Roman (extrait)

Une simple intervention

Écrivaine

Meret est infirmière auprès d’un chirurgien qui prétend guérir les femmes de leurs angoisses et fragilités. L’une de ces « simples interventions » ne se passe pas comme prévu, les certitudes de Meret s’ébranlent, en même temps que son amour pour Sarah s’intensifie. Ce troisième roman de Yael Inokai, écrivaine née à Bâle, est le premier traduit en français, par Camille Logoz. Un roman sous le signe, entre autres, de Violette Leduc, Marie NDiaye, Toni Morrison, et dont la douceur accroît la tension. À paraître aux Éditions Zoé.

Octobre, le temps des fantômes. Je me revois jeune femme dans le miroir. Dans mon regard, de la conviction. sans un soupçon de doute. J’ai la vingtaine et j’ai compris le monde. Plus tard, quand j’en saurais davantage, je regretterais cette époque. Ma certitude m’avait protégée.

J’étais infirmière dans une clinique où se pratiquait un nouveau genre d’intervention. Ces interventions avaient pour but de délivrer des personnes de leurs troubles psychiques, pour qu’elles ressortent avec un nouvel avenir, un véritable avenir, pas juste une existence qui piétine.

Je me retenais à cet espoir. Parce qu’à la clinique, la règle était plutôt le désespoir. Il nous arrivait souvent d’être à bout de ressources. À bout de ressources, une autre infirmière n’aurait jamais dit ça. Après tout, nous étions là jusqu’à la fin, et même au-delà. Mais ce constat ouvrait chaque fois pour moi un gouffre.

Pendant l’intervention, j’étais celle qui assistait le docteur. Il dirigeait ses instruments vers les zones atteintes du cerveau, et les neutralisait. Les femmes et les hommes restaient conscients. Nous nous assurions ainsi de ne pas toucher à ce qui était en bonne santé. Je les occupais et leur enlevais leur peur. J’appelais ça la compassion : la compassion, c’est mon terrain, quelque chose que je maîtrise bien.

C’était une intervention toute simple. Les suites pouvaient être douloureuses, mais c’était passager. Et quelque chose de nouveau commençait. C’est ce qu’on m’avait appris. Je m’y raccrochais.

 

Marianne

1

La journée affleure : pluie à la fenêtre. Les pas des autres. Le cliquetis des vélos, tirés et chargés, avant que les premières les enfourchent et disparaissent dans le petit matin.

Le foyer d’infirmières était en bordure de la ville. La zone industrielle commençait à la rue d’en dessous, à droite du foyer. Nous passions toujours par la gauche, devant le quartier de maisons mitoyennes aux longs avant-toits, à travers le petit bois, jusqu’à la clinique. À mi-chemin, on pouvait bifurquer vers la ville.

Le foyer avait ses heures animées et ses heures calmes. Jamais tout à fait silencieuses. Parfois un rêve déchirait ma nuit et je restais allongée là, dans l’obscurité, à écouter la maison. À écouter l’eau qui bruissait dans le mur, dans les tuyaux, à repenser à l’appartement où j’avais grandi et dont j’avais longtemps cru qu’il était en carton. Je restais là et j’entendais les autres s’affaisser dans leurs lits, un corps fatigué dix fois plus lourd qu’un corps éveillé, et je prenais alors conscience du poids que portaient ces matelas : des os, de la chair, du sang et tout ce qu’un œil engrange.

Je me rendormais juste avant le ronronnement du réveil. Ces quelques minutes me propulsaient très loin. Le chemin du retour était long. J’étirais les orteils, les doigts sous la couette, seule ma tête n’était pas enfouie. Les chaussons n’étaient jamais là où je les supposais, j’atterrissais toujours sur le sol glacé. Ma voûte plantaire s’arquait d’effroi. Surtout ne pas lambiner.

Les toilettes étaient au bout du couloir, à l’opposé de notre chambre. Leur entrée était étroite, froide, deux fenêtres donnant sur la cour. Chaque matin, j’exécutais ma petite danse grelottante dans la file, en attendant de pouvoir me soulager.

Une odeur aigre flottait au-dessus des lavabos. Les bras levés, on se lavait les aisselles avec un gant de toilette. Dans l’air, un relent de rêves agités, le sable et la terre des yeux que les malheureuses se frottaient pour en ôter le sommeil.

