Roman (extrait)

Le royaume enchanté

Écrivain

C’est le dernier roman de Russell Banks avant son décès au début de 2023. Harley Mann, 81 ans, confie sa vie à un magnétophone, l’émigration en 1902 de sa famille en Floride pour rejoindre une colonie shaker, leur installation là où se dresserait plus tard Disney World. Il meurt peu après la « bobine » n° 15, et sa pierre tombale demeure dans les terres vendues au Royaume enchanté. Un voyage dans l’histoire américaine. Et une bonne façon d’entrer dans la zone de Noël. À paraître chez Actes Sud, traduit par Pierre Furlan.

BOBINE #1

 

C’est Harley Mann qui parle. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. Les mots me sont tombés de la bouche. Faut croire que je ne suis pas habitué à ce mode de communication. Je m’enregistre sur un Grundig TK46 flambant neuf que j’ai acheté hier quand je suis allé à Orlando en voiture depuis chez moi, ici à St. Cloud, pour assister à l’ouverture officielle du parc de loisirs gigantesque de Walt Disney, car c’est ce qui m’a poussé à raconter enfin tout ce dont je me souviens de certains événements que j’ai vécus et vus lors de mon enfance et de ma jeunesse dans cette région au sud d’Orlando et à l’ouest du lac Okeechobee – vaste zone de lacs, de marais, de ruisseaux, de savane à marisques, de forêts de pins, de chênes de Virginie et de palmettos ; zone qui, jadis, alimentait en eau les Everglades.

Telle est ma déclaration d’intention. Je vais sans doute parler aussi de bien d’autres choses. En tout cas, cette foutue histoire, au lieu de l’écrire j’ai décidé de la dire et de la coller dans un enregistreur parce que je suis quelqu’un qui sait parler, pas écrire. Tout le monde dit ça de moi, parfois avec admiration, parfois pas vraiment, même s’ils sont tous d’accord pour trouver que mes lettres, mes cartes postales et mes notes personnelles, et même ma correspondance commerciale, sont très expressives et descriptives. Simplement, elles sont moins intéressantes que mes paroles. Sans doute parce que quand je parle je ne sais presque jamais ce qui va venir, tandis que quand j’écris, comme c’est presque toujours pour des affaires commerciales, je le sais.

Quand j’aurai terminé, il y aura tout un paquet de bandes magnétiques. Peut-être celui qui héritera de ma maison et du reste de mes affaires personnelles voudra-t-il un jour les transcrire. J’ai un testament rédigé et fait sous serment, je sais donc qui se retrouvera avec mon argent. Mais je n’ai aucune idée de qui se retrouvera avec les bandes. J’espère que celui ou celle qui les aura en fera une transcription fidèle qu’il donnera à la bibliothèque publique Veterans Memorial de St. Cloud ou à l’une des sociétés historiques locales, de sorte que lorsque je serai parti pour l’autre monde on connaisse la véritable histoire de la colonie shaker appelée Nouvelle-Béthanie[1] et de ceux qui y ont vécu il y a presque un siècle. C’est une histoire scandaleuse presque entièrement oubliée aujourd’hui, et les rares fois où on la ressort de l’oubli on la couvre de mensonges et d’erreurs.

De plus, comme j’ai récemment atteint l’âge de quatre-vingt-un ans, et bien que je sois encore plus ou moins sain de corps et d’esprit, l’heure de mon départ arrive à grands pas. C’est pourquoi hier, après avoir assisté aux cérémonies d’ouverture officielle du parc de loisirs Disney, j’ai repris ma Packard et j’ai roulé jusqu’au magasin Montgomery Ward de St. Cloud où je suis entré d’un pas déterminé et j’ai acheté la machine enregistreuse ainsi que deux douzaines de bandes vierges. C’est aussi pourquoi ce matin, après avoir préparé et pris mon petit-déjeuner, j’ai installé la machine dans la véranda à l’avant de ma maison et, comme si je m’adressais à un ami de confiance qui ne connaissait rien de ces événements et des personnalités remarquables impliquées, j’ai commencé à lui déverser mes paroles. Il est tôt, le soleil est encore trop bas pour faire évaporer la rosée du matin, et personne n’est encore passé à pied devant la maison, mais ça viendra vite, et ceux qui passeront se diront sans doute que le vieil Harley Mann est en train de parler tout seul à jet continu et qu’il doit avoir fini par perdre la boule après toutes ces années de solitude.

