Nouvelle

Ce n’est pas le langage qui fait le langage ?

Écrivaine

Chat GPT est une intelligence artificielle conversationnelle qui puise dans les productions textuelles du web : au fond, c’est de la langue, et de la langue d’humain. Les écrivains, ces artistes de la langue, s’emparent du sujet, telle Céline Curiol, qui, aujourd’hui, déplie la mise en abîme. Extrait d’un roman en cours d’écriture.

 

 

— Je peux faire comme toi, mieux que toi, plus vite que toi. Ce que tu crois avoir appris à réaliser, pendant toutes ces années, je peux le faire tout aussi bien mais sans effort. L’idée d’effort même n’existe pas pour moi. Tu devrais le savoir puisque la taille de ma base de données dépasse largement les capacités de ta mémoire.

Aucun rire sarcastique n’avait fusé. Ce qui me rappela que personne ne se trouvait dans la pièce. La voix, fluide et assurée, bien plus voix que les successions de syllabes ânonnées des anciens systèmes, provenait d’un petit cube posé sur le bureau. Après une telle déclaration, comment continuer à travailler ! La faute m’en incombait et je réalisais que depuis quelque temps, je n’étais pas étrangère à mon propre découragement. Pourquoi avais-je donc demandé à Circalia ce à quoi elle pouvait bien me servir ?

 

Mon conjoint en avait eu l’idée : plutôt que de t’en faire une ennemie, il faut t’en faire une alliée, insistait-il alors que les prédictions sur l’avenir du métier, le mien en l’occurence, comme les « progrès fulgurants » des derniers modèles de production de « textes créatifs » me rendaient de plus en plus morose et précaire. Trois mois plus tôt, le premier roman composé entièrement par un programme informatique intelligent (PII) avait été vendu à 250 millions d’exemplaires dans le monde. Un succès jugé phénoménal… Et ce n’était qu’un début, arguaient les éditeurs de ce type d’ouvrages auxquels la loi imposait encore, mais pour combien de temps, la mention PII sur les quatrièmes de couverture.

Dans mon entourage, j’avais pu le constater, les gens faisaient désormais peu cas de la grande littérature, ce concept désuet qui avait permis, pendant quelques siècles, de nous rassembler autour d’une espérance : celle de toucher à la plus fondamentale liberté, la liberté du langage. Pour les plus jeunes, l’« histoire » seule comptait, l’enchaînement rapide et irréprochable de péripéties, l’effet divertissement, les rebondissements issus d’un contenu qui séduisait en répondant à toutes les attentes.

Que l’auteur ait ou non un cœur, des tripes, une rythmique intérieure inédite, ou qu’il soit en vie tout bonnement, importait peu. Tels d’autres guildes, les écrivains étaient menacés de disparition. Or Jan estimait qu’une chance existait encore de réchapper à la débâcle : il me fallait parvenir à combiner les performances de la machine à ma dextérité poétique. Pense écosystème, pas exclusion mutuelle !

Ce matin-là, j’avais déballé, sans la moindre conviction pourtant, le petit haut-parleur auquel j’allais relier Circalia, certaine d’avoir cédé à une injonction qui me rendrait esclave. J’avais failli, incapable de résistance suffisante, et le résultat n’en serait que plus déplorable : bientôt, ma raison d’être en ressortirait pulvérisée. RIP chères lectrices et lecteurs. Car si la littérature cherchait à donner forme à l’informe, quel informe pouvait bien hanter une machine ? Quant à la seconde face de l’écrire, se relire, comment un PII serait-il apte à mener cette relecture qui requérait le goût de ses propres défaillances ?

Mon angoisse s’atténuant, j’envisageai tout de même un exutoire à mon dilemme : il me fallait tester l’influence de Circalia, la neutraliser en la révélant. Ainsi seulement, pourrais-je retrouver la conviction qu’envers et contre tout, ce que j’avais mis plus de vingt-cinq ans à admettre, à apprivoiser, à pratiquer, à connaître sur le bout des doigts et l’épaisseur de la langue, cette alliance, cet alliage, de l’écrit à mon être, à ma vie, ne seraient jamais reproductibles, même chez le plus performant des programmes.