Je me lavais les mains et j’aspergeais mes joues, mon front et ma bouche d’eau froide, je buvais, crachais la nuit qui me restait toujours pâteuse sur la langue.

Après ma toilette matinale, j’enfilais l’une de mes robes. Je choisissais en fonction du temps. Elles servaient à me conduire porte à porte. J’étais négligente avec elles. Les autres me rendaient attentive aux taches, aux trous et aux déchirures.

Le déjeuner dans le réfectoire était bref. Cinq minutes suffisaient. À cette heure, presque aucune de nous n’avait faim. Certaines, comme moi, étaient conditionnées à manger quand il y avait à manger. Elles ingéraient stoïquement les pommes et la bouillie d’avoine, buvaient avec gratitude le café dilué. Il y avait celles qui engloutissaient deux ou trois rations et faisaient ainsi provision. Parmi elles, quelques enthousiastes mangeaient comme pour un vrai repas. Aucune ne le boudait. Une infirmière au ventre vide n’était d’aucune utilité.

De retour dans la chambre, je n’avais plus qu’à passer ma veste. Je fermais la porte derrière moi, rejoignais le flot d’infirmières qui descendaient les escaliers, enfilaient les chaussures et se dirigeaient vers les vélos. Je saisissais d’un geste assuré le guidon familier. Nous montions en selle et partions. Nous ne parlions pas. Les bicyclettes émettaient leur propre concert crépitant.

Cela faisait huit ans que je travaillais à la clinique. Je ne m’étais jamais imaginé d’autre monde pour moi. D’autre routine que celle-ci. Entre infirmières, chacune se préparant à ses tâches.

2

J’étais fière de qui j’étais avec l’uniforme. Je me souviens parfaitement de la sensation dans les vestiaires, matin après matin, la toile blanche et rigide sur ma peau, les boutons qu’on ferme, la montre-broche qu’on accroche, le bonnet qu’on coiffe. La personne que je devenais alors. Celle que j’avais toujours préféré être.

Mon service se trouvait au cinquième étage. J’y avais suivi une grande partie de ma formation, et j’y étais restée.

Avant de prendre mon service, je me lavais les mains. Elles ne tremblaient plus sous l’eau froide. Elles s’étaient habituées aux lavages permanents. Les premiers mois, elles étaient rouges et gercées, constamment irritées, elles me tançaient le soir dans mon lit, quand je voulais dormir. Mais le corps s’habitue à presque tout.

Puis venait la transmission. Les infirmières de nuit essayaient de masquer le passage des dernières heures sur elles. Quand elles énonçaient un simple numéro de chambre, elles me regardaient. Certaines à travers moi, le gouffre au fond des yeux.

Un simple numéro de chambre. Quelqu’un était mort. Je sentais alors toujours l’incrédulité enfler dans ma gorge.

Quand j’entrais dans les chambres, elles étaient déjà nettoyées. Autrefois, ç’avait été ma tâche, d’effacer les traces des défunts. Je balayais la mort de la chambre et triais les affaires abandonnées. À l’époque, le moindre livre, la moindre photo pouvait me soulever le cœur. J’ai été soulagée quand ça m’a passé.

J’étais ensuite devenue responsable des valises. Je devais m’en occuper avant que les roues de ma journée ne s’engrènent. La mort était un phénomène nocturne. Rares étaient ceux qui osaient l’exception.

Les valises m’accueillaient sur la table. Tout ce que les défunts avaient déballé à leur arrivée y avait à nouveau été rangé. Je défaisais les boucles et vérifiais que cela avait été fait avec soin. Puis je refermais la valise, la soulevais et l’apportais aux objets trouvés. Nous les gardions six semaines. Si personne ne les réclamait, nous les donnions aux pauvres.

De temps à autre, j’entendais dire qu’on était venu chercher une valise. Je voyais alors des femmes, des hommes et des enfants dans le couloir. Ils s’installaient sur un banc, les valises béantes. Leurs mains ensevelies dans les pulls et les robes. Un marque-page dans un livre, qu’on lisait encore quelques jours plus tôt. Ils fouillaient éperdument dans les images, papiers et flacons. S’étonnant peut-être que tout soit là. Ou alors c’étaient ces personnes, dont ils croyaient tout savoir, qui redevenaient soudain des énigmes.