J’ai dans l’idée que je vais passer de nombreuses journées là, dans la véranda, avant d’arriver au terme de mon histoire, tellement elle est longue et enchevêtrée. Et puis le monde d’aujourd’hui est si différent du monde de ma jeunesse qu’il me faudra dévier souvent et longuement du récit principal pour le décrire de manière adéquate, afin que ceux qui un jour l’écouteront ou en liront une transcription – en supposant qu’on en fasse une – comprennent pourquoi certaines personnes de cette époque ancienne, dont moi en particulier, se sont conduites ainsi, à la fois mal et, en quelques occasions, bien.

La nature humaine ne change pas, mais comme les contextes et les circonstances évoluent, permettez-moi de situer le contexte et de décrire les circonstances. Il y a près de soixante-dix ans, ma famille s’est installée dans la colonie utopiste de Waycross fondée par des adeptes radicaux de Ruskin, et nous nous sommes retrouvés à vivre dans des conditions communautaires sordides à côté de Noirs et d’habitants blancs des marais, dans les forêts de pins et les marécages du Sud-Est de la Géorgie. C’est là que ma famille a commencé son long pèlerinage de la lumière vers l’obscurité puis de retour à la lumière, selon l’interprétation de mes yeux d’enfant, puis, dans les années qui ont suivi, vers une obscurité encore plus épaisse dont j’ai cru qu’elle n’aurait jamais de fin. Mais elle a pris fin et m’a laissé ici tout seul à St. Cloud pour ce qui allait être la plus grande partie de ma vie jusqu’à ce que je me retrouve dans la véranda à l’avant de cette vieille maison en enfilade faite de planches à clin, et que je m’adresse à une boîte en plastique fonctionnant à l’électricité pour parler d’un monde qui existait avant l’usage généralisé de l’électricité ou l’usage commercial du plastique.

Je pourrais commencer là, par notre arrivée dans la communauté de Géorgie en 1901. Ou même avant, par la vie de notre famille dans la colonie originelle des Ruskinites où je suis né, celle de Graylag, plus au nord, près d’Indianapolis. Ce n’est cependant pas mon histoire qu’il me faut raconter, mais celle des Shakers de la Nouvelle-Béthanie. Je commencerai donc en 1902, à peu près au moment où nous avons fait la connaissance des Shakers, alors que Pence, mon frère jumeau, et moi avions douze ans et que nous, les Mann, vivions comme des esclaves dans la plantation Rosewell près de Valdosta à cent kilomètres au sud-ouest de Waycross. Peut-être plus tard, si j’en ressens le besoin, je reviendrai sur Waycross et raconterai comment mes parents sont partis d’Indianapolis, leur lieu de naissance, et de la colonie de Graylag pour aller tout là-bas au marais d’Okefenokee, et comment, après avoir été des adeptes américains de la doctrine anticapitaliste de John Ruskin, ils ont été membres fondateurs d’une communauté de Ruskinites schismatiques – ce serait un récit en lui-même intéressant, mais une tout autre histoire pour une tout autre occasion. Pour l’instant, je me contenterai de dire comment nous sommes allés de Waycross à la plantation Rosewell, l’endroit où nous avons fini par entrer en relation avec les Shakers.

Nous étions quatre enfants : moi et mon frère jumeau Pence, et nos frères Royal et Raymond qui avaient deux ans de moins que Pence et moi. C’étaient aussi des jumeaux, une coïncidence qui, aux yeux des femmes de la colonie de Graylag comme de celle de Waycross, faisait de ma mère l’objet d’un mélange ambivalent d’envie et de pitié. Avec deux fois des jumeaux, on pouvait considérer qu’elle avait accompli son rôle procréateur deux fois plus vite que la plupart des femmes, mais par ailleurs le travail requis pour mener un nouveau-né jusqu’au stade de petit garçon avait été double à deux reprises. Et cela, c’était avant la naissance de Rachel, notre sœur. Quand nous avons enterré Père et sommes partis de Waycross pour aller à Rosewell, nous, les garçons, venions juste d’apprendre que Mère était à nouveau enceinte et que Rachel, la dernière de ses enfants, naîtrait à Rosewell sans père.

Il va peut-être sans dire que nous et nos camarades de la communauté étions des Blancs du Nord. Néanmoins, nous avions souvent fréquenté des Noirs avant d’arriver à la plantation Rosewell. Par habitude, je les appelle des Noirs. Je suppose qu’il vaudrait mieux dire Africains-Américains, comme on dit Italo-Américains, mais il y a sans doute là trop de syllabes pour que cette appellation prenne.