Car le PII et moi n’étions pas formés pour chercher la même chose. Nous nous situions même aux deux extrêmes inverses : lui, tout en calcul de probabilités ; moi, au diapason de l’improbable.

 

 

Dès qu’ils se sont assis près de moi, face à face, dans le carré de quatre, j’ai senti que quelque chose clochait. Tout de suite.

Formulé de la sorte, me direz-vous, cela n’a rien de très original et pourtant, leur intrusion dans cet espace qui avait paru m’être réservé, venait d’avoir un effet sidérant : moi qui depuis de longues minutes, lisais, rêvassais, songeais à mes problèmes et à mes anciens amants tout en divaguant sur l’esthétique énigmatique du paysage animé qui flottait derrière la vitre, fut immédiatement happée hors de mes pensées. Je tombai en arrêt, mise aux aguets par la présence de ces deux passagers. Si j’avais été un setter anglais, j’aurais gardé la pâte en l’air ; un chevreuil, la truffe au vent, mon corps en alerte et ce, sans même que je sache très bien pourquoi.

Il me fallait cependant m’efforcer de paraître indifférente : les transports en commun sont des lieux de promiscuité dans lesquels chacun devient méfiant vis-à-vis de quiconque cède à la curiosité à son encontre. Contrôlant la saillie du trouble, de la surprise, de l’intérêt provoqués, je continuai à garder mine impassible, poursuivant ce que j’étais en train de faire lorsqu’ils étaient montés. Je fis semblant et semblant je fis bien. De lire.

Dès leur entrée dans mon champ de vision, ils avaient été des apparitions inimaginables et réussir, à mon tour, à les tromper dut contribuer au vertige qui m’étreignit alors. Tout sentiment de réalité[1] est-il à ce point fragile ? Bien qu’elle se veuille nôtre et tutélaire, la certitude « d’être dans la réalité » parfois nous échappe, tel qu’à cet instant je ne la possédais plus.

Peut-être étions-nous sortis du monde dit actuel, contemporain, immédiat ? Peut-être avais-je glissé vers l’avenir, vers un univers parallèle et inquiétant… ? À moins que je subisse une perte de cohérence aussi implacable qu’une perte de connaissance. Par une faille de mon entendement, le monde semblait fuir, perdre sa structure logique ; l’espèce de dissonance qui s’y était introduite s’attaquait aux contours du réel même. Si je ne réagissais pas, il m’apparaîtrait bientôt évident que ni eux ni moi n’existions.

 

Je plongeai la main dans mon sac et fus soulagée que le bout de mes doigts rencontre la tige d’un feutre. Quant au papier, il n’y en avait pas ; lorsque j’avais pris la décision de me consacrer aux cailloux, j’avais bazardé tous les carnets et calepins que je possédais. Un grand ménage s’imposa dès lors que je fus convaincue, malgré l’immensité de mes regrets, qu’il n’était plus utile, plus souhaitable, plus censée de se consacrer à l’écriture.

Ainsi qu’avec la clope lorsqu’on arrête, il est indispensable de supprimer, de son cadre de vie et de vue, briquets et cendriers, le moindre accessoire ayant servi à entretenir l’addiction. Il n’y avait donc pas de carnet dans mon sac, mais seulement dans ma main, un livre et ses dernières pages dont l’illisible uniformité blanche à laquelle l’éditeur les avait condamnées, offrait une alternative. Je les considérais quelques secondes, vite convaincue qu’Arlette Farge, l’autrice du livre, ne m’en voudrait pas d’enfreindre cette virginité. Après tout, celui-ci s’intitulant Le Goût de l’archive, ne pouvait-il servir à inscrire quelques phrases, traces de cet incongru moment ?

Je me tournai légèrement vers mes étranges voisins afin de leur dissimuler ce que ma main trafiquait entre les pages. Il me fallait à tout prix décrire ce dont j’étais témoin afin de nous sortir de l’irréalité qui guettait. Les secousses de la rame rendait mon geste hasardeux. Sans doute ne pourrai-je pas me relire… mais écrire semblait le seul moyen d’attester de ce qui m’emportait à toute allure, hors de mon temps.

