Roman (extrait)

Irene

Écrivain

« Constance de l’amour au-delà de la mort. » Irene, dont le mari tant aimé vient de mourir, part sur les routes et ouvre son corps comme son existence tout entière à une liberté nouvelle. Non qu’il s’agisse d’oublier ; au contraire, l’audace et l’érotisme ressuscitent le fantôme de Marcelo. Après le très remarqué Ordesa, on retrouve Manuel Vilas avec ce drame empreint de cinéma qui lui a valu le Premio Nadal espagnol. Traduit par Isabelle Gugnon, et à découvrir à la rentrée aux Éditions du sous-sol.

Nous ne savions pas grand-chose sur la vie des anges. Nous pensions qu’il s’agissait de créatures inventées, mais ce n’est pas le cas. Les anges existent, peut-être discrètement. Ce sont des hommes et des femmes qui traversent notre monde sans d’autres objectifs que l’amour.

Ils sont porteurs d’espoir, certes.

Mais aussi mortels et ordinaires.

D’une banalité exceptionnelle.

L’existence des anges est une grande nouvelle.

Ils confèrent de la beauté à cette planète.

L’un deux s’appelle Irene, et son histoire débute à la page suivante.

 

1

L’AMOUREUSE DU VENT

 

Elle contemplait un nouveau visage de la vie : un front, des lèvres, des pommettes et des yeux neufs sous un soleil radieux qui illuminait tout.

Elle se sentait pareille à un arbre, grand, qui après un ouragan se découvre de nouvelles racines, grandes, fortes et cachées, une robustesse qui vient juste d’apparaître. Elle a toujours été là, dans l’attente d’être mobilisée.

Bien qu’étant seule toute la semaine, Irene ne s’était jamais sentie aussi enthousiaste que ces derniers jours. Elle venait d’avoir cinquante ans, avait signé un pacte très favorable avec son corps et entrevu au fond de son cœur une frontière inexplorée, un autre pays où voyager avec autant de ferveur que de rage.

De la rage, oui. Une rage ronde comme la lune.

À la mort de son mari, elle avait vendu son magasin de meubles, la grande entreprise à laquelle il s’était consacré, et avait décidé de se reposer. Elle avait proposé des conditions avantageuses à ses employés et s’était retrouvée avec une somme confortable sur son compte en banque. Marce lui avait confié cette tâche : que nos salariés soient heureux, ce sont nos frères, notre famille.

Il s’exprimait ainsi, dans un langage étrange, et qualifier ses employés de frères était une de ses singularités, sa manière d’appréhender le monde, son bonheur passant par sa transformation et son embellissement.

Irene possédait désormais deux appartements à Madrid : un de soixante mètres carrés au centre de la ville, dans le Quartier des Lettres, un autre près de la gare de Chamartín, luxueux, de deux cent cinquante mètres carrés, au quinzième étage d’un immeuble, avec une terrasse à la vue impressionnante et deux places de parking. Elle et Marce adoraient être en altitude, sans personne au-dessus d’eux. Madrid n’est pas une cité de.

Marce avait toujours regretté cette lacune.

Il voulait vivre dans les hauteurs, près des nuages, comme les New-Yorkais.

N’ayant pas trouvé de logement plus élevé à leur goût, ils s’étaient contentés de ce quinzième étage, qui n’était pas mal du tout. Marce adorait la tour Picasso. Cependant celle-ci n’abritait que des bureaux de grosses entreprises. Du quinzième, ils pouvaient au moins apprécier l’horizon.

Ils prenaient leur petit déjeuner sur la terrasse, les yeux dans le lointain, déplorant de ne pas vivre une vingtaine de mètres plus haut, comme s’ils aspiraient à fuir le sol et la cité pour atteindre le firmament.

S’évader du sol était une façon de penser, une philosophie.

La plupart du temps, quand ils avaient bu leur café au lait, ils restaient là, à regarder le ciel. Aucun appartement ne dominait le leur, un espace dégagé s’étendait devant eux, et Irene se rappelle à présent que Marce avait été contrarié de ne pas avoir emménagé au vingt-huitième étage d’un building, à l’écart de la réalité des rues, des voitures, des règles du code de la route et des feux de circulation, proche des oiseaux qui volent infiniment haut et traversent les nuages qui auraient pu être leur foyer.

« Il n’y a pas de gratte-ciel à Madrid. » Combien de fois ne l’avait-elle pas entendu se lamenter de la sorte, lui serinant toujours la même rengaine, qui exprimait une forme singulière de désobéissance architecturale propre à Marce. Ils avaient fréquemment été tentés de s’installer à Benidorm qui, elle, était hérissée de tours. Ses mots résonnaient encore dans sa tête : « Mais là-bas, on perdrait notre glamour ! ».

Et son rire la poursuivait.

L’immense et luxueux appartement de Chamartín était leur résidence principale, elle y avait partagé l’existence de Marce ces vingt dernières années, de longues années, oh, de trop longues années, Irene, mais peut-être pas tant que ça, songe-t-elle à présent. Il faut dire qu’elle avait une perception du temps toute particulière.

Qui a imposé la mesure du temps ?

Pourquoi faut-il le calculer en fonction des normes édictées par les gouvernements, la société, la législation, l’histoire ? Peut-on s’en libérer ? Là où cent jours se sont écoulés pour certains, cent ans ont passé pour d’autres.

De superstition en superstition, les collectivités décrètent des lois.

Elle vendit cet appartement, et ce qu’on lui en donna vint s’ajouter à ce qu’elle avait récupéré de la cession du magasin et ce dont elle avait hérité après la mort de Marce, une somme colossale. Elle était à la tête d’une petite fortune qui la stupéfiait.