La plupart des Noirs que nous connaissions à la colonie Waycross étaient des ouvriers, des vagabonds, des marchands ambulants, des petits cultivateurs et pour certains d’entre eux d’anciens esclaves, dont le parcours les avait souvent rapprochés de nous, communards blancs du Nord. Mais jusqu’à ce que Père meure et que le reste de la famille lève le camp pour rejoindre la plantation Rosewell – qui d’après ce que croyait Mère devait être un refuge –, nous n’avions jamais réellement vécu parmi des Noirs ni même, d’ailleurs, parmi des Blancs du Sud. Nous, les enfants, nous considérions simplement comme des Yankees et nous parlions l’anglais comme nos parents, avec l’accent de l’Indiana. C’est toujours mon cas, me dit-on. On a du mal à effacer un accent acquis dans l’enfance, et depuis notre naissance nous n’avions grandi qu’au milieu de Blancs du Nord et de quelques autres venus du Canada, d’Angleterre et d’Écosse, des gens instruits, viscéralement socialistes et plus ou moins pourvus de grands principes moraux, comme les Shakers avec qui nous avons ensuite vécu.

À Waycross, nous résidions dans une des petites cabanes de la colonie, sans fenêtres, froide, pleine de courants d’air, au sol en terre, avec à peine assez de place pour nous six. Père était déjà malade. Au début, je ne le savais pas et j’attribuais sa léthargie et son manque apparent d’intérêt pour l’administration et la gouvernance de la colonie à la déception que lui causait la décrépitude ambiante. La colonie des Ruskinites de Waycross avait perdu le cap depuis longtemps quand nous, les Mann, et plus de cinquante autres hommes, femmes et enfants venus de la colonie originelle de Graylag, avons débarqué par le train en provenance d’Indianapolis. Nous étions des vestiges de vestiges, une tribu perdue errant dans les contrées sauvages du Sud-Est des États-Unis, guidés par la croyance malvenue que nous avions été menés là par des hommes sages et informés, des hommes comme Père, et que nous arrivions dans un lieu sanctifié par un peuple qui adhérait plus étroitement aux vérités révélées de la vie en communauté que ne le faisaient les Ruskinites faillis que nous avions laissés à Graylag.

Mon frère Pence et moi étions assez âgés et avions suffisamment prêté l’oreille aux discussions entre adultes pour comprendre à peu près la cause et le but de notre départ du seul endroit qui, jusqu’alors, avait été notre foyer, là où nous étions nés et allés à l’école, où nous avions appris à lire, à écrire et à compter jusqu’à un niveau supérieur à celui des enfants des villages et des fermes de l’Indiana qui entouraient notre communauté de Graylag – jusqu’à un niveau, en fait, supérieur à celui de la plupart de leurs parents. Avant les querelles financières et idéologiques qui divisèrent fatalement la communauté en deux partis cherchant à en découdre, notre vie à Graylag avait consisté en un mélange agréable de liberté et d’ordre, de jeu et de travail, de solitude propice à la réflexion et d’activités de groupe organisées. N’ayant pas à nous soucier de comment financer cette vie communautaire et n’ayant pas non plus besoin de proposer ou de défendre une quelconque théorie sociale, nous, les enfants, avions tous les avantages du socialisme sans aucun de ses inconvénients.

Je n’ai jamais été aussi heureux de vivre que pendant ces premières années à Graylag. Jusqu’à ce que Père et Mère deviennent des schismatiques idéologiques, se séparent de Graylag et partent pour Waycross, mon existence avait été un bonheur pastoral. J’étais assez âgé pour avoir acquis un brin d’histoire personnelle – onze ans d’histoire ou, au moins, les neuf pendant lesquels, après mon émergence du nuage de la toute petite enfance, j’ai commencé à former mes premiers souvenirs. Bon an mal an, ma vie à Graylag avait représenté une ouverture graduelle, régulière et heureuse au monde qui m’entourait, et ce processus avait été favorisé, protégé et conduit par Mère et Père, mais aussi par les autres adultes membres de la communauté. Quel paradis c’était ! Je me demande à présent si le rêve d’utopie, séculière ou religieuse, n’est pas seulement le rêve d’un adulte qui n’a jamais cessé de souffrir et de se plaindre d’une enfance imparfaite et qui, par conséquent, passe sa vie à tenter de la recommencer pour la rendre parfaite cette fois-ci. Mais qu’en est-il de quelqu’un comme moi qui a connu une enfance parfaite ? De quelqu’un pour qui les transgressions et les imperfections de la vie ne sont apparues que plus tard, mais pas si tard qu’elles supplantent ses souvenirs de perfection idyllique ? De quelqu’un qui chercherait la perfection dans le passé plutôt que dans l’avenir ?

