Roman (extrait)

Le banquet des Empouses

Écrivaine

Quand le jeune Wojnicz arrive au sanatorium, il ne sait pas encore que la Pension pour Messieurs est d’une certaine manière hantée par une voix, une voix de femme et même de toutes les femmes. Nous sommes en 1912, en Basse-Silésie, et la caméra d’Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature 2018, revisite, des panoramiques aux détails, une Montagne magique peuplée de forces obscures. À paraître aux éditions Noir sur Blanc, traduit par Maryla Laurent. Extrait du chapitre 2.

Ce jour-là, le dîner a lieu très tard.

Les ténèbres sont tombées depuis longtemps. Dans la salle à manger, une seule lampe électrique est allumée au-dessus de la table, on devine un insecte mort dans l’abat-jour. La lumière jaune tombe sur la nappe en lin brodée. La broderie ancienne, délavée, représente des grappes de sureau noir aux fruits mûrs. Sous cet éclairage, les assiettes blanches, les fourchettes et les couteaux miroitent.

Quant à nous, qui sommes des spectatrices assidues, nous considérons que le plus intéressant reste toujours dans l’ombre, là où prévaut l’invisible.

Or, sous la table, nous voyons cinq paires de jambes, et bientôt une sixième se joindra à elles. Toutes sont chaussées. Nous reconnaissons les premières – la paire légère qui la veille est arrivée à la gare –, des chaussures en cuir à semelle fines, désormais sagement immobiles l’une à côté de l’autre. À leur gauche, il en est tout autrement. Deux souliers remuants, noirs à bouts blancs, nullement indiqués pour la montagne. Ils semblent plutôt urbains, venus directement d’une galerie d’art ou d’un passage couvert de grande ville. Certes, leur élégance est déjà très entamée, mais nous aimons leur mouvement permanent, avec les talons qui se lèvent et retombent alternativement. Plus loin viennent deux magnifiques bottines en cuir, cirées, lacées jusqu’au-dessus de la cheville. Leur surface impeccable reflète l’éclairage de la pièce par touches diffuses. Un peu comme de la lumière en exil. Leurs bouts se touchent dans une position enfantine. À la place encore libre vont apparaître des sabots. Les pieds avec de grosses chaussettes vont les quitter, abandonnant leurs urnes cinéraires pour jouer ensemble, marcher l’un sur l’autre et se frotter mutuellement. Ensuite nous voyons une triste chaussure sans lacets dans laquelle plonge un talon mince, en chaussette tricotée à la main. L’autre mocassin repose sur un genou, où le caresse une main fine aux ongles pâles qui semblent phosphorer dans la pénomb


Olga Tokarczuk

Écrivaine