Dès qu’elle consultait la quantité d’euros qu’elle possédait, elle éprouvait de la colère et de la confusion, sa vie entière se résumant à ces chiffres, qui contenaient une certitude arithmétique à même de susciter la jalousie de nombreuses personnes.

Mais il n’était plus là, d’où sa colère et la noirceur de son âme.

Et s’il n’était plus là, pourquoi tout cet argent ? C’était une question idiote, mais les questions idiotes sont souvent les meilleures, celles qui frappent juste.

Elle faillit exiger de ses banquiers qu’ils la laissent voir son argent à défaut de voir son mari, afin de passer un moment à côté de ces centaines de billets qui n’étaient au bout du compte que des symboles, des métaphores, des illusions.

Pourtant ils avaient la capacité de se métamorphoser en choses, c’était là tout le miracle, le vieux miracle de la transformation des symboles en pierres, en briques, en terres, en roues, en maisons, en voitures, en avions, en villas, en nourriture, en centaines de kilos de nourriture, en légions de vaches, en légions d’établissements piscicoles, en légions d’êtres humains à votre service.

Ces symboles pouvaient surtout se changer en meubles.

Raison pour laquelle ils avaient eu un magasin de meubles, beaucoup plus réels que bien des histoires d’amour. Quand l’amour s’en va les meubles demeurent. De la plupart des couples brisés il ne reste que les meubles : armoires, lits, tables, chaises, tables de chevet, étagères, bibliothèques, commodes, consoles. Les tables de chevet émouvaient Marce, elles étaient selon lui des remparts contre les ténèbres de la nuit. Dans la réserve il en possédait une collection de modèles anciens de toutes les époques. Il leur portait une dévotion quasi surnaturelle.

Irene s’établit dans le petit appartement du Quartier des Lettres, qu’un locataire occupait quelques mois auparavant. Elle y fit faire des travaux de peinture, de plomberie, remplaça les appareils électroménagers, demanda aux ouvriers d’abattre une cloison et de changer les menuiseries des fenêtres. Le chantier dura cinq semaines. Elle était présente lorsque les maçons cassèrent le mur qui existait depuis quatre-vingts ans, regarda les vieilles briques tomber directement dans une benne mise à leur disposition par la mairie de la ville pour y déverser leurs gravats.

Ces briques avaient vu beaucoup de choses, elles étaient les derniers témoins des familles qu’elles avaient abritées des intempéries par le passé.

Des briques, fossiles de la vie des foyers.

Irene en prit une et y déposa un baiser.

Puis elle la jeta dans le conteneur qu’avaient installé les maçons.

Mais, perplexe et nerveuse, elle s’empressa d’aller la récupérer et la glissa dans son sac.

Elle fit installer les appareils les plus coûteux du marché, des modèles allemands de dernière génération dont la qualité principale résidait dans le respect de normes écologiques qui lui parurent aussi mystérieuses que respectables. Elle dut se retenir d’éclater de rire quand on lui annonça que les articles les plus chers étaient également les moins polluants. Mais derrière son rire se cachait celui de Marce, qui se serait esclaffé devant une telle ironie.

Elle s’arrangea pour que la remise des clés de l’appartement de Chamartín coïncide avec son emménagement dans le petit logement de la rue Santa Catalina.

Ce dernier était situé au premier étage. En s’y installant elle était descendue presque au ras du sol.

Elle avait dégringolé du ciel jusqu’à la terre.

Elle ne voyait plus les nuages, mais apercevait et entendait des gens, des voitures, le bruit des bars. Elle distinguait le reflet des réverbères à la tombée de la nuit.

Lors de la réception des travaux, elle choisit un emplacement de choix pour la vieille brique, une survivante, une preuve matérielle de l’immatérialité du temps. Elle avait presque une valeur mystique de religion inconnue.

Après la mort de son mari, son Marcelo bien-aimé, son Marce, sa vie avait été ébranlée par des changements frénétiques que pour l’essentiel elle ne savait pas évaluer. Ils n’avaient pas eu d’enfants. Elle se retrouvait par conséquent sans personne à ses côtés. Hormis Paola, la sœur de son Marce, qui avait épousé un Américain et vivait dans une ville du Middle West ; elle n’avait pas pu se rendre aux obsèques à cause d’une tornade et avait envoyé par Interflora une couronne assortie d’une carte bourrée de clichés, écrite dans un espagnol mâtiné d’italien et émaillé de mots anglais. Marce et Paola étaient italiens, nés à Rome de père espagnol.

Irene avait encore son père et sa sœur, mais leurs liens s’étaient distendus malgré l’amour qu’elle leur portait. Ils avaient toujours veillé sur elle.

Elle médita sur sa récente solitude. Il y avait de quoi sombrer dans la tristesse, mais Marce ne l’aurait jamais toléré, il lui conseillait constamment d’être du côté du soleil, toujours sous le soleil, qu’il vénérait et qu’elle avait fini par adorer : leur couple était en quelque sorte issu du soleil.

Elle s’étonnait que l’appartement de la rue Santa Catalina soit aussi coquet, aussi agréable alors qu’il était proche de la terre et des bruits qui s’en élevaient. Ils y avaient vécu jeunes mariés. C’était le premier achat immobilier qu’ils avaient fait ensemble avant d’aller flotter dans les nuages d’un quinzième étage à Chamartín.