Quand nous nous sommes installés dans notre cahute de Waycross – car ce n’était rien d’autre qu’une cahute –, Mère a tendu une couverture au milieu, et Père et elle allaient dormir dans un lit étroit d’un côté de la couverture tandis que nous, les quatre garçons, partagerions une paire de lits pliants de l’autre. Peu après, sa grossesse s’est vue et, un matin mémorable, elle s’est sentie obligée de nous l’annoncer à nous, les garçons, mais sans grande joie.

“Vous allez bientôt avoir un autre frère ou une sœur, nous a-t-elle dit. Je prendrai mon petit-déjeuner ici”, a-t-elle ajouté en nous ordonnant d’aller rejoindre ceux qui mangeaient au réfectoire communautaire. Père était malade depuis des semaines et il y avait maintenant plusieurs jours qu’il ne prenait plus ses repas avec les autres colons.

« Dans combien de temps ? ai-je demandé.

— À la fin de l’hiver. Maintenant, filez à la pompe et lavez-vous.» Elle a énuméré les travaux que nous devions effectuer ce jour-là puis s’est retirée derrière la cloison en tissu où Père était encore couché. Nous entendions sa respiration rapide, encombrée de glaires, et nous l’entendions aussi se retourner sans arrêt dans le lit comme si, quelle que soit sa position, il n’arrivait pas à se sentir bien. Les jumeaux les plus jeunes, Raymond et Royal, allaient passer la journée à ratisser la voie ferrée abandonnée et à demi enterrée pour y ramasser des bouts de charbon que nous ferions brûler dans le poêle en tôle qui chauffait notre cabane, faisait bouillir notre eau et nous permettait de cuire les quelques aliments que Père arrivait à ne pas régurgiter. Pence et moi étions chargés d’aller à pied, après notre petit-déjeuner, le long de la voie ferrée jusqu’à la gare du village de Waycross qui était un nœud ferroviaire, et là, au magasin, d’acheter le sel et le sucre dont Mère disait que Père avait besoin pour l’aider à se purger de sa maladie. Nous savourions cette occasion de nous éloigner de la triste décrépitude de la colonie et de voir brièvement comment se portait le reste du monde, mais nous nous efforcions de ne pas le montrer.

Mère a dit qu’elle ne croyait plus que Père souffrait de malaria. C’était le typhus.

Je lui ai crié : « J’savais pas qu’il était malade. » Pence n’a rien dit. Le bavard, c’était moi, et je parlais d’habitude pour tous les deux. « Je croyais qu’il était juste…

— Quoi ? Juste quoi ? m’a-t-elle lancé d’un ton sec de derrière le rideau.

— Ch’ais pas. Fatigué. À cause du palu. Que’t’chose. »

Mère est revenue de notre côté, les mains sur les hanches. « Parle clairement, Harley. Dis : “Je ne sais pas.” Dis : “Quelque chose.” Tu commences à parler comme les gens des marais et les Nègres.

— Je-ne-sais-pas », ai-je repris, et je lui ai fait remarquer que c’était une femme très savante venant de la famille noire des Calliphant, vieille femme connue sous le nom de Partitia, qui avait préparé l’infusion d’armoise annuelle que Mère avait utilisée pour traiter la malaria de Père. Partitia affirmait que c’était un remède que les Indiens lui avaient appris, et beaucoup de colons disaient qu’il les avait guéris de la malaria.

« C’est justement pour ça que je sais qu’il n’a pas la malaria, a-t-elle répondu. Parce que ça ne l’a pas amélioré. Je ne veux pas discuter encore avec toi, Harley. Tu es trop malin pour ton bien. Allez, allez », a-t-elle dit, et elle nous a chassés de la cabane, nous les garçons, en agitant les mains comme si nous étions des moustiques. Son visage était tout rouge et on aurait dit qu’elle était proche des larmes.

Il s’est avéré qu’elle avait raison et que Partitia avait tort. Père n’avait pas la malaria, et il est vite devenu évident que les éruptions et les taches rouges sur son corps étaient les signes du typhus qu’on appelait alors « fièvre des camps » et que les gens de la région appelaient « fièvre des marais ». Ce que nous ne savions pas, c’est qu’une épidémie de typhus avait frappé la colonie de Waycross. C’était une des raisons pour lesquelles sa population avait si fortement diminué et aussi pourquoi les colons qui n’en étaient pas morts ou qui l’avaient fuie en repartant au Nord étaient si affaiblis et léthargiques, pourquoi tant d’enfants erraient sans surveillance à moitié nus comme s’ils retournaient à l’état sauvage, pourquoi les champs n’étaient pas cultivés et les récoltes pourrissaient au sol.