D’autres valises restaient indéfiniment. Je pouvais désormais prédire lesquelles, même si cela me déplaisait. Je les rangeais sur les rayons du fond, pour éviter de les voir chaque fois que j’ouvrais la porte. J’espérais tout de même que quelqu’un viendrait et les emporterait, comme j’espérais pour les chaises vides près des lits que quelqu’un viendrait et s’y assiérait – quelques minutes, tendre la main, dire bonjour. C’était aussi simple que de respirer. Et pourtant rien n’est plus compliqué.

Les vieilles infirmières disaient : travaille avec le temps. Il sera de ton côté. Pas aujourd’hui, pas demain, mais un jour, quand tu seras ici depuis assez longtemps et que le nombre de personnes que tu auras soignées dépassera de loin ce qu’on peut compter.

Au fond, c’était facile. Surmonter les jours, les mois et les années, remplies des questions qu’elles soumettent aux jeunes gens, c’était à la portée de chacune. Arriverait le moment où je me ferais aspirer par le temps. Il suffisait de tenir bon.

Les infirmières disaient : lève-toi chaque jour comme tu t’es levée la veille, mange, bois ton café, enfourche ton vélo, viens là, accomplis tes tâches, et ta tête suivra. À chaque récurrence, tu progresseras, jusqu’à ce que le travail soit en toi. Comme tes poumons sont en toi. Comme ton cœur est en toi. Tu n’auras alors plus peur que les choses t’affectent. Tu auras une vision globale, tu ne distingueras plus les visages. La nausée ? Ne t’inquiète pas, elle passera.

Une fois, une valise est tombée par terre. Sa propriétaire était venue de loin, et soudain, sur les derniers mètres, la force l’avait quittée. J’ai entendu un bruit sourd, et j’ai su que quelqu’un était dans le couloir, à m’attendre.

Une valise parmi des milliers d’autres, avec deux livres, deux photos, un stylo, un crayon, un passeport, une robe, un gilet de laine, une chemise de nuit, des sous-vêtements, des pantoufles, une brosse, un parfum, du vernis à ongles, une clé et un jeu de cartes.

Les vieilles infirmières me disaient de travailler avec le temps. Il me délivrerait de ces visions.

Sarah n’y croyait pas : « Jamais je n’oublierai le visage de mes patientes. D’où te vient l’idée que le temps pourrait être de notre côté ? »

3

Il y avait un livre. Je l’avais ouvert d’innombrables fois pour le lire à ma sœur. « Il était une fois… » l’histoire d’une renarde qui s’endormait dans la nacelle d’une montgolfière et qui faisait le tour du monde par mégarde.

Enfant, Bibi ne voulait rien entendre d’autre avant de s’endormir. Même pendant ses promenades somnambules, cette histoire avait le pouvoir de la ramener au lit.

Bibi était née cinq ans après moi, à la surprise générale. Pendant un certain temps, elle, mon frère Wilm et moi avions partagé une chambre, l’appartement n’en ayant que deux et l’autre étant définitivement attribuée à mes parents. Mais un jour, Wilm avait fait son balluchon, déclaré qu’il ne survivrait pas à l’adolescence s’il restait à proximité immédiate de ses deux sœurs, et avait déménagé dans la cuisine. Chaque matin, il repliait son lit qui servait de banc la journée, et où nous nous asseyions tous les trois au moment de passer à table. Il fallait attendre qu’il ait remis le couvre-lit pour que Bibi et moi puissions prendre place.

Elle allait souvent le voir quand elle était somnambule. Wilm récitait l’histoire de la renarde sans même un coup d’œil au livre. Je l’entendais parfois dans un demi-sommeil. D’abord son cri en trouvant notre sœur au pied du lit en pleine nuit, le regard vide car complètement ailleurs. Puis ses mots, sa voix chaude, qui s’éraillait légèrement.

Quand je suis partie pour ma formation, Bibi a discrètement glissé dans mon sac le livre esquinté. Je l’ai trouvé des semaines après mon arrivée au foyer. L’irruption de l’hiver appelait un gros pull en laine. Elle l’avait enveloppé dans ses mailles. Avec un petit mot sur la première page : pour que tu retrouves le chemin vers moi.

4

La jeune femme et moi avions toutes les deux vingt-cinq ans. Dans son dossier, j’ai vu que trois jours seulement séparaient nos dates de naissance. Ça m’a frappée.