Elle avait parfois l’impression d’être au bord des larmes lorsqu’elle se rappelait combien elle avait aimé son Marce. Elle ne comprenait pas ce qui était arrivé, comment tant de faits s’étaient précipités dans son existence, et en vint à redouter sa propre disparition, sa propre mort. Pourtant elle se réveillait invariablement tous les matins, préparait son petit déjeuner, et peu à peu elle reprit le culte du soleil, profitant de la lumière qui pénétrait dans la cuisine, du café frais et des toasts nappés de miel.

Elle disait à la mort : « Je me moque de toi, tu ne signifies rien pour moi, tu ne m’inspires aucune peur, rien du tout, je ne ressens rien devant toi, je crois même que tu n’existes pas. »

Elle secouait sa conscience, ses pensées, s’égarait dans des conjectures qui se terminaient en sarcasmes et en fureur.

« Il fait froid, mais nous pouvons prendre le petit déjeuner sur la terrasse parce qu’il y a du soleil. » Elle réentendait cette phrase déjà lointaine, la phrase que prononçait Marce en hiver et qui donnait un sens à la vie.

« Il y a du soleil », il n’y avait rien à ajouter à cette affirmation. Et ils sortaient, s’embrassaient et s’adressaient un sourire.

Un matin, elle se livra à un calcul approximatif (elle avait des aptitudes pour la comptabilité, un talent qui leur avait permis de gagner beaucoup d’argent quand elle secondait Marce au magasin) : elle avait de quoi vivre comme une reine pendant plus de dix, quinze ou vingt ans. Elle comprit que non seulement la mort mettait un terme à tout, en particulier au mariage le plus magique de l’univers, car c’est ainsi qu’elle considérait ses années passées avec Marce, mais qu’en outre elle soulignait l’absurdité des comptes bancaires dès lors qu’ils ne pouvaient plus continuer à dépenser leur fortune ensemble.

L’irréalité de la mort et l’irréalité de l’argent se rejoignaient.

L’absence de consistance.

L’absence de gravité.

Marce était un champ gravitationnel.

Les champs gravitationnels sont la vie.

Ce qui avait eu une nature magique ne connaissait peut-être pas de fin, car leur passion amoureuse perdurait, elle était encore présente partout. L’argent qu’ils avaient amassé également. Marce n’était plus mais son argent subsistait.

Elle ne veut pas évoquer ce moment, le moment de sa mort.

L’a-t-elle vu mourir ?

L’a-t-elle vraiment vu mourir ?

La mort est-elle visible, se rend-elle visible quand elle survient ?

Pour oublier ce moment, l’instant de la mort de Marce, elle a recours à un moyen stupide. Elle songe à sa propre mort, révélée dans une dimension inconnue : quand on n’est plus, on ne peut disposer de son argent, qui passe aux mains d’étrangers incapables d’apprécier les efforts qu’il a fallu fournir pour le gagner.

Lorsque celui qui a su l’épargner trépasse, l’argent perd son identité pour retourner dans l’informe et la dépersonnalisation.

Son mari n’était plus, ses mains ne pouvaient plus toucher le corps de son Marce comme elles l’avaient fait pendant vingt ans, et elle ne se sentait pas la force de vivre sans lui, bien qu’elle le lui ait promis, car avant de mourir il lui avait montré l’endroit, le château secret.

 

Irene songea qu’elle ne ressentirait plus jamais le moindre besoin sexuel et vit dans cette idée une sorte de fidélité à son Marce, grâce à laquelle elle retrouva une certaine stabilité, une assurance fragile s’apparentant en vérité à un désir de sécurité. Cette pensée la plongeait dans l’effroi et le désespoir.

Toutefois le matin, après le petit déjeuner, elle se demandait ce que serait sa vie et si elle aimerait de nouveau quelqu’un, mais c’est à peine si elle osait se poser la question, parce que Marce était encore là avec ses grandes mains, ses yeux verts, sa bonté et son sourire apaisant.

Son cœur était un terrain confus investi tout autant par la panique que par l’espoir. Elle se dit que c’était le cas pour de nombreuses personnes après cinquante ans et qu’avant cet âge, on ne voit pas se dérouler le fleuve de son existence.

De là où il était, Marce continuait de l’attirer dans une tornade de rêveries, d’interrogations, d’angoisses sans nom.

Elle souhaitait qu’il en soit ainsi.

La volonté d’Irene était constructive.

Sa volonté.

Son plaisir.

Au réveil, ses réflexions allaient de Marce à la mer, au désir soudain de voir la mer. À croire que le fantôme de son époux s’était glissé dans les flots pour s’y bâtir un refuge.

Je n’ai de comptes à rendre à personne, songea-t-elle un matin. Je suis entièrement libre de faire ce que je veux, je n’ai donc aucune raison d’être ici.

Prise d’une joie et d’une excitation tout à fait imprévues, elle ouvrit le placard, en sortit une valise de taille moyenne et y fourra des robes, des chemisiers, des sous-vêtements, deux pulls, sa trousse de toilette, un petit éventail de ses parfums préférés, ses crèmes de beauté, ses fards, ses pinceaux, son crayon à lèvres et d’autres affaires choisies selon ses envies du moment.

Elle monta dans un taxi de façon théâtrale, regarda la porte d’entrée de son immeuble, comme si elle partait pour longtemps, et pria le chauffeur de l’emmener à la gare d’Atocha, où elle acheta un billet de première classe à destination de Malaga. En première, il reste toujours des places, pensa-t-elle.

On lui servit un déjeuner très raffiné.

De la joue de veau accompagnée d’un somontano.

Un petit pain et du beurre.

