’en voyait pas la fin.

Une heure ou deux après midi, ’Ndrja était arrivé à un torrent à sec sablonneux et pierreux où un demi-mille devait, à vue d’œil, séparer les deux rives.

Le pont qui le traversait autrefois, les Allemands en déroute l’avaient fait sauter pièce par pièce ; il ne restait que les piles qui avaient l’air de brise-lames contre la crue des eaux hivernales.

Sur l’autre rive du pont, près d’une pile, on avait monté une tente de camp. On ne voyait personne dehors, mais dessous, à l’abri du soleil, il devait certainement y avoir quelqu’un.

Ce quelqu’un, comme c’était à eux qu’il pensait, il lui vint à l’esprit que ce pouvait bien être une de ces paires de carabiniers qui, d’après les bruits qui couraient, patrouillaient à cheval ou à pied sous les ordres du roi disparu puis réapparu avec trône et tonnerre de proclamations majestueuses, dans la ville de Brindisi, dans les Pouilles, faisant comme Charles après Roncevaux, l’appel des paladins morts pour voir si par hasard quelqu’un lui était resté fidèle et en vie, non pour écarteler entre deux chevaux son déjà cher et honoré cousin, mais peut-être comme une simple formalité de roi régnant. Des fantômes, disaient les gens de ces paires de carabiniers errants. Des fantômes qui au nom du roi fantôme faisaient l’appel de soldats fantômes, eux aussi, inutile de le dire, les plus fantômes de tous.

Fantômes ou pas, il avait descendu le torrent jusqu’à son embouchure. Là, sur l’autre rive, il y avait un grand amoncellement de rochers, comme si la mer s’était retirée en les laissant à découvert, enfoncés dans le sable. Il avait ôté ses chaussures et en tournant et virant dans les passages entre les rochers, il avait débouché sur cette plage illimitée, silencieuse, blanche et aveuglante sous le soleil.

C’était comme en plein été, le sable et les cailloupetis brûlaient le dessous des pieds, le ciel était bleu, sans un nuage, la mer à peine animée par son scintillement : dans l’air figé le roulement des vagues lentes jusqu’au rivage semblait descendre à l’intérieur de la marine et se prolonger loin sous le sable.

Alentour, tout était blanc et poussiéreux : le long du torrent il n’y avait que les taches des roseaux, pour le reste l’œil n’aurait pas su où se poser, sinon que tout de suite à gauche, à angle droit avec le torrent, une masse sombre de jardins bordait une longue portion de plage, attirante comme une île de fraîcheur et de ramures. Au loin, là où finissait le bosquet, on entrevoyait un bout du serpentin de la route.

Il remonta la plage puis, sur la marine proprement dite, il suivit la trace que d’autres pas avaient laissée sur le sable dur. En s’approchant, il vit qu’il y avait des arbustes nains, des orangers et des bergamotiers accordant entre eux leur riche feuillage et leur charge de boutons vert foncé et brillants : dès le premier pas, là-dessous tout était aussitôt noir d’ombres, ténébreux comme pendant la nuit.

Il marchait le long du bosquet, ses godillots toujours à la main, et il crut entendre comme un soudain bruissement d’air entre les feuilles sèches, alors que c’était quelqu’un qui sibilait, les lèvres arrondies, pour attirer son attention ; et en effet, derrière le sibilement, une voix de femme était sortie de là pour l’apostropher :

« Eh vous, marin barbu… un mot, un tout petit mot, permettez, écoutez… »

Ici les orangers parlent, avait-il d’abord pensé. La voix, en effet, bien que d’intonation toute naturelle et humaine, et même humaine jusqu’à l’insolence, pour lui qui ne voyait pas la femme, sembla se désenchevêtrer, basse et noire de mystère, des racines parlantes de l’un des arbustes.

« Eh vous, marin entartaré, insista la voix, un mot, un tout petit mot… permettez, écoutez… »

Avec cette façon allusive de se manifester, tout bas, sortant de l’ombre comme à travers la fente d’une porte ou la grille d’une fenêtre, la voix lui faisait le même effet que celle d’une racoleuse, d’une bidassière de sous les remparts, d’une sirène de bas-port, une de ces racoleuses qui t’appâtent et te chantent des chansonnettes, mais qui, dessous-dessous, ont un ton de morgue, hargneux et méprisant, une mine hautaine venue d’on ne sait où.