Son père était en retard. Seule dans le couloir, elle a d’abord regardé autour d’elle. Elle ne tremblait pas et son regard ne trahissait aucune peur. C’est le genre de choses dont on se défait facilement. Mais le corps ne se laisse duper que jusqu’à un certain point. Les mains deviennent moites, le bagage auquel elles s’agrippaient à l’instant leur échappe. Et en s’écrasant par terre, la valise signale qu’on voyage chargée. Non pas qu’on prévoie de rester longtemps. Une valise lourde a pour fonction de transposer un chez-soi, avec toutes ses babioles inutiles, dans un espace étranger – sans quoi il serait impossible d’y séjourner.

La femme est arrivée dans la matinée. Je sortais d’une intervention ; la patiente émergeait sans complications du brouillard de l’anesthésie et dérivait lentement vers son corps endolori. Le docteur aimait particulièrement opérer le matin, pour commencer la journée. Il aimait aussi la nuit, les urgences, il ne protestait jamais quand on l’appelait à des heures impossibles. L’après-midi en revanche lui était pénible. Ces heures où le matin est recru de fatigue et où on attend plein de torpeur la tombée de la nuit. Le docteur en profitait pour effectuer ses tâches administratives.

La jeune femme s’est hâtée de ramasser sa valise. C’était incontestablement une Ellerbach, grande, droite, avec un visage qui n’aurait jamais pu être celui d’une personne précaire. Un visage qui respirait l’argent et une certaine considération dans le monde. Elle venait d’une famille d’entrepreneurs, connue dans toute la ville. Leurs usines se trouvaient dans la zone industrielle derrière le foyer des infirmières. C’était aussi une famille de philanthropes. La philanthropie était au cœur de leur action, répétait inlassablement le père lors de ses apparitions publiques. La fondation de l’entreprise rénovait écoles et bibliothèques, et soutenait les élèves surdoués. Elle transformait des terrains privés en parcs publics. Les Ellerbach s’inscrivaient dans la ville. Partout on trouvait des plaques à leur nom.

Voilà à quoi j’ai pensé la première fois que je l’ai rencontrée en chair et en os. Je connaissais son visage pour l’avoir vu dans le journal. Ils étaient quatre, les enfants Ellerbach. Trois frères et elle. C’était la cadette. Elle s’appelait Marianne.

J’ai tendu la main et elle m’a donné sa valise, sans croire comme certaines que je cherchais à serrer la sienne.

« Bonjour. Vous venez me chercher ? » D’abord elle ne m’a pas regardée. Elle continuait de scruter les environs, suivant du regard les deux infirmières qui passaient devant nous. J’ai eu le temps de me faire tranquillement une première impression, de ravaler ma surprise en voyant à quel point elle était finalement quelconque. « Une belle journée, n’est-ce pas ? » Son regard s’est arrêté sur une porte de chambre entrouverte. Elle essayait de lorgner à l’intérieur. « Mais ici tout est… très blanc. Ça ne vous dérange pas ? »

Elle a renoncé à son inspection. Elle s’est tournée vers moi et m’a regardée pour la première fois de face. Moi aussi j’étais grande. Elle ne s’y attendait pas. Elle qui voyait toujours le crâne des gens, son regard arrivait à hauteur de mon front.

« Vous êtes grande, a-t-elle relevé avant de rire de son constat, si fort que les deux infirmières se sont retournées dans le couloir.

— Je m’appelle Meret, ai-je dit.

— Ça vous va bien. »

 

Il y avait une boîte bleue. C’était ma boîte à outils pour les interventions de ce type. Elle était pleine d’objets qui maintenaient les gens occupés : des livres, des images, des devinettes, des jeux de cartes, des allumettes, un feuillettoscope, un mini-accordéon. La plupart étaient des objets abandonnés, sauvés des valises sur le point de devenir la possession des hospices.

Ces objets étaient aussi là pour moi. Ils me donnaient une contenance. Quand je sortais la boîte bleue de l’armoire et l’apportais à mes patientes, je me sentais confiante.

En choisir un pour Marianne Ellerbach n’a pas été difficile. Quand elle a ouvert sa valise, au milieu des brosses et parfums, j’ai aperçu un jeu de cartes. J’ai tout de suite su que celui de la boîte lui plairait. Ces cartes étaient particulièrement belles, avec un motif en filigrane sur l’envers.