La vision de la portion de beurre l’attrista. Ni ce pain ni ce beurre ne présentaient la moindre élégance, de sorte qu’elle se contenta de boire le vin.

Pendant le trajet, elle étudia sur son portable les différentes possibilités d’hébergement dans la ville, puis opta pour l’hôtel Málaga Palacio. Elle appela, indiqua le numéro de sa carte de crédit et réserva une chambre pour trois nuits.

Malaga l’accueillit avec un temps doux, et le soleil puissant du début de juin éclairait les rues, la vie et les maisons sans commettre de dégâts. On lui donna la chambre 1115, car elle avait insisté pour être à un étage élevé.

Sitôt entrée, elle se dirigea vers le balcon, vit au loin la mer que la lumière transformait en plaque argentée, en mur horizontal, et une partie de son esprit frémit, comme si elle venait de comprendre qu’elle avait vu juste en choisissant cet endroit et qu’elle s’était connectée à un lieu magique où s’abandonner sans crainte.

Cette mer a pour seule fonction de m’apporter de la joie, pensa-t-elle.

De guérir mes yeux, décréta-t-elle.

Elle sentit l’air humide, jugeant qu’un mélange d’exaltation et de désordre se manifestaient dans cette humidité. Les mèches de ses cheveux commencèrent à boucler, adoptant une apparence presque spongieuse, et leur blondeur s’intensifia. L’humidité était exubérante, mais aussi poisseuse et gênante. Elle n’était pas parfaite, représentait une imperfection supplémentaire du monde, qui cependant l’enivrait, l’émoustillait, la terrifiait.

C’est ce que disait Marce : le monde est plein d’imperfections, mais elles n’affectent pas les amoureux. Maintenant qu’elle était seule, cette imperfection l’effrayait.

Avec Marce, rien ne la décourageait car il repoussait le mauvais côté des choses, le chassait pour qu’elle se sente protégée, à l’aise dans la vie.

L’amour rend la laideur et la méchanceté du monde invisibles.

Elle observa la chambre, la trouva harmonieuse, sans faute de goût, ce qui la rasséréna. Elle était bien, à contempler la lumière en savourant la brise venue de la terrasse. Un vent plus qu’une brise. Elle levait les yeux vers le ciel aveuglant, persuadée d’avoir découvert un endroit prodigieux. Le souvenir de son petit appartement madrilène bruyant s’estompa et il lui sembla renaître.

C’est sûrement l’effet de cette mer, ou plutôt de la lumière qui, toujours, tombe sur les choses. Elle est trompeuse, nous pousse à croire que les acteurs sont les objets alors que c’est elle qui agit, elle qui existe et non ce qui nous entoure, or la vie consiste à être baigné de lumière, se dit-elle.

Une soif de plénitude effleurait son âme pour se changer ensuite en frustration. Seule au monde, elle ne comptait pour personne.

Dans ce personne résidait la liberté absolue.

Mais la soif était là.

Marce l’étanchait et désormais elle était incontrôlable. Il savait satisfaire ses envies de plénitude débordantes.

Elle monta dîner au restaurant, situé au dernier étage. Comme il faisait beau, elle s’installa à une table sur la terrasse, près de la piscine où se baignaient des adolescents, mais l’eau étant froide ils ne s’attardèrent pas. Ils riaient, s’amusaient, ébauchaient des existences resplendissantes dans un espace à venir, parce qu’ils avaient toute la vie devant eux.

Ils ne le savent pas, pensa-t-elle. On n’en prend conscience que sur le tard, ce qui nous met en rage, nous angoisse et ne sert à rien. Cela ne nous est pas arrivé à Marce et à moi, car seuls ceux qui ne sont pas amoureux le constatent, et encore faut-il que les gens le leur fassent remarquer. Ce sont eux qui finissent par te dire que le temps te manque, oui ; comment le saurais-tu si ce qu’on appelle les regards extérieurs n’attiraient pas ton attention là-dessus ? La société, la civilisation, les pays, les lois, la réalité, enfin… une construction possible de la réalité car il y en a d’autres, cachées, il y en a d’autres que tu peux créer à force de volonté si tu en as, si tu en es capable, or on ne reçoit rien en échange de cette disposition, si ce n’est un peu, très peu de liberté, ou encore de la haine ou de la colère.

Elle commanda du vin blanc et du poulpe à la braise à un serveur à la peau basanée et aux cheveux noirs. Elle regarda ses mains quand il posa son assiette sur la table et le trouva beau. Avait-il une femme, une famille ? Où ? Quel genre de famille, de femme ou de foyer peut-on se permettre d’avoir avec un salaire de serveur ?

Des millions de questions hostiles, tel était le monde sans Marce.

Elle portait une jupe noire cintrée. Et un chemisier blanc transparent. L’éclairage nocturne, la proximité de la mer, la terrasse, la piscine à côté d’elle l’attiraient vers l’exaltation de la vie, une plénitude douteuse, à la fois bénigne et maligne. Elle avait choisi Iris Porcelana, un parfum convenant aussi bien aux hommes qu’aux femmes, où dominait la violette. L’humidité la perturbait toujours et l’amenait à éprouver des sensations extrêmes. D’une part elle était heureuse, de l’autre son attention était happée par de nombreux détails, une concentration qui décupla son inquiétude, et c’est alors qu’elle vit l’homme qui venait d’arriver et elle se mit aussitôt à l’observer, comme si l’acte de le dévisager avec curiosité et désir avait été prévu de longue date, à croire qu’elle attendait ce moment depuis des siècles.

