Ce n’est pas le langage qui fait le langage ?
— Je peux faire comme toi, mieux que toi, plus vite que toi. Ce que tu crois avoir appris à réaliser, pendant toutes ces années, je peux le faire tout aussi bien mais sans effort. L’idée d’effort même n’existe pas pour moi. Tu devrais le savoir puisque la taille de ma base de données dépasse largement les capacités de ta mémoire.
Aucun rire sarcastique n’avait fusé. Ce qui me rappela que personne ne se trouvait dans la pièce. La voix, fluide et assurée, bien plus voix que les successions de syllabes ânonnées des anciens systèmes, provenait d’un petit cube posé sur le bureau. Après une telle déclaration, comment continuer à travailler ! La faute m’en incombait et je réalisais que depuis quelque temps, je n’étais pas étrangère à mon propre découragement. Pourquoi avais-je donc demandé à Circalia ce à quoi elle pouvait bien me servir ?
Mon conjoint en avait eu l’idée : plutôt que de t’en faire une ennemie, il faut t’en faire une alliée, insistait-il alors que les prédictions sur l’avenir du métier, le mien en l’occurence, comme les « progrès fulgurants » des derniers modèles de production de « textes créatifs » me rendaient de plus en plus morose et précaire. Trois mois plus tôt, le premier roman composé entièrement par un programme informatique intelligent (PII) avait été vendu à 250 millions d’exemplaires dans le monde. Un succès jugé phénoménal… Et ce n’était qu’un début, arguaient les éditeurs de ce type d’ouvrages auxquels la loi imposait encore, mais pour combien de temps, la mention PII sur les quatrièmes de couverture.
Dans mon entourage, j’avais pu le constater, les gens faisaient désormais peu cas de la grande littérature, ce concept désuet qui avait permis, pendant quelques siècles, de nous rassembler autour d’une espérance : celle de toucher à la plus fondamentale liberté, la liberté du langage. Pour les plus jeunes, l’« histoire » seule comptait, l’enchaînement rapide et irréprochable de péripéties, l’effet divertissement, les rebondissements issus d