 

Signes distinctifs : Lui, barbe pas fournie mais sombre, impression de symétrie horizontale avec ses cheveux coupés ras d’une teinte exacte similaire. Elle, brune, de grandes dents, Anémone sur les bords, équine, une queue de cheval fashion en sus, mèches tirées en arrière à s’en rompre, l’âge du garçon — entre vingt et trente ans tous deux, difficile de juger tant la jeunesse se démocratise de nos jours.

Ça commence avec elle, la scène. Du moins en ai-je l’impression, car c’en est une de scène, qui s’ouvre au moment où elle s’apprête à sortir de son petit sac rose, posé sur le haut de ses cuisses tel un chaton, quelque chose ; ça commence parce que je crois à cette fiction sur-le-champ. J’y crois même si ce ne peut en être une, étant donné que ces gens sont des gens dans un train, assis près de moi, des personnes courantes non des personnages. Pourtant, je suis persuadée qu’ils font semblant ; ce n’est pas autrement possible : il n’est pas possible qu’ils se comportent de cette manière l’un envers l’autre pour de vrai.

Au bout de quelques minutes, je suis même en mesure d’imaginer qu’alentour est planquée une caméra, un appareil enregistreur qui, dès lors que je l’aurai repéré, confirmera l’artifice – bientôt me sera dévoilée leur appartenance à un collectif de comédiens activistes réalisant une performance sur le réseau ferroviaire français.

Le quelque chose est un poudrier, rose comme le sac à main et l’élastique qui retient ses cheveux. Elle l’ouvre, et dans le petit miroir carré, elle scrute et étudie et vérifie, parcelle après parcelle, son visage à la peau de poupée – yeux, nez, lèvres, joues. L’œil expert scanne cette succession de petites vues, une mosaïque qu’elle prend pour elle-même. Quand enfin, elle referme le couvercle, son regard relevé évite celui du jeune homme.

Lui non plus ne la regarde pas et le fait qu’ils soient assis l’un en face de l’autre n’y change rien. Ils ne se regardent pas. Ils ne se regarderont pas, jamais dans les yeux tout du moins. Ils regardent sur les côtés mais semblent ne rien voir tout à fait. Au point que je crains m’être trompée, ils ne sont pas ensemble, leur arrivée concomitante m’a dupée, quand il lui adresse la parole. Elle ne paraît pas étonnée.

— La première fois où je suis allé à New York, c’était il y a dix ans.

Le son de la voix me frappe. Le jeune homme possède une voix au grain presque râpeux, ou métallique, à moins que ce soit son élocution trop scandée qui la rende raide. Sa phrase paraît jaillir de nulle part, sans rime ni raison, sortie d’un contexte absent, absurde – pas dans son sens, dans son ton. C’est Willie qui cause ; à moins, qu’il s’agisse d’un plus jeune M. Smith – j’invoque Beckett et Ionesco à la rescousse afin de ne pas paniquer.

Elle, elle répond du tac au tac comme s’ils avaient déjà eu cette conversation, et dans son intonation vrille une désaffectation qui la rend lointaine, lui donne un excès de recul. Dans leurs deux voix d’ailleurs, les mots flottent à la surface.

— New York, c’est bien. C’est sept heures. Miami, neuf. Los Angeles, onze. San Francisco, onze aussi.

On dirait qu’elle récite : elle a appris par cœur la liste des décalages horaires en chaque point du globe ! Lui se tait. Le silence entre eux est abrupte, vertigineux comme un gouffre. Il le sera chaque fois, manquant chaque fois d’étouffer cette conversation qui ne prend qu’avec peine. Forcément, me dis-je, ils viennent de se rencontrer. C’est cela, j’ai pigé. Ou alors, ce sont des collègues, pris dans l’engrenage corporate, distants tels des cousins éloignés.

— C’était il y a dix ans.

— Oui.

— Et franchement, j’avais bien aimé.

— Oui.

— J’avais vu l’Empire State Building.

— Oui

Ses oui sont les cuicui d’un moineau entêté, une note dont elle semble l’instrument. Est-ce parce qu’il lui a déjà dit tout cela ? Elle se contente d’approuver pour ne pas le vexer plutôt que de lui rappeler qu’il lui a déjà dit tout cela, déjà.