Elle songea que cette apparition était un miracle, se demanda si le surnaturel perdurerait après la vie magique qu’elle avait menée avec son mari.

Elle était de celles qui disent « mon mari » et non « mon compagnon », en faisant non seulement référence à l’amour, mais aussi à une forme ancienne de fermeté, à un état solide qui rejetait ou réduisait à néant toute tentative de la part d’un autre homme d’accéder à son intimité.

Ce n’était pas ce qu’elle voulait maintenant.

 

Ses yeux se posaient avec insolence sur le nouveau venu. Elle pourrait peut-être voir le corps de Marce au travers de celui d’un autre. Elle comprit à cet instant que l’existence se réorganise en permanence dans un mélange immoral d’oubli et de renouveau.

Et elle vibra de toute son âme, transportée d’une joie carnassière qui la ravissait, causée par la présence de l’homme qu’elle avait sous les yeux, avec lequel elle n’avait pas échangé un mot et dont elle ne connaissait même pas le timbre de voix, se bornant à le regarder.

Tandis qu’elle le contemplait, des phrases se formaient dans son esprit. Si la vie veut quitter mon corps, qu’elle le fasse ; si elle peut commettre cette imbécillité, libre à elle, mais c’est vraiment stupide, songea-t-elle tout à coup. Je trouve ridicule qu’elle me dise : « Je pars de ton corps. » Quoi qu’il en soit, ce n’est pas de mon ressort. Peut-être que personne n’a encore affronté la mort de cette façon. Cesser de vivre m’importe peu dans la mesure où c’est pour ainsi dire impossible.

Par conséquent, si je meurs, et nous verrons bien ce qu’il en est, ce sera la faute de la vie et non la mienne.

Vie, si tu abandonnes mon corps, c’est toi qui y perdras, pas moi.

Ces multiples pensées lui étaient inspirées par la contemplation de cet homme dont elle ne détachait pas le regard. Il émanait de lui un charme, un chemin, une force. Ses yeux, sa peau, ses cheveux.

Elle les avait remarqués.

Une frange tombait sur son front, encadrait son visage comme un rideau de théâtre.

Elle eut envie de la toucher.

Elle continua de l’observer sans se gêner, étudiant la manière dont il avait déplié sa serviette, ses mains maniant ses couverts, son verre de blanc, sa chemise bleue, son col discret mais bien repassé, son portable posé sur sa droite, les sourires qu’il adressait au serveur, ses lèvres entrouvertes qui révélaient des dents blanches et régulières.

Leurs regards se croisèrent plusieurs fois, guidés par les incidents qui peuvent survenir dans le restaurant d’un hôtel quatre étoiles.

Irene avait été bête de choisir un établissement quatre étoiles alors qu’avec sa fortune, elle aurait pu s’offrir un cinq étoiles, un hôtel de grand standing, car il était temps que le luxe s’installe dans sa vie. C’était l’argent de Marce ou plutôt leur argent à tous les deux, mais elle éprouvait de la culpabilité à le dépenser seule. Deux banques géraient les comptes désormais à son nom. Tout lui appartenait. À la Banque de Santander, on lui avait conseillé d’investir dans des produits à risques modérés. On lui avait soumis un petit questionnaire destiné à déterminer son profil financier, lui demandant si elle connaissait le marché, quel était son niveau d’études, ce genre de questions. Les banquiers sont obligés de faire passer ces tests à leurs clients. Ils ont pour ainsi dire une valeur sanitaire, un peu comme des examens médicaux. Il en était ressorti qu’Irene était une investisseuse prudente.

Si seulement il existait des hôtels six étoiles. Ou des hôtels sept, huit, quinze étoiles, comme l’étage de l’appartement de Chamartín.

Elle aurait préféré cela au profil prudent.

Elle comprenait pourquoi son banquier l’avait rangée dans la catégorie des clients modérés, peu enclins à prendre des risques mais désireux de se garantir quelques gains.

Elle regarda à nouveau l’homme.

Ils dînaient en même temps chacun de son côté, c’était ridicule.

Elle calcula qu’il avait plus ou moins son âge.

Peut-être un peu plus jeune.

Oui, il devait avoir cinq ans de moins, et cette idée l’excita. Elle patienta jusqu’à ce qu’on lui serve son entrée, pour être sûre qu’il n’attendait personne, surtout pas une femme.

Puis elle se leva, s’approcha de sa table.

Et se planta devant lui.

L’homme leva la tête, étonné, d’un air interrogateur.

« On se connaît ? » demanda-t-il dans un sourire empreint d’espoir.

Elle avait besoin d’entendre sa voix, qui lui parut mélodieuse, en accord avec son physique. Elle n’était pas déçue, au contraire, les voix ayant leur importance. De beaux corps abritent parfois des voix grotesques et, à l’inverse, de belles voix peuvent vivre dans des corps disgracieux.

« Non, je ne crois pas. Je dîne seule et j’ai vu que vous aussi. »

Il se leva et Irene put apprécier sa taille et ses yeux bleus qui exprimaient de la mélancolie.

— Je m’appelle Julio, tu peux me tutoyer.

— Je suis chambre 1115, répondit-elle en détachant toutes les syllabes pour qu’elles se gravent dans sa mémoire, comme un sésame.

Elle le regarda fixement avant de s’éloigner.

Ç’avait été merveilleux, une danse à trois temps : mille cent quinze. Trois syllabes grondantes, féroces.

Elle signa sa note en répétant son numéro de chambre d’un ton plus neutre, dépouillé cette fois de l’emphase du désir.