Je raconte cela à partir de mes souvenirs d’événements et de conversations qui ont eu lieu il y a presque soixante-dix ans, et l’on ne peut guère se fier aux souvenirs qu’un vieillard garde de son enfance, surtout lorsqu’il a raconté son histoire à de nombreuses reprises au fil des ans et qu’il a eu maintes fois l’occasion de l’enjoliver, de lui adjoindre des détails et d’en retrancher tout ce qu’il trouve désagréable ou qui donne une mauvaise image de lui, et cela jusqu’à ce que son histoire finisse par remplacer ses souvenirs. Mais il se trouve que ces histoires, je ne les ai encore jamais racontées et, pour la plupart, pas même à moi-même. Par conséquent, mes souvenirs sont assez peu corrompus par les répétitions et les révisions.

Et je me rappelle clairement ce jour particulier à Waycross parce qu’il a débuté quand Mère nous a annoncé, à nous les garçons, qu’elle était enceinte, qu’elle attendait un cinquième enfant qui s’avérerait être, cinq mois plus tard, notre sœur Rachel. Et c’est ce matin-là que nous avons appris que notre Père souffrait du typhus, pas de la malaria, et que nous avons compris qu’il allait sans doute en mourir. C’est le matin où j’ai vu pour la première fois à quel point Mère était terrifiée à l’idée de perdre Père et de devoir s’occuper seule, dans ces terres sauvages, de ses quatre et bientôt cinq enfants.

C’est encore ce matin-là – je l’ai su plus tard dans la journée quand je suis rentré avec Pence du village de Waycross – que l’homme qui gérait la plantation Rosewell pour M. Hamilton Couper avait fait cent kilomètres à cheval vers le nord pour se rendre à Waycross, recruter des membres désillusionnés et désespérés de la colonie ruskinite et les ramener avec lui à la plantation où ils vivraient et travailleraient en tant qu’ouvriers qualifiés et employés de maison. Et quand Pence et moi sommes rentrés avec le sel et le sucre qu’on nous avait envoyés chercher, nous avons trouvé Père et Mère en grande discussion au sujet de la proposition faite par le régisseur de M. Hamilton Couper.

Père était allongé sur leur lit de corde, fiévreux et émacié, son visage et ses bras couverts d’éruptions où les taches rouges saillantes fleurissaient comme des phlox. Il parlait de façon hachée, au prix de grands efforts, mais tout de même avec fermeté, comme si son esprit se concentrait sur un seul et unique but, celui d’envoyer Mère, ses quatre fils et le cinquième enfant à naître à la plantation Rosewell. Il ne l’a pas dit ouvertement, mais il était clair pour moi que Père ne partirait pas avec nous.

Il ne le ferait jamais. À cet instant, j’ai cru que j’étais capable de lire l’avenir. J’étais l’aîné parce que né dix minutes avant Pence, et je savais que mon enfance se terminait, que celle de Pence allait bientôt faire de même. Mère était assise près de Père sur un tabouret et, à l’aide d’une cuillère, elle lui administrait le sel et le sucre dissous dans de l’eau tiède. Elle lui parlait à voix basse comme si elle essayait de ne pas aggraver leur désaccord, mais elle ne voulait pas non plus lâcher prise.

« Je me sentirais mieux si nous ne bougions pas avant que tu sois rétabli. Et alors nous partirons tous ensemble.

— Non. Toi et les garçons, partez maintenant. Tant que vous êtes encore en bonne santé. Je vous suivrai.

— Il n’y aura personne ici pour s’occuper de toi si nous partons. »

Père a cité cinq ou six personnes venues de l’Indiana qui avaient rejoint avec nous la colonie de Géorgie.

« C’est tout juste si elles sont capables de s’occuper d’elles-mêmes, a dit Mère.

— Pars tout de suite. Sinon, d’autres arriveront là-bas avant vous. Ils prendront les bonnes places et les logements. »

Mère avait une réputation de couturière accomplie, et c’était une des compétences dont on avait besoin à Rosewell, disait-on, pour confectionner et raccommoder les vêtements de ceux qui travaillaient dans les champs ou à la fabrique. L’expérience professionnelle de Père, qui était forgeron, était aussi très recherchée. On considérait que Pence et moi étions assez âgés pour des petites tâches ménagères et quelques travaux des champs, et nos jeunes frères seraient vite disponibles pour nous épauler. On nous avait dit que la plantation était une énorme entreprise agricole et industrielle, que c’était pratiquement une ville où résidaient des centaines et des centaines d’employés et leurs familles. Je voulais y aller. Comment cet endroit aurait-il pu être pire que Waycross ? Mais je voulais que Père vienne avec nous.