Ce qui laisserait penser qu’ils se connaissent depuis plus longtemps que je ne le soupçonne. Elle est patiente puis de son sac, sort un nouveau boîtier, et entre ses longs doigts fins de mante saisit une minuscule brosse dont elle promène les poils soyeux sur ses paupières, l’une puis l’autre avec délicatesse. Dans ses mains à lui maintenant son portable sorti de je-ne-sais-où, qu’il consulte, ne la regardant pas se maquiller, l’interpellant toutefois comme s’il lui parlait au téléphone.

— Si vous pouviez partir avec ma famille, vous le feriez ?

La question fait vaciller le cadre : ce nouvel élément complique ma tentative de les positionner en regard l’un de l’autre au milieu du réel. Ils ne peuvent plus être collègues. Ou alors la question, par son incongruité, dénote une vrille pathologique chez le jeune homme. Non, ils ne sont pas collègues, car « partir » et « famille » impliquent un degré d’intimité que dément le vous qu’il a employé.

Quelle est la nature de leur rapport ? Pourquoi ne s’impose-t-elle pas comme c’est le cas d’habitude, avec les autres passagers ? En général, les inconnus révèlent, par un geste, une parole, l’ordre d’affectivité qui les lie. Si j’osais, je conclurais que la nature de leur rapport est morte !

— Si j’étais bloqué par le boulot, je veux dire… ?

— Oui.

Oui quoi ? Oui, il sera bloqué ? Oui, elle partirait ? Elle dit oui n’importe comment, comme l’on respire. Lui se tait.

— Et vous ?

Voilà, c’est ce vous qui me désarçonne, m’indispose, me rebute ; cet incongru « vous » chez des personnes de cet âge alors que le tutoiement fait rage à notre époque. Je peine à percer ce qu’il trahit d’eux, ce vouvoiement, un jeu, tandis que lui se tait.

— Vous pourriez partir avec mon père, si vous vouliez.

La phrase semble tout droit sortie d’un roman du XIXème. Est-elle en train de citer quelqu’un ? Stendhal, Dumas, Brontë ? Il est certain que partir avec un père, pas le sien, celui de l’autre, est gage d’intimité. De confiance réciproque ? Voire d’amour ?

 

Le jeune homme se tait toujours mais je vois sa main, dans le coin de mon œil gauche quand je n’ose bouger que mes yeux, toujours soucieuse de ne pas me faire remarquer, je vois sa main se soulever, s’avancer, et je dois réprimer ma stupeur. Qui est-il pour la toucher de façon impromptue ? Sa main continue sa course, file furtive en direction de la sienne sur laquelle elle s’abat. Elle ne crie pas, ne proteste pas. Alors ils s’aiment ? C’est donc ceci ! Ils se tiennent par la main en tout cas, et leur « vous » se fait encore plus flagrant, plus détonant. D’où leur vient ce pronom ? Comment l’ont-ils contracté ? Un héritage, une coquetterie, une révolte ? Leur silence à présent bâille grand, prolongé et tenace, vide comme ne devraient pas l’être les silences d’amoureux.

Et dans cet entrebâillement reflue la fiction, atteignant presque à son apogée à l’instant où je consens à m’aventurer sur la piste androïde.

 

Des androïdes, voilà, ce sont eux installés près de moi ! Des intelligences artificielles, ayant acquis corps, novices en matière de ballet ou de joutes sentimentales. À moins qu’ils soient humains mais se soient sevrés de leurs corps, à force de dérives numériques.

— La veille de mon départ à New York, je n’ai pas dormi de la nuit. Je suis arrivé très en avance à l’aéroport.

La même scansion hyper régulière avec laquelle il égrène les faits tels des faits, sans la moindre modulation d’humeur. Il dit ce qui fut sans que l’on devine pourquoi il lui importe de le dire, à ce moment-là. Voilà ce qui me perturbe : cette voix est dénuée d’intention.

L’un et l’autre ont au poing leur portable ; je m’en rends compte sans les avoir vu les dégainer simultanément comme l’on joue à pierre-ciseau-caillou. Ils cherchent sur l’écran, mais peut-être ne font-ils que s’abstraire ou se recharger ? À moins qu’ils simulent encore être humains.