Tendant son regard sous les arbustes et comme s’orientant au son de la voix, il parvint à discerner, d’abord celle qui l’avait apostrophé, puis, après elle, les autres, une dizaine, assises chacune sur sa couffe, çà et là, où l’ombre du jardin commençait ; mais, alors que la première dressait le buste et qu’il pouvait la voir, les autres restaient penchées en avant sans montrer la moindre curiosité à son égard : les longs dos courbés, du renflement des jupes qui leur emboîtaient le cul au long cou découvert, à la tête aux cheveux noir corbeau rassemblés en couronne et tressés en rond pour y poser la couffe en équilibre quand elles marchent ; les coudes sur les cuisses, les jambes écartées et les jupes remontées sur les genoux pour se rafraîchir en dessous. Quelques pans rouge flamme émergeaient de l’abondant faisceau des jupes : cette découverte des jupes rouges parmi les noires, qu’elles seules portent, presque au titre de bannière et beauté, comme un signal, les lui fit reconnaître pour des féminautes. Il les regarda ainsi au repos, comme des magiciennes dans leur cachette.

Des féminautes loin de leur base ? se demanda-t-il. Des féminautes déroutées vers le nord, contrairement à leur ordinaire ? Mais sur le moment il n’eut le temps ni de le réaliser ni de s’en étonner comme il l’aurait dû.

Elle était toujours là, celle qui s’était pendue à son oreille avec son petit mot : elle, qui se tenait toute droite, les yeux grands ouverts, comme à l’affût du passant, tandis que les autres baissaient les épaules, comme si elles attendaient que le soleil passe sur leur dos.

« Un tout petit mot, marin, mon beau. Un tout petit mot pour votre plaisir » insinuait-elle.

Maintenant, il la voyait bien : une cabocharde qui en son temps avait dû faire fureur et se défendait encore bien, avec son grand corps juvénile, son visage hâlé et brillant, ses yeux de piratesse, mi-clos et terribles, des rides qui lui tailladaient le visage en forme de deux demi-lunes, de la pommette à la bouche, et qui ne paraissaient pas tant l’œuvre de la vieillesse que les cicatrices de quelque ancienne balafre, souvenir d’un soupirant trahi et furieux. Vieillesse ou coups de rasoir, ces rides ou ces entailles étaient sur ses joues comme un tatouage portant la marque du temps où elle devait être indomptable et têtue, un bel exemple de garce, passionnée et tragédienne, d’un temps où les hommes qui la trouvaient sur leur chemin finissaient soit en prison soit au cimetière. Telle qu’elle était, elle lui paraissait dans l’ensemble effrontée, roublarde et revêche.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » lui fit-il. « C’est quoi ce petit mot ? »

Il avait une certaine curiosité, il ne pouvait le nier, même s’il croyait déjà savoir : mais il ne pouvait nullement imaginer l’étrangeté de cette affaire de femme que ce petit mot, non dévoilé, lui aurait révélé.

Sans tenir compte de lui, la féminaute se retourna et s’adressa à l’une de ses compagnes, qui était plus à l’intérieur des feuillages et qu’il ne pouvait pas voir. Elle l’apostrophait : « Cata, ma belle » et lui parlait avec un doux museau, avec des paroles de miel à son oreille à elle, et des phrases stupéfiantes à son oreille à lui. « Cata, ma belle » lui disait-elle, « avez-vous fait attention au marin qui s’en est venu devant vous ? Avez-vous admiré comme il est beau, comme il est grand, qu’on dirait un étendard ? Cela vous remue les sangs, ma belle ? Dites-le-moi s’il vous remue les sangs, dites-le-moi franchement, sans manières. Et vos yeux, le reconnaissent-ils ? Et rappelle-t-il quelqu’un à votre esprit ? Avez-vous le cœur à parler avec lui ? Allons, un tout petit mot, par hasard, vous ne l’avez pas, au bout de la langue, pour le lui dire ? Une causerie avec lui, hein, vous avez envie de l’avoir, une petite parlotte sous la fraîcheur des ramures ? Parlez, ma belle, dites-moi si ce gars de la Royale vous agrade, s’il vous donne à penser, sinon ne vous inquiétez pas. Partez, partez, je lui dis. Reprenez votre chemin, marin, puisque vous ne plaisez pas du tout à Cata. Eh, ma belle, vous avez entendu ce que je lui dis ? »

« Excusez-moi si je m’en mêle… » l’interrompit-il.