À cet instant, Père s’est retourné et a pratiquement jeté son regard sur moi. « Harley, c’est toi qui seras l’homme de la famille », a-t-il déclaré comme si c’était une découverte, une révélation soudaine au lieu d’être une injonction ou une responsabilité à assumer.

Mère a dit : « Non. Il va rester enfant encore longtemps. »

Père a alors fermé les yeux, et on aurait dit qu’il souriait à cause de quelque chose qu’il était le seul à savoir et à comprendre, une chose trop profonde et trop vraie pour qu’il la partage avec nous, une chose que sa famille ne souhaitait pas mais qu’il désirait cependant autant pour lui-même que pour nous. Et qu’il voulait surtout pour moi, son fils aîné. Puis, pendant la nuit, tandis que mes frères et moi dormions et que Mère restait à son côté pour le veiller, Père est mort.

Et donc, scrupuleusement, bien que Père ne soit plus en mesure de les faire respecter, nous avons suivi ses ultimes volontés et, à peine quelques heures après l’office religieux auquel assistait un maigre public dans la chapelle non confessionnelle de la colonie, office où trois ou quatre camarades de mes parents ont eu des mots admirables pour le caractère de Père et pour ses qualités de forgeron, son corps a été enterré dans le cimetière de la colonie, espace marécageux envahi par les herbes. Nous avons emballé nos affaires personnelles et sommes partis à pied rejoindre la gare du village de Waycross.

Il nous a fallu presque une demi-journée de marche sous un soleil d’hiver et un ciel d’un bleu immaculé. Comme des réfugiés, nous emportions nos vêtements, nos couvertures et quelques ustensiles de cuisine ainsi que des vivres pour une journée dans des sacs de jute et un cabas en toile. Ayant vendu les outils de forgeron de Père ainsi que le reste de nos meubles et d’autres articles ménagers aux colons demeurant sur place pour une fraction minuscule de leur valeur réelle, Mère transportait une petite somme d’argent liquide en espérant que ce qui lui resterait après avoir payé le voyage en train depuis la gare de Waycross jusqu’à Valdosta suffirait jusqu’au premier jour de paye un mois après notre arrivée à la plantation. On lui avait promis, pour une semaine de six jours de travail en tant que couturière, un dollar plus le logement et la nourriture. En plus, Pence et moi recevrions vingt-cinq cents par semaine pour un travail de l’aube au coucher du soleil dans les champs ou dans un des moulins, des fabriques et des ateliers regroupés autour de la grande maison de la plantation où, disait-on, la famille Couper résidait dans la splendeur d’un temps ancien, antérieur à la guerre de Sécession.

Nous n’avions pas vu Rosewell par nous-mêmes, mais nous avions entendu dire qu’elle fonctionnait à une grande échelle avec un haut niveau de prospérité, et cela par nos voisins de la colonie dont certains nous enviaient de partir et se promettaient de bientôt nous suivre. Les habitants des marais qui résidaient à Waycross ou dans les environs, ainsi que les Noirs qui vivaient à proximité – entre autres la guérisseuse Partitia, de la famille Calliphant –, étaient moins admiratifs quand ils parlaient de Rosewell. Nous, les Mann, mettions ces réserves sur le compte de la jalousie des pauvres et des ignorants à l’égard des riches et, dans le cas des Noirs, sur celui de la superstition.

Je dis « nous, les Mann » alors que je veux dire Père, Mère et leurs amis colons adultes de Waycross, parce que, quand on est enfant on accepte passivement la vision de la réalité qu’ont ses parents et leurs amis, et cela quel que soit le degré auquel cette vision a été déformée par l’idéologie et la religion. Et j’étais encore un enfant, même si mon père avait fait de moi l’homme de la famille. Mais je me souviens que Partitia Calliphant, quand elle avait soigné Père à tort de la malaria avec de l’armoise annuelle, l’avait interrompu alors qu’il faisait l’éloge de Rosewell et lui avait dit : « Cet endroit, c’est une plantation d’esclaves, monsieur Mann. Même les Blancs ne devraient y aller sous aucun prétexte. Ils risquent de jamais revenir. »