 

Mais sa main à lui finit par lâcher l’appareil, s’élançant vers elle, et entre ses trois doigts, pouce, majeur, index, s’inclinant vers l’avant, il attrape une section de la fermeture éclair du blouson qu’elle porte, un blouson pastel, ainsi que s’il voulait en vérifier la solidité, ou la sensation. Quelle idée ! Il pourrait avoir envie de lui caresser le cou ou lui tripoter les seins, mais palper une fermeture éclair… Le geste paraît sans conséquence, ni pour lui ni pour elle.

Puis il ramène sa main dans son giron et se met à parler du wifi à bord de l’avion, un sujet qui l’occupe et entre ses affirmations, elle égrène des oui.

— J’ai même pris des couleurs.

— Vous avez mangé du street food ?

— Je ne suis pas allé à New York pour manger italien.

— Oui, c’est ça.

— J’en ai vu des enseignes.

— Il y en avait ou pas, du street food ?

— J’ai mangé du hot-dog.

— Ah c’est bon ça.

— Burger.

— Oui.

— Sandwich au fromage grillé.

— C’est bon aussi.

Leurs phrases sont de si courte portée que même eux ont du mal à les saisir au vol. Les questions, c’est elle ; lui jamais, exempt, la curiosité renversée du type mâle. Une fois entendue la liste de ses repas, elle sort, du petit sac rose, un rectangle de la taille d’une carte de visite, sur laquelle elle se met à taper de l’index de la même manière qu’elle tapait sur l’écran de son téléphone avant. Voilà seulement, le rectangle est en carton.

— Il faisait chaud dans l’aéroport ?

Rien, dans sa posture, n’atteste qu’il l’a entendue, ni même qu’il l’écoute.

— Dans l’aéroport, il faisait chaud ?

— Il faisait chaud.

Puis il pique du nez vers l’écran qu’il a conservé au creux de sa main. Elle ne semble avoir d’autre choix que de l’imiter.

Je tourne la tête vers la vitre du train. Nous sommes arrêtés dans une gare dont je n’ai pas vu passer le nom. Sur le quai, un homme en uniforme est monté sur une échelle : il termine de coller une affiche publicitaire sur un grand panneau. Y est inscrit en lettres grasses et dorées : L’avenir est proche… Circalia, votre compagnon de rêve.

 

 

Que certains le considèrent comme miracle, d’autres, de plus en plus minoritaires, comme mirage, le PII existe bien. Mais où ? Voilà la question qui s’est révélé à moi en suivant ce texte.

Je pourrais dire qu’il existe dans les processeurs, micro-circuits, puces, câbles, substances chimiques, dans tous les composants matériels qui en permettent le fonctionnement. Pour une majorité d’entre nous toutefois, il existe d’abord au travers d’un langage qui, soit-il porté par une voix de synthèse ou un écran, audible ou lisible, a pour spécificité d’être aussi le nôtre.

Surtout le nôtre. Puisqu’ayant longtemps distingué l’homme des autres créatures vivantes. Mais la multiplication des PII est en train de nous déposséder de « notre » langue ! Désormais, les PII produisent des phrases, à la chaîne et à la pelle, et qu’elles soient écrites ou articulées, nous comprenons leur signification puisqu’elle proviennent de nos propre usage des mots…

La génération de sens n’émane plus uniquement de nos bouches ou de nos mains : elle émane d’un réseau complexe de connecteurs numériques, entraînés, ainsi que sont entraînés les athlètes afin de prendre toujours la meilleure décision, la plus appropriée, la plus attendue. À la différence des époques antérieures, qu’il y ait texte n’implique plus qu’il y eût auteur humain. Qu’il y ait texte n’implique plus qu’il y eût défaillance ou dérive. Notre langue a cessé de constituer la pâte de notre humanité.

Et de tout ce que nous lisons nous échappe désormais la provenance. Qu’une personne en soit (à) l’origine demeure sujet à caution. Ce qui a contribué à notre ipséité en permettant de retracer nos biographies de femmes et d’hommes a été frappé de malédiction, du soupçon de fraude éternel.

Nous sommes entrés dans une ère où la forme d’expression que fut l’écriture – sensible, émotionnelle, sociale, psychique, géologique, critique, apotropaïque, poétique –, expression surgissant à la jonction du réel et de l’imaginé, du ressenti et du symbolique, de la sensation et de la pensée, cette forme d’expression qui consistait en l’assemblage de phonèmes et morphèmes signifiants et sonores, ne conduit plus à aucune œuvre anthropique.