Elle quitta le restaurant le cœur battant, laissant dans son sillage sa fougue et son arrogance, les yeux étincelant comme des couteaux dans l’ascenseur, trop nerveuse pour saisir de ses mains la carte magnétique qui ouvrait la porte, l’esprit en ébullition à cause de son audace.

Cette carte lui semblait déplacée, vulgaire. Pourquoi tant de plastique ? Après la scène royale qu’elle venait d’interpréter, cela gâchait tout.

Ce n’était pas elle qui désavouait la puissance de la vie, mais le système aberrant de cartes électroniques utilisées dans tous les hôtels.

On aurait dû lui remettre une clé dorée, fioriturée, avec un anneau pourvu d’une plaque gravée aux initiales du Málaga Palacio.

Elle entra dans sa chambre qui lui parut glacée.

J’ai l’intention de faire ce qui me plaît jusqu’à la fin de mes jours, susurra-t-elle, tâchant de mettre toute sa confiance dans cette résolution, et cette phrase murmurée lui conféra un étrange et inexplicable pouvoir.

Elle ne connaissait pas la densité de la jungle dans laquelle elle s’aventurait, mais obéissait à une impulsion irrépressible, ignorant ce qui ou qui se cachait derrière ses pensées chaotiques.

Dans la salle de bains, elle s’étudia dans le miroir et se trouva belle, assez belle, assez vivante, et elle se moquait que cet homme vienne ou non, le cœur grisé par l’étourdissante impression de vie que sa hardiesse lui avait insufflée.

Elle se plut.

Elle se désira.

On aurait dit un ange battant des ailes dans une chambre d’hôtel.

Elle se parfuma.

S’aspergea du contenu de plusieurs flacons.

Ajouta du Chanel n° 5 à l’Iris Porcelana.

Elle se fâcha contre elle-même.

Elle avait envie que tous les parfums du monde ruissellent le long de son corps.

C’est n’importe quoi, Irene, comment peux-tu faire ça ? Tu te comportes comme une malade mentale.

Les parfums ne se mélangent pas.

Le jour et la nuit non plus.

Elle arrangea son décolleté.

S’imagina nue face à cet inconnu.

Rectifia son maquillage, se palpa les seins, ces deux boules de chair qui définissaient son identité biologique, deux chevaux blancs toujours offerts à un seul homme.

Deux chevaux blancs, Irene ?

Un seul homme, Irene ?

Tu es une imbécile.

Le souvenir de Marce revint, elle le fit s’asseoir dans une arrière-salle de son cœur.

Reste là mon chéri, mon grand amour, je te garde en moi mais tu n’es plus un corps, attends-moi ici, dans cette pièce, tu n’es plus un corps, Marce, personne ne sait ce que tu es, je suis toujours amoureuse de toi, j’ai besoin de toi et ce besoin est plus important que l’amour, il est réel, l’amour n’est qu’un ornement de la vile nécessité.

Elle tremblait, se demandait ce qu’elle devait faire et, surtout, s’il lui faudrait attendre longtemps. Une avalanche de doutes, d’impressions, d’idées dont elle n’avait jusque-là pas eu conscience se déchaîna en elle : comment embrasser un homme sans avoir jamais échangé de baisers qu’avec Marce pendant ces vingt dernières années, comment toucher un autre homme, elle qui n’avait touché que son mari, comment faire confiance à un inconnu après s’être reposée sur le meilleur des hommes ?

Le meilleur des hommes ?

Et elle, était-elle la meilleure des femmes ?

Elle se rendit compte que ces questions représentaient un triomphe de la vie, une chute dans l’abîme de la vie, et se dit une fois encore qu’elle était seule. Pour finir, sa seule certitude était sa solitude, car Marce était parti à jamais, il avait quitté ce monde pour aller sur la lune, dans le ciel ou l’espace profond, nulle part.

Mais quand est-il parti, Irene, quand ?

Une date. À quelle date est-il parti ?

La nuit était magnifique, et dans le ciel l’éclat de la lune la consumait de l’intérieur. La vie frappait tout, la vie continuait de la frapper mais elle ne frappait plus Marce.

À cet instant des coups résonnèrent contre la porte et son cœur bondit de joie et de frayeur, deux réactions qui se combattaient.

Oui, cet homme est venu, un homme est venu, il y a un humain derrière cette porte, songea-t-elle sans savoir si elle était vraiment décidée à ouvrir.

L’espace de deux ou trois secondes, elle échafauda de nombreuses hypothèses, envisageant ce qui risquait de survenir si elle ouvrait la porte, car elle pouvait aussi la laisser fermée.

Son cœur s’illumina de nouveau car elle constata qu’elle était maître de son destin et résolument libre de faire ce qui lui chantait. En revanche, l’homme qui attendait devant sa chambre jouissait de moins de liberté puisqu’elle avait tout orchestré.

Elle gouvernait le monde, les vents, les océans, les astres, le bien, le mal, la lumière, l’obscurité, la vie et la mort.

C’est ce que Marce lui avait toujours dit : « La beauté de la vie t’appartient. Le temps, les années, les décennies, les siècles y sont suspendus. »

Marce, son amour.

Elle dégringola dans un autre abîme : tous les mystères de la vie se résument à un seul désir, celui de vivre, de continuer à emmagasiner des illusions dans son cœur. Elle sut qu’elle ouvrirait.

Il n’y eut aucun mot, pas un seul, elle s’arrangea pour qu’il en soit ainsi.

Il n’y eut qu’un long baiser.

Un long baiser qui rendit son âme euphorique.