Cet échange avait eu lieu quelques jours avant que le régisseur de M. Couper vienne recruter les mécontents. C’était lorsque Père avait parlé pour la première fois d’aller tout seul à la plantation pour voir s’il ne pourrait pas proposer ses compétences de forgeron à temps partiel. Il tenait là l’un des rares moyens qui lui permettaient d’avoir de l’argent liquide dans cette société communiste où toutes les nécessités étaient prétendument fournies par la communauté ou achetées avec des titres de paiement ruskinites. Les membres qui disposaient de sources extérieures d’argent avaient le droit d’ajouter quelques petits luxes à ces nécessités, mais seulement tant que ces sources extérieures n’exigeaient pas un échange de travail. Un héritage ou une somme envoyée par un parent vivant dans le monde capitaliste était autorisé, mais il était interdit à Père de proposer contre rémunération ses compétences à un fermier du coin qui aurait eu besoin qu’on ferre ses chevaux. Selon les écrits de John Ruskin, cela aurait fait de lui un esclave du travail. Mes parents et leurs associés étaient des lecteurs attentifs d’Unto This Last[2].

Mère avait expliqué à Partitia Calliphant qu’on était au XXe siècle et que l’esclavage était illégal depuis la Proclamation d’émancipation[3].

Partitia n’avait rien répondu. C’était une très petite femme rondouillarde à la peau lisse marron foncé, et elle avait de lourdes paupières sur des yeux bleu pâle qu’elle gardait à demi fermés comme si elle retenait un secret. Son âge était difficile à déterminer, entre cinquante et soixante ans. Elle savait bien, évidemment, que l’esclavage était devenu illégal et qu’elle-même était une femme libre depuis presque quarante ans, même dans les régions sauvages du Sud de la Géorgie. Mais mes parents étaient des Blancs du Nord instruits qui avaient un penchant pour la pensée abstraite. Bien des choses dans le monde réel échappaient à leur attention, des choses qu’ils auraient sans doute remarquées si, comme moi, ils avaient passé toute leur vie dans le Sud profond. Ils auraient su, comme Mère et ses quatre fils allaient bientôt le découvrir à Rosewell, qu’à la fin du XIXe siècle et même bien plus tard dans le XXe, il y avait de nombreux endroits du Sud où la Proclamation d’émancipation et le XIIIe amendement de la Constitution n’avaient pas été mis en œuvre.

Je devrais probablement m’abstenir de le dire ici, mais j’ai vu et entendu des choses au cours de ma vie – et je les ai vues et entendues ici, dans ma ville de St. Cloud, Floride – qui me poussent parfois à me demander si l’esclavage est vraiment fini aujourd’hui. Ou si les Blancs n’ont pas réussi à simplement lui donner un autre nom. Quand ils défendaient leur fidélité à l’égard de leur credo socialiste façon Ruskin, mes parents fustigeaient constamment ce qu’ils appelaient le « capitalisme à salaire d’esclave ». S’ils étaient vivants aujourd’hui, quel nom donneraient-ils à l’entreprise de M. Walt Disney, ici, au sud-ouest d’Orlando, où il est inutile pour un Noir, homme ou femme, qui cherche un emploi légitime de se présenter avec son visage à la peau sombre ? Tout change, et pourtant, comme disent les Français, tout reste pareil. L’esclavage, c’est ce qui produit les effets de l’esclavage, voilà ce que je dis. Les Blancs arrivent à échanger leur labeur contre un paiement, même si c’est contre une fraction minuscule de ce que vaut leur labeur, et les Noirs sont enchaînés et forcés à travailler pour rien dans les prisons et dans des équipes employées au bord des routes que les gens dépassent chaque jour à toute vitesse dans leurs voitures climatisées.

D’accord, il se peut que j’exagère. C’est un privilège de vieux, j’espère. Une conséquence aussi du fait que j’ai été exposé très jeune au besoin qu’avaient mes parents de voir le monde à travers la lentille fêlée d’une idéologie politique. C’est comme avec la religion. La lentille clarifie, mais la fêlure déforme l’image.