« J’ai vu que trois jours seulement séparent nos dates de naissance, ai-je dit. Vous êtes venue au monde la première, le douze septembre, et le quinze c’était moi.

— Vraiment ? »

Elle a lâché ses affaires et s’est assise sur le lit. Sans hésiter un instant. Elle balançait les pieds. J’ai pensé qu’elle disposait d’une grande liberté. Peu importe où elle allait, elle s’asseyait, sans tergiverser. Sans jamais se demander où était sa place.

Nous étions toutes les deux tournées vers la porte, guettant l’arrivée du père et du docteur. J’en savais tant sur elle, et elle ne savait rien sur moi. Je savais pour ses épisodes. Il y avait en elle une colère qui pouvait enfler au point d’exploser, et de tout dévaster à coups de jurons, de cris et de bagarre. Cette colère surgissait sans prévenir. Celles et ceux qui se tenaient à proximité avaient rarement le temps de se mettre à l’abri. La supériorité physique des trois frères ne leur était d’aucune aide ; la colère de Marianne prenait le dessus.

J’avais souvent vu des photos de la famille Ellerbach dans le journal local. Le père, point fixe vers lequel tout tendait, les meubles y compris, était entouré de ses trois fils, de sa femme et sa fille. Marianne se tenait toujours près du même frère, le plus jeune, d’un an et demi son aîné. La ressemblance avec le père était frappante.

Sur nos photos de famille, Bibi était aussi toujours à côté de Wilm. Toujours à côté de son grand frère, qui avait les cheveux, le nez et la bouche du père. Mais pas les yeux.

Tandis que son regard balayait la pièce, j’ai observé Marianne. Ses épisodes ne se devinaient pas. Bien sûr, il y avait son rire sonore, une agitation dans ses membres. Et elle avait quelque chose d’enfantin. À sa façon de poser ses yeux où bon lui semblait, sur n’importe quoi et n’importe qui, elle aurait pu avoir la moitié de son âge. Hormis cela, rien ne signalait son trouble. Mais la prétendue normalité peut vite basculer. Je le savais désormais.

 

Quand le père est entré, elle ne s’est pas levée. « Bonjour », a-t-il dit à sa fille, et elle a hoché la tête, retournant placidement son salut. C’était sans doute la seule personne à ne pas se lever instinctivement quand il entrait dans une pièce. Moi-même, j’avais reculé d’un pas, sans m’en apercevoir.

Elle lui a tendu son front pour qu’il l’embrasse. Il a brièvement posé sa main sur sa nuque et l’a attirée contre lui. « Allons, allons », a-t-il murmuré. Pendant un instant, une seconde peut-être, ce n’était plus un Ellerbach qui emplissait toute la pièce, mais juste un père témoignant de la tendresse à sa fille. Elle continuait de balancer les pieds – non pas une adulte, mais une enfant s’abandonnant à cette tendresse.

Quand le docteur est arrivé, j’ai constaté avec surprise que même lui avait l’air pâle aux côtés d’Ellerbach, comme une photo dont les couleurs auraient passé. Pourtant, il faisait forte impression. non pas en raison de ses caractéristiques physiques. Le docteur n’était ni grand, ni corpulent, et son visage n’avait rien de spécifique. Mais il savait qui il était. Il s’imposait par cette certitude.

« Bonjour », a dit le docteur. Et comme l’effet usuel se faisait attendre, il s’est tourné vers moi, a pointé le dossier dans ma main et m’a ordonné : « Prenez des notes, s’il vous plaît. » Il aurait tout aussi bien pu dire : « Respirez, s’il vous plaît. »

Ellerbach avait tenu à ce que le docteur les voie d’abord seul, sans ses assistants. Un souhait de patient important qu’on aurait refusé, outré, à n’importe qui d’autre. Mais voilà que le docteur s’asseyait carrément, pour être à hauteur de sa patiente.

« Ces épisodes…, a-t-il commencé.

— Ce n’est pas moi ! »

Il a acquiescé. Une objection bienvenue. « Non, ce n’est pas vous. Bien sûr que non. C’est pour ça que je voudrais vous débarrasser de cette colère. Si vous me laissez faire. »

Elle a hoché la tête, incertaine.