Mais avant cela, pendant un millième de seconde, elle gouverna le monde et la vie, car elle aurait pu repousser ces lèvres, s’indigner, couvrir cet homme d’un ridicule épouvantable.

Elle savoura cet instant glorieux.

La langue de l’inconnu touchait la sienne ainsi que ses dents et son palais, des assauts forcément propres à la passion.

Elle eut une nouvelle fois le sentiment d’avoir de la chance, de s’embraser de l’intérieur, d’être une femme à qui la vie donne des raisons de célébration en lui offrant de jolies choses, des baisers et des compliments. Une femme à qui le bonheur et la fin de l’ennui ou de la vacuité rendent visite à l’improviste.

Ah, les compliments…

C’était un bonheur inédit. Comment est-ce possible, Irene ? Comment se peut-il que tu n’aies jamais rien connu de tel, qu’il y ait encore des choses dont tu n’as aucune expérience ? Cherche-les. C’est ce que je vais faire. Toutes ces paroles se succédaient dans son cœur.

« Qui es-tu, Irene, qui es-tu ? » soufflait Julio en lui baisant les mains.

Elle se laissait adorer, connectée à la vie au travers de cette adoration, un lien qui justifiait sa propre existence. Le temps semblait être en suspens. Tout avait un sens. Et s’accélérait. Sa valise, ses chaussures, ses petites culottes, la chemise de Julio, la table de la chambre, les serviettes de bain, sa brosse à dents, tout avait un sens et des raisons d’embrasser la vie. Ils étaient couchés sur le lit, épuisés, et par la fenêtre du balcon entrait une brise douce et erratique.

La lune éclairait une partie de la pièce.

Elle regardait les bras de Julio dont la question – « Qui es-tu, Irene ? » – lui revenait à l’esprit, assortie d’une autre, qui consistait à se demander ce qu’elle faisait là.

Un fait surnaturel était survenu et vibrait encore dans le cœur d’Irene. Quand elle atteignit la plénitude avant l’orgasme profond, elle vit soudain apparaître un escalier qu’elle commença à gravir en sentant son sang brûler à chaque assaut de Julio dans sa bouche et sur ses pieds, qu’il serrait et embrassait avant d’y promener sa langue ardente, et lorsque vint la jouissance, elle aperçut Marce en haut des marches, comme entouré d’un nuage d’un jaune enveloppant et incommensurable ; il lui sourit et darda sur elle des yeux qui paraissaient voir l’infini, une vision qui dura le temps exact de l’extase.

Il était revenu.

Elle distingua des arbres, des oiseaux, des nuages et une confusion parmi les corps célestes qui intervertissaient leurs rôles.

Le soleil cessa d’être le soleil pour devenir la lune.

La lune cessa d’être la lune pour devenir le soleil.

La matière était-elle une superstition ou non ?

Des puissances terrestres, des puissances supraterrestres, vide et passé, futur et plénitude, présent et sexe.

L’homme de son délire était là.

Et elle était la femme de tous les délires.

La gravitation érotique de tout ce qui existe, le plan secret de la matière, l’Aleph, la sorcellerie perpétuelle, les sorciers et les sorcières, la matière, cet ordre, la chair, cette résultante de la matière.

Elle jouit, et dans cette jouissance elle vit son mari surgir d’entre les morts, vêtu du costume imaginaire avec lequel on l’avait mis en terre ; elle le vit se lever parmi des millions de morts, en haut d’un escalier, la saluer d’une main à demi dissimulée par la brume et lui adresser un sourire grand comme le cœur d’une hirondelle anonyme.

Avant de se dissiper.

Entouré de flammes.

Elle ne les aima pas.

Pourquoi étaient-elles là ?

Ces flammes brûlaient son corps.

 

Julio avait environ quarante-cinq ans, des cheveux châtains, un corps athlétique. Il était aimable et souriant. Sa musculature bien proportionnée et son ventre sans un gramme de graisse dénotaient son assiduité aux salles de sport. Il agitait ses mains de manière particulière, élégante et harmonieuse. Il s’exprimait avec un léger accent andalou, travaillait pour un cabinet de conseil international spécialisé dans le tourisme dont le siège se trouvait à Majorque. Il était à Malaga pour visiter des appartements touristiques et écrire un rapport.

« Mon métier se concentre exclusivement sur l’étude du monstre qui s’étend devant nous, la Méditerranée, qu’on peut voir du balcon », expliqua-t-il, une Heineken à la main, qu’il avait prise dans le minibar.

Ils sortirent sur la terrasse à demi-nus et s’y installèrent, dans l’air frais du onzième étage.

« J’ai froid, je vais chercher une veste », dit Irene.

Le vent forcissait, ils apercevaient les lumières du port et Irene tremblait encore, non de froid mais ébranlée par une sensation de plénitude car elle l’avait revu, qu’il ne s’était pas éteint et avait réussi à revenir de l’endroit où il se trouvait.

Elle n’était pas effrayée.

Elle n’était pas non plus en proie à une hallucination.

Elle était fascinée, enchantée.

D’où vient cette plénitude ? se demandait-elle. Je pourrais devenir accro à cette émotion inattendue et la laisser me dévorer. Elle est différente de celle que j’éprouvais de son vivant, mais c’est quand même de la plénitude.

Comment les marches que j’ai gravies en une minute sont-elles apparues ?