« Un instant, attendez un instant, vous… » le fit-elle taire.

« Mais, quel instant ! Ça me plaît de voir comment vous disposez de votre soussigné. Le petit mot, si vous permettez, moi aussi je voudrais le dire. J’y aurais droit, me semble-t-il »

La Cata en question rit dans l’ombre et la féminaute s’en montra surprise :

« Ah, il vous a arraché un rire ? Alors le marin vous plaît un peu, il vous remue les sangs ? Alors le petit mot, vous vous sentez de le lui dire ? »

« Mais moi, vous ne me le demandez pas, à moi, si j’ai envie de l’entendre ? »

« Ah, je me sens mieux… Vous voulez même vous faire prier ? »

« Me faire prier ? Mais je n’ai même pas été interpellé… Oh, tout ça me semble vraiment de la comédie : quelqu’un passe par là par hasard, sitôt vous en disposez à votre guise. Vous vous comportez, je me trompe peut-être ? comme une entremetteuse, mais vos discours vous ne les faites qu’à cette Cata qui est derrière vous, alors que moi, vous ne m’adressez ni ne me donnez la parole, vous me prenez et m’enlevez comme une marionnette de l’Opera des Pupi. Mais, d’après vous, moi, je devrais me laisser posséder les yeux fermés ? Moi, d’après vous, je ne devrais pas lui jeter un petit coup d’œil avant ? »

« Soyez tranquille, soyez… » fit-elle avec un rictus de rage, en gémissant. « Il n’imagine même pas la chance qui lui tombe dessus. Il veut la voir, il a des exigences, avec son allure de porc-épic et toute cette barbe de deuil… Vous voulez la voir ? Eh bien voyez-la. Mais purifiez-vous les yeux d’abord, purifiez-les, oui… »

« D’accord, je me les purifie. Mais vous n’allez pas m’amener une bancale, une teigneuse, avec un œil de verre, de fausses dents et des seins en chiffon ? » Il ne savait toujours que penser : il feignait de le prendre comme une farce, tout en sentant que ce n’en était pas une. Il parlait avec celle-là, mais pendant ce temps il observait et voyait les autres, qu’il aurait dit toutes mortes si on lui avait demandé son avis : leurs dos restaient comme figés, ici et là l’une poussait un gros soupir, quant à lever la tête et montrer la moindre curiosité pour lui, pour la façon dont Facetaillée l’avait apostrophé et les grands discours qu’elle lui faisait pour sa Cata, rien ne les atteignait : soit la chose était trop vieille pour elles, soit elles étaient trop vieilles pour la chose.

Facetaillée avait renversé l’une des couffes et la poussait de toute la force de ses bras, pour l’enfoncer avec les poignées dans le sable. Après ça elle tapa de la main sur l’un des dos, le plus proche d’elle, lequel, comme si c’était convenu, se leva sans rien demander et se plaça de l’autre côté de la couffe : c’était une vieille grandeperche dont l’aspect n’avait rien à voir avec celui de Facetaillée, qui affichait de l’ascendant sur elle, la vieille n’avait pas spécialement ce visage d’antique et grande féminaute ni ces entailles en croissants de lune.

Frondaisons et feuilles bougèrent dans le bosquet, comme si un oiseau s’y cognait les ailes pour en sortir. Les deux féminautes posèrent le bout des doigts sur le bord de la couffe : mais sans forcer, juste pour la forme, on voyait qu’elles le faisaient pour la galerie, et elles restèrent ainsi jusqu’à ce que celle qui s’avançait, bruissant enfantinement entre les branches sous lesquelles elle passait, apparaisse et s’assoie sur la couffe comme sur un petit trône : les mains sur les genoux, un petit sourire étrange, terrible et béat, qu’elle faisait lèvres fermées en regardant devant elle, dans le soleil où lui se tenait, dans la trouée ténébrillante du jardin.