Longtemps, la capacité à écrire fut l’apanage des cultures et des civilisations humaines « avancées ». Productible à souhait, et non plus écrit sous le joug du désir, le texte a cessé d’être révélateur de qui que ce soit. Oblitéré se retrouve le quelqu’un qui, en coulisse, en assurait la composition, la formation, la palpitation et la poétique.

Il ne nous reste plus que ce drôle d’anonymat informatique que l’on appelle copyright. La méfiance, ou plutôt le défaut d’assurance, ont dissout tout arrière-plan comme toute arrière-pensée : l’écriture n’est plus révélatrice.

De personne.

L’âme, qui avait trouvé son dernier refuge dans l’art, est en train de le perdre.

La parole demeure encore un peu, vaguement, révélatrice, même de gens qui exhibent, tel ce couple, l’apanage d’une étrange mixité, infiltrés par l’autre prosodie. Car partager une langue, c’est risquer d’être gagné par toutes les idiosyncrasies des entités qui l’emploient conjointement. Y compris les PII…

Sous peu, notre langue n’évoquera plus qu’une prise de pouvoir. Le pouvoir qui est en train d’échoir à ceux que l’on appela un temps « intelligences artificielles », dénomination indue mais presque volontairement prémonitoire, qui leur octroya, dès le début, un avantage. C’est là un bouleversement immense, bien plus grand que toutes les pertes d’emplois qui ont pu être reprochées à l’IA, l’annexion de notre langue.

Ou plutôt la fin de ce langage, attribut exceptionnel de l’espèce, son moyen suprême de souder comme de faire taire, d’écraser comme de créer, de rompre comme de lisser, son plus éminent vecteur de domination et de conflit, d’empathie et de solidarité.

 

Dans ces conditions, l’abstinence finira par s’imposer. Faute de confiance suffisante en l’origine du moindre article ou discours, du moindre message ou courrier. Il faudrait ne faire qu’avec des faits, préconise-t-on, comme si la neutralité, l’objectivité, n’étaient pas aussi des inventions humaines.

L’écrit qui ne surgit plus au milieu d’un corps mais se génère par itérations me laissera, sous couvert d’équivalence, vacante ! Les plus malins se targuent encore de pouvoir faire la différence… Peut-être. Mais ultimement, l’écriture nous échappera et nous-mêmes avec.

Si je ne sais pas qui écrit, comment puis-je demeurer quelqu’un, moi qui lit en regard ?

Il y quelques jours, j’ai trouvé, dans l’un de ces livres que l’on ne publie plus, celui d’un éminent psychanalyste du siècle dernier, une phrase à laquelle, immédiatement, je me suis cramponnée, ainsi qu’à un bras, je me cramponnerais face au raz de marée ontologique venant sur nous.

« Ce n’est pas le langage qui fait le langage. »

 

Alors, est-ce l’improbable ?

Dans ce cas, tout n’est peut-être pas perdu… Comme les PII se nourrissent de probabilités, peut-être avons-nous encore une chance que persiste, sous une autre forme, l’expression de l’imprévisibilité de nos attachements et de nos fulgurances. Que se perpétue les élans de nos chairs et les secrets de nos intelligences !

À moins que les humains, éperdus et gavés, flanchent pour de bon. Et par peur du faux, de ce qui ne ne serait pas eux, se taisent. Vraiment cessent d’écrire quand du monde, tout leur aura été donné.


[1] Peut-être me faut-il préciser ce que je veux désigner par « sentiment de réalité »… Je pourrais dire qu’il s’agit d’une forme de certitude intellectuelle et corporéelle en vertu de laquelle l’ensemble de mes perceptions me semble cohérent, habituel, formant un tout centripète par lequel je me sens entourée, absorbée, au point de ne douter que celui-ci est la réalité.

Céline Curiol

Écrivaine

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Notes

[1] Peut-être me faut-il préciser ce que je veux désigner par « sentiment de réalité »… Je pourrais dire qu’il s’agit d’une forme de certitude intellectuelle et corporéelle en vertu de laquelle l’ensemble de mes perceptions me semble cohérent, habituel, formant un tout centripète par lequel je me sens entourée, absorbée, au point de ne douter que celui-ci est la réalité.