La proximité de cet homme, ses mains, ses yeux… parce qu’en le regardant, j’atteins des sommets dont j’ignorais l’existence, et ce n’est qu’un homme. Mais s’il était bien plus que ça ? S’il était un ange ? Un ange de lumière au-delà de sa condition humaine, de ma condition de femme, au-delà du réel et de tout ? Existe-t-il un au-delà de tout ? Non, impossible, les gens s’accordent à dire que ce genre de chose n’existe pas. Ce n’est peut-être qu’un homme en quête d’un succès amoureux, une amourette, une aventure. Un ange ? Mon Dieu non ! C’est simplement un homme sur un terrain de chasse.

Chasser n’était pas une activité d’anges, mais de démons sordides.

Quels que soient notre nature et nos divers rôles sociaux, nous ne sommes que de la chair en attente de plaisir, nous avons été conçus ainsi.

« Venir ici pour admirer la Méditerranée, ce monstre de plaisir, est l’obsession des riches Européens ! » s’exclama Julio, tirant Irene de ses réflexions intérieures.

Dans ces mots elle identifia celui qu’elle essayait de formuler dans ses pensées, « plaisir », un terme très simple qu’elle avait sciemment évité.

— Je cherche de nouvelles enclaves touristiques au bord de la grande bleue et j’adore mon travail, poursuivit-il.

— Si j’ai bien compris, tu choisis des lieux face à la mer pour que les gens y prennent du plaisir.

— C’est ça. Des crépuscules, des couchers de soleil, des paysages, des plages, de nombreuses plages où ils aimeraient se baigner, les sentiers arborés qui mènent à ces plages, des chemins bordés de palmiers et de fleurs que survolent de beaux oiseaux, pas des corbeaux, des endroits où on a envie de passer un moment de plaisir. Nous n’employons pas ce mot. Nous disons : « Ici, vous et votre famille découvriront une oasis de calme en pleine nature », des termes plutôt banals. Le mot « plaisir » est interdit dans notre profession, contrairement à « paix », « repos » ou « bonheur », qui est plus fort.

— Toutes les plages ne se valent pas, n’est-ce pas ?

— Non, il n’y en a pas deux qui soient identiques, tout comme les vagues. Les plages sont très mystérieuses. Parfois, avant de mettre mes appréciations par écrit, je dois me baigner pour savoir si elles sont agréables. Ça, c’est vraiment agréable. Il faut que j’indique si on est tout de suite immergé ou s’il y a beaucoup de marche à faire avant de pouvoir nager en toute liberté. Tu n’as pas idée de la fainéantise des vacanciers. La plupart du temps, ça les gonfle d’avoir à parcourir une certaine distance pour avoir de l’eau jusqu’au cou. Mais ils n’aiment pas trop non plus être immergés tout de suite, ça leur semble dangereux. La plage parfaite est à mi-chemin entre les deux. Ils n’aiment pas marcher pour découvrir ensuite un promontoire qui les oblige à aller plus loin, par exemple. Ces plages-là, on les qualifie de trompeuses, elles découragent le touriste. La hauteur des vagues est importante également. Je reste parfois toute une semaine ou même deux quelque part, car les plages changent en fonction des vents. Dans mon métier, la transparence de l’eau est cruciale, comme l’absence d’algues et de méduses, mais je dirais que la transparence compte davantage et que c’est elle qui fait la réputation d’une plage. Les méduses sont un fléau, mais on peut les chasser. À Los Angeles, une entreprise est en train de mettre au point des ondes ultrasoniques qui les feraient fuir. Si seulement elles pouvaient exploser ! Ce sont des bestioles détestables, contrairement aux moules et aux autres coquillages. Elles peuvent bousiller une plage avec leurs piqûres.

Ils rirent, s’enlacèrent, s’embrassèrent, mais dans son for intérieur ces rires la meurtrissaient parce qu’ils étaient une imposture, un jeu social où elle interprétait un rôle. Elle ne se montrait pas telle qu’elle était. Au-delà de ces rires de pure convention qui résonnaient de concert, elle n’était peut-être rien ni personne. Rire en compagnie de cet homme représentait encore une forme de solitude.

— Il n’y a pas deux plages ni deux amours ou deux corps qui soient pareils, dit-elle.

— Par contre, les méduses et les algues sont toutes les mêmes. Ce sont des erreurs de la nature ! répliqua-t-il, ironique, avant de s’esclaffer.

Ils gardèrent ensuite le silence, conscients d’être deux inconnus l’un pour l’autre, une réalité qui prenait corps, comme si une idée pouvait se matérialiser.

Il l’embrassa avec tendresse, s’appliquant dans ce baiser à dissiper le fait qu’ils étaient des étrangers. Mais l’excitation naissait justement de ce principe.

Grâce à lui, Irene éprouva de nouveau de la gaieté et devina que cette joie allait devenir une obsession et peut-être une addiction. Elle serait la cause d’une violente addiction. Pourquoi cette gaieté ? Elle se sentit alors étrangère à elle-même. Pourquoi se comportait-elle ainsi ?

Pour lui.

Lui.

Toujours lui.

Parce qu’il avait été elle.

Et qu’elle avait régné sur lui.

Marce.

Et si elle se trompait ? Si elle n’avait agi de la sorte que pour en tirer du plaisir ?

Non.

Elle le faisait pour lui.

Pour Marce, parce qu’elle l’avait vu dans le corps d’un autre. C’était magique. La magie existe. L’amour peut tout. « Constance de l’amour au-delà de la mort » était le sonnet le plus célèbre de la langue espagnole.

 

Manuel Vilas, Irene, traduction de l’espagnol par Isabelle Gugnon, © Éditions du Seuil, sous la marque Éditions du sous-sol, 2024
En librairie le 12 janvier

 


Manuel Vilas

Écrivain