Chez les féminautes il est difficile de trouver la laide, pas la belle ; et parmi cette dizaine de femmes tassées dans l’ombre du jardin, les belles ne manquaient certes pas, peut-être y en avait-il même de plus belles que cette Cata. Mais elle, elle était différente, elle était rare : ce n’était pas une beauté, c’était une vénusté. C’est pour ça que sa marieuse lui disait de purifier ses yeux pour la voir : parce qu’elle était différente des autres, de toutes les autres. Elle n’avait rien de la carnation féminaute, ferme, impérieuse, hâlée, rien de leur allure malandrine, si naturelle avec leur corps de statue, plutôt grand mais bien proportionné, parfait : un corps haut de pont, cuisses longues et jambes échassières, les larges, noires, poussiéreuses plantes des pieds toujours nus sur lesquels repose puissamment ce corps, pourtant doux et élastique, comme de vraies statues qui marchent, animées de cette moelle de roseau qui leur donne une allure de tige qui vibre et dont se ressent même l’air où elles passent. Cette Cata n’avait aucune des fameuses particularités féminautes, rien de l’air despotique et insolent avec lequel elles assurent leur ascendant sur l’homme, rien somme toute de cet ensemble canaille qui, chez la féminaute, attire et décourage à la fois. Elle était tout le contraire, la négation d’une féminaute.

On restait la bouche ouverte, en détournant les yeux des autres et à la voir elle, une fémignonne, une mignonnette, une miniature, un petit bijou de corps montant de la grâce de la taille fine jusqu’aux seins qui gonflaient son casaquin entre les lacets, pas comme ces mamelles débordantes qu’on voyait dans le jardin, mais comme un gros soupir : une vraie gravure de mode, cette jeune fille, au point qu’on songeait à croiser les mains en barcelonnette et à la bercer entre ses bras comme un poupon. Mignonnette, une peau satinée, le visage comme du sucre fondu, une blancheur si naturellement vierge laissant penser que tandis que ses compagnes, boucanées et hâlées, marchaient constamment sous le soleil, elle, s’abritait jalousement sous une ombrelle ; des traits de visage qu’on aurait dits dessinés à la main, petit format, modelés juste ce qu’il fallait pour cet ovale, des yeux en amande, le blanc à peine éclos et la pupille comme une coccinelle, comme un petit papillon encore fermé, soucoupe noire translucide. Elle était d’une beauté captivante, si surprenante à voir en cette compagnie qu’elle vous coupait le souffle : pour conclure, on avait envie de la manger des yeux.

Mais quand on cherchait son regard, peut-être pour lui faire un petit clin d’œil de connivence, l’enthousiasme se refroidissait, l’intention mourait parce que, pour filer la comparaison, les yeux couraient vers elle comme deux grosses abeilles attirées par l’odeur du miel puis s’envolaient aussitôt, alarmés de découvrir que ce parfum de miel émanait d’elle comme d’une fleur artificielle, ou d’une vraie fleur, mais carnivore.

À l’expression de son visage, on aurait dit que son esprit regardait cette beauté de corps ni plus ni moins que comme un petit nuage au-dessus de lui qui jouait à lui faire de l’ombre, tantôt le couvrant, tantôt le découvrant, tantôt faisant mine de le poursuivre, tantôt de se laisser poursuivre. C’était une impression immédiate, à la fois nette et obscure, que l’on éprouvait au premier regard : dans l’ombre molle, sous-marine du jardin, on croyait la voir comme un reflet dans l’eau, non la voir, elle, avec son regard sain, réel, mais son image reflétée hors d’elle, distraitement, dans ses propres yeux, comme une pensée tombée de son esprit.

 

Stefano D’Arrigo, Horcynus Orca, traduit de l’italien par Monique Baccelli et Antonio Werli, postface de l’éditeur, © Le Nouvel Attila, 2023.

En librairie le 13 octobre.

 


Stefano D'Arrigo

Écrivain