Normalement, cependant, je ne regarde pas le monde avec les yeux de mes parents, décédés depuis longtemps. Je ne me demande pas, par exemple, ce que penseraient Mère ou Père du parc de loisirs de Walt Disney. Ni des ploutocrates d’aujourd’hui qui vivent du travail d’autrui aussi volontiers et aussi profitablement que les ploutocrates de l’époque de mes parents ou de celle de John Ruskin. Je ne me demande presque jamais ce que mes communistes de parents penseraient de moi, leur premier enfant et le seul encore en vie, de moi qui, à l’âge de quarante ans, avais amassé une petite fortune par l’achat et la revente de biens immobiliers et qui ensuite ai presque tout perdu dans ma vieillesse à cause de ma cupidité, de mon orgueil et de l’intelligence et du savoir supérieurs d’hommes engagés par M. Disney pour acheter mes propriétés à taux réduit en usant de prétextes, propriétés que je n’aurais d’ailleurs sans doute jamais dû posséder. Que diraient Père et Mère s’ils connaissaient mon histoire ? Que dirait Mère Ann Lee, ce puits de sagesse et de piété des Shakers ? Ou l’Aîné John Bennett et l’Aînée Mary Glynn aujourd’hui disparus, ces deux Shakers communistes et dévoués à l’esprit clair et à l’âme noble ? Que me diraient-ils aujourd’hui ? Et s’ils pouvaient parler entre eux, que diraient-ils de moi ?

Ce sont leurs voix antiques que j’entends à l’intérieur de moi depuis que j’ai commencé à raconter mon histoire, l’histoire de mon enfance et de ma jeunesse chez les Shakers de la Nouvelle-Béthanie à Narcoossee, Floride, en y insérant tout ce qui a conduit aux événements dramatiques qui se sont déroulés là en 1910 et 1911 après que je suis devenu homme, et les malheureuses conséquences de ces événements. Quand je parle dans mon magnétophone, les voix de ces femmes et de ces hommes morts depuis longtemps me remplissent la tête. Elles ont même commencé à s’infiltrer dans ma voix, dans les mots et les phrases que j’emploie dans mon récit, et à les modeler. C’est comme si je n’avais jamais appris à parler comme l’homme qu’en fait je suis devenu, à savoir un de ces Blancs de Floride, petits commerçants à vie qui ne font montre d’aucun enthousiasme religieux ou politique remarquable, aucune appartenance de classe visible. Je suis le genre de Républicain ou de Démocrate qui s’inscrit en tant qu’Indépendant, le protestant ou le catholique qui ne pratique plus et coche la case « chrétien », l’Anglo-Américain qui se voit comme simplement Américain, l’être humain de sexe mâle qui se croit juste humain, le Blanc qui pense ne pas avoir de couleur.

Telle est la personne que j’ai été pendant la plus grande partie de ma vie d’adulte et dont, au fil des ans, j’ai pris la voix. Mais quand j’enclenche l’interrupteur de mon Grundig TK46 et que je rembobine la bande pour rejouer mon récit d’aujourd’hui, comme je viens de le faire, je n’entends pas la voix neutre, moderne, passe-partout et américaine de cette personne-là. J’entends à la place une voix qui n’a encore jamais été enregistrée, pas même par Thomas Edison, une voix parlant dans un autre siècle, le XIXe, et dans un autre pays, les régions sauvages du Centre-Sud de la Floride, une voix venue de loin dans le temps comme dans l’espace. Une voix que je reconnais à peine. Ma voix.

Russell Banks, Le Royaume enchanté, traduction de l’anglais (États-Unis) par Pierre Furlan, © Actes Sud, 2024.

En librairie le 3 janvier.

 


[1] Voir Jean, 11, 1-46. (N.d.A.)

[2] Ouvrage regroupant des textes fondateurs pour les utopistes adeptes de Ruskin, aussi bien aux États-Unis qu’en Angleterre. Unto This Last, de John Ruskin, comprend quatre essais publiés dans Cornhill Magazine en 1860 puis sous forme de livre en 1862. Avec Munera Pulveris, paru en 1872, il s’agit d’attaques virulentes contre les théories économiques classiques d’Adam Smith et de John Stuart Mill. (N.d.A.)

[3] Proclamation du président des États-Unis Abraham Lincoln promulguée le 1er janvier 1863. (N.d.T.)

Russell Banks

Écrivain

Notes

[1] Voir Jean, 11, 1-46. (N.d.A.)

[2] Ouvrage regroupant des textes fondateurs pour les utopistes adeptes de Ruskin, aussi bien aux États-Unis qu’en Angleterre. Unto This Last, de John Ruskin, comprend quatre essais publiés dans Cornhill Magazine en 1860 puis sous forme de livre en 1862. Avec Munera Pulveris, paru en 1872, il s’agit d’attaques virulentes contre les théories économiques classiques d’Adam Smith et de John Stuart Mill. (N.d.A.)

[3] Proclamation du président des États-Unis Abraham Lincoln promulguée le 1er janvier 1863. (N.d.T.)