« Il y a quelque chose en vous, et je vais l’endormir. Ça ne vous dérangera plus. Ça dormira pour toujours. C’est aussi simple que ça. »

Le docteur lui a expliqué la procédure. Il a pris soin d’éviter les mots qui l’auraient inutilement effrayée. Le père avait entendu une autre version. Et le personnel en connaissait encore une autre. Mais ce qu’il lui disait n’était pas moins vrai. Elle avait beau être toute simple, c’était une opération délicate. La peur rend les choses délicates.

La jeune femme l’a écouté. Tout à coup elle a demandé : « Ça fait mal ?

— Non, ça ne fera pas mal. »

Pour la première fois depuis que les autres étaient entrés dans la pièce, elle a cherché mon regard. J’ai acquiescé d’un signe de tête. Pas de douleurs. Elles viendraient plus tard. Mais on n’en parlait jamais à ce stade.

Puis le docteur est revenu aux épisodes. On commençait par là et on terminait par là, pour que la patiente n’oublie pas à quel point son trouble était grave, et qu’elle ne se dise pas qu’elle pourrait finalement continuer à vivre comme elle l’avait fait jusque-là. « Il faut imaginer votre trouble comme une marée, a-t-il dit, la mer se retire, puis elle revient. Aussi sûrement qu’elle se retire, elle revient. Et plus elle se retire loin, plus l’eau monte quand elle revient. » Il a marqué une pause, jaugeant au regard de Marianne l’efficacité de son image. « Un jour, cette marée emportera tout avec elle. Et il ne restera plus que les médicaments pour vous protéger, vous et vos proches. »

Il a tiré deux photos de son classeur et les lui a présentées. Une jeune femme de son âge. Et la même femme, à peine plus âgée, ravagée par les traitements médicamenteux. Marianne a regardé les photos presque sans ciller, elles ne suscitaient pas l’effroi escompté. Elle y repenserait plus tard, quand le doute grandirait en elle et avec lui le besoin de se lever et de partir. Elle se souviendrait alors de la jeune femme sur l’image.

« C’est important que vous soyez présente », a dit enfin le docteur. Il n’abordait pas toujours ce point avec autant de prudence. Par manque de temps, il lui était déjà arrivé de lancer cette phrase juste avant de se retirer. C’était ensuite à moi de reprendre au vol. Mais pas avec elle. Elle avait droit à une introduction précise, scrupuleuse, à des mots choisis avec soin. « C’est vous qui nous guidez. C’est une présence sans douleur et sans peur. Vous êtes là, les yeux ouverts…

— Non », a-t-elle dit. Sa voix s’est brisée. « Je ne veux pas. Je veux dormir, et quand je me réveillerai, tout doit être terminé.

— C’est comme dormir.

— Et pourquoi ne pourrais-je pas dormir ?

— Ça va plus vite qu’un rendez-vous chez le dentiste. » Le père. On pouvait toujours compter là-dessus : un coup de pouce des proches pour gâcher la manœuvre au dernier moment.

« Un rendez-vous chez le dentiste ! » elle a plaqué sa main sur sa bouche, son regard affolé allant du docteur à la porte. Ça fusait en elle. Ce n’étaient pas des souvenirs agréables. Elle voulait s’enfuir.

« On jouera aux cartes », ai-je dit. J’ai posé le dossier, pris les cartes dans la boîte bleue et les lui ai tendues. Son père m’a regardée pour la première fois. Il ne m’avait pas encore remarquée, je n’étais qu’un objet de plus dans cette pièce.

« Je pourrai jouer aux cartes ? » Elle a ôté la main de sa bouche, a saisi le jeu de cartes et l’a ouvert en éventail. Ce geste lui était familier. Cela faciliterait les choses. La peau a sa propre mémoire. Elle nous rattrape toujours.

« Oui. Ou chanter. Certaines personnes chantent. S’il y a une chanson que vous aimez… on pourra aussi chanter. »

La peur s’est atténuée dans son regard. Elle a tourné la main pour observer le dos des cartes.

« Tu sais, a-t-elle dit en se tournant vers son père, l’infirmière est née seulement trois jours après moi. »

 

Yael Inokai, « Ein Simpler Eingriff », © 2022 Hanser Berlin in der Carl Hanser Verlag GmbH & Co. KG, München ; pour la traduction française : « Une simple intervention », traduction de l’allemand par Camille Logoz, © éditions Zoé, 2024

En librairie le 5 janvier

 


Yael Inokai

Écrivaine